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Full text of "Histoire des temps modernes : depuis 1453 jusqu'a 1789"

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TEMPS  MODERNES 

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‘DEPUIS  I45S  JUSQU’A  1789 

. . / PAR  V.  DÜRUY 

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Inspecteur  général  de  l’instruction  publique 
Professeur  d’htatuire  à l'Ecole  polyteclinique 

OUVRAGE 

CONTENANT  SIX  CARTES  GÉOGRAPHIQUES 
.-i|>  ^ ET  QUATRE  GRAVURES 

' V , ' 

PARIS 

UBRAUIIE  DE  L.  HACDETTE  ET  C» 

BOULEVARD  SAINT-GESHAIN , N*  77 


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OUVRAGES  DE  M.  DÜRÜY 

PDBLiéS  PAR  LA  MÊME  LIBRAIRIE. 


Histoire  de  la  erèce  anelenne.  2 vol.  in-8,  brochés,  12  fr. 

Histoire  greequet  3*  édition.  1 volume  in-12,  broché,  4 fr. 

Histoire  romaine;  5°  édition.  1 volume  in-12,  broché,  4 fr. 
Ouvrage  autorisé  par  le  Conseil  de  l’inslmction  publique. 

Histoire  sainte  d'après  la  Hlble;  3”  édition.  1 volume  in-12, 
broché,  3 fr. 

Ouvrage  autorisé  par  le  Conseil  de  l’instruction  publique.  . 

Histoire  des  Bomalns  et  des  peuples  soumis  à leur  domination 
depuis  les  temps  les  plus  reculés  jusqu’à  Auguste.  2 volumes  in-8. 

Cet  ouvrage  est  épuisé,  mais  une  nouvelle  édition  avec  le  complément  de 
l’histoire  des  empereurs  est  sous  presse. 

iétat  dn  monde  romain  vers  le  temps  de  la  fondation 
do  l’Empire.  1 volume  ln-8,  broché,  3 fr. 

Histoire  du  moyen  âge  depuis  la  chute  de  l’empire  d’Occldent 
Jusqu’au  milieu  du  xv*  siècle.  1 vol.  in-12,  broché,  4 fr. 

Cours  d'histoire,  rédigé  conformément  aux  derniers  programmes 
officiels,  à l’usage  des  classes  de  grammaire  et  d’humanités.  6 vol. 
in-12,  avec  cartes  géographiques,  cartonnés  : 

Classe  de  Sixième  : Abrégé  d'hisloirt  ancienne,  i vol.  2 fr.  50  c. 

Classe  de  Cinquième  : Abrégé  d'histoire  grecque.  1 vol.  2 fr.  50  c. 

Classe  de  Quatrième  : Abrÿptf  (fàistotre  romaine,  i vol.  2.  fr.  soc. 

Classe  de  Troisième  : Histoire  de  France  et  du  moyen  âge  du  v*  au 
XIV*  siècle.  1 vol.  3 fr.  50  c. 

Classe  de  Seconde  : Histoire  de  France,  du  moyen  âge  et  des  temps  mo- 
dernes du  XIV*  au  milieu  du  xvii*  siècle.  3 fr.  50  c. 

Classe  de  Rhétorique  ; Histoire  de  France  et  des  temps  modernes,  depuis 
Pavénement  de  Louis  XI Y jusqu’à  isis.  3 fir.  soc. 


Paris.  — Imprimerie  de  Ch.  Lahore  et  C‘*,  rue  de  Fleuras,  9. 


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HISTOIRE 

DES 

TEMPS  MODERNES 

DEPUIS  1453  JUSQU'A  1789 


PAR  V.  DÜRÜY 


Inspecteur  général  de  l’Instruction  publique 
Professeur  à l’£cole  polytechnique 


OUVRAGE 

CONTENANT  SIX  CARTES  aÉDORAPRIQUES 
ET  QUATRE  ORAVURES 


PARIS 


UBHATRIE  DE  L.  HAGOETTE  ET 

BOULEVARD  SAINT-GERMAIN,  N”  77 

1863 


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-1 


PRÉFACE. 


Ce  volume  renferme  l’histoire  générale  des  États  euro- 
péens, de  1453  à 1789,  c’est-à-dire  depuis  la  fin  du  moyen 
âge  jusqu’au  commencement  de  l’histoire  contemporaine. 
Sur  les  trois  siècles  et  demi  qui  ont  précédé  1789,  on  peut 
prononcer  à présent  le  consummatum  est.  La  Révolution 
française,  qui  tend  de  plus  en  plus  à devenir  une  révolu- 
tion européenne,  sépare  l’ancien  régime,  décidément  bien 
mort,  du  régime  nouveau  que  nos  grands  aïeux  de  la 
Constituante  ont  inauguré. 

Le  moyen  âge  avait  été  caractérisé  par  la  prédominance 
des  pouvoirs  locaux  et  par  le  développement  le  plus 
complet  des  énergies  individuelles,  au  moins  parmi  les 
seigneurs  de  la  féodalité  et  la  bourgeoisie  communale  ; les 
temps  modernes  le  furent  par  la  prépondérance  du  pouvoir 
central,  ou  l’autorité  absolue  des  rois,  et  par  l’action  de 
l’État  substituée  partout  à celle  des  communautés  et  des 
individus. 

Mais,  tandis  que  la  puissance  et  toute  la  vie  politique  des 
nations  se  concentraient  dans  la  main  de  leurs  chefs,  par 
un  effort  contraire  l’esprit  brisant  ses  entraves,  se  répan- 
dait partout  et  sur  tous.  La  Révolution  fut  la  lutte  de  ces 


nUPS  MODERNES. 


a 


U 


PRÉFACE. 


deux  forces  opposées;  comme  leur  conciliation,  l’ordre 
avec  la  liberté,  le  développement  de  l’activité  et  des  droits 
individuels  avec  la  force  de  l'État  est  le  problème  de  notre 
âge  et  sera  le  caractère  dominant  de  la  société  future. 

Je  n’ai  pas  prétendu  faire  entrer  dans  ce  volume  tous 
les  faits,  même  considérables,  qui  se  sont  produits  de 
1453  à 1789,  mais  seulement  donner  un  dessin  rapide  de 
la  vie  générale  de  l’Europe  et  des  grands  événements  qui 
en  marquent  la  marche  progressive. 

Le  mot  de  révolution  y revient  souvent.  C’est  que  je 
n’en  connais  point  d’autre  pour  exprimer  ces  modifica- 
tions qui  s’opèrent  continuellement  dans  la  vie  des  na- 
tions. La  science  a démontré  qu’il  n'est  pas  un  de  nos 
organes  dont  les  éléments  ne  soient  en  un  court  espace 
de  temps,  complètement  remplacés.  Si  le  corps  de 
l’homme  est  ainsi  le  théâtre  d’un  travail  incessant  de  re- 
nouvellement et  de  transformation,  quel  ne  doit  pas  être 
celui  qui  s’accomplit  au  sein  du  corps  social  sur  lequel 
tant  d’influences  exercent  leur  puissante  action? 

Il  est  des  personnes  que  ce  seul  mot  etTraye  et  fait  fuir. 
N’ayons  pas  de  ces  terreurs  d’enfant;  regardons  toute 
chose  en  face,  et  nous  verrons  le  fantôme  menaçant  se 
changer  en  un  conseiller  prudent  et  nécessaire. 

Pourquoi  le  nom  qui  sert  à désigner  la  sagesse  éter- 
nelle lorsqu’il  s’agit  des  mouvements  du  ciel,  deviendrait- 
il  une  cause  d’épouvantement,  quand  il  faut  peindre  les 
mouvements  généraux  du  monde  moral.  Dieu  qui  a fait 
l’homme,  comme  il  a fait  les  astres,  est  dans  les  uns  aussi 
bien  que  dans  les  autres. 

L’histoire  des  temps  modernes  regardée,  je  n’ose  pas 
dire  de  haut,  mais  de  loin,  se  ramène  à un  petit  nombre 
de  faits  dominants.  Le  reste  est  épisodiqpie. 


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PRÉFACE. 


in 


D’abord  la  révolution  politique  qui  remet  aux  mains  des 
rois  l’autorité  possédée  auparavant  par  les  seigneurs, 
avec  ses  conséquences  inévitables  : les  grandes  guerres 
extérieures.  Les  rois,  en  effet,  ne  résistent  pas  à la  tenta- 
tion d’user  des  forces  nationales  dont  ils  disposent  pour 
satisfaire  leur  ambition  personnelle.  Charles  VIII,  Louis 
XII  et  François  vont  chercher  au  delà  des  Alpes  des 
couronnes  que  d’autres  saisissent,  et  le  résultat  des  pre- 
mières guerres  d’Italie  est  la  domination  de  l’Espagne  et 
de  la  maison  d’Autriche  sur  la  Péninsule. 

Pendant  que  les  rois  sont  aux  prises,  le  long  de  toutes 
leurs  frontières,  Christophe  Colomb,  Raphaël,  Copernic, 
Rabelais  et  les  prédécesseurs  de  Bacon  et  de  Descartes 
trouvent  de  nouveaux  mondes.  C’est  le  grand  commerce 
maritime  qui  naît  pour  les  nations  occidentales,  les  mé- 
taux précieux  qui,  par  leur  soudaine  abondance,  produi- 
sent des  effets  analogues  à ceux  dont  nous  sommes  témoins, 
et  la  richesse  mobilière  qui  s’amasse  dans  les  mains  rotu- 
rières. Ce  sont  aussi  les  arts,  les  lettres,  la  science  et  la  phi- 
losophie qui  changent;  en  un  mot,  la  révolution,  ou, 
comme  les  hommes  du  seizième  siècle  l’appelaient  d’un 
nom  expressif  et  charmant,  la  Renaissance,  qui  se  fait  dans 
les  idées  et  dans  les  intérêts;  comme  elle  s’est  faite  dans 
la  politique  et  qui  se  produit  même  dans  les  croyances. 

Mais  le  passé  vaincu  se  débat  contre  sa  défaite.  La  féo- 
dalité essaie  de  revivre  en  se  servant  du  protestantisme; 
si  elle  échoue  en  France,  oit  Henri  IV  retrouve  sous  les 
débris  sanglants  amoncelés  par  les  guerres  de  religion, 
les  droits  et  l’autorité  de  François  1",  elle  réussit  en 
Allemagne,  où  la  paix  d’Augsbourg,  prélude  des  traités 
de  Westphalie,  consacre  l’indépendance  des  princes  et  la 
ruine  définitive  de  l’autorité  impériale. 


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IV 


PRÉFACE. 


Dans  le  même  temps,  les  catholiques  déterminent  au 
sein  de  l’Église,  par  le  concile  de  Trente  et  la  création  de 
l’ordre  des  Jésuites,  un  mouvement  de  concentration  pa- 
reil à celui  qui  s'est  accompli  dans  la  société  politique. 
L’autorité  absolue  de  la  monarchie  pontificale  est  fondée, 
et,  contre  l’esprit  nouveau,  Rome  s’arme  enfin  d’austérité 
et  de  discipline.  Philippe  II  met  au  service  de  la  restau- 
ration catholique  les  trésors  du  nouveau  monde  et  ses 
vieilles  bandes  espagnoles.  Le  grand  combat  des  croyances 
s’engage;  mais  la  victoire  reste  aux  idées  de  tolérance  re- 
présentées par  Henri  IV.  L’Espagne  baisse  et  la  France 
monte. 

Dans  la  seconde  moitié  du  seizième  siècle,  tout  avait  pris 
la  forme  religieuse  : les  aspiration^  démocratiques  des 
grandes  villes  s’appelaient  la  Ligue;  les  désirs  d’indépen- 
dance de  la  noble.sse  provinciale,  le  calvinisme;  et  la 
royauté  était  tour  à tour  de  l’un  ou  de  l’autre  côté.  Au 
dix-seplième,  tout  redevient  politique.  Richelieu,  un  car- 
dinal d’Éiat,  comme  le  pape  appelait  dédaigneusement  ce 
prêtre  allié  des  puissances  protestantes,  en  est  la  plus 
haute  expression  et,  grâce  à lui,  la  prépondérance  exercée 
par  la  maison  d’Autriche  passe  à la  maison  de  Bourbon. 

I 

Mais  Louis  XIV  commet  la  même  faute  que  Charles- 
Quint  et  Philipiie  II,  en  reprenant,  à son  compte,  leurs 
ambitieux  projets;  il  abandonne  la  politique  tradition- 
nelle de  la  France,  celle  de  François  I",  de  Henri  II,  de 
Henri  IV  et  de  Richelieu  ; il  répudie  nos  alliances  protes- 
tantes; il  épuise  la  France  pour  dominer  l’Europe,  au 
nom  de  sa  race  qu’il  rend  envahissante,  comme  au  nom 
du  catholicisme  qu’il  rend  persécuteur,  et  il  descend  au 
tomoeau,  aussi  triste  que  les  gi'ands  vaincus  de  l’âge  pré- 
cédent, découronné  de  sa  gloire,  avec  la  douleur  de  voir 


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PRÉFACE.  V 

monter  à l’horizon  des  astres  nouveaux  qui  éclipsent  le 
sien.  C’est  Louis  XIV  qui  a fait  la  grandeur  de  la  Prusse 
et  de  l’Angleterre. 

Au  dix-huitième  siècle,  la  France  continue  de  descen- 
dre politiquement;  elle  semble  perdre,  à Rosbach,  jusqu’à 
ses  qualités  militaires  et  n’a  pas  plus  de  grands  généraux 
que  de  grands  évêques  ou  de  grands  ministres.  Une  autre 
puissance  d’autrefois,  l’Autriche,  a le  sort  de  la  France. 
Elle  perd,  en  Allemagne,  une  vaste  et  riche  province;  en 
Italie,  un  royaume,  et,  par  un  étrange  renversement  des 
idées  politiques,  ces  deux  irréconciliables  ennemies  qui 
s’étaient,  pendant  deux  siècles,  disputé  la  suprématie,  s’u- 
nissent sans  pouvoir  relever  leur  honneur  militaire,  ni 
leur  fortune  compromise. 

En  face  de  ces  vieilles  monarchies  qui  déclinent,  de 
jeunes  et  vaillants  États  grandissent. 

L’Angleterre  achève  de  saisir  l’empire  de  l’Océan,  tandis 
que  le  temps  affermit  et  consolide  son  heureuse  révolution 
de  1688  ; la  Prusse,  avec  Frédéric  II,  double  ses  forces  et 
prend  conscience  de  sa  nationalité;  la  Russie,  sous  Pierre 
le  Grand  et  Catherine  II,  naît,  s’élève  et  projette  déjà  son 
ombre  menaçante  sur  la  moitié  orientale  de  l’Europe. 

Mais,  au  delà  de  l’Atlantique,  les  colonies  anglaises  s’in- 
surgent et  triomphent.  Ce  n’est  pas  seulement  l’indépen- 
dance de  l’Amérique  que  le  drapeau  étoiié  porte  dans  ses 
plis,  c’est  encore  une  politique  commerciale  qui  va  pro- 
duire dans  les  intérêts  économiques  du  monde  une  révo- 
lution nouvelle.  Au  bout  de  la  victoire  de  Washington,  il 
y avait,  pour  un  avenir  qui  est  le  présent  d’aujourd’hui, 
l’abolition  des  monopoles,  de  la  traite  et  du  système  colo- 
nial dont  Colbert  avait  donné  la  formule  rigoureuse.  La 


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VI 


PRÉFACE. 


liberté  du  commerce,  des  colonies  et  des  mers  était  en 
germe  dans  la  liberté  des  insurgents  d’Amérique. 

Tandis  que  par  delà  l'Océan  un  peuple  nouveau  appa- 
raît, au  milieu  de  notre  vieux  monde,  un  peuple  ancien, 
héroïque,  nécessaire,  est  effacé  de  la  liste  des  nations.  La 
Pologne  est  envahie  et  démembrée;  la  Prusse,  la  Russie 
et  l’Autriche  s’en  partagent  les  lambeaux  sanglants.  Crime 
politique  qui  a fait  couler  des  torrents  de  sang  et  de  lar- 
mes dont  les  sources  ne  sont  pas  taries. 

L’Angleterre,  la  France  l’ont  lais*sé  s’accomplir,  absor- 
bées qu’elles  étaient  l’une  et  l’autre  par  leurs  préoccupa- 
tions domestiques  ; celle-là  par  la  guerre  d’Amérique  qui 
s’approchait;  celle-ci  par  la  fermentation  des  esprits  qui 
devenait  redoutable. 

La  France  au  dix-huitième  siècle  avait  retrouvé  dans 
les  lettres  l’influence  qu’elle  avait  perdue  dans  la  guerre. 
Les  peuples  qu’elle  ne  dominait  plus  par  les  armes  subis- 
saient l’influence  de  son  esprit.  Ses  vainqueurs  môme  par- 
laient sa  langue,  lisaient  ses  livres  et  se  laissaient  vaincre 
par  ses  idées.  Qu’importait  à Voltaire  que  la  France  per- 
dît le  Canada,  à Buffon,  à Diderot,  à d’Alembert,  aux 
philosophes  et  aux  gens  de  lettres  de  ce  temps  que  les 
Russes  allassent  à Constantinople  et  les  Prussiens  à Var- 
sovie? Ils  avaient  bien  autre  chose  à faire  que  de  s’in- 
quiéter du  sort  d’une  province,  même  d’un  empire.  Ils 
cherchaient  l’homme,  croyaient  l’avoir  trouvé  et  comp- 
taient en  faire  un  citoyen.  Ils  étudiaient  la  société,  l’es- 
timaient mal  construite  et  voulaient  la  rebâtir.  C’était  une 
civilisation  à refaire.  Pour  des  ouvriers  si  ardemment  oc- 
cupés à une  telle  œuvre,  qu’était  le  bruit  d’une  pierre  qui 
se  détachait  du  vieil  édifice  et  tombait? 

Ceux  mêmes  qu’ils  semblaient  menacer  les  écoutaient 


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PRÉFACE.  vn 

avec  déférence.  Les  potentats  courtisaient  ces  rois  de  l’es- 
prit. Ils  mettaient  partout  leurs  idées  en  expérience,  et, 
malgré  les  guerres,  il  se  fît  alors  d’un  bout  à l’autre  de 
l’Europe  un  immense  travail  de  réformation.  On  sentait 
qu'il  existait  au  sein  de  la  société  moderne  un  profond 
désaccord  ; que,  par  les  institutions  on  était  bien  loin  en- 
core dans  le  passé,  tandis  que  par  les  idées  on  vivait  déjà 
dans  l’avenir.  Les  princes  voulurent  rétablir  l’harmonie. 
Pour  nos  économistes,  ils  firent  des  routes,  des  canaux,  de 
l’agriculture  ; pour  Beccaria  et  Montesquieu,  ils  adoucirent 
les  lois  pénales  et  améliorèrent  en  beaucoup  de  poinls  la 
législation;  pour  Voltaire,  ils  parlèrent  de  tolérance, 
chassèrent  les  jésuites,  diminuèrent  les  couvents  et  cher- 
chèrent le  bien  public. 

Mais  ils  cherchaient  encore,  et  déjà  quelques-,’r.s, 
comme  Joseph  II,  étaient  morts  à la  peine;  d’autres, 
comme  Charles  IV  ou  Ferdinand  IV,  retombaient  dans 
l’ancienne  quiétude,  lorsque  la  digue,  malheureusement 
opposée  en  France  à des  vœux  légitimes  et  derrière 
laquelle  on  avait  laissé  s’accumuler  les  grandes  eaux, 
céda  et  tout  fut  emporté  par  le  torrent  furieux. 

Une  leçon  sort  de  ce  livre  ; elle  est  exprimée  par  une 
belle  parole  de  l’empereur  Napoléon  III.  « L’histoire  dit 
« hautement  aux  rois  : « Marchez  à la  tête  des  idées  de 
« votre  siècle,  ces  idées  vous  suivent  et  vous  soutiennent  ; 
« marchez  à leur  suite,  elles  vous  entraînent;  marchez 
« contre  elles,  elles  vous  renversent.  » 


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CARTES  ET  GRAVURES 

CONTSIICES 

DANS  L’HISTOIRE  DES  TEMPS  MODERNES. 


CARTES. 

La  France  sous  Louis  XI. .^. . . Page  9 

Les  Iles  Britanniques  de  1066  à 1603 29 

Italie  au  quinzième  siècle 56 

Planisphère  indiquant  les  possessions  portugaises  au  seizième  siècle.  129 

L’Europe  .en  1648 2% 

La  France  à la  mort  de  Louis  XIV 383 

GRAVURES. 

La  Tour  de  Londres 36 

Chapelle  de  Henri  VII 41 

Château  Saint-Ange J 86 

La  colonnade  du  Louvre 417 


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HISTOIRE 


DES 

TEMPS  MODERNES 

(14S3-1789). 


LIVRE  PREMIER. 

RÉVOLUTION  DANS  L’ORDRE  POLITIQUE,  OU  RUINE  DÉFI- 
NITIVE DES  INSTITUTIONS  POLITIQUES  DU  MOYEN  AüE 
ET  SYSTÈME  NOUVEAU  DE  GOUVERNEMENT. 


CHAPITRE  PREMIER. 

ETAT  DE  L’EUROPE  AU  MILIEU  DU  QUINZIEME 

SIÈCLE. 

De  la  limite  entre  le  moyen  âge  et  les  temps  modernes.  — Europe 
occidentale.  — Etats  du  Nord,  de  l’Est  et  du  Centre. 

De  la  limite  entre  le  moyen  âge  et  les  temps  modernes. 

L’usage  est  de  prendre  l’année  1453  pour  la  fin  du  moyen 
âge  et  le  commencement  des  temps  moefemes,  parce  que  oette 
date  marque  deux  événements  considérables,  la  prise  de  Con- 
stantinople par  les  Turcs,  et  la  fin  de  la  guerre  de  cent  ans 
entre  la  France  et  l’Angleterre.  C’est  plus  haut  qu’il  faudrait 
aller  chercher  les  raisons  de  tracer  une  limite  entre  ces  deux 
périodes  de  la  vie  du  monde;  et  ce  serait  plus  bas  dans  le  temps 

TEMPS  MOnrPNES.  1 


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aiAPITRK  I. 


O 

qu’on  les  trouverait  : h la  fin  du  quinzième  siècle  et  au  com- 
mencement du  seizième,  quand  s’opère  la  révolution  qui 
change  les  intérêts,  les  idées  et  les  croyances  de  l’Europe. 

En  1494,  les  guerres  d’Italie  commencent,  et  avec  elles  les 
rivalités  et  les  batailles  des  grandes  nations  européennes. 

En  1492,  Christophe  Colomb  découvre  l’Amérique,  et  cinq 
ans  plus  tard  Vasco  de  Gama  arrive  aux  Indes  : révolution 
commerciale. 

En  1508,  Raphaël  et  Michel-Ange  peignaient  à Rome  les 
loges  du  Vatican  et  la  chapelle  Sixtine  ; révolution  dans  les 
arts. 

A cette  époque.  Copernic  méditait  son  nouveau  système  du 
monde:  révolution  dans  les  sciences;  et  l’imprimerie  récem- 
ment découverte,  l’antiquité  classique  comme  retrouvée,  pré- 
paraient une  révolution  littéraire. 

Enfin,  en  1517,  éclate  la  voix  de  Luther:  révolution  reli- 
gieuse. 

La  civilisation  moderne  est  encore  sous  l’influence  de  ces 
grandes  choses,  mais  elle  est  aussi  restée  trois  ou  quatre  cents 
ans  sous  celle  d’un  autre  fait  qui  s’était  produit  antérieurement 
à ceux-là,  l'avénement  de  la  royauté  absolue.  C’est  dans  la 
seconde  moitié  du  quinzième  siècle  que  les  rois  de  France, 
d’Angleterre,  de  Portugal  et  d’Espagne  reprirent  pour  leur 
pouvoir  les  droits  que  leur  déniait  le  moyen  âge  et  que  les 
empereurs  romains  avaient  autrefois  exercés. 

La  date  de  1453  est  donc  plus  rationnelle  qu’on  ne  le  croi- 
rait d’abord,  et  nous  nous  y tiendrons. 

De  tous  les  grands  faits  qui  déterminent  le  caractère  nou- 
veau de  l’histoire  moderne,  le  changement  dans  le  gouverne- 
ment des  États  est  le  premier  à se  montrer  et  à produire  ses 
conséquences;  il  sera  le  premier  aussi  que  nous  étudierons, 
mais  il  convient  d’énumérer  auparavant  les  divers  États  qui  se 
partageaient  l’Europe  en  1453. 


Europe  oeeldentale. 


A cette  époque,  les  peuples  européens  n’étaient  point, 
comme  aujourd’hui,  unis  par  la  ressenîblance  des  mœurs,  des 


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3 


L’EUROPE  AU  MILIEU  DU  QUINZIÈME  SIÈCLE. 

goûts,  des  habitudes,  et  par  les  mille  liens  que  nouent  les  re- 
lations fréquentes.  A peine  si  les  nations  du  Nord  connaissaient 
de  nom  celles  du  Midi. 

Cependant  tous  ces  peuples  étaient  chrétiens  et,  sauf  dans 
l’Église  grecque,  tous  reconnaissaient  l’autorité  spirituelle  des 
papes,  comme  successeurs  de  saint  Pierre  et  vicaires  de  Jésus- 
Christ.  Il  semble  donc  que  l’Europe,  qui,  au  onzième  siècle, 
avait  couru  à la  croisade  avec  tant  d’enthousiasme,  alors  que 
Constantinople  était  seulement  menacée,  devait,  au  milieu  du  ' 
quinzième,  se  lever  tout  entière  contre  l’islamisme  qui,  cette 
fois,  s’établissait  à demeure  sur  son  propre  sol.  Il  n’en  fut 
rien  pourtant,  et  c’est  par  l’examen  attentif  de  sa  situation  po- 
litique que  nous  découvrirons  les  causes  de  son  inaction  et  de 
son  indifférence. 

La  France  venait,  par  l’expulsion  des  Anglais  (1453),  de 
fonder  sa  nationalité  d’une  manière  inébranlable  ; il  s’en  fal- 
lait toutefois  qu’elle  eût  aussi  bien  constitué  son  unité  politi- 
que. Le  domaine  royal  se  trouvait  de  toutes  parts  gêné,  com- 
me l’autorité  du  roi,  par  les  domaines  ou  par  l’influence  d’une 
féodalité  nouvelle,  due  en  grande  partie  à la  funeste  coutume 
des  apanages.  Mais  Charles  \'II,  qui  avait  gagné  le  titre  de 
Victorieux,  allait  mériter  celui  de  Charles  le  Bien  servi, 
grâce  aux  habiles  ministres  qui  l’entourent,  et  qui,  après  avoir 
reconquis  le  royaume,  veulent  le  réorganiser. 

L’Angleterre,  sous  ün  prince  imbécile,  le  malheureux 
Henri  VI,  et  une  reine  étrangère,  Marguerite  d’Anjou,  voyait 
déjà  s’accomplir  des  catastrophes  qui  annonçaient  les  terribles 
tragédies  de  la  guerre  des  deux  Roses.  Le  prince  le  plus  popu- 
laire, le  duc  de  Glocester,  venait  de  périr  d’une  manière  mys- 
térieuse, et  sans  doute  par  l’ordre  de  la  cour  (1447). 

L’Écosse  était  le  théâtre  d’une  lutte  acharnée  entre  les  rois 
et  leurs  barons.  Jacques  I"  avait  été  assassiné  en  1437,  par 
les  grands.  Pour  briser  leur  ligue,  Jacques  II,  à son  tour, 
poignarda  de  sa  main  leur  chef,  William  Douglas,  mais  le 
frère  de  la  victime  marchait  contre  le  roi  à la  tête  de  40000 
hommes  (1452),  et  Jacques  III  sera  tué  de  sang-froid,  après 
la  bataille  de  Bannock-Burn  (1488). 

On  comptait  encore  en  Espagne  cinq  royaumes.  Dans  la 


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4 


CHAPITRE  I. 


Castille,  cette  année  même  (1453),  les  grands  avaient  fait  dé- 
capiter le  favori  du  roi  Jean  II,  et  cette  tragédie  montre  qu’il  j 
n’y  avait  là  ni  une  royauté  bien  forte  ni  un  pays  bien  tran-  ^ 
quille.  Aussi  la  croisade  contre  les  Maures  était-elle  abandon- 
née,  et  c’était  le  roi  musulman  de  Grenade  qui  osait  intervenir  ^ 
dans  les  troubles  du  royaume.  Mais  la  Castille  enveloppait  de 
toutes  parts  ce  dernier  reste  de  la  domination  arabe,  et  le  ren- 
versera dès  qu’elle  aura  retrouvé  l’union  et  la  paix  intérieure. 

En  Navarre,  le  père  combattait  contre  le  fils. 

La  Castille  occupant  le  royaume  de  Murcie,  V Aragon  n’é- 
tait  plus  en  contact  avec  les  Maures,  aussi  ses  rois  avaient-ils 
tourné  leur  ambition  vers  la  Méditerranée  et  l’Italie.  Mais  ’ 
Alphonse  V le  Magnanime  allait  ruiner  lui-même  la  gran- 
deur  de  sa  maison,  en  partageant  ses  couronnes  d’Aragon,  de 
Sardaigne,  de  Sicile  et  de  Naples  entre  son  frère  et  son 
fils  (1458). 

Le  Portugal,  séparé  aussi  des  Maures  d’Espagne  depuis 
que  Cordoue  et  Sé\'ille  avaient  été  prises  par  les  Castillans,  et 
ne  pouvant  plus  s’agrandir  dans  la  Péninsule,  était  tout  entier 
aux  découvertes  le  long  des  côtes  d’Afrique.  Il  allait  trouver 
dans  cette  voie  un  siècle  de  prospérité  et  de  puissance. 

L’Italie  s’était  affranchie  à peu  près  complètement  de  la  su- 
prématie allemande  ; mais  elle  n’avait  point  su  constituer  son 
unité  nationale,  et  se  trouvait  divisée  en  une  foulé  d’États. 
Alphonse  V d’Aragon  régnait  à iVap/es depuis  1442,  et  essayait 
d’étendre  son  influence  dans  la  haute  Italie,  où  il  eût  voulu 
briser  la  fortune  de  Sforza.  Gênes  oubliait,  dans  des  révolu- 
tions perpétuelles,  et  Galata,  ce  faubourg  de  Constantinople 
que  les  Turcs  venaient  de  lui  enlever,  et  les  dangers  qui  me- 
naçaient son  commerce  du  Levant.  Embarrassée  de  sa  liberté, 
elle  se  donnait  tour  à tour  à Milan  et  à la  France.  En  1453, 
par  exception,  elle  n’appartenait  à personne.  Venise  s’était 
laissé  prendre  à l’ambition  des  conquêtes  continentales,  et 
s’était  créé  des  ennemis  dans  l’Italie  même,  quand  elle  eût  dû 
employer  toutes  ses  ressources  à défendre  contre  les  Turcs  ses 
colonies  et  ses  comptoirs.  Un  condottière,  François  Sforza, 
avait  tout  récemmment  enlevé  auxVisconti  J/i/an,  qu’il  gardait, 
malgré  l’empereur  et  malgré  le  roi  de  Naples  (1447). 


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5 


L’EUROPE  AU  MIIJEU  DU  QUINZTf-:ME  SIÈCLE. 

La  paix  venait  d’être  rétablie  dans  Y Église  par  l’abdication 
de  Félix  V et  la  déclaration  d’obédience  faite  par  les  Pères  du 
concile  de  Bâle  au  nouveau  pape  Nicolas  V (1449).  Ce  pontife 
lettré  accueillait  les  savants  fugitifs  de  Constantinople  ; mais 
la  papauté,  à peine  échappée  au  schisme,  n’avait  pas  la  voix 
assez  puissante  pour  soulever,  comme  autrefois,  la  chrétienté 
contre  les  infidèles;  et,  de  retour  à Rome  après  un  si  long 
exil,  elle  trouvait  les  États  pontificaux  en  proie  au  plus  af- 
freux désordre.  En  Toscane,  Gosme,  fils  du  banquier  Jean  de 
Médicis,  endormait  les  Florentins  sous  le  charme  des  arts  et 
de  la  poésie.  Florence  ne  jouait  plus,  en  Italie,  qu’un  rôle  se- 
condaire, et  partageait  même  la  Toscane  avec  plusieurs  répu- 
bliques et  seigneuries.  Vingt  autres  princes  dominaient  dans 
la  Romagne,  dans  la  Lombardie;  et  une  civilisation  brillante, 
mais  corrompue,  recouvrait  ITtalie  entière. 

Les  huit  cantons  helvétiques  venaient  dé  conclure  une 
alliance  avec  la  France  (1452).  Les  victoires  sur  l’Autriche  à 
Moi^arten  et  à Sempach,  la  récente  mais  glorieuse  défaite 
de  Saint-Jacques,  avaient  porté  au  loin  la  réputation  militaire 
de  ces  monta^ards. 


KtatM  du  Word,  de  et  du  Centre. 

Dans  le  Nord,  l’union  formée  à Calmar,  depuis  1397,  entre 
le  Danemark  et  la  Suède,  venait  d’être  rompue.  Les  Suédois 
avaient  élu  un  prince  de  leur  sang,  Charles  VIII  Canutson 
(1448);  cette  élection  allait  devenir  pour  les  deux  peuples  l’ori- 
gine d’une  guerre  séculaire.  La  prépondérance  appartient,  de 
ce  côté,  au  Danemark. 

La  Russie,  intéressée  plus  directement  que  toute  autre  na- 
tion aux  malheurs  des  Grecs  byzantins,  ne  pouvait  agir  : les 
Tartares  de  la  Horde  d’or  la  tenaient  sous  le  joug  ; la  républi- 
que de  Novogorod  l’isolait  de  la  Baltique;  la  Pologne  lui  fer- 
mait l’Europe.  Legrand-duc  de  Moscou,  Vassili  III,  avait  été, 
en  1445,  fait  prisonnier  par  le  khan  de  Kazan  et  contraint 
de  se  racheter.  Un  usurpateur,  Dmitri,  avait  profité  de  ce  re- 
vers pour  renverser  le  grand-duc  et  lui  faire  crever  les  yeux 
Vassili  fut  rétabli  ; mais,  en  1451,  les  Tartares  pénétrèrent 


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6 


CHAPITRE  I. 


jusqu’aux  murs  de  Moscou,  d’où  ils  furent  repoussés  par  le 
canon.  Rien  donc  n’annonçait  encore  la  menaçante  grandeur 
réservée  à cet  empire. 

Mais  déjà  la  Horde  d’or  se  démembrait  et,  en  se  démem- 
brant, s’affaiblissait;  les  petites  principautés  et  les  républi- 
ques disparaîtront  promptement,  dès  que  le  grand-duc  n’aura 
plus  rien  à craindre  des  Mongols.  Cela  aura  lieu  bientôt, 
sous  Ivan  III  (1462-150à),  cette  grossière  ébauche  d’un  autre 
barbare  de  génie  , qui  se  nommera  Pierre  le  Grand.  Ivan  va 
déjà  prendre  le  titre  de  frère  de  César-Auguste,  épouser  une 
Paléologue,  comme  s’il  voulait  se  porter  l’héritier  des  empe- 
reurs de  Constantinople,  et  se  laisser  appeler  l’Étoile  choisie 
de  Dieu  pour  illuminer  le  monde. 

En  Prusse  et  en  Livonie  l’ordre  Teutonique,  vaincu  par 
les  Polonais,  qui  en  1435  lui  avaient  enlevé  la  Pomérellie, 
(Dantzick),  était  encore  affaibli  par  l’insurrection  des  villes  et 
de  la  noblesse  de  province  qui  avaient  formé,  en  1440,  la 
ligue  de  Mariemverder.  Cette  ligue,  malgré  une  excommuni- 
cation du  pape  et  un  arrêt  de  l’empereur,  refusait  obéissance 
à l’ordre,  qui,  après  avoir  dominé  jadis  dans  tout  le  nord  de 
l’Europe,  était  maintenant  en  pleine  décadence. 

En  Pologne,  Casimir  IV  avait  réuni,  depuis  1444,  la  Li- 
thuanie à la  Pologne.  Cette  réunion,  toute  précaire  qu’elle 
était  encore,  donnait  cependant  assez  de  force  à la  Pologne 
pour  lui  faire  prendre  le  premier  rang  parmi  les  États  slaves. 

Au  centre  du  continent,  l’Allemagne,  si  forte  par  le  nombre 
et  l’esprit  guerrier  de  ses  habitants , était  condamnée  à l’im- 
puissance par  les  vices  de  sa  constitution.  L’aristocratie  féo- 
dale avait  annulé  à peu  près  complètement  le  pouvoir  central, 
et  le  saint  empire  germanique  n’était  plu»  qu’une  aggloméra- 
tion anarchique  d’États  indépendants,  juxtaposés  mais  non 
unis,  dont  le  chef,  sans  pouvoir,  sans  armée,  sans  revenus, 
n’avait  d’empereur  que  le  nom  : aussi  c’est  à grand  peine  que 
les  électeurs  trouvent  quelqu’un  pour  accepter  ce  titre  oné- 
reux. Un  membre  de  la  maison  de  Habsbourg-Autriche,  Fré- 
déric de  Styrie,  élu  en  1440,  sur  le  refus  du  landgrave  de 
Hesse,  resta  trois  mois  sans  notifier  son  acceptation,  et  régna 
en  duc  d’Autriche,  bien  plutôt  qu’en  empereur.  Cependant, 


L’EUROPE  AU  MILIEU  DU  QUINZIÈME  SIÈCLE.  7 

t 

de  la  Carniole  et  de  la  Garinthie,  il  pouvait  entendre  le  bruit 
menaçant  des  progrès  des  Turcs  dans  la  vallée  du  Danube. 
Mais,  au  lieu  de  s’unir  fortement  à l’héroïque  défenseur  de 
la  Hongrie,  Jean  Huniade,  il  retenait  le  jeune  roi  de  ce  pays, 
liadislas  VI,  et  ne  le  rendit  que  par  force,  en  1453.  . . 

Maître  de  l’Autriche,  de  la  Hongrie  et  de  la  Bohême, 
Ladislas  VI,  fils  du  dernier  empereur  d’Allemagne,  pouvait 
fonder  une  puissance  qui  serait  devenue  le  boulevard  de  l’Eu- 
rope contre  les  Turcs;  mais  la  Bohême  n’était  pas  remise  en- 
core de  l’effroyable  guerre  des  hussites.  Les  utraquîstes  ‘ y 
formaient  un  parti  puissant,  qui  avait  imposé  au  prince  une 
capitulation  dont  il  s’indignait;  et,  en  Hongrie,  ce  roi  autri- 
chien semblait,  au  milieu  de  la  noblesse  magyare,  un  prince 
étranger.  Il  était  lui-même  d’ailleurs  incapable  de  suffire  â 
la  tâche  qu’il  eût  dû  remplir. 

Les  Turcs  avaient  été  arrêtés  dans  la  vaUée  du  Danube 
par  six  États  chrétiens,  dont  trois  au  sud  du  fleuve,  les 
royaum.es  de  Bulgarie,  de  Servie  et  de  Bosnie,  et  trois  autres 
au  nord,  les  principautés  de  Moldavie  et  de  Valachie,  enfin, 
le  royaume  de  Hongrie.  Mais,  en  1453,  la  Bulgarie  était, 
depuis  plus  d’un  demi-sièçle,  conquise,  la  Servie  était  en 
grande  partie  domptée,  et  le  krale  n’avait  pu  sauver  Bel- 
grade, la  clef  de  la  vallée  du  Danube,  qu’en  la  remettant 
aux  Hongrois  (1437);  la  Bosnie  était  déjà  tributaire  de  Ma- 
homet II,  et  depuis  longtemps  les  sultans  inscrivaient  là 
Valachie  sur  la  longue  liste  de  leurs  provinces.  Les  Moldaves 
avaient  jusqu’à  présent  échappé  au  joug,  et  les  Hongrois  fai- 
saient tête  à l’orage,  sous  leur  brave  régent  Jean  Huniade,  à 
qui  allait  succéder  son  fils,  plus  célèbre  encore,  Matthias  Cor- 
vin.  La  Hongrie  sera,  au  quinzième  et  au  seizième  siècle, 
' contre  les  Turcs,  ce  que  la  Pologne  avait  été  au  treizième  et 
au  quatorzième  contre  les  Mongols,  le  boulevard  de  la  chré- 
tienté. 

Les  Turcs  étaient  alors  conduits  par  im  de  leurs  plus  glo- 


4.  On  donnait  ce  nom  à ceux  qui  avaient  obtenu,  en  44S3,  des  Pères  du 
concile  de  Bâle,  de  pouvoir  communier  sous  les  deux  espèces.  On  les  nom- 
mait aussi  Calixtins. 


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8 


CHAPITRE  I. 


rieux  sultans,  Mahomet  II,  qui  avait  juré  de  prendre  Con- 
stantinople, et  qui  venait,  le  29  mai  1453,  de  tenir  son  ser- 
ment : la  chrétienté  avait  laissé  tomber  son  dernier  rempart. 
Au  bruit  de  cette  grande  chute,  l’effroi  fut  dans  l’Italie.  Tous 
les  princes  de  la  Péninsule  se  sentirent  menacés  et  se  recon- 
cilièrent solennellement  à Lodi  (9  mai  1454).  On  reprit  la 
pensée  de  la  croisade  ; cette  pensée  'franchit  les  monts  ; et,  à 
la  cour  du  grand-duc  d' Occident,  toute  la  noblesse  de  Flandre 
et  de  Bourgogne  jura  sur  le  faisan  de  s’armer  pour  rejeter 
les  Turcs  en  Asie.  Vaines  paroles  : le  temps  des  croisades 
était  passé  et  ne  devait  plus  revenir.  Venise  traitait  cette  an- 
née même  avec  Mahomet  II,  qui  dominait  maintenant  depuis 
le  milieu  de  l’Asie  Mineure  jusqu’aux  murs  de  Belgrade  et 
jusqu’aux  rives  de  l’Adriatique. 

L’Europe,  en  effet,  n’était  plus  capable  de  s’unir,  comme 
au  onzième  siècle,  dans  une  grande  pensée  religieuse,  et  elle 
n’était  pas  encore  en  état  de  se  concerter  pour  une  grande 
pensée  politique.  Au  milieu  du  quinzième  siècle,  chacun  vi- 
vait à l’écart,  dans  l’isolement,  comme  en  plein  moyen  âge  ; 
il  n’y  avait  pas  une  seule  question  générale  qui  ralliât  tous 
les  gouvernements  ; il  n’y  avait  même  pas  une  grande  force 
qui  ralliât  les  ' peuples  autour  d’un  principe.  Pourtant  cette 
force  existe  ; et,  dans  cette  France  toujours  à l’avant-garde 
de  l’Europe,  cette  force  agissait  déjà.  C’est  la  royauté  qui 
allait  tirer  chaque  État  du  chaos  féodal,  assurer  l’ordre  inté- 
rieur, préparer  l’égalité  et,  par  les  encouragements  donnés 
au  commerce,  à l’industrie,  aux  lettres  et  aux  arts,  aider  au 
développement  d’une  civilisation  nouvelle. 


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LA  FRANCE  DE  1453  A 1494. 


9 


CHAPITRE  II 

LA  FRANCE  DE  14S.’l  A 1494. 

Progrès  de  l’autorité  royale  dans  les  dernières  années  de  Charles  VII.  — 
Louis  XI  (1461-1483).  Ligue  du  bien  public  (1465).  Entrevue  de  Pé- 
ronne  (1468).  — Ambition  et  mort  du  duc  de  Bourgogne  (1477).  — 
Ruine  des  grandes  maisons  féodales.  — Mort  de  Louis  XI  (1483). — Le 
règne  de  Charles  VIII,  jusqu’à  l’expédition  d’Italie  (1483-1494). 


Progrèa  de  rantorlté  reyele  dann  les  dernières  années 
de  Charles  Vil. 


La  royauté  française  avait  passé  déjà  par  bien  des  vicissi- 
tudes. Clovis  et  ses  fils  n’étaient  que  des  chefs  de  guerre;  Hu- 
gues Capet  un  seigneur  féodal,  ayant  un  titre  de  plus  que  ses 
vassaux,  mais  non  plus  de  pouvoir.  Sous  ses  premiers  suc- 
cesseurs, cette  ombre  même  d’autorité  se  perd.  Avec  Louis  le 
Gros  ou  l’Éveillé , la  royauté  secoue  cette  torpeur,  le  roi  se 
fait  le  grand  justicier  du  pays  ; et  en  mettant  de  la  sécurité 
sur  les  grands  chemins,  surtout  plus  d’ordre  dans  la  société, 
il  gagne  une  popularité  qui  double  ses  forces.  Philippe  Au- 
guste rend  la  royauté  conquérante,  Louis  IX  la  sanctifie  ; 
sous  Philippe  le  Bel  et  Philippe  de  Valois  elle  se  trouve  assez 
forte  pour  détruire  la  grande  féodalité,  s’emparer  de  l’admi- 
nistration du  pays,  braver  le  successeur  de  Grégoire  VH,  et 
s’approcher  du  pouvoir  absolu.  Mais  alors  la  guerre  contre 
les  Anglais  commence  ; la  France  est  rejetée  dans  le  chaos  ; 
une  féodalité  nouvelle  se  forme,  relevée  par  les  mains  affai- 


I.  Un  ouvrage  ayant  été  conaacré  spécialement,  dans  la  collection  de 
rHistoire  universelle,  à la  France,  l’iiistoire  de  ce  pays  ne  sera,  dans  le  pré- 
sent volume,  présentée  que  d’une  manière  sommaire. 


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10 


CHAPITRE  IL 


blies  de  la  royauté  même  ; Charles  VII  n’est  plus,  au  com- 
mencement de  son  règne,  que  le  roi  de  Bourges. 

Mais,  sous  le  poids  des  malheurs,  la  nation  se  rapproche; 
au  contact  de  l’étranger,  elle  se  reconnaît,  prend  conscience 
d’elle-même  et  se  sauve  par  cette  explosion  de  patriotisme 
qui  se  personnifie  dans  Jeanne  d’Arc.  Une  fois  sortie  de  l’a- 
bîme elle  n’y  veut  plus  retomber,  se  serre  autour  de  son  chef 
et  lui  donne  toute  force  pour  qu’il  lui  assure  en  échange  l’or- 
dre et  la  sécurité.  L’indolent  Charles  VII  se  trouve  ainsi  re- 
porté au  pouvoir  qu’avait  eu  Philippe  le  Bel , et  le  roi  de 
Bourges  devient  Charles  le  Victorieux.  D’habiles  généraux, 
Richemond,  Dunois,  la  Hire,  Xaintrailles,  conduisent  ses 
armées;  de  sages  ministres,  Jacques  Cœur,  les  frères  Bureau, 
Chevalier,  Cousinot,  dirigent  ses  conseils;  alors  les  réformes 
s’accomplissent,  les  victoires  se  gagnent  et  la  France  se  délivre 
de  l’Anglais. 

La  plus  importante  de  ces  réformes  fut  celle  de  l’armée. 
Au  moyen  âge  toute  la  force  militaire  était  aux  mains  des 
grands;  le  roi,  pour  la  leur  ôter  et  s’en  saisir,  institua  quinze 
compagnies  d’ordonnance  qui  commencèrent  l’armée  perma- 
nente, et,  pour  la  payer,  établit  l’impôt  perpétuel.  Dans  le 
même  temps  l’artillerie  était  mise  sur  un  pied  formidable. 
Maintenant  plus  de  bonne  armure  qui  rende  le  noble  invul- 
nérable ; plus  de  muraille  qui  ne  puisse  être  jetée  bas.  Le 
boulet  passe  partout,  et  les  tours  les  plus  hautes  seront  celles 
qu’il  renversera  le  plus  vite.  Mais  cette  arme  redoutable  est 
très-coûteuse,  il  n’y  a guère  que  le  roi  qui  puisse  avoir  du 
canon  ; il  n’y  aura  bientôt  plus  que  lui  seul  qui  en  ait.  Il 
possédera  donc  deux  des  plus  grandes  forces  matérielles  qui 
soient  au  monde,  l’argent  et  l’armée  ; et  il  en  a une  troisième 
qui  vaut  mieux  que  ces  deux-là,  l’opinion.  Alors  nulle  ambi- 
tion féodale  ne  pourra  se  produire  sans  être  humiliée  ; nulle 
révolte  n’éclatera  sans  être  aussitôt  punie. 

La  noblesse  en  fit  l’épreuve  sous  Charles  lui-même.  Les 
complots  qu’elle  forma  furent  impuissants,  et  elle  vit  ce  qu’elle 
ne  connaissait  plus  depuis  longtemps,  la  loi  frapper  dans  ses 
rangs  ; un  chef  d’écorcheurs,  le  frère  bâtard  du  duc  de  Bour- 
bon, fut  cousu  dans  un  sac  et  jeté  à la  rivière;  le  sire  de 


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LA  FRANGE  T)E  1453  A 1494. 


11 


l’Esparre,  qui  iniriguait  pour  les  Anglais,  décapité;  le  duc 
d’Alençon,  qui  promettait  de  leur  ouvrir  ses  forteresses,  con- 
damné à mort,  et  le  comte  d’Armagnac  au  bannissement  et  à 
la  confiscation  des  biens.  Le  Dauphin  lui-même,  qui  se  naît 
de  tous  les  complots  contre  son  père,  fut  d’abord  réduit  à aller 
vivre  dans  son  apanage  fl447-1456,),  puis  à fuir  auprès  du 
duc  de  Bourgogne. 

Cependant  la  noblesse  n’acceptait  pas  sa  défaite,  et  nous  la 
verrons  sous  Louis  XI  livrer  une  dernière  bataille,  car  ses 
domaines  étaient  assez  vastes,  ses  ressources  assez  grandes 
pour  lui  donner  le  légitime  espoir  de  vaincre  encore. 

La  force  qui  poussait  en  avant  la  royauté  française  et  qui 
allait  pousser  de  même  toutes  les  royautés  européennes,  je 
veux  dire  le  besoin  d’une  concenfration  du  ,pouvoii\  agissait 
aussi  dans  l’intérieur  des  grands  fiefs.  Le  duc  de  Bretagne, 
par  exemple,  dans  sa  presqu’île  de  l’ouest  si  bien  disposée 
pour  former  un  Etat  k part,  et  le  duc  de  Bourgogne,  dans  ses 
grandes  et  riches  provinces  de  l’Est  et  du  Nord,  rêvaient  l’au- 
torité souveraine  et  y arrivaient,  tout  comme  le  roi,  ce  qui 
était  un  moyen  de  plus  pour  eux  de  faire  reculer  la  royauté. 
Le  comte  deDunois,  au  moment  même  où  expirait  Charles  Vil, 
avait  dit  le  mot  de  tous  ; « Messieurs,  que  chacun  songe  à se 
pourvoir.  » 

XiOubi  X.I  (1 4A1-14H3).  1/lgae  dn  bien  publie  (44tttt). 

Kntrevue  de  Péronne  (440b). 

Le  nouveau  roi  avait  été,  sous  le  dernier  règne,  le  chef  des 
mécontents.  En  1440,  il  s’était  fait  l’âme  d’un  complot  de 
l’aristocratie  contre  son  père.  Plus  tard,  son  esprit  remuant 
et  de  so,urdes  intrigues  l’avaient  fait  exiler  dans  son  apanage. 
De  là  il  avait  continué  ses  menées,  si  bien  que  Charles  VII 
avait  envoyé  Dammartin  et  une  armée  pour  le  saisir.  Il  s’était 
échappé,  avait  demandé  un  asile  au  duc  de  Bourgogne,  et  il 
était  encore  dans  les  Etats  de  ce  prince  quand  il  apprit  la  mort 
de  son  père.  Charles  VII,  miné  par  la  maladie  et  craignant 
xm  vilain  cas,  chose  qui  arrivait  parfois,  disait-on,  aux  ennemis 
de  son  fils,  s’était  laissé  mourir  de  faim,  le  22  juillet  1461. 


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12 


CHAPITRE  II. 


Les  grands  crurent  leur  règne  venu  lorsqu’ils  virent  l’an- 
cien chef  de  la  Praguerie,  le  protégé  du  duc  de  Bourgogne, 
recevoir  presque  de  ses  mains  la  couronne  de  France.  Il  les 
détrompa  vite.  Il  s’y  prit  mal  d'abord.  Il  destitua  la  plupart 
des  officiers  mis  en  place  par  son  père,  et  réhabilita  ceux 
qu’il  avait  condamnés,  d’Alençon,  d’Armagnac.  Le  peuple 
s’attendait  à une  abolition  générale  des  taxes  pour  marque 
de  joyeux  avènement  : la  taille  perpétuelle  fut  portée  do 

I 800  000  livres  à 3 millions,  et  des  émeutes  ayant  éclaté  à 
Reims,  à Rouen,  il  les  réprima  durement.  Il  signifia  à TUni- 
versité  de  Paris  défense  pontificale  de  se  mêler  des  affaires  du 
roi  et  de  la  ville.  Il  restreignit  les  juridictions  singulièrement 
étendues  des  parlements  de  Paris  et  de  Toulouse,  en  créant  à 
leurs  dépens,  en  1462,  le  parlement  de  Bordeaux;  il  avait 
déjà  organisé,  en  1453,  celui  de  Grenoble;  plus  tard  (1479), 
il  fondera  celui  de  Dijon. 

Le  corps  ecclésiastique  n’eut  pas  lieu  d’être  plus  satisfait. 
Le  roi,  moins  pour  plaire  à Rome  que  pour  déplaire  à sa  no- 
blesse, révoqua  la  pragmatique  de  Bourges,  malgré  les  re- 
montrances du  parlement,  qui  lui  représenta  que  par  les 
annates,  grâces  expectatives,  etc.,  le  saint-siège  tirait  chaque 
année  de  France  1 200  000  ducats  ; mais  il  demanda  aux  gens 
d’Église  un  cadastre  exact  de  leurs  propriétés,  avec  pièces  à 
l’appui,  ce  qui,  à tous  égards,  était  menaçant  pour  les  pro- 
priétaires. Enfin  la  noblesse  l’entendit  avec  effroi  et  colère 
interdire  la  chasse,  réclamer  tous  les  vieux  droits  féodaux, 
les  aides,  les  rachats,  les  garde-nobles,  les  forfaitures,  dres- 
ser d’énormes  comptes  d’arriérés  et  en  exiger  le  payement 
immédiat. 

Il  ne  ménagea  même  pas  la  haute  aristocratie.  Il  enleva  à 
la  maison  de  Brézé  la  sénéchaussée  de  Normandie,  à la  mai- 
son de  Bourbon  le  gouvernement  de  la  Guyenne,  qu’il  donna 
à un  membre  de  la  maison  d’Anjou,  pour  brouiller  ensemble 
les  deux  familles,  et  il  retint  à son  frère  Charles  son  gouver- 
nement du  Berry.  Il  obligea  le  duc  de  Bretagne  à reconnaître 
les  appels  de  sa  cour  au  parlement  de  Paris,  à payer  les  droits 
de  vassalité  féodale,  à accepter  les  évêques  qu’il  lui  envoyait. 

II  s’en  prit  même  à la  puissante  maison  de  Bourgogne,  ra- 


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LA  FRANCE  DE  1453  A 1494. 


13 


cheta  au  vieux  duc  Philippe  le  Bon  les  villes  de  la  Somme, 
que  le  comte  de  Charolais,  son  fils,  n’eût  voulu  restituer  à 
aucun  prix  (1463),  comme  il  venait  de  se  faire  livrer,  par  le 
roi  d’Aragon,  la  Gerdagne  et  le  Roussillon,  en  gage  de 
360  000  écus  d’or  qu’il  lui  prêta  (1462). 

Louis  n’avait  pas  régné  quatre  ans  que  tout  le  monde  était 
contre  lui.  Cinq  cents  princes  ou  seigneurs  formèrent  la  Ligue 
du  bien  public;  car  üs  n’agissaient,  disaient-ils,  que  par  com- 
passion pour  les  misères  du  royaume  « sous  le  discord  et 
piteux  gouvernement  de  Louis  XI,  » 

Louis  XI  jugea  que  tant  de  princes  et  de  seigneurs  ne  se 
mettraient  pas  aisément  en  mouvement,  et  qu’il  lui  serait 
possible  de  gagner  la  partie  à force  d’activité  et  de  prompti- 
tude. Il  courut  d’abord  contre  les  coalisés  du  Midi  et  contre 
leur  chef,  le  duc  de  Bourbon.  Avec  cette  armée  disciplinée, 
cette  excellente  artillerie  que  lui  avait  léguées  son  père,  il 
imposa  en  effet  au  duc  de  nouvelles  protestations  de  fidélité. 
Mais  pendant  qu’il  croyait  en  finir  avec  ceux-là,  le  comte  du 
Maine,  chargé  d’arrêter  les  Bretons,  reculait  devant  eux  ; le 
duc  de  Nevers,  au  lieu  de  défendre  la  barrière  de  la  Somme 
contre  les  Bourguignons,  la  livrait  au  comte  de  Charolais  ; et 
le  5 juillet,  ce  comte,  qu’on  appelait  déjà  Charles  le  Témé- 
raire, arrivait  devant  Paris,  sans  avoir  rencontré  un  seul 
obstacle,  faisant  crier  partout  qu’il  venait  pour  le  bien  du 
royaume,  qu’il  abolissait  les  tailles,  les  gabelles. 

Paris  serait-il  aux  princes?  Paris  serait-il  au  roi?  C’était  là 
une  question  de  vie  ou  de  mort  pour  Louis  XI,  qui,  laissant  là 
le  Bourbonnais  et  les  coalisés  du  Midi,  ne  songea  plus  qu’à 
rentrer  dans  sa  capitale,  se  croyant  perdu  s’il  n’y  rentrait  pas. 
D arriva  à Montlhéry  le  16  juillet  au  matin,  y rencontra  les 
Bourguignons  qui  lui  barraient  la  route.  Forcé  de  combattre, 
le  roi  attaqua  vivement.  Il  chargea  et  culbuta  le  comte  de 
Saint-Pol,  qui  se  trouvait  devant  lui.  Le  Téméraire,  avec  le 
gros  de  son  armée,  chargea  à son  tour  une  aile  de  l’armée  du 
roi,  la  mit  en  déroute  et  la  poursuivit  jusqu’à  plus  d’une  demi- 
lieue  de  Montlhéry.  Ainsi  demi-victoire , demi-défaite  pour 
chaque  parti  ; mais  le  but  de  Louis  était  atteint  : il  était  entré 
à Paris.  50000  hommes  l’y  enveloppèrent.  Avant  que  cette  ar- 


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14 


CHAPITRE  II. 


mée  eût  fermé  toutes  les  issues,  le  roi  partit,  le  1 0 août,  pour 
la  Normandie,  et  revint  le  28,  avec  12  000  hommes,  60  cha- 
riots de  poudre,  700  muids  de  farine,  des  vivres  de  toute 
sorte.  Puis  il  alla  prendre  l’oriflamme  à Saint-Denis,  et  fit 
mine  de  vouloir  attaquer,  ne  voulant  en  réalité  que  se  tenir 
sur  la  défensive. 

Quoique  Louis  XI  fût  très-brave  de  sa  personne  sur  le 
champ  de  bataille,  ses  combats  de  prédilection  étaient  ceux 
qui  se  livrent  avec  l’esprit,  la  finesse,  la  ruse.  Humble  en  pa- 
roles et  en  habits,  donnant  beaucoup,  promettant  bien  plus, 
achetant  ou  rachetant,  sans  marchander,  ceux  dont  il  avait 
besoin,  et  ne  les  ayant  en  nulle  haine  pour  les  choses  passées, 
il  était  sûr  de  rattacher  à lui  beaucoup  de  ces  princes  et  de 
ces  seigneurs  qui  avaient  tant  de  peine  à vivre  ensemble.  Aussi 
il  négociait,  pourparlait,  parlementait  incessamment  ; beau- 
coup étaient  déjà  venus  se  vendre  ; le  comte  d’Armagnac  pour 
de  l’argent,  le  duc  de  Nemours  pour  des  domaines,  le  comte 
de  Saint-Pol  pour  l’épée  de  connétable,  d’autres  pour  des 
pensions  ou  des  commandements.  Rien  n’était  refusé;  et  le 
roi  voyait  déjà  la  ligue  dissoute  par  son  adresse,  les  ducs  de 
Bretagne  et  de  Bourgogne  isolés,  peut-être  ennemis. 

Malheureusement  Louis  XI  ne  pouvait  pas  être  partout  à 
la  fois.  Il  était  impuissant  contre  les  désertions,  les  trahisons 
lointaines,  et  il  s’en  faisait  beaucoup.  Pontoise  fut  livré  par 
son  gouverneur,  Rouen  par  le  sien,  puis  ce  fut  Évrèux,  puis 
Caen,  puis  Beauvais,  puis  Péronne  qui  passèrent  aux  princes. 
Le  roi  se  hâta  d’en  finir.  Il  accorda  tout  ce  qu’on  voulut  ; au 
duc  de  Berry,  son  frère,  la  Normandie;  au  duc  de  Bourgogne, 
Boulogne,  Guines,  Roye,  Montdidier,  Péronne,  les  villes  de 
la  Somme;  au  comte  de  Charolais,  le  Ponthieu;  au  duc  dé 
Bretagne,  l’exemption  de  l’appel  au  parlement,  la  nomination 
directe  des  évêques,  la  dispense  des  devoirs  féodaux,  en  un 
mot  une  petite  royauté  indépendante  ; au  duc  de  Lorraine,  la 
marche  de  Champagne  sans  obligation  d’hommage,  Mouzon, 
Sainte-Menehould,  Neufchâteau,  30  000  écus  comptants;  aux 
ducs  de  Bourbon  et  de  Nemours,  aux  comtes  d’Armagnac,  de 
Dunois,  de  Dammartin,  au  sire  d’Albret,  et  à bien  d’autres 
encore,  des  domaines,  d’énormes  pensions,  sans  compter  les 


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LA  FRANCE  DE  1453  A 1494.  15 

promesses  pour  l’avenir.  Quant  au  bien  public,  personne  n’eu 
parla;  personne  jamais  n’y  avait  sérieusement  songé. 

Un  tel  traité,  strictement  exécuté,  eût  été  la  ruine  de  la 
royauté,  la  ruine  de  la  France.  Mais  on  pouvait  être  sûr  que 
Louis  XI  ne  l’exécuterait  pas  s’il  y avait  possibilité  de  faire 
autrement  ; et  déjà  le  parlement,  pratiqué  sous  main,  refu- 
sait de  l’enregistrer. 

La  cession  de  la  Normandie  surtout  était  dangereuse  : car, 
par  cette  province,  les  domaines  des  ducs  de  Bretagne  et  de 
Bourgogne  se  touchaient,  et  toutes  les  côtes,  de  Nantes  jus- 
qu’à Dunkerque,  étaient  ouvertes  aux  Anglais.  Louis  songea 
dès  le  premier  jour  aux  moyens  de  la  reprendre.  Pour  cela 
il  fallait  que  le  Téméraire,  qui  ne  devint  duc  qu’en  1467, 
mais  qui  régnait  de  fait  depuis  1465,  fût  distrait  des  affaires 
de  France.  Louis  trouva  aisément  à l’occuper  chez  lui  : trois 
soulèvements  éclatent  à la  fois,  à Liège,  à Dinant,  à Gand. 
Pendant  que  le  Téméraire  y court,  le  roi  envoie  au  duc  de 
Bretagne  120  000  écus  d’or  qui  le  déterminent  à ne  pas  bou- 
ger, et  ü entre  en  Normandie.  Évreux,  Vernon,  Louviers, 
Rouen  lui  ouvrent  leurs  portes;  en  quelques  semaines  la  pro- 
vince tout  entière  est  entre  ses  mains,  et  Gharolais  ne  peut 
faire  autre  chose  que  d’écrire  au  roi  bien  doucement  en  fa- 
veur de  son  ancien  allié.  Les  chefs  des  autres  maisons  prin- 
cières  n’agissaient  pas  non  plus.  Le  roi  les  avait,  l’un  après 
l’autre  , gagnés  ou  neutralisés.  Il  s’était  rattaché  la  maison 
de  Bourbon,  en  donnant  au  duc  Jean  tout  un  royaume  à gou- 
verner dans  le  midi  de  la  France  (Berry,  Orléanais,  Limosin, 
Périgord,  Quercy,  Rouergue,  Languedoc);  au  frère  du  duc, 
Pierre  de  Beaujeu,  sa  Slle  Anne  en  mariage  ; au  bâtard  de 
Bourbon,  le  titre  d’amiral  de  France,  la  capitainerie  de  Ron- 
fleur. Il  avait  gagné  la  maison  d’Anjou,  en  donnant  au  fils  de 
René,  à Jean  de  Calabre,  120  000  livres;  la  maison  d’Or- 
léans, en  s’attachant  le  vieux  Dunois,  le  héros  des  guerres 
anglaises;  enfin,  le  compagnon,  l’ami  d’enfance  du  Témé- 
raire, le  comte  de  Saint-Pol,  en  le  faisant  connétable. 

Personne  ne  songeait  donc  à disputer  la  Normandie  au  roi. 
Le  Téméraire  était  seul,  et  quelle  que  fût  sa  puissance,  étant 
seul  il  ne  pouvait  rien.  Mais  il  s’allia  au  roi  d’Angleterre, 


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CHAPITRE  II. 


Édouard  et  il  réussit  à ramener  à lui  le  duc  de  Bretagne, 
qui  appela  aussi  les  Anglais  à son  mde,  et  leur  oiïrit  pour  ga- 
rantie de  sa  foi  douze  places  dans  son  duché,  à leur  volonté. 

En  face  de  ce  nouveau  péril,  Louis  en  appela  à l’opinion  de 
la  France.  Le  6 avril  1468,  il  convoqua  à Tours  les  états  gé- 
néraux du  royaume,  et  il  leur  demanda  simplement  s’ils  vou- 
laient que  la  Normandie  cessât  de  faire  partie  du  domaine  de 
la  couronne.  Les  États  répondirent  « que,  d’après  les  lois,  le 
frère  du  roi  aurait  dû  se  contenter  d’un  apanage  de  1 2 000  li- 
vres de  rente;  et  que,  puisque  son  frère  voulait  bien  lui  en 
accorder  60  000,  il  devait  en  être  fort  reconnaissant.  » Louis 
envoya  solennellement  cette  décision  au  duc  de  Bourgogne, 
qui  reçut  fort  mal  les  députés.  Pendant  ce  temps  il  accablait 
le  duc  de  Bretagne  et  le  forçait,  par  la  rapidité  de  ses  coups, 
à traiter  dans  Ancenis,  avant  que  le  duc  de  Bourgogne,  qui 
rassemblait  ses  troupes  à Péronne,  fût  en  mesure  de  l’aider. 

Le  roi  alors,  débarrassé  des  Bretons,  ayant  à ses  ordres  une 
excellente  armée,  une  artillerie  supérieure,  eût  pu,  à ce  qu’il 
semble,  mener  le  duc  de  Bourgogne  fort  rudement  ; mais  il  y 
avait  à Portsmouth  une  flotte  et  une  armée  anglaises  toutes 
prêtes  à passer;  le  roi  Édouard  avait  publiquement  annoncé  à 
son  parlement  une  prochaine  descente  en  France,  et  Louis  XI 
désirait  à tout  prix  l’empêcher. 

Le  moyen  de  l’empêcher  était  de  traiter  aussi  avec  le  Té- 
méraire. Comptant  sur  son  adresse,  Louis  voulut  négocier 
lui-même,  et  alla  trouver  le  duc  à Péronne.  C’était  ime  grande 
imprudence,  malgré  le  sauf-conduit  qu’il  se  fit  donner  avant 
de  se  remettre  entre  les  mains  de  son  ennemi  : car  les  princes 
de  ce  temps  ne  gardaient  guère  leur  parole,  et  lui  tout  le 
premier. 

Louis  XI  avait  depuis  longtemps  des  émissaires  à Liège, 
ville  turbulente  placée  en  dehors  des  États  du  duc  de  Bour- 
gogne et  qui  ne  dépendait  que  de  son  évêque  ; mais  cet  évê- 
que, Louis  de  Bourbon,  s’étant  mis  sous  la  protection  du  duc, 
toute,  révolte  contre  lui  semblait  une  révolte  contre  le  duc 
même.  Or,  dans  le  temps  où  Louis  se  dirigeait  vers  Péronne, 
un  mouvement  éclatait  à Liège,  et  il  était  déjà  en  conférence 
avec  le  Téméraire  quand  la  nouvelle  arriva  que  les  Liégeois 


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LA  FRANCE  DE  1453  A 1494. 


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avaient  mis  en  prison  leur  évçque  et  massacré  plusieurs  cha- 
noines. Charles  en  conçut  une  violente  colère,  accusa  le  roi 
de  trahison  et  l’enferma  dans  le  château  de  Péronne,  où 
Charles  le  Simple  était  déjà  mort  captif.  Louis  n’en  sortit 
qu’après  avoir  signé  un  traité  ruineux  et  humiliant.  Il  pro- 
mettait de  céder  à son  frère  la  Champagne,  ce  qui  menait  les 
Bourguignons,  sans  coup  férir,  jusqu’aux  portes  de  Paris,  et 
s’engageait  à accompagner  le  duc  contre  Liège.  Cette  mal- 
heureuse ville,  dont  les  habitants  se  battaient  au  cri  de  Vive 
le  roi  ! fut  mise  à sac  (1468).  ^ 

Le  traité  de  Péronne  marque,  pour  Louis  XI  et  pour  Char-  , 
les  le  Téméraire,  le  point  de  départ  d’une  conduite  nouvelle. 
Ce  fut  pour  l’un  la  dernière  de  ses  fautes  ; pour  l’autre,  le 
commencement  de  rêves  et  d’entreprises  impossibles.  Tandis 
que  le  roi  de  France,  ne  se  fiant  à personne,  depuis  qu’il  a 
été  trompé  par  tout  le  mqnde,  se  refuse  à tout  hasard,  même 
lorsqu’il  a dix  chances  contre  une,  le  duc  de  Bourgogne,  par 
un  effet  contraire,  ne  croit  rien  au-dessus  de  ses  forces,  parce 
qu’il  ne  voit  rien  au-dessus  de  ses  espérances. 


Ambition  et  mort  du  due  de  Bourgogne  (14VV). 

Il  fallait  d’abord  que  Louis  regagnât  le  terrain  perdu.  H fit 
accepter  à son  frère  Charles  la  Guyenne  au  lieu  de  la  Cham- 
pagne, qui  convenait  si  bien  au  duc  de  Bourgogne.  Le  duc  de 
Bretagne  fut  contraint  encore  une  fois  de  renoncer  à toute 
alliance  étrangère  ; pour  le  mieux  tenir,  Louis  acheta  son  fa- 
vori Lescun,  s’attacha  la  puissante  famille  bretonne  des  Rohan, 
et  plus  tard  se  fit  céder  les  droits  que  la  maison  de  Blois  pré- 
tendait avoir  sur  la  Bretagne.  Deux  traîtres,  le  cardinal  la 
Balue  et  l’évêque  de  Verdun,  furent  enfermés  dans  des  cages 
de  fer  où  ils  restèrent  dix  ans  ; deux  autres,  le  duc  de  Ne- 
mours et  le  comte  d’Armagnac,  furent  réduits,  le  premier  à 
implorer  son  pardon,  le  second  à se  sauver  hors  du  royaume, 
en  abandonnant  ses  biebs,  que  le  roi  confisqua.  En  même 
temps  Louis  XI  donna  ajiFaiscur  de  rois,  ku  comte  deWarvvick, 
qu’il  réconcilia  avec  Maiguerite  d’Anjou,  les  moyens  de  ren- 
verser en  Angleterre  Édouard  IV,  le  beau-frère  du  Téméraire. 


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18 


CHAPITRE  II. 


Sûr  alors  d’avoir  encore  une  fois  isolé  le  duc,  le  roi  osa 
l’attaquer  de  front;  il  convoqua  à Tours  une  assemblée  de 
notables,  exposa  longuement  ses  griefs,  et  obtint  de  l’assem- 
blée une  déclaration  portant  que,  par  ses  actes  d’hostilité, 
Charles  avait  dégagé  le  roi  des  obligations  contractées  à Pé- 
ronne  (1470).  En  vertu  de  cette  déclaration,  le  roi  fit  saisir 
ces  places  de  la  Somme  qui  lui  tenaient  tant  au  cœur  et  qui 
étaient  à sa  portée,  Saint-Quentin,  Roye,  Montdidier,  Amiens. 
Il  avait  mis  sur  pied  100  000  hommes,  et  le  duc  était  au  dé- 
pourvu (1471). 

Mais  les  ducs  de  Bretagne  et  de  Guyenne  et  le  connétable 
de  Saint-Pol,  le  chef  même  de  l’armée,  effrayés  des  rapides 
progrès  du  roi,  le  trahissaient  déjà.  Un  dauphin  était  né  l’an- 
née précédente;  le  duc  de  Guyenne,  n’étant  plus  héritiérde 
la  couronne,  avait  intérêt  à renouer  la  ligue  des  princes. 
Louis,  en  voyant  ses  succès  se  ralentir,  comprit  que  de  nou- 
veaux complots  se  formaient  ; il  crut  prudent  de  s’arrêter  et 
convint  d’une  trêve  avec  le  duc  de  Bourgogne.  Elle  était 
nécessaire,  car  Édouard  IV,  l’allié  du  Bourguignon,  remon- 
tait à ce  moment  même  sur  le  trône  d’Angleterre. 

Ainsi  Louis  XI  avait  à briser  encore  une  fois  les  mille 
liens  dont  l’aristocratie  cherchait  à enlaper  la  royauté.  U ne 
s’agissait  de  rien  moins  que  de  démembrer  la  France.®  J’aime 
mieux  le  bien  du  royaume  qu’on  ne  pense,  disait  le  duc  de 
Bourgogne,  car  pour  un  roi  qu’il  y a,  j’y  en  voudrais  six.  » 
La  cour  du  duc  de  Guyenne  était  le  centre  de  toutes  ces  intri- 
gues. Par  lui  une  nouvelle  et  grande  maison  féodale  se  refor- 
mait. Le  duc  de  Bourgogne  lui  offrait  la  main  de  sa  fille  uni- 
que, Marie,  c’ést-à  dire  l’espérance  dé  réunir  un  jour  à ses 
possessions  d’Aquitaine  des  États  plus  étendus,  plus  peuplés, 
plus  riches  que  ceux  du  roi  lui-même.  Le  jeune  duc  était 
donc  le  plus  grand  obstacle  qui  gênât  le  roi. 

Cet  obstacle  disparut  : le  prince  mourut.  Y eut-il  empoi- 
sonnement ? cet  empoisonnement,  s’il  a eu  lieu,  était-il  le  fait 
de  Louis  X1 1 Ce  sont  là  des  questions  que  l’histoire  ne  peut 
résoudre.  Mais  si  là  culpabilité  du  roi  sur  ce  point  reste 
douteuse,  la  joie  atroce  que  lui  inspirèrent  là  maladie,  puis  la 
mort  de  son  frère,  ne  l’est  pas. 


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LA  FRANCE  DE  1453  A 1494. 


19 


Cet  événement  détruisait  tous  les  projets  de  Charles  le  Té- 
méraire. Néanmoins,  comme  il  était  prêt,  il  passa  la  Somme 
et  entra  dans  le  royaume,  jurant  de  tout  mettre  à feu  et  à 
sang,  encore  que  la  trêve  qu’il  avait  conclue  avec  Louis  XI  ne 
fût  pas  expirée.  Cette  guerre  se  fit  avec  une  atroce  cruauté.  A 
Nesle,  hommes,  femmes  et  enfants  s’étaient  réfugiés  dans  la 
grande  église  ; ils  y furent  massacrés. 

Les  habitants  de  Beauvais  se  tinrent  pour  avertis,  et  lors- 
que, le  27 juin  1472,  l’armée  bourguignonne  arriva  sous  leurs 
murs,  ils  soutinrent  vaillamment  un  assaut  qui  dura  onze 
heures.  Les  femmes  elles-mêmes  prenaient  part  à la  défense. 
Une  d’elles,  Jeanne  Hachette,  arracha  un  étendard  bourgui- 
gnon qu’un  soldat  avait  déjà  planté  sur  le  rempart.  Le  duc, 
arrêté  par  cet  héroïsme,  fut  contraint  de  se  retirer.  Il  se 
dédommagea  en  brûlant  Saint-Valéry,  Eu,  Neufchâtel  ; il 
échoua  devant  Dieppe,  et  vint  sous  les  murs  de  Rouen,  où  il 
avait  donné  rendez-vous,  disait- il,  au  duc  de  Bretagne.  Il  s’y 
arrêta  quatre  jours  ; puis,  accusant  François  II  de  manquer  à 
sa  promesse,  il  reprit  la  route  de  ses  États. 

Si  le  duc  François  II  avait  manqué  au  rendez-vous,  c’est 
que  Louis  XI  lui  avait  fait  rude  guerre  ; il  lui  avait  enlevé  la 
Guerche,  Machecoul,  Ancenis,  Ghantocé  ; puis,  après  l’avoir 
effrayé  par  ses  succès , il  lui  avait  offert  une  paix  avanta- 
geuse. Le  duc  la  signa  le  18  octobre,  et  le  23,  Charles  le 
Téméraire,  tout  à l’heure  si  intraitable,  accepta  lui-même  la 
trêve  de  Senlis. 

Ainsi  le  traité  de  Péronne,  par  lequel  on  avait  cru  mettre 
le  roi  de  France  si  bas,  était  déchiré  ; la  honte  de  Liège  était 
compensée,  aux  yeux  de  Louis  XI,  par  la  honte  de  Beauvais. 
Et  si  le  roi  était  sorti  avec  tant  de  bonheur  et  d’adresse  d’un 
bien  mauvais  pas,  que  ne  ferait-il  point  à l’avenir,  avec  plus 
de  ressources  et  moins  d’embarras?  Ces  ressources,  il  les 
augmentait  par  une  administration  habile  et  ferme,  et  ces 
embarras,  le  Téméraire  semblait  prendre  à tâche  de  les  di- 
minuer, en  poursuivant  la  réalisation  de  projets  au-dessus  de 
ses  forces. 

A partir  de  1472,  toute  l’attention  du  duc  de  Bourgogne  se 
porta  vers  l’Allemagne,  la  Lorraine  et  la  Suisse.  Les  affaires 


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CHAPITRE  II. 


de  France  n'eurent  plus  pour  lui  qu’une  importance  secon- 
daire. Un  prince  autrichien,  Sigismond,  venait  de  lui  enga- 
ger pour  une  somme  d’argent  le  landgraviat  de  haute  Alsace 
et  le  comté  de  Ferrette  ; il  acheta  le  Gueldre  et  le  comté  de 
Zutphen  (1469).  En  voyant  s’augmenter  ainsi  ses  domaines 
dans  les  vallées  de  la  Meuse  et  du  Rhin,  il  songea  à réunir 
tous  les  pays  qui  avaient  autrefois  composé  la  part  de  Lothaire, 
et  à en  former  un  nouveau  royaume  sous  le  nom  de  Gaule 
Belgique.  Ses  États  formaient  deux  groupes  séparés  et  qui 
eussent  pu  être  réunis  par  la  Champagne,  par  la  Lorraine  ou 
par  l’Alsace.  H avait  manqué  la  Champagne,  mais  il  tenait 
l’Alsace,  il  comptait  prendre  sans  difficulté  la  Lorraine;  la 
Suisse  viendrait  après,  puis  la  Provence,  et  la  Lotharingie 
serait  reconstituée.  Il  commença  par  où  il  eût  dû  finir.  Il  de- 
manda à l’empereur  le  titre  de  roi  (1473).  Louis  empêcha  la 
négociation  d’aboutir. 

Il  échouait  de  ce  côté,  et  de  l’autre  il  voyait  une  ligue  se 
former  entre  le  jeune  duc  de  Lorraine,  René  H,  l’archiduc 
Sigismond,  les  villes  du  Rhin,  qui  se  sentaient  menacées,  les 
Suisses  que  son  agent  en  Alsace,  Hagenbach,  avait  gênés  dans 
leur  commerce  par  mille  exactions,  enfin  l’éternel  ennemi,  le 
roi  de  France,  l’instigateur  de  cette  coalition  qui  enlaçait  les 
États  bourguignons.  L’archiduc  lui  apporte  tout  à coup  les 
100  000  florins  convenus  pour  le  rachat  de  l’Alsace  ; Hagen- 
bach est  saisi  et  décapité  par  les  habitants  de  Brisach  (1474). 
Avec  cette  nouvelle,  le  duc  reçoit  le  solennel  défi  des  Suisses, 
qui  entrent  en  Franche-Comté,  qui  gagnent  sur  les  Bourgui- 
gnons la  sanglante  bataille  de  Héricourt.  Et  ces  événements 
arrivaient  au  moment  où  il  était  lui-même  engagé  dans  une 
autre  guerre  pour  soutenir  l’archevêque  de  Cologne  contre  le 
pape,  contre  l’empereur,  contre  ses  sujets.  R assiégeait,  au 
nom  de  ce  prince,  la  petite  ville  de  Neuss,  qui  résista  onze 
mois.  Pendant  qu’il  perdait  de  ce  côté  son  temps  et  ses  forces, 
Édouard  IV,  son  beau-frère  et  son  allié,  descendait  enfin  à 
Calais. 

Édouard  s’attendait  à ime  courte  et  glorieuse  campagne.  Ses 
espérances  se  dissipèrent  lorsqu’il  eut  fait  quelques  pas  dans 
l’intérieur  du  pays.  Les  villes  bourguignonnes  ne  s’ouvrirent 


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LA  FRANCE  DE  1453  A 1494. 


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pas  pour  recevoir  l’allié  du  duc  de  Bourgogne  ; les  soldats 
bourguignons  ne  parurent  pas  pour  se  joindre  aux  troupes 
anglaises  qui  se  trouvèrent  sans  abri,  sans  magasins.  Il  comp- 
tait au  moins  entrer  à Saint-Quentin,  où  commandait  Saint- 
Pol,  le  secret  allié  de  Charles  le  Téméraire.  Il  fut  reçu  à 
coups  de  canon.  Déçu, irrité,  il  s’empressa  d’accepter  les  con- 
ditions avantageuses  auxquelles  Louis  XI  offrait  de  traiter. 
Par  la  paix  de  Pecquigny,  « les  deux  rois  promirent  de 
s’assister  réciproquement  contre  leurs  sujets  rebelles;  » de 
plusf,  Édouard  obtenait  75  000  écus  comptants  et  une  rente 
viagère  de  50  000  (29  août  1475). 

Il  fallut  bien  alors  que  le  Téméraire  aussi  s’apaisât.  Le 
13  septembre  suivant,  il  signa  avec  le  roi  de  France  la  trêve 
de  Soleure,  pour  terminer  ses  affaires  de  Lorraine  et  de 
Suisse.  Le  30  novembre,  en  effet,  il  entrait  à Nancy;  la 
Lorraine , abandonnée  du  roi , qui  avait  pourtant  le  premier 
poussé  René  à prendre  les  armes,  était  conquise.  Aussitôt 
Charles  se  tournait  contre  les  Suisses,  qui  couraient  h leur 
aise  dans  la  Franche-Comté,  brûlant  et  pillant.  Il  les  atta- 
qua en  plein  hiver,  avec  une  armée  de  18  000  hommes,  qui 
venaient  de  faire  deux  fatigantes  campagnes.  Il  fut  com- 
plètement battu  à Granson  (mars  1476),  et  trois  mois  après 
à Morat. 

La  Lorraine,  à ces  nouvelles,  se  soulève  et  rappelle  le  jeune 
René  de  Vaudemont.  Ce  dernier  affront  fait  perdre  au  Témé- 
raire toute  prudence.  Il  rassemble  à la  hâte  6000  mercenai- 
res et  accourt  devant  Nancy.  Mais  René,  avec  l’argent  de 
Louis  XI,  trouve  des  soldats  : les  Suisses , avec  lesquels  il  a 
combattu  à Morat,  viennent  à son  aide.  Le  Téméraire  ne  veut 
pas  reculer  et  accepte  un  combat  inégal.  En  quelques  heures 
les  Bourguignons  sont  mis  en  déroute,  et  c le  grand-duc 
d’Occident  » reste  parmi  les  morts  (1477). 


Ruine  des  grandes  nulsonR  féodales.  Mort  de  liOuls  XI 

(fl48S). 

Pendant  que  Charles  le  Téméraire  allait  se  heurter  et  se 
perdre  contre  les  Allemands,  les  Lorrains  et  les  Suisses, 


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22 


CHAPITRE  II. 


Louis  XI  avait  profité  du  répit  qu’il  lui  laissait  pour  régler  ses 
comptes  avec  ceux  qui  s’étaient  tant  de  fois  tournés  contre  lui. 
Un  des  premiers  qui  eurent  h rendre  ce  compte  difficile  était 
le  duc  d’Alençon.  Ce  duc,  condamné  à mort  sous  Charles  YH, 
avait  été  gracié  par  Louis  XI;  mais  il  assassina  ceux  qui 
avaient  déposé  contre  lui;  il  fit  de  la  fausse  monnaie;  il  entra 
dans  tous  les  complots  formés  contre  le  roi.  Arrêté  en  1473, 
il  fut,  l’année  suivante,  condamné  pour  la  seconde  fois  à la 

f)eine  capitale  ; Louis  le  retint  en  prison  jusqu’à  sa  mort.  Il 
aissait  un  fils;  ceux  qui  s’étaient  fait  donner  les  biens  du  père 
l’impliquèrent  dans  un  complot  de  haute  trahison,  puis  le  fi- 
rent condamner  à remettre  tous  ses  châteaux  au  roi,  à lui  de- 
mander pardon,  et  à tenir  prison  perpétuelle  (1481). 

Il  y avait  des  griefs  bien  autrement  sérieux  à alléguer  con- 
tre le  comte  d’Armagnac,  contre  cet  horrible  Jean  V,  qui 
avait  épousé  sa  sœur  Isabelle,  et  forcé  son  chapelain  à bénir 
ce  mariage  incestueux,  menaçant  de  le  jeter  à la  rivière  s’il 
faisait  difficulté.  Décrété  de  prise  de  corps  par  le  parlement, 
pour  inceste,  pour  meurtre,  pour  faux,  il  avait  été  condamné, 
sous  Charles  VII,  mais  s’était  enfui;  et  un  des  premiers  actes 
de  Louis  XI,  à son  avènement,  avait  été  de  lui  restituer  ses 
domaines.  Cet  homme  efl’royable  eut  pour  le  roi  la  reconnais- 
sance qu’il  fallait  attendre  de  lui  ; il  fut  constamment  parmi 
ses  ennemis.  Ce  ne  fut  qu’en  1473  que  le  roi  put  s’occuper  de 
lui.  Le  cardinal  d’Albi  vint  avec  une  armée  assiéger  Lectoure. 
La  place  se  défendait;  on  négocia,  et  pendant  qu’on  négo- 
ciait, le  cardinal  s’empara  d’une  porte  de  la  ville.  Jean  d’Àr- 
magnac  fut  poignardé  sous  les  yeux  de  sa  femme.  Celle-ci 
était  grosse,  on  l’empoisonna.  De  toute  la  population  de  Lec- 
toure, il  survécut  trois  hommes  et  quatre  femmes. 

Il  y avait  dans  cette  maison  d’Armagnac  une  branche  ca- 
dette, celle  de  Nemours,  dont  le  chef,  comblé  de  biens  et 
d’honneurs  par  Louis  XI,  le  trahit  dix  fois.  Débarrassé  des 
Bourguignons  et  des  Anglais,  Louis  fit  assiéger  et  prendre  le 
duc  de  Nemours  dans  sa  forteresse  de  Carlat,  et  l’enferma  au 
château  de  Pierre-Encise,  une  si  dure  prison  que  les  cheveux 
du  prisonnier  y blanchirent  en  quelques  jours.  Puis  il  le  fit 
transporter  à la  Bastille,  enchaîner,  mettre  dans  une  cage  de 


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LA  FRANCE  DE  1453  A 1494. 


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fer;  il  ordonna  qu’oR  ne  le  fit  sortir  de  là  que  pour  le  tortu- 
rer, et  qu’on  le  torturât  bien  étroit,  qu’on  le  fît  parler  clair. 
Nemours,  condamné  à mort,  fut  décapité  aux  halles. 

Un  frère  de  Jean  V d’Armagnac  et  un  membre  de  la  puis- 
sante maison  d’Albret,  coupables  aussi  de  complots  contre  le 
roi,  furent,  le  premier  emprisonné,  le  second  décapité.  Ces 
sévères  exécutions  achevèrent  d'enseigner  aux  seigneurs  si 
souvent  rebelles  du  Midi,  le  respect  de  la  loi  et  du  roi. 

Le  roi  d’Aragon  avait  engagé  cette  province  à Louis  XI,  pour 
200  000  écus.  Mais  il  comptait  bien  ne  pas  rendre  l’argent  et 
recouvrer  la  province,  dont  il  fomentait  secrètement  l’esprit 
d’hostilité  contre  les  Français.  En  1474  Louis  coupa  court  à 
ces  menées,  en  envoyant  une  bonne  armée,  qui  prit  Perpignan 
après  un  siège  de  huit  mois  soutenu  avec  une  admirable  con- 
stance. Une  femme,  dit-on,  avait  nourri  un  de  ses  enfants 
avec  le  corps  d’un  autre  mort  de  faim. 

Il  y avait  à punir  au  Nord  un  homme  qui,  comme  Jacques 
de  Nemours,  n’était  rien  que  par  Louis  XI,  h.  qui  Louis  XI 
avait  donné,  avec  le  titre  de  connétable,  la  défense  du  royaume, 
l’épéo  de  la  France.  Cet  homme,  le  comte  de  Saint-Pol,  avait 
résolu  de  se  créer,  entre  l’Angleterre,  la  France  et  la  Bour- 
gogne, une  souveraineté  indépendante.  Il  y avait  travaillé 
pendant  dix  ans,  employant  pour  réussir  un  seul  moyen,  trom- 
per tour  à tour  les  Anglais,  les  Français,  les  Bourguignons, 
mais  oubliant  qu’il  pouvait  arriver  un  jour  où  le  roi  de 
France,  le  roi  d’Angleterre  et  le  duc  de  Bourgogne  échan- 
geraient les  lettres  qu’il  leur  avait  écrites.  Louis  fut  le  plus 
implacable.  A l’approche  des  troupes  françaises,  le  connéta- 
ble s’enfuit  à Mous.  Le  roi  lui  écrivait  de  revenir  sans  crainte  : 
« J’ai  de  grandes  difficultés,  lui  disait-il,  j’aurais  bien  besoin 
d’une  tête  comme  la  vôtre;  » et  il  ajoutait  devant  ceux  qui 
étaient  présents,  de  peur  qu’on  ne  s’y  trompât  ; « Ce  n’est 
que  la  tête  que  je  demande,  le  corps  peut  rester  où  il  est.  » 
Le  duc  de  Bourgogne  le  livra;  il  fut  décapité  en  place  de 
Grève. 

Mais  de  toutes  ces  morts,  la  plus  heureuse  pour  le  roi 
était  celle  du  Téméraire.  Celle-là  était  vraiment  la  mort  même 
de  la  féodalité.  « Oncques  puis  ne  trouva  le  roi  de  France,  dit 


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CHAPITRE  H. 


Comines,  homme  qui  osât  lever  la  tête  contre  lui,  ni  contre- 
dire à son  vouloir.»  Le  duc  ne  laissait  qu’une  fille.  Le  roi  tâ- 
cha de  prendre  et  l’héritière  et  l’héritage.  Il  mit  en  avant  un 
projet  de  mariage  entre  Marie  de  Bourgogne  qui  avait  vingt  ans, 
et  le  Dauphin  qui  en  avait  huit;  mais,  comptant  peu  sur  une 
union  si  disproportionnée,  il  s’assura  toujours  d’une  partie  de 
la  dot,  en  s’emparant  sous  divers  prétextes  de  la  Bourgogne, 
de  la  Picardie  et  de  l’Artois.  Marie,  dépouillée,  trahie  par  le 
roi,  qui,  en  livrant  aux  Flamands  une  de  ses  lettres,  amena  la 
mort  de  ses  deux  conseillers,  Hugonet  et  Humbercourt,  se 
jeta  dans  les  bras  de  l’Autriche.  Elle  épousa  l’archiduc  Maxi- 
milien : funeste  mariage,  d’où  est  sortie  la  monstrueuse  puis- 
sance de  Charles -Quint,  et  qui  devint,  pour  les  maisons  de 
France  et  d’Autriche,  la  cause  première  d’une  lutte  deux  fois 
séculaire.  Cette  lutte,  à son  origine  sous  Louis  XI,  n’eut  pas 
la  gravité  qu’elle  acquit  plus  tard.  Elle  ne  fut  marquée  que 
par  une  bataille,  celle  de  Guinegate,  perdue  par  les  Français 
(1479).  Louis  n’en  réussit  pas  moins  à incorporer  définitive- 
ment au  domaine  royal  la  Bourgogne,  la  Picardie  avec  le 
Boulonnais,  et  obtint  qu’on  lui  cédât  en  outre  l’Artois  et  la 
Franche-Comté,  comme  dot  de  la  fille  de  Maximilien,  qui  fut 
promise  au  Dauphin  (traité  d’Arras,  1482). 

Il  ne  survécut  guère  à ce  traité,  couronnement  de  tout  son 
règne.  Retiré  dans  son  inaccessible  château  de  Plessis-lez- 
Tours,  en  proie  aux  remords  et  à de  superstitieuses  terreurs, 
il  y lutta  longtemps  contre  la  mort.  Il  avait  fait  venir  de  Cala- 
bre le  moine  François  de  Paule,  espérant  que  ses  prières  lui 
prolongeraient  la  vie,  et  s’était  fait  envoyer  par  le  sultan  Ba- 
jazet  toutes  les  reliques  trouvées  à Constantinople.  Les  remè- 
des, les  prières  au  ciel,  la  volonté  de  vivre  furent  inutiles.  « Le 
tout  n’y  faisoit  rien,  dit  Comines,  et  falloit  qu’il  passât  par  là 
où  les  autres  sont  passés.  » Averti  enfin  par  son  médecin  Coit- 
tier,  qui  lui  avait  extorqué  en  cinq  mois  54  000  écus,  qu’ü 
fallait  mourir,  il  se  résigna,  fit  venir  le  Dauphin,  son  fils,  qui 
était  élevé  dans  l’isolement  au  château  d’Amboise,  lui  donna 
d’excellents  conseils,  comme  on  en  donne  toujours  à cette 
heure,  et  la  fameuse  maxime  : « Qui  ne  sait  pas  dissimuler 
ne  sait  pas  régner.  » Il  expira  le  23  août  -1483.  Cette  même 


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LA  FRANCE  DE  1453  A 1494. 


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année  naissaient  Luther  et  Rabelais,  deux  autres  représentants 
des  temps  nouveaux  qui  commençaient. 

Ainsi,  après  vingt  ans  d’efforts,  le  roi  avait  vu  « la  maison 
de  Bourgogne  faible  et  impuissante;  le  duc  de  Bretagne  hors 
d’état  de  rien  entreprendre  et  tenu  en  bride  par  le  grand  nom- 
bre de  gens  de  guerre  qu’il  avait  sur  la  frontière  ; l’Espagne 
en  paix  avec  lui  et  en  crainte  de  ses  armes;  l’Angleterre  afi'ai- 
Iilie  et  troublée  elle-même;  l’Écosse  absolmnent  il  lui;  en  Al- 
lemagne beaucoup  d’alliés,  et  les  Suisses  aussi  soumis  que  ses 
propres  sujets.  » Bossuet  dit  trop  à l’égard  des  Suisses,  qui 
n’étaient  affectionnés  au  roi  que  parce  qu’il  semait  beaucoup 
d’argent  dans  leur  pays,  mais  il  ne  dit  pas  assez  pour  l’inté- 
rieur de  la  France.  Aux  quatre  provinces  gagnées  sur  la  Bour- 
gogne (le  duché  et  le  comté,  avec  le  Gharolais  et  Auxerre, 
l’Artois,  la  Picardie  avec  le  Boulonnais),  il  faut  ajouter  le 
Maine,  la  Provence  et  l’Anjou,  qu’un  testament  lui  avait  don- 
nés. Un  procès  lui  avait  valu  le  duché  d’Alençon  et  le  Perche; 
la  mort  de  son  frère,  la  Guyenne  ; son  intervention  dans  les 
affaires  d’Espagne,  le  Roussillon  et  la  Gerdagne.  C’étaient 
onze  provinces  réunies  au  domaine  de  la  couronne,  sans  comp- 
ter le  profit  des  exécutions  de  Saint-Pol,  de  Nemours  et  d’Ax- 
magnac. 

B avait  institué  les  postes,  multiplié  les  fôires  et  marchés, 
encouragé  le  commerce  et  l’industrie,  et  appelé  en  France  les 
premiers  imprimeurs. 

« Louis  XI,  dit  un  de  ses  historiens,  fut  également  célèbre 
par  ses  vices  et  par  ses  vertus,  et  tout  mis  en  balance , o’était 
on  roi.»  La  France  lui  doit  beaucoup,  mais  elle  n’a  pu  l’ab- 
soudre d’avoir  cru  que  tous  les  moyens  étaient  bons  pour  ar- 
river à un  but  utile. 


ÎLe  règne  de  Charles  irni,  Jusqu’à  rexpéditlon  d’italle 
(«483-1494). 

Le  successeur  de  Louis  XI  était  un  enfant  de  treize  ans  et 
deux  mois,  majeur  de  par  la  loi,  mais  faible  de  corps  et 
d’esprit,  et  destiné  à rester  longtemps  en  tutelle.  Il  était  sous 
la  garde  de  sa  sœur  aînée,  Anne  de  Beaujeu,  « la  moins  folle 

TEMPS  MODEUXES.  2 


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CHAPITRE  II. 


femme  du  monde,  » disait  son  père  Louis  XI,  dont  elle  avait 
les  bonnes  qualités  sans  les  mauvaises.  Une  réaction  violente 
éclata  contre  la  politique  du  feu  roi,  et  les  plus  compromis  de 
ses  ministres,  Olivier  le  Diable,  Daniel,  Jean  Doyat,  en  furent 
victimes.  Mais  les  grands  voulaient  mieux  encore,  l’annulation 
des  principaux  actes  de  Louis  XI.  C’est  dans  cet  espoir  qu’ils 
demandèrent  la  convocation  des  états  généraux. 

Ils  l’obtinrent,  mais  les  députés,  surtout  ceux  du  tiers, 
ne  voulurent  point  servir  d’instruments  aux  rancunes  féo- 
dales. Il  y eut  des  discours  très-hardis;  on  lit  encore  avec 
étonnement  celui  d’un  noble,  Philippe  Pot,  seigneur  de  la 
Roche,  sur  les  obligations  des  princes  et  les  droits  des 
peuples.  Les  états  laissèrent  à Anne  de  Beaujeu  la  plénitude 
du  pouvoir,  en  lui  laissant  la  garde  de  la  personne  du  roi, 
sur  l’esprit  duquel  elle  exerçait  une  grande  influence,  et  qui, 
étant  majeur,  avait  ou  plutôt  lui  laissait  la  plénitude  de  l’auto- 
rité royale. 

Ils  instituèrent  un  conseil  de  gouvernement  que  devaient 
présider,  en  l’absence  du  roi,  le  duc  d’Orléans  et,  à son  défaut, 
le  duc  de  Bourbon  et  le  sire  de  Beaujeu.  La  dame  de  Beaujeu 
n’était  pas  même  nommée  dans  cet  acte;  le  duc  d’Orléans,  au 
contraire,  demeurait  le  chef  ostensible  du  gouvernement,  et 
croyait  l’être.  Cependant  la  dame  de  Beaujeu,  qui  avaitaccou- 
tumé  son  frère  à lui  obéir  et  à la  craindre,  en  lui  faisant  pré- 
sider le  conseil,  en  écartait  le  duc  d’Orléans  ; et,  en  le  faisant 
présider  par  son  mari,  simple  baron  de  Beaujeu,  elle  en  écar- 
tait le  duc  d’Alençon,  le  duc  d’Angoulême  et  les  autres  princes 
du  sang  qui,  plus  qualifiés,  ne  voulaient  pas  siéger  au-dessous 
de  lui.  Ainsi  se  trouva  constitué,  sans  que  personne  l’eût 
prévu,  ce  que  l’on  appela  le  gouvernement  de  Madame,  ce  qui 
devait  continuer  le  ferme  et  énergique  gouvernement  de 
Louis  XI. 

Le  duc  d’Orléans  ne  tarda  pas  à voir  qu’il  était  joué.  H re- 
courut alors  aux  complots.  Anne  y mit  un  terme  en  digne  fille 
de  Louis  XL  Elle  ordonna  l’arrestation  du  prince.  Il  échappa, 
en  se  sauvant  à toute  bride,  au  moment  où  on  allait  le  saisir, 
et  prépara  la  guerre  civile.  Il  attira  dans  son  parti  le  duc  de 
Bretagne,  François  II,  fit  alliance  avec  Maximilien,  qui  se  re- 


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LA  FRANCE  DE  1453  A 1494. 


27 


prochait  les  concessions  du  traité  d’Arras,  et  sollicita  même 
l’assistance  du  roi  d’Angleterre,  Richard  III. 

Anne  de  Beaujeu  déjoua  tout.  Elle  retint  Richard  III  dans 
son  royaume,  en  donnant  des  secours  d’hommes  et  d’argent  à 
son  compétiteur,  Henri  de  Richement  qui  devint  bientôt  le  roi 
d’Angleterre  Henri  VH.  Elle  traita  contre  Maximilien  avec 
les  états  de  Flandre,  agissant  au  nom  de  leur  prince  enfant, 
le  duc  Philippe  d’Autriche;  elle  fit  alliance  avec  la  noblesse 
de  Bretagne,  soulevée  contre  Landais,  le  ministre  détesté  de 
François  II.  Landais  fut  saisi  et  pendu.  Aussitôt  la  Trémoille 
court  assiéger  le  duc  d’Orléans  dans  Baugency,  l’y  prend, 
l’oblige  à revenir  à la  cour  promettre  qu’il  ne  s’occupera  plus 
que  de  ses  plaisirs. 

Mais  Maximilien,  nommé  quelques  mois  après  roi  des  Ro- 
mains, c’est-à-dire  héritier  de  la  couronne  impériale,  rompt 
le  traité  d’Arrag.  La  ligue  des  princes  se  reforme,  une  vraie 
Ligue  du  bien  public,  comme  vingt  ans  plus  tôt.  Anne  n’avait 
pas  commis  les  fautes  de  Louis  XI.  Il  lui  resta  plus  de  res- 
sources et  elle  en  usa  habilement.  Pendant  que  Desquerdes 
arrête  Maximilien  dans  l’Artois  (1487)  et  y prend  Saint-Omer 
et  Térouanne,  elle  met  à la  tête  d’une  armée  leste  et  dévouée 
le  jeune  roi,  qui  est  tout  joyeux  de  se  voir  à cheval,  dans  une 
belle  armure;  et  l’on  marche  contre  les  confédérés  du  Midi. 
Partout  les  bourgeois  s’arment  contre  les  seigneurs,  contre 
leurs  garnisons;  en  quelques  jours,  « les  besognes  du  Midi 
sont  ordonnées.  » Elle  se  retourne  alors  contre  la  Bretagne. 
La  Trémoille  y entre,  avec  les  troupes  françaises,  au  mois  d’a- 
vril 1488,  il  s’empare  de  Châteaub riant,  Ancenis,  Fougères, 
et  bat  l’armée  bretonne  (2  7 juillet)  à Saint-Aubin  du  Cormier. 
Le  duc  d’Orléans  y fut  pris.  Au  nord,  les  choses  n’allaient  pas 
moins  bien.  Les  Flamands,  soulevés  contre  Maximilien,  chas- 
saient de  leur  pays  ses  troupes  allemandes,  et  l’obligeaient  à 
signer  une  nouvelle  convention  sur  la  base  du  traité  d’Arras  de 
1482.  Ainsi  la  dame  de  Beaujeu  triomphait  de  toutes  les  coa- 
litions et  gardait  les  conquêtes  de  son  père.  Elle  y ajouta  une 
grande  province. 

Le  duc  de  Bretagne,  François  H,  venait  de  mourir  ; il  n’y 
avait  pas  d’autre  héritier  que  sa  fille  Anne.  Il  ne  fallait  pas 


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28 


CHAPITRE  IT. 


laisser  tomber  en  des  mains  étrangères  une  provincequi  com- 
plétait le  royaume  à l’ouest.  Anne  de  Beaujeu  mit  tout  en  œu- 
vre, même  la  force,  pour  amener  le  mariage  du  roi  avec  la 
jeune  duchesse.  Charles  VIII  alla,  le  casque  en  tête,  conqué- 
rir sa  femme  et  le  duché.  Anne  de  Bretagne,  assiégée  dans 
• Rennes  et  abandonnée  de  Maximilien,  qui  l’avait  cependant 
fiancée  par  procuration,  consentit  à épouser  Charles  VIII 
(1491).  Le  dernier  asile  de  l’indépendance  princière  était  ou- 
vert à l’autorité  royale,  et  la  plus  opiniâtre  des  individualités 
provinciales  venait  se  fondre,  comme  les  autres,  dans  ce  grand 
tout  du  royaume  de  France.  Les  princes  rebelles  n’auront 
plus  de  refuge  où  ils  puissent  lever  bannière  contre  le  roi;  la 
dernière  guerre  qu’ils  ont  faite,  les  contemporains  l’ont  ap- 
pelée la  guerre  folle,  et  celles  qu’ils  entreprendraient  à l’ave- 
nir seraient  bien  plus  folles  encore,  voilà  donc  la  royauté  de 
France  mise  hors  de  page  ; voyons  comment  celle  d’Angleterre 
arrive  à s’y  mettre. 


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L’ANGLETERRE  DE  1453  A 1509. 


29 


CHAPITRE  III. 

L’ANGLETERRE  DE  1483  A 180». 

Ëtat  de  l’Angleterre  au  milieu  du  quinzième  siècle.  — Guerre  des  deux 
Roses  (1455-1485).  — Henri  VII  Tudor  (1485-1509).  — Suppression  des 
libertés  publiques. 


Etat  de  l’Angleterre  nu  mlllen  da  qninclème  siècle. 

En  Angleterre,  comme  en  France , une  aristocratie  puis- 
sante tenait  le  pouvoir  en  échec.  Mais,  au  lieu  qu’en  France 
la  bourgeoisie  était  l’alliée  du  roi  contre  la  noblesse  féodale, 
en  Angleterre  elle  s’était  unie  à la  noblesse  contre  le  roi,  et 
la  royauté  avait  été  contrainte  dès  le  temps  du  roi  Jean  de 
reconnaître  et  de  proclamer,  dans  la  Grande  Charte,  des 
droit.s  nationaux.  Depuis  près  de  deux  siècles,  le  parlement, 
composé  de  deux  chambres,  la  chambre  des  lords  ou  chambre 
haute,  et  la  chambre  des  communes  ou  chambre  basse,  était 
investi  du  droit  de  voter  l’impôt,  d’en  régler  la  nature,  d’en 
fixer  la  quotité  et  d’en  surveiller  l’emploi  ; le  roi  ne  pouvait 
faire  aucune  levée  de  deniers  sans  son  consentement.  C’était 
aussi  le  parlement  qui  prononçait  sur  les  questions  de  suc- 
cession au  trône  et  de  régence,  et  il  ne  votait  les  subsides 
qu’après  que  le  roi  avait  satisfait  à ses  griefs.  Il  est  vrai  que 
ses  sessions  n’étaient  pas  encore  périodiques,  que  la  cour 
avait  sur  ses  membres,  pris  individuellement,  une  influence 
considérable  ; mais  ce  grand  corps  n’en  était  pas  moins  re- 
gardé comme  le  gardien  sévère  des  libertés  anglaises , et  un 
des  deux  éléments  essentiels  de  la  souveraineté  nationale.  Les 
lois  nouvelles  devaient  être  approuvées  par  lui. 

La  vie  et  la  liberté  des  particuliers  étaient  protégées,  comme 
leur  fortune,  contre  les  excès  de  pouvoir  ou  les  erreurs  des 


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30 


CHAPITRE  111. 


agents  du  gouvernement.  C’était  un  principe  reconnu  et  pra- 
tiqué en  Angleterre  que  nul  ne  pouvait  être  arrêté  et  détenu 
sans  un  ordre  du  magistrat,  et  jugé  que  par  ses  pairs  : les 
lords  par  la  chambre  haute , les  autres  citoyens  par  le  jury 
siégeant,  en  séance  publique,  dans  le  comté  où  le  délit  avait 
été  commis,  et  prononçant  à Tunanimité,  sans  appel.  Il  y 
avait  eu  sans  doute  plus  d’un  exemple  de  jugements  arbi- 
traires ; mais  il  n’y  avait  point  de  tribunaux  exceptionnels. 
C’étaient  des  abus  passagers  qui  n’avaient  pu  s’ériger  en 
droit  penûapent.  Enfin  tout  officier  du  roi  était  exposé  à être 
poursuivi  pour  abus  de  pouvoir , sans  avoir  le  droit  d’invo- 
quer, comme  excuse,  un  ordre  royal.  Les  ministres  eux- 
mêmes  pouvaient  être  mis  en  accusation  par  le  parlement. 

L’Angleterre  était  donc  déjà,  à ne  considérer  que  ses  in- 
stitutions, en  avance  sur  tous  les  autres  Etals.  Mais  elle  avait 
peu  d’industrie,  peu  de  commerce  , de  sorte  que  les  intérêts 
matériels  n’y  étaient  pas  assez  forts  pour  dominer  les  ques- 
tions politiques.  De  plus,  les  mœurs  y étaient  d’une  violence 
extrême.  La  giierre  de  cent  ans  avait  développé  à un  haut 
degré , dans  toutes  les  classes , des  instincts  à la  fois  cupides 
et-  féroces.  L’acharnement  qu’on  avait  montré  dans  la  lutte 
contre  la  France  allait  se  retrouver  dans  les  luttes  intestines. 

( Ces  luttes  intestines  naquirent  de  la  rivalité  de  deux  mai- 
sons, celle  d’York  ou  la  Dose  blanche,  et  celle  de  Lancastrt 
ou  la  Rose  rouge. 

Vaerre  dea  deux  Boaca  (f 

Les  victoires  de  Crécy,  de  Poitiers  et  d’Azincourt  avaient 
inspiré  aux  Anglais  ce  patriotique,  cet  immense  orgueil  qui 
leur  a fait  faire  de  si  grandes  choses,  et  qui  est  resté  comme 
le  trait  distinctif  de  leur  caractère  national.  Le  malheur  de  la 
maison  de  Lancastre,  alors  représentée  par  Henri  YI,  fut 
d’être  impuissante  à satisfaire  cet  orgueil,  et  d’avoir  à répondre 
des  cruelles  atteintes  qu’il  recevait  chaque  jour  par  les  dé- 
faites essuyées  en  France  depuis  l’apparition  de  Jeanne  d’Arc 
et  surtout  depuis  la  mort  du  duc  de  Bedford.  A chaque  mau- 
vaise nouvelle  qui  arrivait  du  continent , d’universelles  cla- 


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4 

L’ANGLETERRE  DE  1453  A 1509.  31 

meurs  s’élevaient  contre  les  ministres.  C’était  le  Mans  qui 
était  livré  sur  un  ordre  de  Suffolk,  puis  Rouen  qui  ouvrait  ses 
portes,  puis  une  grande  bataille  rangée,  celle  de  Fourmigny, 
perdue  par  les  Anglais,  puis  Bordeaux,  qui  voyait  Danois 
pénétrer  en  vainqueur  dans  ses  murs. 

Sous  le  coup  de  tant  de  désastres , on  se  rappela  que  la 
dynastie  régnante  avait  usurpé  le  trône,  après  la  déposition 
de  Richard  II,  et  que  le  duc  d’York,  Richard,  en  était  le  lé- 
gitime héritier.  Il  descendait  en  ligne  directe,  par  les  femmes, 
qui,  en  Angleterre,  ont  et  donnent  des  droits  au  trône,  du 
second  fils  d’Édouard  III,  et  par  les  hommes,  du  quatrième. 
Henri  VI  ne  descendait  que  du  troisième  fils  de  ce  prince. 
La  maison  de  Lancastre  s’appuyait  sur  le  choix  primitif  de  la 
nation,  sur  une  concession  incontestée  de  soixante  ans,  et  in- 
voquait le  serment  de  fidélité  du  duc  d’York  lui-même.  Mais 
la  faiblesse  d’esprit  dont  Henri  VI  avait  hérité  de  son  aïeul 
maternel  Charles  VI,  dégénérait  en  une  véritable  imbécillité  ; 
sa  femme,  Marguerite  d’Anjou,  se  trouva  seule  en  face  des 
ressentiments  populaires. 

Déjà  suspecte  aux  Anglais  par  son  origine  française,  la 
reine  était  haïe  depuis  le  meurtre  du  duc  de  Clocester,  ce 
frère  du  glorieux  Henri  V,  qu’on  appelait  le  bon  duc,  parce 
qu’il  voulait  toujours  la  guerre  contre  la  France,  et  qu’elle 
avait,  en  1447,  fait  arrêter  et  tuer  deux  jours  après  dans 
sa  prison.  Plus  la  guerre  allait  mal  sur  le  continent , plus  la 
haine  croissait  contre  celle  qu’on  accusait  de  tous  les  désas- 
tres, et  qui,  lors  de  son  mariage,  au  lieu  d’apporter  une  dot  à 
son  époux,  avait  obtenu  l’évacuation,  par  les  troupes  an- 
glaises, de  l’Anjou  et  du  Maine.  Le  duc  d’York  crut  l’occa- 
sion favorable.  Il  poussa  d’abord  les  communes  à accuser  le 
ministre  favori , le  duc  de  Suffolk,  et  à refuser  tout  subside 
jusqu’à  ce  qu’il  eût  été  jugé.  Le  roi , pour  soustraire  l’accusé 
à une  sentence  de  mort,  le  condamna  à un  bannissement  de 
cinq  années.  Deux  mille  personnes  essayèrent  d’arrêter  Suf- 
folk à sa  sortie  de  prison.  Il  put  cependant  gagner  le  port 
d’Ipswiçh,  d’où  il  se  hâta  de  faire  voile.  Il  se  croyait  sauvé, 
lorsqu’il  fut  rejoint  par  le  Nicolas  de  la  Tour,  un  des  plus 
grands  vaisseaux  de  la  flotte  royale.  On  lui  ordonna  de  se 


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32 


CHAPITRE  III. 


rendre  à bord,  et,  à son  arrivée  sur  le  pont,  le  capitaine  le 
salua  par  ces  mots  ; « Sois  le  bienvenu,  traître!  » Le  surlen- 
demain, le  malheureux  subit  un  jugement  dérisoire  devant 
les  matelots.  Une  barque  était  déjà  le  long  du  bord  ; elle  por- 
tait un  billot , une  épée  rouillée  et  un  bourreau.  Le  duc  y fut 
descendu  ; l’exécuteur  ne  lui  abattit  la  tête  qu’au  sixième 
coup  (1450).  Cette  tragédie  était  à peine  accomplie  qu’une 
autre  commençait. 

Un  Irlandais,  John  Gade,  se  fit  passer  pour  un  prince  du 
sang  illégalement  décapité  en  1445,  et  souleva  le  comté  de 
Kent.  Il  se  rassembla  autour  de  lui  jusqu’à  60  000  hommes, 
et  il  fut  pendant  plusieurs  jours  maître  de  Londres.  Mais 
l’aventurier  ne  put  maintenir  la  discipline  parmi  les  siens. 
Les  bourgeois  s’armèrent  pour  se  préserver  du  pillage.  Une 
promesse  d’amnistie  acheva  la  dispersion  desânsurgés.  Cade, 
dont  la  tête  avait  été  mise  à prix,  tomba  dans  un  guet-apens 
et  fut  tué  (1450).  * 

Richard  d’York  avait  trempé  dahs  ce  mouvement;  on  n’osa 
le  frapper.  Enhardi  par  l’impunité , par  la  faiblesse  des  Lan- 
castriens,  que  le  facile  succès  de  Cade  avait  montrée,  il  leva 
une  petite  armée,  se  présenta  aux  portes  de  Londres,  et  exi- 
gea que  le  duc  de  Somerset,  qui  avait  remplacé  SufFolk,  fût 
mis  à la  Tour'  (1462).  R se  contenta,  cette  fois,  de  prouver 
ainsi  sa  force.  Mais  im  héritier,  du  trône  étant  né  en  1453, 
Richard  ne  dissimula  plus  ses  desseins  ; pendant  une  maladie 
mentale  de  Henri  VI,  il  se  fit  nommer  protecteur  (1454). 
Le  roi,  revenu  à la  santé,  lui  ôta  ses  pouvoirs.  Alors  il  prit 
ouvertement  Jes  armes,  aidé  de  la  haute  aristocratie,  surtout 
de  ce  Warwick  à qui  ses  richesses,  ses  talents  et  aussi  son 
inconstance  valurent  le  surnom  de  Faiseur  de  rois.  Ce  fa- 
meux capitaine,  fils  du  comte  de  Salisbury,  appartenait  à 
une  des  plus  illustres  familles  d’Angleterre , la  maison  de 
Nevil.  Il  nourrissait  journellement  dans  ses  terres  jusqu’à 
30  000  personnes.  Quand  il  tenait  maison  à Londres,  ses  vas- 
saux et  ses  amis  consommaient  six  bœufs  par  repas.  Vain- 
queur à Saint-Albans,  dans  le  comté  de  Hertford  (1455), 
Richard  obtint  encore  des  lords,  pendant  une  nouvelle  mala- 
die du  roi,  le  titre  de  protecteur.  Il  s’habituait  ainsi  à mettre 


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L’ANGLETERRE  DE  1453  A 1509.  33 

la  main  .sur  le  gouvernement,  tout  en  laissant  à Henri  VI  la 
couronne.  . 

En  1456,  Henri,  ayant  recouvré  la  santé,  reprit  possession 
de  l’autorité, 'et  le  duc  d’York  affecta  de  se  résigner.  Il  n’at- 
tendait qu’une  meilleure  occasion  d’agir.  Il  crut  l’avoir  trou- 
vée en  1460;  et,  cinq  ans  après  la  journée  de  Saint-Albans, 
fut  livrée  la  seconde  bataille  de  cette  guerre,  celle  de  North- 
ampton.  Avant  l’action , les  Yorkistes  avaient  donné  l’ordre 
d’épargner  les  simples  soldats,  mais  de  tuer  tous  les  officiers. 
Richard  resta  encore  vainqueur,  et  le  parlement  le  déclara 
héritier  légitime.  On  laissait  pourtant  à Henri  VI  son  titre 
de  roi. 

Marguerite  protesta  au  nom  de  son  fils,  prit  les  armes,  et, 
aidée  des  secours  de  l’Écosse,  qu’elle  acheta  par  la  cession  de 
la  forte  place  de  Benvlck,  réunit  20000  hommes..  Richard 
marcha  contre  elle  avec  5000.  Il  fut  cette  fois  vaincu  et  tué  à 
Wakefield,  dans  le  comté  d’York  ; Marguerite  exposa  sur  les 
murs  d’York  sa  tête,  que  par  dérision  elle  avait  fait  orner  d’une 
couronne  de  papier  (1460).  Le  plus  jeune  de  ses  fils,  le  comte 
de  Rutland,  à peine  âgé  de  dix-huit  ans,  fut  égorgé  de  sang- 
froid  après  la  victoire.  Il  fuyait,  quand  il  fut  arrêté  par  lord 
Clifford,  sur  le  pont  de  Wakefield.  Clifford  lui  demanda  son 
nom.  L’enfant,  effrayé,  tombe  à genoux..  Son  gouverneur, 
croyant  le  sauver,  le  nomme.  « Ton  père  a tué  le  mien,  s’é- 
crie Clifford,  je  veux  aussi  te  tuer,  toi  et  tous  les  tiens,  » et 
il  le  poignarde.  Ce  meurtre,  suivi  de  beaucoup  d’autres,  pro- 
voqua de  sanglantes  représailles  ; la  lutte  prit  un  caractère 
atroce.  Le  massacre  des  prisonniers,  la  proscription  des  vain- 
cus, la  confiscation  de  leurs  biens  devinrent  la  règle  des  deux 
partis.  Le  bourreau  suivait  toujours  les  soldats. 

Richard  d’York  eut  un  vengeur  dans  son  fils  aîné,  qui  fut 
proclamé  roi  à Londres,  par  le  peuple  et  ensuite  par  le  par- 
lement, sous  le  nom  d’Édouard  IV.  H éprouva  d’abord  une 
défaite  à la  seconde  bataille  de  Saint-Albans  (1461),  que 
Warwick  perdit.  Mais  deux  mois  après,  Édouard  lui-même 
vainquit  les  Lancastriens  à la  sanglante  journée  de  Towton 
(au  sud-ouest  d’York).  Plus  de  36  000  hommes  restèrent  sur 
le  champ  de  bataille,  dont  28000  de  la  Rose  rouge.  Margue- 


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34 


CHAPITRE  III. 


rite  se  réfugia  en  Écosse  et  de  là  en  France,  où  Louis  XI  lui 
prêta  2000  soldats,  en  lui  faisant  promettre  de  restituer  Calais 
à la  France.  Mais  la  bataille  d’Hexham  sur  la  Tyne,  dans  le 
Northumberland,  renversa  de  nouveau  ses  espérances  (1463). 
Elle  n’échappa  avec  son  fils  qu’après  avoir  couru  mille  dan- 
gers, et  retourna  en  France,  tandis  que  Henri  VI,  prisonnier 
pour  la  troisième  fois,  était  enfermé  à la  Tour  de  Londres, 
où  il  resta  sept  ans. 

La  couronne  d’Édouard  IV  était  affermie  sur  sa  tête.  Mais, 
par  son  mariage  avec  Élisabeth  Wod ville  (1465),  fille  d’un 
simple  gentilhomme,  il  mécontenta  le  duc  de  Glarence , son 
frère,  que  la  naissance  d’un^rince  de  Galles  dépouilla  bien- 
tôt du  rang  d’héritier  présomptif,  la  puissante  et  fière  mai- 
son des  Nevil,  qui  s’irritèrent  de  l’élévation  rapide  des  pa- 
rents d’Élisabeth,  surtout  Warwick,  qu’il  avait  envoyé  comme 
ambassadeur  en  France  pour  demander  la  main  d’une  belle- 
sœur  de  Louis  XI.  Warwick  et  Glarence  associèrent  leurs 
rancunes  ; ce  fut  d’abord  sans  succès , et  ils  furent  réduits  à 
s’enfuir  en  France.  La  reine  Marguerite  et  son  plus  redou- 
table adversaire  se  trouvaient  réunis  dans  le  même  asile  (1469).  •' 

Le  malheur  les  réconcilia  et,  par  l’entremise  de  Louis  XI, 
qui  était  bien  aise  de  susciter  des  embarras  à l’allié  du  duc 
de  Bourgogne,  ils  s’unirent  contre  l’enijemi  commun.  War- 
wick promit  de  rétablir  la  maison  de  Lancastre.  A peine  eut- 
il  débarqué  en  Angleterre  que  ses  tenanciers , ses  vieux  com- 
pagnons d’armes  et  les  partisans  de  la  Rose  rouge  accoururent 
en  foule  ; en  quelques  jours  il  eut  60  000  hommes.  Édouard, 
abandonné  • des  siens  à Notlingham  près  de  la  Trent  (1470), 
s’enfuit,  sans  avoir  pu  combattre,  dans  les  Pays-Bas,  auprès 
de  son  beau-frère,  Gharles  de  Bourgogne,  pendant  que  le 
parlement , docile  aux  volontés  du  plus  fort , rétablissait 
Henri  VI. 

Le  triomphe  des  Lancastriens  fut  court.  Au  bout  de  quel- 
ques mois  Édouard  reparut  avec  une  petite  armée  que  le 
Téméraire  l’avait  aidé  à former.  Warwick  succomba  à Bar- 
net,  à quatre  lieues  de  Londres,  grâce  à la  défection  du  duc 
de  Glarence,  qui  retourna  auprès  de  son  frère.  L’indomptable 
Marguerite,  arrivée  de  France  avec  une  nouvelle  armée,  ne 


Digilizea  oy  Vjuugle 


L'ANGLETERRE  DE  1453  A 1509.  35 

fut  pas  plus  heureuse  à Tewkesbury , dans  le  comté  de  Glo- 
cester  (mai  1471).  Cette  dernière  victoire  eut  des  résultats 
décisifs.  Le  prince  de  Galles  égorgé  sous  les  yeux  du  roi, 
Henri  VI  mort  ou  assassiné  quelques  jours  après  dans  la 
prison , Marguerite  enfermée  à la  Tour,  les  partisans  de  la 
Rose  rouge  tués  ou  proscrits , Edouard  IV  demeura  paisible 
possesseur  du  trône.  Mais  il  n’usa  de  cette  sécurité  que  pour 
s’adonner  aux  plaisirs. 

Cependant  il  sortit  un  moment  de  son  voluptueux  repos 
pour  commencer,  en  1475,  contre  Louis  XI,  à la  sollicitation 
de  Charles  le  Téméraire,  une  expédition  que  termina  le  traité 
de  Pecquigny  (voy.  p.  21).  Ses  dernières  années  furent  assom- 
bries par  le  procès  de  son  frère  Clarence,  qu’il  fit  mettre  à 
mort  (1478).  Lui-même,  victime  de  ses  débauches,  succomba 
en  1483,  jeune  encore  ; il  n’avait  que  quarante-deux  ans. 

Avant  d’expirer,  Édouard  IV  conjura  sa  famille  et  ses  prin- 
cipaux partisans  de  rester  unis.  Il  avait  comme  un  pressenti- 
ment des  tragédies  qui  allaient  suivre.  Son  fils,  Édouard  V, 
ne  lui  survécut  en  effet  que  trois  mois.  Pepuis  longtemps  le 
troisième  frère  d’Édouard  IV,  Richard  d’York,  duc  de  Glo- 
cester,  monstre  d’hypocrisie  et  de  cruauté,  convoitait  la  cou- 
ronne. Il  profita  de  la  jeunesse  de  son  neveu  pour  le  dépouil- 
ler-; il  commença  par  mettre  à mort  ceux  qui  pouvaient  le 
défendre,  lord  Rivers,  son  oncle,  sir  Richard  Gray,  lord  Has- 
tings  ; puis  il  contesta  la  légitimité  de  sa  naissance,  et  le  fit 
enfin  étouffer,  ainsi  que  son  plus  jeune  frère,  dans  la  Tour  de 
Londres,  par  l’infàme  Tyrrel.  On  cacha  les  corps  des  deux 
malheureuses  victimes  sous  les  marches  de  l’escalier  de  leur 
prison,  et  Richard  III  fut  proclamé  roi  (1483). 

Cette  usurpation  jeta  le  trouble  parmi  les  Yorkistes,  et  les 
Lancastriens  reprirent  courage.  Buckingham,  un  de  ceux  qui 
avaient  le  plus  fait  pour  mettre  la  couronne  sur  la  tête  de  Ri- 
chard, irrité,  non  de  ses  crimes,  mais  sans  doute  de  quelque 
avide  demande  qui  avait  été  repoussée,  se  souleva  contre  lui 
et  appela  le  Gallois  Henri  Tudor,  comte  de  Richemond,  der- 
nier rejeton,  par  les  femmes,  de  la  famille  de  Lancastre. Henri 
leva  en  Bretagne  2000  hommes,  et  débarqua  dans  le  pays  de 
Galles.  Il  arriva  trop  tard  pour  sauver  Buckingham,  qui  fut 


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36 


CHAPITHE  111 


accablé  et  tué,  mais  il  vainquit  Richard  III  à Bosworlh  (entre 
Leicester  et  Coventry).  L’usurpateur,  malgré  des  prodiges  de 


La  Tour  de  Londres  ’ . 

valeur,  périt  dans  la  mêlée  (1485).  C’était  la  dernière  des  dix 
grandes  batailles  de  cette  guerre.  Les  Lancastriens  y avaient 
été  vaincus  six  fois  ; mais  l’honneur  et  le  profit  de  la  dernière 
journée  leur  restait. 

Henri  VII  se  fit  alors  reconnaître  roi  d’Angleterre,  et  réunit 


<.  La  grarure  ne  représente  ici  que  la  Tour  Blanche  (the  ff'ithe  lower), 
le  plus  vaste  des  bâtiments  dont  l'ensemble  forme  ce  qu’on  appelle  fort  im- 
proprement la  Tour  du  Londres.  Celte  construction,  assise  sur  le  bord  sep- 
tentrional de  la  Tamise,  à l’extrémité  orientale  de  la  Cité,  a un  circuit  de 
3656  pieds.  Ce  n’est  plus  une  forteresse,  bien  qu’on  y voie  quelques  canons 
et  des  soldats , que  le  service  s’y  fasse  militairement,  et  que  la  plupart  des 
treize  petites  tours  qui  entouraient  la  grande,  subsistent  encore.  Celle-ci , 
ouvrage  de  Guillaume  le  Conquérant,  est  maintenant  une  sorte  de  musée 
d’artillerie.  La  tour  aux  Joyaux  renferme  les  bijoux  et  les  insignes  de  la 
coiironne.  C’est  dans  la  tour  Sanglante  que  fqrent  étouffés  les  enfants 
d’Édouard,  dans  celle  de  Wakefield  que  Henri  VI  fut  assassiné.  Ailleurs  on 
montre  la  bâche  qui  décapita  Anne  Boleyn,  celle  qui  servit  pour  le  comte 
d’Ëssex,  des  billots,  etc.  L’Angleterre  est  riche'  en  curiosités  de  ce  genre. 


L’ANGLETERRE  DE  1453  A 1509. 


37 


les  deux  Roses  en  épousant  l’héritière  d’York,  Élisabeth, 
fille  d’Édouard  IV.  Avec  lui  commença  la  dynastie  des 
Tudors,  qui  régna  118  ans,  jusqu’à  l’avénement  des  Stuarts, 
en  1603. 

Mais,  en  conservant,  malgré  ce  mariage  politique,  surlout 
en  témoignant  une  préférence  marquée  pour  les Lancastriens, 
Henri'  VII  provoqua  le  ressentiment  des  Yorkistes.  Ils  susci- 
tèrent contre  lui  deux  imposteurs.  L’un,  Lambert  Simnel,  fils 
d’un  boulanger,  se  fit  passer  pour  le  jeune  comte  deWarwick, 
fils  du  duc  de  Clarence;  l’autre,  Perkin  Warbeck,  fils  d’un 
juif  converti  de  Tournay,  prétendit  être  le  duc  d’York,  se- 
cond fils  d’Édouard  IV,  que  Richard  avait  fait  étouffer  à la 
Tour.  Henri  VII  vainquit  le  premier  à Stoke  près  de  Not- 
tingham  ( 1 487),  et  le  second  à Towton,  au  nord  d’Exeter  ( 1 498). 
H pardonna  à Simnel,  qui  reçut  un  emploi  dans  les  cuisines 
' royales  ; mais  Warbeck,  ayant  voulu  s’évader  de  la  Tour  avec 
le  vrai  comte  de  Warwick,  qui  y était  détenu,  fut  pendu  à 
Tyburn,  et  pour  se  délivrer  de  toute  crainte,  le  roi  fit  mettre 
Wanrick  à mort.  Avec  ce  prince  s’éteignit  la  race  des  Planta- 
genels,  qui  avait  gouverné  l’Angleterre  pendant  331  ans,  de- 
puis 1154. 

Henri  VII  régna  dès  lors  sans  opposition.  La  sanglante 
guerre  des  deux  Roses  avait  décimé  et  ruiné  l’aristocratie  an- 
glaise, quatre-vingts  personnages  tenant  par  le  sang  à la  fa- 
mille royale  y avaient  péri  ; combien  du  reste  de  la  noblesse  ! 
S’il  en  faut  croire  un  contemporain,  sir  John  Forlescue,  sous 
Édouard  IV  seulement,  un  cinquième  des  terres  du  royaume 
serait  tombé  par  confiscation  dans  le  domaine  de  la  couronne. 
Aussi  la  royauté  anglaise  ne  rencontra  plus  devant  elle,  au 
sortir  de  cette  guerre,  le  principal  obstacle  qui  l’avait  jus- 
qu’alors arrêtée,  une  aristocratie  puissante  et  fière. 

On  a vu  dans  l’Histoire  du  moyen  âge  (p.  449)  combien 
la  constitution  anglaise  était  déjà  libérale  au  milieu  du  quin- 
zième siècle.  La  royauté  conservait  cependant  un  pouvoir  im- 
mense. « La  personne  du  roi  était  inviolable.  Lui  seul  avait 
le  droit  de  convoquer  les  états  du  royaume,  qu’il  pouvait 
dissoudre  selon  son  bon  plaisir,  et  dont  les  actes  législatifs 
ne  pouvaient  se  passer  de  son  assentiment.  Il  était  le  chef  de 

TFMPS  MODERNES.  3 


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38 


CHAPITRE  III. 


radministration  exécutive,  l’unique  organe  de  la  nation  vis-à- 
vis  des  puissances  étrangères,  le  capitaine  des  forces  de  terre  et 
de  mer  de  l’État,  la  fontaine  de  justice,  de  clémence  et  d’hon- 
neur. Il  avait  de  grands  pouvoirs  pour  régler  le  commerce. 
La  monnaie  était  frappée  en  son  nom  ; il  fixait  les  poids  et 
mesures,  déterminait  les  lieux  pour  l’établissement  des  mar- 
chés et  des  ports.  Son  patronage  ecclésiastique  était  immense. 
Ses  revenus  héréditaires,  administrés  avec  économie,  sufifi- 
saient  à couvrir  les  dépenses  ordinaires  du  gouvernement. 
Ses  domaines  particuliers  étaient  très-vastes.  Il  était  en  outre 
le  seigneur  suzerain  du  sol  entier  de  son  royaume  et,  en  cette 
qualité,  possédait  un  nombre  infini  de  droits  lucratifs  et 
formidables  qui  le  mettaient  à même  d’inqméter  et  d’écraiser 
ceux  qui  traversaient  ses  desseins,  d’enrichir  et  d’élever,  sans 
qu’il  lui  en  coûtât  rien , ceux  qui  jouissaient  de  sa  faveur.  » 
(Macaulay.)  Ces  pouvoirs  indécis  donnaient  à celui  qui  en 
était  revêtu  la  tentation  perpétuelle  de  les  outre-passer  et  l’é- 
puisement de  l’aristocratie  après  la  guerre  des  deux  Roses  en 
fournit  l’occasion. 


Henri  irn  Tndor  (idSS-ISOA).  8appre«aion  des  liberté* 

publique*. 

Édouard  IV  déjà  n’avait  pas  toujours  attendu  le  consente- 
ment des  chambres  pour  établir  et  lever  l’impôt  ; Henri  VII 
alla  plus  loin  ; et  ce  prince  craintif  et  cupide  fut  mieux  obéi 
qu’Édouard  III,  le  vainqueur  de  Grécy,  mieux  que  Henri  V, 
le  héros  d’Azincourt.  Le  parlement  fut  rarement  convoqué 
sous  son  règne  ; quand  il  le  fut,  il  ne  montra  aucune  indépen- 
dance et  accepta  sans  mot  dire  les  propositions  que  lui  sou- 
mettait le  roi.  Emprunts  forcés,  déguisés  sous  le  nom  de 
feicnuei/Zanccs,  confiscations  arbitraires,  proscriptions,  mesures 
barbares  et  iniques  que  la  guerre  civile  seule  avait  amenées, 
acquirent  une  sorte  de  légalité  par  l’adhésion  ou  le  silence 
des  chambres.  Le  parlement  reconnut  la  chambre  étoilée,  tri- 
bunal nouveau  sous  un  nom  ancien,  dont  les  membres  étaient 
entièrement  à la  dévotion  du  roi,  et  qui  devint  un  des  instru- 
ments les  plus  dociles  et  l’une  des  armes  les  plus  redoutables 


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L’ANGLETERRE  DE  1453  A 1509.  39 

du  pouvoir  absolu.  La  chambre  étoilée,  en  effet,  multiplia  les 
cas  qui  furent  soustraits  à la  connaissance  du  jury,  et  mit  à 
la  discrétion  des  agents  du  roi  la  fortune  et  la  vie  de  tous  ceux 
que  le  roi  voulut  frapper. 

les  grands  avaient  gardé  du  moyen  âge  le  droit  d’a- 
voir autour  d’eux  toute  une  armée  de  serviteurs  qui  les 
aidaient  à troubler  le  pays  et  à braver  la  justice.  C’était 
le  droit  de  maintenance,  Henri  VII  l’abolit;  de  plus  il  ' 
autorisa  les  nobles  à vendre  leurs  terres  substituées.  C’était 
frapper  l’aristocratie  féodale  dans  le  présent  et  dans  l’ave- 
nir. Car,  en  supprimant  les  maintenances,  le  roi  enlevait 
aux  nobles  leurs  soldats  ; en  supprimant  les  substitutions  *, 
il  eût  préparé  le  morcellement  des  grandes  propriétés,  c’est- 
à-dire  la  ruine  des  grands  propriétaires  terriens,  si  l’usage, 
plus  fort  que  la  loi,  n’avait  continué  à faire  prévaloir  le 
système  des  substitutions,  qui  existe  encore  aujourd’hui  en 
Angleterre. 

Henri  VH  a commencé  la  puissance  commerciale  et  mari- 
time de  son  pays.  Un  traité  conclu  avec  les  Pays-Bas,  en  1496, 
établit  la  liberté  des  échanges  entre  les  deux  pays;  un  autre 
avec  le  Danemark  ouvrit  la  Baltique  aux  Anglais,  et  leur  as- 
sura le  commerce  exclusif  de  l’Islande.  A l’exemple  des  rois 
de  la  péninsule  espagnole,  il  essaya  de  tourner  l’activité  des 
Anglais  vers  les  découvertes  maritimes,  et  le  Vénitien  Sébas- 
tien Gabotto  alla  porter  le  premier  le  pavillon  anglais  dans 
l’ile  de  Terre-Neuve  et  longer  la  côte  des  Florides,  où  il  fut 
bientôt  suivi  par  des  marchands  de  Bristol.  Henri  VII  encou- 
ragea aussi  l’industrie  nationale  en  attirant  en  Angleterre  des 
ouvriers  flamands  et  en  défendant  l’exportation  de  la  laine. 
Enfin  il  rendit  la  justice  moins  inaccessible  aux  pauvres,  et 
prépara  la  réunion  des  deux  couronnes  qui  se  partageaient  la 
Grande-Bretagne  en  mariant  sa  fille  Marguerite  au  roi  Jac- 
ques IV.  De  cette  union  datent  les  droits  des  Stuarts  au  trône 
d’Angleterre,  qu’ils  prirent  en  1603.  Un  autre  mariage  eut  des 

<.  On  appelle  (erre  subitilnée  celle  dont  le  propriétaire  n’est  considéré  qoe 
comme  osurruitier  et  simple  délenlcar  an  nom  des  générations  Tulures,  dont 
il  peut,  par  conséquent,  percevoir  les  revenus,  mais  qu’il  ne  peut  aliéner  ni 
partager,  et  qui  passe  de  droit  à son  fils  atné. 

Jlt 


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40 


CHAPITRE  III. 


suites  plus  graves  : je  veux  parler  des  fiançailles  de  Catherine 
d’Aragon,  fille  de  Ferdinand  le  Catholique,  avec  le  fils  aîné 
du  roi,  Arthur,  et,  après  la  mort  prématurée  de  ce  jeune 
prince,  avec  son  second  fils,  qui  fut  depuis  Henri  VIII  ; on 
verra  le  schisme  d’Angleterre  sortir  de  cette  union.  Henri  Vil 
mourut  en  1509. 

Tel  qu’il  nous  apparaît  dans  l’histoire,  ce  prince  demeure 
bien  au-dessous  de  ses  deux  célèbres  contemporains  Louis  XI 
et  Ferdinand  le  Catholique.  Aussi  cruel  que  le  premier,  aussi 
fourbe  que  le  second,  il  n’eut  point  leur  génie  politique.  Une 
avarice  sordide  rapetissa  ou  corrompit  ses  actes  les  plus  ha- 
biles. Ainsi  la  loi  pour  l’abolition  des  maintenances  était  pour 
lui  moins  une  grande  mesure  de  gouvernement  qu’un  prétexte 
à contraventions  et  h amendes.  Il  extorquait  de  l’argent  à ses 
sujets  pour  faire  la  guerre;  il  en  recevait  des  étrangers  pour 
faire  la  paix,  comme  lorsqu’il  descendit  en  France,  en  1492, 
et  vendit  à Charles  VIII,  par  le  traité  d’Étaples,  la  retraite  de 
l’armée  anglaise  au  prix  de  745  000  écus  d'or.  Il  se  faisait 
acheter  les  places  de  sa  cour,  même  celles  d’Église  : il  ne  don- 
nait d’évêchés  qu’argent  comptant,  et  vendait  son  pardon  aux 
coupables.  II  recherchait  avec  soin  quelles  gens  mouraient 
sans  héritiers,  et  se  saisissait  de  leurs  biens  par  droit  de  déshé- 
rence, ce  qui  bien  souvent  avait  encore  lieu  en  face  d’héritiers 
véritables.  Ses  ministres  favoris,  Empson,  Dudley  et  le  car- 
dinal Morton,  savaient  tirer  profit  de  tout,  principalement  de 
la  justice.  Un  expédient  de  Morton  pour  obtenir  de  l’argent 
par  béncvolence  est  resté  célèbre.  « Si  tu  dépenses  beaucoup, 
disait- il,  c’est  que  tu  es  riche,  tu  dois  payer;  si  tu  ne  dépenses 
rien,  c’est  que  tu  fais  des  économies,  paye  encore.  » Ce 
dilemme  infernal  s’appelait  la  fourche  ou  l’hameçon  de 
Morton. 

Ce  règne  inaugurait  pour  l’Angleterre  un  despotisme  qm 
durera  un  siècle  et  demi  ; c’est  qu’au  sortir  de  la  guerre  des 
deux  Roses,  la  nation,  fatiguée  des  stériles  et  sanglantes  agi- 
tations des  luttes  intestines,  se  jeta  avec  ardeur  dans  les  tra- 
vaux pacifiques  du  commerce  et  de  l’industrie. Voyant  le  gou- 
vernement de  Henri  VII  seconder  cette  tendance  par  les 
traités  de  commerce  qu’il  conclut,  par  les  voyages  de  décou- 


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41 


L’ANGLETERRE  DE  1453  A 1509. 

vertes  qp’il  fit  entreprendre,  elle  ne  lui  demanda  rien  de 
plus,  et  oublia  pour  un  temps  son  parlement  et  ses  libertés. 
La  question  de  la  réforme,  la  lutte  contre  l’Espagne,  toumè- 


Chapelle  de  Henri  VII. 

rent  encore  d’un  autre  côté  l’attention  du  peuple  anglais.  Mais 
après  la  tyrannie  sanglante  de  Henri  VIII,  après  la  tyrannie 
glorieuse  d’Élisabeth,  et  grâce  aux  progrès  de  la  richesse 


42 


CHAPITRE  m. 


nationale  et  de  l’opinion  publique,  ces  souvenirs  se  réveil- 
leront avec  une  indomptable  énergie. 

L’Angleterre  conserve  un  curieux  monument  de  l’architec- 
ture de  ce  temps,  la  chapelle  où  Henri  VII  fut  enterré  à West- 
minster. C’est  un  des  modèles  du  gothique  flamboyant,  der- 
nière période  de  l’architecture  ogivale. 


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L’ESPAGNE  DE  1453  A 1521. 


-.3 


CHAPITRE  IV. 

L'ESPAGNE  DE  i4S3  A 1S21. 

État  de  l’Espagne  au  milieu  du  quinzième  siècle.  — Navarre,  Aragon, 

Castille  et  PortugaL 

de  l’Espacaie  an  mlllen  du  quinzième  alècle. 


Le  peuple  espagnol  était  demeuré  jusqu’alors  presque  en- 
tièrement étranger  aux  affaires  des  autres  nations  européen- 
nes. 11  lui  avait  fallu  conquérir  son  sol  pied  à pied  contre  les 
Maures;  et  cette  œuvre,  première  condition  de  son  existence 
nationale,  n’était  pas  même  achevée.  L’extrémité  méridionale 
de  la  péninsule  appartenait  aux  musulmans,  et  formait  le 
royaume  de  Grenade,  le  dernier  des  neuf  Etats  entre  lesquels 
avait  été  démembré  le  khalifat  de  Cordoue.  L’Espagne  avait 
donc  vécu  d’une  vie  à part  pendant  tout  le  moyen  âge.  Elle 
n’avait  eu,  pour  ainsi  dire,  qu’une  seule  pensée  : chasser  les 
Maures,  qui  lui  étaient  plus  odieux  encore  comme  musulmans 
que  comme  étrangers. 

A cet  isolement  elle  avait  dû  une  remarquable  originalité. 
Nulle  part  la  religion  n’avait  plus  d’ascendant  sur  les  âmes. 
Elle  y était  la  moitié  de  la  patrie. 

L’Espagne  était  encore  en  plein  moyen  âge,  c’est-à-dire 
que  l’anarchie  y était  au  comble,  sous  le  nom  de  privilèges 
des  castes,  des  provinces,  des  villes,  des  personnes.  Les  rois 
n’avaient  qu’une  ombre  de  pouvoir.  En  Castille,  les  grands 
venaient  d’obliger  le  faible  Jean  II  à laisser  condamner  et  exé- 
cuter son  favori,  Alvarès  de  Luna.  On  sait  la  formule  dont  se 
servaient  les  seigneurs  au  couronnement  des  rois  d’Aragon  : 
« Nous  qui  valons  chacun  autant  que  vous,  et  qui,  réunis, 
pouvons  plus  que  vous,  nousvous  faisons  notre  roi  et  seigneur, 


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44 


CHAPITRE  IV. 


à condition  que  vous  garderez  nos  fueros  et  nos  franchises, 
sinon,  non.  » Et  ce  n’étaient  pas  là  de  vaines  paroles,  sou- 
venir de  temps  effacés,  mais  l’expression  pure  et  simple  des 
faits  vivants.  Il  y avait  en  Aragon  un  magistrat,  investi  de  la 
plus  haute  juridiction,  et  qui  avait  joué  plus  d’une  fois  le  rôle 
d’arbitre  suprême  entre  le  roi  et  ses  sujets.  C’était  \ejusliza. 

Ce  magistrat,  dont  l’office  avait  quelque  ressemblance  avec 
celui  des  éphores  dans  l’ancienne  Sparte,  faisait  les  fonctions 
de  surveillant  du  prince  et  de  protecteur  du  peuple.  Sa  per- 
sonne était  sacrée,  son  pouvoir  et  sa  juridiction  presque  sans 
bornes.  Les  rois  eux-mêmes  étaient  obligés  de  le  consulter  ^ 
dans  les  cas  douteux.  Il  recevait  l’appel  des  sentences  des  juges 
royaux,  pouvait,  sans  appel,  évoquer  une  affaire,  et  avait  le 
droit  d’examiner  les  proclamations  royales,  d’exclure  les  mi- 
nistres ou  de  leur  faire  rendre  compte,  sans  avoir  compte  à 
rendre  lui-même  qu’aux  états.  Même  comme  particulier,  il 
ne  pouvait  être  arrêté  que  par  un  décret  des  cortès.  Mais  un 
tribunal  était  établi  pour  recevoir  toutes  les  plaintes  élevées 
contre  lui. 

En  Castille,  comme  en  Aragon,  la  défense  des  libertés  pu- 
bliques était  confiée  surtout  à ces  assemblées  sorties  de  l’élec- 
tion, qu’on  appelait  et  qu’on  appelle  encore  aujourd’hui  les 
cortès.  Les  cortès  d’Aragon  se  composaient  de  quatre  ordres  : 

1°  les  prélats,  2®  les  barons  ou  ricos  hombres,  3®  les  simples 
nobles  ou  infanzones,  4°  les  députés  des  cités  ou  procuradores. 

Les  cortès  d’Aragon  votaient  les  taxes,  décidaient  de  la  paix 
et  de  la  guerre,  faisaient  frapper  la  monnaie,  revisaient  tous 
les  jugements  des  tribunaux,  veillaient  sur  l’administration  du 
‘ pays  pour  réformer  les  abus,  et  avaient  tous  les  deux  ans  tme 
session  de  quarante  jours,  que  le  roi  ne  pouvait  dissoudre.  Les 
cortès  de  Castille  ne  comprenaient  que  trois  ordres  : le  clergé, 
la  noblesse  et  les  députés  des  \dlles.  Ils  ne  votaient  les  subsi- 
des qu’après  avoir  fait  les  affaires  du  peuple.  Souvent  même, 
dans  les  cas  de  minorité,  par  exemple,  les  cortès  furent  appe- 
lées à constituer  le  gouvernement  du  pays  : dans  le  conseil  de 
régence  établi  durant  la  minorité  de  Jean  I",  il  avait  fallu  ad- 
mettre des  bourgeois  égaux  en  nombre,  en  pouvoir,  en  insi- 
gnes même,  aux  nobles  membres  du  conseil. 


I 


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L’ESPAGNE  DE  1453  A 1521. 


45 


Outre  les  cortès,  chargées  de  défendre  contre  les  rois  la  li- 
berté générale,  ily  avait  les  libertés  particulières  ou  privilèges 
de  chaque  province,  et  qu’on  appelait  du  nom  de  fueros.  Les 
plus  fameux  étaient  ceux  de  l’ Aragon  et  ceux  du  pays  basque. 
Les  provinces  basques  avaient  et  ont  gardé  pendant  toute  la 
durée  des  temps  modernes'  une  véritable  indépendance  ; les 
Catalans  l’ont  plus  d’une  fois  revendiquée  ; en  1462,  ils 
déposèrent  Jean  II;  en  1640,  ils  se  constituèrent  en  répu- 
blique. 

Il  résultait  de  tous  ces  privilèges  qu’il  n’y  avait  point  en 
Espagne  de  véritable  patriotisme,  et  que  l’esprit  de  localité 
s’y  trouvait  profondément  enraciné.  Non-seulement  les  royau- 
mes, mais  les  provinces,  et  dans  les  provinces  les  villes,  vi- 
vaient à l’écart;  tout  noble  même  n’était  pas  éloigné  de  se 
croire  souverain  dans  ses  domaines,  et,  en  souvenir  de  leurs 
anciennes  franchises,  les  grands  d’Espagne  ont  gardé  le  privi- 
lège de  rester  couverts  en  présence  de  leur  souverain.  Enfin 
trois  grands  ordres  militaires,  ceux  d’Alcantara,  de  Galatrava 
et  de  Compostelle  ou  Saint-Jacques,  formaient  encore,  avec 
leurs  richesses,  leurs  places  fortes  et  leur  organisation  mi- 
litaire, comme  trois  États  dans  l’État. 

Mais  déjà  aussi  la  turbulence  de  l’aristocratie  féodale,  les 
guerres  privées,  les  brigandages  qui  en  étaient  la  suite,  avaient 
amené  la  création  de  la  sainte  hermandad.  Dès  l’année  1260, 
les  villes  d’Aragon,  et  un  peu  plus  tard  celles  de  Castille, 
s’étaient  imies  pour<«ssurer  le  maintien  de  la  paix  publique. 
Elles  avaient  institué  des  tribunaux,  levé  et  organisé  des  trou- 
pes pour  la  répression  des  désordres  commis  sur  les  routes. 
L’établissement  de  la  sainte  hermandad,  ou  sainte  confrérie, 
sorte  de  garde  civique,  souleva  de  violents  murmures  dans  la 
noblesse.  Les  archers  de  la  confrérie  eurent  plus  d’une  escar- 
mouche à soutenir  contre  les  bandits  féodaux.  Mais  l’institu- 
tion résista  à tous  les  efforts  qu’on  fit  pour  la  détruire,  aux 
vices  même  de  son  organisation,  et  lors  du  siège  de  Grenade, 
elle  rendit  d’importants  services. 

Parcourons  maintenant  chacun  de  ces  Etats. 


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46 


CHAPITRE  IV. 


naTarre,  Aragoa,  Caatllle  ei  Portugal. 

Jean  d’Aragon,  prince  actif  et  habile,  mais  d’une  ambition 
sans  scrupules,  avait  épousé  la  reine  de  Navarre,  dont  il  eut 
un  fils,  don  Carlos,  prince  d©  Viane.  Le  jeune  prince  devait, 
à la  mort  de  sa  mère,  hériter  de  cette  couronne.  Son  père  la 
retint.  Les  partisans  du  fils  prirent  les  armes,  et  furent  battus 
à la  journée  d’Aïbar  (1452).  La  guerre  entre  le  père  et  le  fils, 
deux  fois  apaisée,  deux  fois  recommença,  et  cette  lutte  sacri- 
lège ne  se  termina  que  par  la  mort  du  jeune  prince,  qui  fut 
probablement  empoisonné  par  son  père  (1461).  Il  avait  deux 
sœurs  : l’une.  Blanche,  épouse  répudiée  de  Henri  IV  de  Cas- 
tille; l’autre,  Léonore,  comtesse  de  Foix.  Don  Carlos  avait 
légué  ses  droits  à la  première.  Elle  n’eut  que  l’héritage  de  ses 
malheurs,  et  mourut  au  fond  du  château  d’Orthez,  d’un  poison 
que  sa  sœur  lui  donna.  Jean,  puis  Léonore,  régnèrent  alors 
en  Navarre.  Une  petite-fille  de  Léonore  porta  en  1484  cette 
couronne  dans  la  maison  française  d’Albret;  mais  un  second 
fils  de  Jean  d’Aragon,  Ferdinand  le  Catholique,  conquit  la 
Navarre  espagnole  (1512)  et  la  déclara  en  1515  pour  jamais 
réunie  à ses  États.  La  basse  Navarre,  au  nord  des  Pyrénées, 
conserva  ses  rois  particuliers  jusqu’à  Henri  IV. 

Ce  Jean  d’Aragon  devint  en  1458,  par  lamort  d’Alphonse  V, 
son  frère,  roi  d’Aragon.  Son  règne  fut  troublé  par  des  révoltes 
continuelles.  Les  Catalans,  dont  il  violait  les  privilèges,  épou- 
sèrent la  querelle  du  prince  de  Viane,  et  après  la  mort  du 
saint  martyr^  plutôt  que  d’appartenir  à Jean  II,  ils  aimèrent 
mieux  se  donner  au  roi  de  Castille,  qui  refusa,  mais  se  fît 
céder  la  ville  d’Estella,  en  Navarre,  puis  à don  Pèdre  de  Por- 
tugal, enfin  à la  maison  d’Anjou.  La  mort  prématurée  de 
Jean  de  Calabre,  fils  du  roi  René,  ruina  leurs  espérances. 
Après  onze  ans  de  guerre,  ils  se  soumirent  (1472).  C’est  pour 
trouver  les  moyens  de  résister  à cette  insurrection  que  Jean  H 
avait  engagé  à la  France  la  Cerdagne  et  le  Roussillon  contre 
un  prêt  de  350  000  écus  d’or.  Louis  XI  n’était  pas  homme  à 
lâcher  ce  qu’il  avait  une  fois  saisi.  Une  tentative  de  Jean  II 
pour  recouvrer  le  Roussillon,  en  1473,  échoua.  Il  mourut  en 


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L’ESPAGNE  DE  1453  A 1521.  47 

1479,  à l’âge  de  quatre-vingt-deux  ans.  Son  second  fils,  Fer- 
dinand le  Catholique,  lui  succéda. 

En  Castille,  même  spectacle  ou  pis  encore.  Henri  IV,  qui 
succéda  en  1454  à son  père  Jean  II,  se  rendit  à la  fois 
odieux  et  méprisable  par  sa  prédilection  pour  Bertrand  de  la 
Cneva,  favori  cupide  et  lâche  qui  le  déshonorait.  Dès  1459 
tes  cortès  exigèrent  que  le  frère  du  roi,  don  Alphonse,  fût  re- 
connu pour  son  héritier.  En  1465,  les  nobles  prirent  les  ar- 
mes et  déposèrent  le  roi  en  effigie.  On  éleva  une  estrade  dans 
la  plaine  d’Avila;  on  y plaça  le  simulacre  de  Henri  avec  le 
sceptre  et  la  couronne,  mais  couvert  d’un  crêpe  noir.  Alors  un 
héraut  s’avança  et  lut  à haute  voix  une  longue  énumération 
des  crimes  du  monarque.  A l’énoncé  du  premier,  l’archevêque 
de  Toulouse  enleva  la  couronne  ; au  second,  le  comte  de  Pla- 
centia  détacha  l’épée  de  justice  ; au  troisième,  le  comte  de 
Bénavent  arracha  le  sceptre.  A la  fin,  l’effigie  royale  fut  jetée 
du  trône  à terre.  Cette  cérémonie  étrange  fut  le  signal  d’une 
guerre  civile,  les  principaux  acteurs  de  cette  scène  ayant  pro- 
clamé roi  le  frère  de  Henri  IV,  don  Alphonse,  qui  n’avait  que 
douze  ans  ; mais  ce  jeune  prince  mourut,  après  la  bataille  indé- 
cise de  Médina  del  Campo,  en  1467,  et  Henri  IV  consentit  à 
reconnaître  pour  princesse  des  Asturies  ou  héritière,  sa  sœur 
Isabelle,  au  détriment  de  sa  propre  fille  (1468).  Une  des 
clauses  de  la  paix  était  qu’Isabelle  ne  pourrait  se  marier  sans 
l’aveu  du  roi.  Plusieurs  princes,  parmi  lesquels  le  roi  de  Por- 
tugal et  le  duc  de  Guyenne,  Charles,  frère  de  Louis  XI,  solli- 
citèrent sa  main.  Isabelle  leur  préféra  Ferdinand,  fils  aîné  du 
roi  d’Aragon,  et  l’épousa  en  secret  à VaUadolid,  sans  attendre 
le  consentement  de  Henri  IV (1469).  Il  fut  établi  dans  le  con- 
trat que  le  gouvernement  de  la  Castille  n’appartiendrait  qu’à 
Isabelle. 

Ce  mariage  ralluma  la  guerre  civile.  Le  roi,  cessant  de  dés- 
avouer sa  fille  Jeanne,  qu’on  appelait  la  Bertraneïa,  la  déclara 
son  héritière,  mais  sans  pouvoir  lui  assurer  son  héritage. 
Lorsqu’il  mourut,  en  1474,  le  roi  de  Portugal,  Alphonse  V, 
essaya  de  soutenir  la  cause  de  Jeanne  : il  fut  battu  à Toro, 
malgré  l’appui  du  riche  et  puissant  archevêque  de  Tolède, 
CayilJo  d’Acunha  (1476).  Ce  prélat,  dont  l’humeur  inquiète 


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48 


CHAPITRE  IV. 


avait  déjà  troublé  le  règne  de  Henri  IV,  s’était  déclaré  contre 
Isabelle,  par  haine  de  son  mari  aragonais.  Il  disait  : « J’ai  su 
placer  l’infante  Isabelle  sur  le  trône  de  Castille  ; je  saurai 
bien  l’en  faire  descendre  : si  je  lui  ai  mis  le  sceptre  à la  main, 
je  veux  l’obliger  à reprendre  le  fuseau.  » Il  résista  même  aux 
menaces  du  pape,  et  ne  se  réconcilia  qu’en  1478  avec  son 
ancienne  protégée.  Dès  lors  le  roi  de  Portugal  dut  céder;  la  • 
Bertraneïa  se  retira  dans  un  monastère;  et  la  même  année, 
Ferdinand  le  Catholique  devenait  roi  d’Aragon  par  la  mort  de 
Jean  II  (1479)  : les  deux  couronnes  d’Aragon  et  de  Castille 
étaient  réunies. 

De  ce  jour  l’Espagne  exista.  Isabelle,  douée  d’un  ferme  gé- 
nie, Ferdinand,  fort  habile  homme,  quoique  perGde  et  déloyal, 
ce  qui  alors  semblait  une  habileté  de  plus,  travaillèrent  avec 
une  vigueur  et  un  accord  qui  ne  se  démentirent  pas  un  instant, 
à fonder  l’unité  nationale  au  profit  de  la  royauté.  Les  Maures 
occupaient  encore  le  midi  de  la  Péninsule.  En  1462,  ils  per- 
dirent Gibraltar,  ce  qui  leur  fermait  l’Afrique  ; les  troubles  de 
la  Castille  suspendirent  la  guerre;  elle  recommença  en  1482, 
et,  grâce  à leurs  discordes  intestines,  ils  perdirent,  la  même 
année,  Alhama,  boulevard  de  leur  capitale,  Ronda,  trois  ans 
après,  Velez-Malaga  en  1487,  Alméria  en  1489;  deux  ans 
plus  tard,  Grenade  même  fut  assiégée.  Cette  grande  ville  était 
flanquée  de  plus  de  mille  tours  et  renfermait  encore  200  000  ha- 
bitants. Le  siège  dura  près  de  neuf  mois.  Un  accident  mit 
le  feu  pendant  la  nuit  aux  tentes  d’Isabelle.  La  reine  voulut 
qu’à  la  place  du  camp  brûlé  les  Espagnols  bâtissent  une  ville, 
afin  de  faire  voir  aux  musulmans  que  le  siège  ne  seraitjamais 
levé.  Bâtie,  en  quatre-vingts  jours,  cette  ville  existe  encore 
sous  le  nom  de  Santa-Fé.  Enfin,  pressés  par  la  famine,  vain- 
cus le  plus  souvent  dans  les  petits  combats  qui  se  livraient 
sans  cesse  sous  leurs  murs,  abandonnés  par  l’Afrique,  qui  ne 
tenta  aucun  effort  pour  les  sauver,  les  Maures  se  rendirent. 
C’était  la  dernière  « des  trois  mille  sept  cents  batailles  » que 
les  chrétiens  leur  avaient  livrées.  La  capitulation,  dont  Gon- 
zalve  de  Gordoue  dressa  les  articles,  portait  que  les  musulmans 
seraient  toujours  gouvernés  selon  leurs  lois,  qu’ils  conserve- 
raient leurs  biens,  leurs  coutumes,  le  libre  exercice  de  leur 


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L’ESPAGNE  DE  1453  A 1521.  49 

culte,  sans  être  astreints  à d’autres  impôts  que  ceux  qu’ils 
payaient  à leurs  rois  (1492).  Arrivé  sur  le  mont  Padul,  d’où 
l’on  découvre  Grenade,  Boabdil  (Aboul  Abdallah),  son  dernier 
prince,  jeta  sur  elle  un  long  regard  et  des  larmes  baignèrent 
son  visage.  « Mon  fils,  lui  dit  sa  mère  Aïxa,  vous  avez  raison 
de  pleurer  comme  une  femme  le  trône  que  vous  n’avez  pas  su 
défendre  comme  un  homme.  » La  domination  des  Arabes  en 
Espagne  avait  duré  782  ans.  Elle  laissa  derrière  elle,  sur  le 
sol,  des  monuments  d’une  exquise  élégance;  une  agriculture, 
une  industrie  perfectionnées;  dans  les  mœurs,  les  costumes, 
les  meubles,  des  détails  pittoresques;  dans  la  langue,  plus  d’un 
mot  sonore  ; dans  la  pensée  même  un  tour  de  politesse  déli- 
cate et  fleurie  que  ne  connaissaient  point  les  rudes  conquérants 
du  Nord. 

L’Espagne  était  délivrée,  mais  elle  conservait  contre  les  in- 
fidèles une  horreur  et  une  haine  mûries,  pour  ainsi  dire,  par 
huit  siècles  de  guerre.  La  population  de  la  Péninsule  présen- 
tai un  singulier  mélange  de  Maures,  de  juifs  ex  de  chrétiens. 
Pour  en  faire  un  tout  homogène,  en  leur  imposant  une  même 
croyance;  pour  fortifier  l’unité  de  l’État  par  l’unité  de  la  reli- 
gion, Ferdinand  créa  une  inquisition  nouvelle.  Ce  tribunal  cé- 
lèbre, qui  a laissé  un  nom  terrible  et  exécré,  avait  à sa  seconde 
origine  une  destination  politique  tout  autant  que  religieuse*. 
Organisé  en  Castille  en  1480,  le  saint-office  fut  établi  quatre 
ans  plus  tard  en  Aragon,  et  s’y  maintint  malgré  une  vive  op- 
position ; il  se  trouva  être  alors  le  seul  tribunal  admis  à la  fois 
dans  les  deux  pays.  Le  roi  en  nommait  le  chef,  le  grand  in- 
quisiteur, et  retenait  pour  son  trésor  les  biens  des  condamnés. 
Ceux-ci  furent  d’abord  les  chrétiens  judaïsants;  les  Maures 
convertis  qui  en  secret  restaient  fidMes  à Mahomet;  plus 
tard,  ce  furent  les  novateurs  en  politique  comme  en  religion. 
De  janvier  h novembre  1481,  les  inquisiteurs  envoyèrent  au 


<.  L’inquisition  avait  été  créée  au  commencement  du  treizième  siècle,  par 
taint  Dominique  et  Innocent  111,  contre  les  Albigeois.  Elle  fut  complètement 
réorganisée  en  <480  en  Espagne,  plus  tard  en  Italie.  On  la  nommait  en  Es- 
pagne le  saint-njjtce.  L’inquisition  espagnole  fut  introduite  aux  Pays-Bas  par 
Pliilippe  11  et  causa  la  révolte  de  cette  région.  En  Espagne,  elle  n’a  été  abo- 
lie qu'en  <820,  après  l’avoir  couverte  de  bûchers  ou  auto-da-fe  (actes  de  foi). 


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50 


CHAPITRE  rV. 


bûcher,  dans  Séville,  298  nouveaux  chrétiens,  et  2000  dans  les 
provinces  de  Séville  et  de  Cadix.  Placée  sous  la  main  des  rois, 
et  parfois  suspecte  à la  cour  de  Rome,  elle  fut  tout  d’abord  un 
moyen  de  gouvernement  et  un  instrument  de  despotisme  pour 
défendre  « les  deux  majestés  (ambas  majestades)  ; » car,  Fer- 
dinand qui  avait  gagné,  à la  prise  de  Grenade,  pour  lui  et  ses 
successeurs,  le  surnom  de  Catholique,  confondit  si  bien  la  re- 
ligion et  la  royauté,  que  le  même  nom  servit  à désigner  Dieu 
et  le  roi,  et  que  la  révolte  devint  un  sacrilège.  « Ce  qui  indi- 
gnait davantage  les  esprits,  dit  le  jésuite  Mariana,  c’était  de 
voir  que  ce  tribunal  sévère  faisait  porter  aux  enfants  la  peine 
de  leur  père,  et  que  l’on  ne  connaissait  point  l’accusateur; 
qu’on  ne  le  confrontait  point  avec  le  coupable  ; qu’on  ne  faisait 
point  connaître  les  témoins.  Rien  d’ailleurs  ne  semblait  plus 
dur  que  ces  perquisitions  secrètes  qui  troublaient  le  commerce 
et  la  société.  » Le  dominicain  Thomas  de  Torquemada  fut  le 
premier  grand  inquisiteur.  Dans  les  dix-huit  années  qu’il  di- 
rigea ce  tribunal  de  sang,  8800  personnes  furent  brûlées, 
6500  le  furent  en  effigie  ou  après  leur  mort,  et  9000  subirent 
la  peine  de  l’infamie,  de  la  confiscation  des  biens  ou  de  la  pri- 
son perpétuelle. 

Dès  l’année  1492,  l’inquisition  se  trouva  assez  forte  pour 
obtenir  l’expulsion  des  juifs  après  les  avoir  dépouillés.  D 
leur  fut  en  effet  interdit  d’emporter  ni  or  ni  argent,  luffi.s 
seulement  des  marchandises.  Des  écrivains  contemporains  éva- 
luent à 800  000  le  nombre  de  ceux  qui  sortirent  d’Espagne  ; le 
plus  grand  nombre  périt  ou  fut  livré  à d’atroces  souffrances, 
c’était  l’immolation  par  le  fanatisme  de  tout  un  peuple,  long- 
temps le  principal,  l’unique  représentant  de  l’industrie  et  de 
la  science.  Un  décret  enleva  aux  Maures  la  liberté  religieuse 
que  le  traité  de  Grenade  (1499)  leur  avait  laissée,  et  beaucoup 
aussi  s’exilèrent  ; leur  expulsion  définitive  ne  fut  prononcée 
qu’un  siècle  après,  en  1609.  L’Espagne  gagna  ainsi  son  unité 
religieuse,  mais  elle  perdait  son  industrie  et  son  commerce, 
dont  les  juifs  et  les  Maures  étaient  les  agents  les  plus  actifs. 

Par  l’inquisition,  le  roi  dominait  les  consciences  ; par  le 
droit  que  le  pape  lui  conféra  de  nommer  à tous  les  bénéfices, 
il  eut  un  grand  ascendant  sur  le  clergé;  il  acquit  une  puissance 


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L’ESPAGNE  DE  1453  A 1521.  51 

militaire  et  des  revenus  considérables,  en  se  faisant  élire  grand 
maître  des  ordres  de  Calatrava'  d’Alcantara  et  de  Saint-Jac- 
qnes  (1494).  Ce  dernier  ordre,  le  plus  important  il  est  vrai, 
pouvait  équiper  1000  lances.  La  réunion  de  ces  dignités  à la 
couronne  n’était  d’abord  que  personnelle,  mais  Ferdinand  la 
fit  déclarer  par  le  pape  perpétuelle.  Par  la  réorganisation  de 
la  sainte  hermandad,  qu’il  subordonna  au  conseil  de  Castille 
et  dont  il  se  déclara  le  protecteur,  la  royauté  acquit  le  moyen 
de  faire  la  police  du  pays;  et,  sous  prétexte  de  punir  ou  de  ré- 
primer les  guerres  privées  entre  les  barons,  elle  rasa  leurs  châ- 
teaux. En  1481,  quarante-six  forteresses  furent  démolies  dans 
la  seule  province  de  Galice,  et  les  têtes  les  plus  hautes  tombè- 
rent. Des  commissaires  furent  envoyés  dans  toutes  les  provin- 
ces pour  écouter  les  plaintes  des  peuples  contre  les  grands,  et 
surveiller  les  juges,  qui,  en  cas  de  prévarication,  durent  ren- 
dre au  septuple.  Enfin  le  roi  catholique  obtint  du  pape,  parla 
fameuse  bulle  de  la  Cruzada,  une  part  considérable  dans  la 
vente  des  indulgences. 

Unie  au  dedans,  l’Espagne  prit  au  dehors  une  importance 
qu’elle  n’avait  jamais  eue.  Colomb  découvrit  pour  la  couronne 
de  Castille  le  nouveau  monde  (voy.  p.  2);  Ximénès  lui  donna 
Oran,  sur  les  côtes  d’Afrique  (1509),  et  Pierre  de  Vera,  les 
Canaries,  dont  la  population  indigène,  les  Guanches,  fut  exter- 
minée. Un  point  de  relâche  important  pour  la  navigation  de 
l’AÜantique  fut  ainsi  assuré  à l’Espagne.  Ferdinand  conquit, 
pour  la  couronne  d’Aragon,  le  royaume  de  Naples  (1504)  et 
enleva  la  Navarre  à Jean  d’Albret  (1512),  ce  qui  fermait,  au 
profit  de  l’Espagne,  une  des  deux  portes  des  Pyrénées.  Il  te- 
nait déjà  l’autre  par  le  Roussillon,  que  Charles  VIII  lui  avait 
rendu  en  1493. 

La  mort  d’Isabelle  faillit  de  nouveau  séparer  les  deux  royau- 
mes. Il  n’était  resté  à la  reine  qu’une  fille,  Jeanne  la  Folle, 
mariée  à l’archiduc  Philippe  le  Beau,  fils  de  Marie  de  Bour- 
gogne et  de  Maximilien  d’Autriche,  par  conséquent  déjà  sou- 
verain des  Pays-Bas.  Mécontente  de  son  gendre,  Isabelle 
donna  par  testament  la  régence  de  Castille  à son  mari.  Les 
Castillans  se  soumirent  avec  peine  aux  dernières  volontés  de 
leur  grande  reine,  et  Philippe  n’eut  qu’à  débarquer  en  Espa- 


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52 


CHAPITRE  IV. 


gne  pour  s’emparer  du  pouvoir.  Mais  il  mourut  presque  aus- 
sitôt (1506),  et  Ferdinand,  grâce  à l’appui  de  l’archevêque  de 
Tolède,  le  fameux  cardinal  Ximénès,  fut  reconnu  par  les 
Cortès  régent  de  Castille,  pendant  la  minorité  de  son  petit- 
fils  Charles,  fils  de  Philippe  le  Beau. 

Cependant  l’unité  de  l’Espagne  n’était  pas  encore  assu- 
rée. Ferdinand,  par  dépit  contre  Philippe  le  Beau,  avait  con- 
tracté un  nouveau  mariage  avec  Germaine  de  Foix,  nièce  de 
Louis  XII,  en  faveur  de  laquelle  le  roi  de  France  avait  renoncé 
à Naples  (1506)  ; mais  cette  union  fut  stérile.  Un  projet  de  lé- 
guer l’Aragon  à son  second  petit-fils,  aux  dépens  du  premier, 
qu’il  n’aimait  pas,  n’eut  pas  de  suite,  et  Ferdinand  s’inspirant, 
au  lit  de  mortes  16),  de  cette  grande  pensée  de  l’unité  de  l’Es- 
pagne, légua  toutes  ses  couronnes  à Charles,  qui  avait  déjà 
recueilli  l’héritage  d’Isabelle  et  qui  devait  recueillir  encore 
celui  de  son  aïeul,  l’empereur  Maximilien.  Philippe  II  avait 
bien  raison  de  dire,  en  parlant  du  roi  Ferdinand  : « C’est  à 
lui  que  nous  devons  tout.  » 

L’archevêque  de  Tolède  et  grand  inquisiteur,  Ximénès, 
fut  régent  de  Castille  jusqu’à  l’arrivée  du  jeune  roi,  alors  en 
Flandre.  Homme  austère,  esprit  d’ime  rare  vigueur,  il  avait 
prévenu  la  réforme  en  la  faisant  lui-même  ; du  moins  il  avait 
ramené  plusieurs  ordres  monastiques  de  l’Espagne  à une 
sévère  discipline,  et  pour  ranimer  l’esprit  religieux  dans 
le  pays,  il  avait  conduit  à ses  frais  une  croisade  en  Afri- 
que, sous  les  murs  d’Oran,  dont  il  s’empara.  Il  administra 
la  Castille  depuis  la  mort  d’Isabelle,  et  la  tint  en  repos,  après 
la  mort  de  Ferdinand.  Dur  aux  autres  comme  à lui-même,  il 
resta  moine  sous  la  pourpre  romaine  et  dans  le  palais  des  rois  ; 
mais  il  ne  souffrait  pas  plus  de  résistance  contre  la  foi  que 
contre  le  prince.  Il  brûlait  les  hérétiques  et  domptait  les  sei- 
gneurs. Un  jour  les  grands  lui  demandèrent  quel;?  étaient  ses 
pouvoirs,  oc  Les  voilà!  » leur  répondit-il,  en  montrant  une 
formidable  artillerie  et  un  corps  de  troupes  rangé  sous  les  fe- 
nêtres du  palais. 

Charles,  qui  en  Espagne  est  Charles  I",  et  qui  dans  l’Empire 
fut  Charles-Quint,  ne  commit  d’abord  que  des  fautes.  Il  dis- 
gracia Ximénès,  et  s’entoura  de  favoris  flamands.  Quand  l’Es- 


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L’ESPAGNE  DE  1453  A 1521. 


53 


pagne  apprit,  en  1519,  qu’il  avait  obtenu  la  couronne  impé- 
riale et  qu’il  l’acceptait,  elle  craignit  avec  raison  de  voir  son 
sang  et  son  argent  sacrifiés  à l’ambition  du  nouvel  empereur. 
Charles  dédaigna  ces  murmures  et  s’embarqua  pour  l' Allema- 
gne; mais  son  départ  fut  le  signal  d’une  insurrection  qui 
s’étendit  de  Tolède  à toute  la  Castille.  Les  villes  soulevées 
s’unirent  par  une  confédération  qui  prit  le  nom  de  Ligue 
sainte  {Junta  santa),  et  refusèrent  de  poser  les  armes  avant 
que  l’empereur  eût  aboli  les  immunités  pécuniaires  de  la  no- 
blesse. L’aristocratie  sépara  alors  sa  cause  de  celles  des  bour- 
geois, et  se  rallia  autour  du  souverain.  L’armée  de  la  ligue  fut 
battue  à Villalar,  et  son  chef,  le  noble  don  Juan  de  Padilla, 
mourut  sur  l’échafaud  (1521). 

Charles-Quint  compléta  alors  l’œuvre  de  Ferdinand  et  d’Isa- 
belle. Il  obligea  les  Maures  du  royaume  de  Valence  à se  faire 
baptiser,  et  tous  ceux  de  Grenade  h renoncer  à leur  costume 
et  k leur  langue;  il  cita  au  tribunal  du  saint-office  les  évêques 
qui  s’étaient  déclarés  pour  les  communeros.'Le  clergé  dut  cour- 
ber la  tête  sous  l’arme  qu’il  avait  lui -même  fournie.  Bien 
d’autres  la  courbèrent;  les  privilèges  des  villes  furent  abolis, 
et  Charles  ôta  leur  importance  aux  cortès,  en  les  obligeant  à 
voter  l’impôt  avant  le  redressement  des  griefs,  et  en  défendant 
aux  députés  toute  réunion  préparatoire.  Les  nobles  refusant 
de  payer  leur  part  des  dépenses  politiques,  il  cessa  de  les 
convoquer  aux  cortès.  Ils  ne  parurent  pas  davantage  aux 
armées,  composées  de  mercenaires,  ni  k la  cour  peuplée  de 
Flamands. 

Ainsi  le  roi  triomphait  à la  fois  des  bourgeois  comme  des 
nobles  : victoire  funeste  qui  fut  pour  l’Espagne  une  des  pre- 
mières causes  de  sa  décadence  ; car  l’activité  de  cette  grande 
nation  se  trouva  dès  lors  comprimée  par  un  despotisme  qui  ne 
sut  pas,  comme  de  l’autre  côté  des  Pyrénées,  donner  la  gloire 
en  échange  et  préparer  l’égalité  civile. 

A l’extrémité  sud-ouest  de  la  presqu’île,  le  petit  royaume 
de  Portugal  jetait  alors  un  vif  éclat.  La  maison  capétienne 
de  Bourgogne,  qui  avait  fondé  ce  royaume,  n’y  était  plus 
continuée  que  par  une  branche  illégitime,  celle  d’Avis, 
qui  régnait  depuis  la  glorieuse  journée  d’Aljubarota,  où 


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54  CHAPITRE  IV. 

Jean  I",  le  Bâtard,  avait  battu  le  roi  de  Castille,  son  com- 
pétiteur (1385). 

La  dynastie  nouvelle,  née  d’une  réaction  populaire  et  du 
sentiment  national,  respecta  d’abord  les  libertés  publiques. 
Jean  I"  avait  convoqué  vingt-cinq  fois  les  cortès.  La  minorité 
d’Alphonse  V,  surnommé  l’Africain  (1438-1481),  fut  favo- 
rable aux  grands  : une  guerre  civile  éclata;  puis  vinrent 
d’inutiles  mais  glorieuses  expéditions  en  Afrique,  la  prise 
d’Arzile  et  de  Tanger,  et  une  malheureuse  intervention  en 
Espagpne,  où  Alphonse  soutint  les  droits  de  la  fille  de  Henri  IV, 
Jeanne  de  Castille.  Vaincu  à Toro  (1476),  il  alla  solliciter  les 
secours  de  la  France.  Louis  XI  n’aimait  guère  les  expéditions 
aventureuses  ; il  ne  lui  donna  rien,  mais  il  l’empêcha  de  s’en- 
fermer dans  un  couvent,  préférant  voir  à Lisbonne  un  prince 
ami  de  la  France,  ennemi  de  la  Castille  et  de  l’Aragon,  que 
de  compter  un  moine  de  plus,  fût-ce  un  roi,  dans  ses 
abbayes. 

Le  successeur  d’Alphonse  V,  Jean  II  (1481-1495),  fut  le 
Louis  XI  du  Portugal,  et  un  Louis  XI  encore  plus  énergique 
que  le  nôtre.  Dès  le  commencement  de  son  règne,  il  révoqua, 
dans  les  cortès  d’Évora,  toutes  les  concessions  faites  à la  no- 
blesse au  détriment  du  domaine  royal  ; il  enleva  aux  seigneurs 
le  droit  de  vie  et  de  mort  sur  leurs  vassaux,  et  les  soumit  eux- 
mêmes  à la  juridiction  des  officiers  de  la  couroime  (1482). 
Cette  réforme  excita  une  révolte  : le  duc  de  Bragance  se  mit 
à la  tête  des  mécontents.  Jean II  le  fit  saisir  et  décapiter  (1483). 
Les  nobles  eurent  alors  recours  aux  tentatives  d’assassinat.  Le 
roi  poignarda  de  sa  main  leur  chef,  le  duc  de  Viseu,  son  cou- 
sin (1484).  Efi'rayée  de  tels  exemples,  la  noblesse  courba  la 
tête.  L’indépendance  des  assemblées  nationales  fut  de  même 
brisée  : les  cortès  ne  reparurent  que  trois  fois  en  quatorze 
ans.  Alors  le  despotisme  royal  se  trouva  solidement  établi,  mais 
en  retour  une  impulsion  paissante  était  donnée  au  commerce, 
à l’esprit  d’aventures,  et  la  renaissance  était  encouragée.  Lis- 
bonne, déclarée  port  franc,  recevait  les  juifs  chassés  d’Espa- 
gne ; les  îles  du  cap  Vert  étaient  découvertes;  le  cap  de  Bonne- 
Espérance  franchi,  et  la  nation  se  lançait  dans  cette  carrière 
de  voyages  où  elle  devait  trouver,  sous  les  pas  de  Vasco  de 


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L’ESPAGNE  DE  1453  A 1521.  55 

Gama  et  d’Albuquerque,  iine  grandeur  éphémère,  mais  un 
moment  éblouissante. 

Emmanuel  le  Fortuné  recueillit  ce  que  Jean  II  avait  semé. 
Dans  le  cours  de  son  règne,  aussi  tranquille  au  dedans  que 
glorieux  au  dehors(1495-1521),  les  découvertes  se  succédèrent 
avec  une  rapidité  merveilleuse  (voy.  plus  loin),  et  au  milieu 
des  richesses  de  l’Inde,  le  Portugal  oublia  son  ancien  esprit 
d’indépendance.  Emmanuel  laissa  tomber  les  cortès  en  dé- 
suétude : dans  les  vingt  dernières  années  de  son  règne,  il  ne 
les  convoqua  pas  une  seule  fois. 

Ainsi  le  grand  fait  que  nous  avons  déjà  reconnu  en  France, 
en  Angleterre,  en  Aragon,  en  Castille,  se  reproduit  en  Por- 
tugal : la  royauté  y devient  prépondérante.  « Jean  enseigna 
aux  rois  du  monde  l’art  de  régner,  » dit  le  Gamoëns;  et 
lorsque,  en  apprenant  sa  fîn,  la  grande  Isabelle  s’écria  : 
c L’homme  est  mort  I > tout  le  monde  comprit  que  celui  qui 
venait  d’expirer  était  l’énergique  roi  de  Portugal. 


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56 


CHAPITRE  V. 


CHAPITRE  V. 

L’ALLEMAGNE  ET  L’ITALIE  DE  14S3  A 1494. 

Divisions  de  l’Allemagne  et  de  l’Italie.  Les  empereurs  Frédéric  III  et 
Maximilien.  — L’Italie  dans  la  seconde  moitié  du  quinzième  siècle. 


DItIhIou*  de  l’Allemagne  et  de  l'Italie.  l.es  emperenra 
Frédéric  lll  et  Hfaxlmlllen. 

On  vient  de  voir  en  France,  en  Angleterre,  en  Espagne  se 
former  de  vastes  monarchies  et  de  puissantes  royautés.  Les 
trois  grandes  nations  de  l’Occident  réunies,  chacune  sous  un 
chef  national  qui  met  à l’intérieur  l’ordre  et  l’obéissance,  sont 
donc  prêtes  pour  l’action  au  dehors  et  vont  en  effet  agir  au 
delà  de  leurs  frontières. 

Au  centre  du  continent  européen  deux  pays  s’obstinaient 
au  contraire  à vivre  de  la  vie  anarchique  du  moyen  âge. 
Divisées,  par  conséquent  faibles,  l’Allemagne  et  l’Italie 
tenteront  l’ambition  de  tous  les  conquérants,  et‘*^verront  l’une 
après  l’autre  accourir  sur  leur  sol  les  armées  européennes 
pour  vider  leurs  querelles.  L’Italie  sera  le  premier  •champ  de 
bataille  de  l’Europe  ; quand  la  victoire  l’aura  donnée  à un  des 
assaillants,  l’Allemagne  sera  le  second.  Ces  deux  contrées 
payeront,  par  les  maux  d’invasions  répétées,  l’ambition  et 
l’orgueil  de  leurs  cités  et  de  leurs  princes. 

En  Allemagne,  la  maison  d’Autriche  venait  de  ressaisir, 
pour  ne  plus  le  perdre,  le  sceptre  impérial.  Mais  ce  n’était 
pas  l’indolent  Frédéric  III  qui  était  capable  de  rattacher  au 
titre  d’empereur  un  pouvoir  sérieux.  Pendant  53  ans  de  rè- 
gne (1440-1493),  il  oublia  l’Empire  et  ne  s’occupa  que  d’a- 
grandir ses  domaines  autrichiens,  qu’il  érigea  en  1453  en 
archiduché.  Les  électeurs  eurent  beau  le  menacer  de  dé- 


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L’ALLEMAGNE  ET  L’ITALIE  DE  1453  A 1494.  57 

chéance,  il  ne  sorlit  point  de  sa  nonchalance  systématique.  Il 
laissa  le  duc  de  Bourgogne  Philippe  le  Bon  rompre  le  lien 
féodal  qui  attachait  les  Pays-Bas  à l’Empire  ; et,  s’il  trompa 
l’ambition  du  Téméraire  en  lui  refusant  le  titre  de  roi,  il  fit 
peu  d’efforts  pour  sauver  Neuss  et  les  Suisses,  qui  se  sauvè- 
rent tout  seuls,  la  première  par  une  résistance  indomptable, 
les  autres  par  trois  victoires.  En  1460,  une  guerre  civile  éclata 
dans  l’Allemagne  même.  Frédéric  se  contenta  d’en  mettre 
l’auteur,  l’électeur  palatin,  au  ban  de  l’Empire;  l’électeur 
répondit  à cette  sentence  impuissante  en  ajoutant  à son  châ- 
teau d’Heidelberg  une  tour  qu’il  appela  Trutz-Kayser  (Nargue- 
Vempcreur),  et  qui  mérita  son  nom.  Une  autre  avait  eu  lieu, 
de  1449  à 1456,  entre  plusieurs  princes  et  72  villes.  Plus  de 
200  villages  avaient  été  brûlés  de  part  et  d’autre.  Frédéric 
était  resté  simple  spectateur  de  la  lutte  à laquelle  les  Suisses 
cependant  avaient  pris  part. 

Dans  ses  domaines,  Frédéric  III  était  plus  actif,  sans  être 
plus  heureux,  quand  il  tirait  l'épée.  Son  prédécesseur,  Albert 
d’Autriche,  avait  laissé  à son  fils  Ladislas  le  Posthume  les 
couronnes  de  Bohême  et  de  Hongrie,  avec  le  duché  d’Autri- 
che. Frédéric  retint  le  jeune  roi,  et  quand  les  énergiques  ré- 
clamations des  Bohémiens  et  des  Hongrois  l’eurent  obligé  à 
les  laisser  Ubres,  il  garda  du  moins  la  couronne  de  saint 
Étienne,  à laquelle  semblait  attachée,  aux  yeux  des  Hongrois, 
l’indépendance  de  leur  pays.  Mahomet  II  entrait  à Constan- 
tinople, et,  en  1456,  il  conduisait  ses  troupes  victorieuses 
devant  Belgrade,  le  dernier  boulevard  de  la  chrétienté.  Il  y 
avait  alors  un  beau  rôle  à jouer  ; Frédéric  le  laissa  à Jean 
Huniade,  « le  chevalier  blanc  de  Valachie.  » Un  franciscain, 
Jean  Gapistran,  amena  au  héros  magyare  40  000  Allemands 
que  ses  prédications  avaient  entraînés.  Huniade  pénétra  dans 
la  place,  et  en  fit  lever  le  siège,  mais  mourut  de  ses  blessures, 
léguant  à son  fils,  Matthias  Gorvin,  sa  gloire  et  sa  popularité. 

Deux  ans  après , Ladislas  mourut.  Frédéric  se  porta  son 
héritier.  Il  échoua  partout.  Les  Bohémiens  élurent  pour  roi 
Podiébrad,  les  Hongrois  Matthias  Gorvin,  et  Frédéric  dut 
partager  l’archiduché  d’Autriche  avec  son  cousin  Sigismond 
et  son  frère  Albert.  11  essaya  d’enlever  leur  part  de  vive  force. 


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58 


CHAPITRE  V. 


fut  battu  et  eût  été  pris  dans  Vienne,  sans  un  secours  que 
Podiébrad  lui  amena.  La  mort  d’Albert  lui  donna  naturelle- 
ment ce  qu’il  convoitait;  mais,  après  celle  de  Podiébrad  en 
1471,  la  Bohême  lui  échappa  encore.  Wladislas,  fils  aîné  du 
roi  de  Pologne,  Casimir  IV,  fut  élu.  Frédéric  espéra  qu’au 
moins  une  longue  rivalité  allait  épuiser  la  Bohême  et  la  Hon- 
grie, où  Matthias,  aidé  des  Vénitiens  et  de  Scanderbeg,  sou- 
tenait glorieusement  la  lutte  contre  les  Ottomans.  Mais  les 
deux  rois  s’entendirent,  et  Matthias  se  trouva  libre  de  de- 
mander compte  à l’empereur  de  ses  intrigues,  de  ses  sourdes 
menées  en  Hongrie,  et  du  lâche  abandon  qu’il  faisait  de  la 
cause  de  la  chrétienté  et  de  la  civilisation.  Les  troupes  autri- 
■ chiennes  furent  vaincues;  Vienne  fut  prise  en  1485,  et  resta 
entre  les  mains  de  Matthias  jusqu’à  sa  mort,  en  1490. 

Cependant  cet  empereur  de  très-petit  cœur,  comme  dit 
Comines,  cet  archiduc  toujours  battu,  fonda  la  grandeur  de 
sa  maison.  Le  mariage  de  son  fils  Maximilien  avec  Marie 
de  Bourgogne  donna  les  Pays-Bas  et  plus  tard  l’Espagne  à 
l’Autriche.  On  verra  plus  loin  comment  se  fit  ce  mariage  et 
les  relations  de  Frédéric  IH  avec  Charles  le  Téméraire. 

Maximilien  était  instruit,  éloquent  et  brave.  Il  aimait  les 
lettres,  les  arts,  les  sciences,  et  les  cultiva  avec  succès; 
mais  esprit  léger -et  mobile,  ne  s’arrêtant  jamais  longtemps 
sur  la  même  affaire  ni  au  même  lieu,  toujours  sur  les  grands 
chemins  de  l’Europe  et  dans  toutes  les  aventures,  faisant,  en 
un  mot,  beaucoup  de  bruit  et  peu  de  besogne.  Il  s’occupa  ce- 
pendant un  peu  plus  de  l’Allemagne  que  son  père.  L’anar- 
chie y était  devenue  telle,  que  certains  Etats  avaient  pris  l’ini- 
tiative des  mesures  les  plus  énergiques.  En  1488,  les  princes 
et  les  villes  de  Souabe  s’étaient  ligués  à Eslingen,  et  l’on  peut 
juger  de  l’étendue  du  mal  par  ce  fait,  qu’en  quelques  années 
la  confédération  n’avait  pas  rasé  moins  de  144  forteresses,  dont 
les  maîtres  étaient  de  temps  immémorial  dans  l’habitude  de 
détrousser  les  voyageurs  et  de  piller  les  campagnes. 

Mais  il  ne  suffisait  pas  d’un  effort  partiel  et  temporaire  ; il 
fallait  organiser  un  système  de  répression  général  et  perma- 
nent, si  l’on  voulait  fonder  la  paix  publique.  C’est  le  but  que 
se  proposa  la  diète  de  Worms,  en  promulguant  la  fameuse 


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L’ALLEMAGNE  ET  L’ITALIE  DE  1453  A 1494.  59 

constitution  de  1495,  qui  défendait,  sous  peine  d’amende  et 
de  déchéance,  toute  guerre  contre  les  États.  Pour  punir  les 
violations  de  cette  loi  fondamentale,  ou  pour  les  prévenir,  on 
institua  un  tribunal  inamovible,  dont  les  membres  étaient 
choisis  par  l’empereur,  sur  ime  liste  de  candidats  présentés 
par  les  États.  Ce  tribimal  prit  le  nom  de  Chambre  impériale. 

Restait  maintenant  à faire  exécuter  les  arrêts  de  la  cour 
suprême.  On  y pourvut  par  la  division  de  l’Allemagne  en  dix 
cercles,  sage  projet  qu’avait  déjà  tenté  l’empereur  Albert  II, 
et  qui  fut  réalisé,  sous  le  règne  de  Maximilien,  par  les  diètes 
d’Augsbourg  (1500)  et  de  Trêves  (1512).  Tout  le  sol  germa- 
nique, sauf  la  Bohême  et  ses  annexes,  fut  partagé  en  dix  cir- 
conscriptions, qui  eurent  chacune  leur  directeur.  Chaque  cer- 
cle entretenait  à ses  fréiis  un  corps  de  troupes  placé  sous  le 
commandement  du  prince  directeur,  et  chargé  de  maintenir 
la  paix  publique.  Les  postes,  instituées  par  Maximilien  à 
l’instar  de  celles  que  Louis  XI  avait  organisées  en  France,  fu- 
rent aussi  un  lien  entre  les  diverses  parties  du  territoire. 

Malheureusement  pour  l’Allemagne,  ces  institutions  de  po- 
lice générale  ne  réussirent  qu’à  demi.  La  diète,  qui  possédait 
seule  le  pouvoir  législatif,  se  défiait  des  empereurs  autri- 
chiens, et  ceux-ci,  par  contre,  entravaient  la  mise  en  œuvre 
des  règlements  et  des  lois  établis  par  l’assemblée  souveraine. 
C’est  ainsi  que  le  Conseil  aulique,  créé  en  1501  par  Maximi- 
lien, pour  l’administration  de  ses  États  héréditaires  et  pour  le 
jugement  des  causes  réservées  ^ l’empereur,  amoindrit  Tau- 
torité  'de  la  Chambre  impériale.  Bornée  d’abord  aux  États 
autrichiens,  la  juridiction  du  nouveau  tribunal,  tout  en  dé- 
pendant de  la  cour  de  Vienne,  s’étendit  peu  à peu  hors  de  ses 
limites,  et  fit  une  redoutable  concurrence  à la  Chambre  im- 
périale, dont  les  membres  étaient  mal  payés  et  les  arrêts  mal 
obéis  L Les  empiétements  du  conseil  ’aulique  seront  une  des 
causes  de  la  guerre  de  trente  ans. 

En  somme,  à la  fin  de  cette  période,  le  saint-empire  ger- 

L La  Chambre  impériale,  organisée  à plusieurs  reprises,  ne  Tut  constituée 
(léflnitivetnenl  qu’en  t539  et  rendue  sédentaire  à Spire.  En  <898,  elle  tut 
filée  à Wetzlar,  où  elle  resta  jusqu’à  la  chute  de  l’empire  d’Allemagne, 
en  4680. 


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60 


CHAPITRE  V. 


manique,  de  quelque  titre  que  s’affublât  l’oi^eil  de  son  chef, 
était  en  réalité  une  agglomération  sans  consistance  de  princes 
et  de  villes,  qui  n’avaient  guère  d’autres  liens  que  d’anciens 
souvenirs,  la  ressemblance  des  mœurs  et  l’identité  du  lan- 
gage; liens  qui  deviendront  bien  fragiles  le  jour  où  grondera 
l’orage  des  passions  religieuses. 

Déjà  même  les  plus  puissants  des  princes  allemands  s’in- 
quiétaient de  cette  activité  de  Maximilien.  Ils  avaient  saisi  sur 
leurs  terres,  comme  les  rois  dans  leurs  royaumes,  le  pouvoir 
absolu.  « Ils  font  tout  ce  qui  leur  plaît,  » dit  un  écrivain 
presque  contemporain;  la  révolution  signalée  en  France,  en 
Angleterre  et  en  Espagne  s’était  donc  opérée  aussi  dans  l’Em- 
pire, mais  au  profit  des  princes,  non  à celui  de  l’empereur. 
En  1502,  les  sept  électeurs  conclurent  Yunion  électorale  par 
laquelle  ils  s’engagèrent  à se  réunir  tous  les  ans  pour  aviser 
aux  moyens  de  maintenir  leur  indépendance  et  d’arrêter  les 
empiétements  de  l’autorité  impériale.  Leurs  craintes  étaient 
mal  fondées  ; il  manquait  deux  choses  à Maximilien  pour 
réussir,  de  l’argent  et  de  la  persévérance.  Toute  sa  vie  il  courut 
d’un  projet  à un  autre,  et  toute  sa  vie  il  fut,  comme  les  Ita- 
liens l’appelaient,  Massimiliano  pochi  danari,  Maximilien 
sans  argent. 

L’histoire  politique  de  l’Empire  est  aussi  vide  sous  Maxi- 
milien I"  que  sous  Frédéric  III,  et  c’est  moins  comme  empe- 
reur qu’il  prend  part  aux  grandes  affaires  de  l’Europe,  que 
comme  père  du  souverain  des  Pays-Bas  ou  comme  archiduc 
d’Autriche.  C’est  à ce  titre  qu’il  signe  avec  Charles  YIII  le 
traité  de  Senlis  qui  lui  vaut  l’Artois  et  la  Franche-Comté  (1493), 
qu’il  soutient  une  guerre  désastreuse  contre  les  Suisses  et  con- 
clut avec  eux  la  paix  de  Bâle  (1499),  qu’il  entre  dans  la  ligue 
contre  Charles  VIII,  plus  tard  dans  celle  de  Cambrai  contre 
Venise  (1508),  plus  tard  encore  dans  la  coalition  contre 
Louis  XII,  et  qu’il  gagne  la  bataille  de  Guinegate  (1513). 
Une  querelle,  survenue  au  sujet  de  la  succession  de  Bavière 
et  à laquelle  il  se  mêla,  lui  valut  plusieurs  villes  et  domaines 
surl’Inn;  la  mort  d’un  comte  de  Goritz  et  de  Gradisca  le 
dota  de  ces  deux  terres;  celle  enfin  de  l’archiduc  Sigismond 
de  la  branche  du  Tyrol  réunit  en  ses  mains  toutes  les  posses- 


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L’ALLEMAGNE  ET  L’ITALIE  DE  1453  A 1494,  61 

sions  de  l’Autriche.  II  prolongea  assez  sa  vie  pour  voir  l’im- 
mense extension  donnée  à la  puissance  de  sa  maison  par  le 
mariage  de  Philippe  le  Beau  avec  Jeanne  la  Folle,  héritière 
de  l’Espagne,  de  Naples  et  du  nouveau  monde,  et  il  prépara 
celui  de  son  petit-fils  Ferdinand  avec  la  sœur  de  Louis  II,  qui 
lui  assura  la  succession  aux  couronnes  de  Hongrie  et  de 
Bohême.  Mais  il  vit  aussi  commencer  ce  qui  fut  un  des  prin- 
cipaux obstacles  à cette  puissance,  la  réforme.  Il  mourut  en 
1519,  et  Luther,  à cette  époque,  avait  déjà  rompu  avec  Rome. 
On  rapporte  que,  pour  se  familiariser  avec  la  mort,  Maximi- 
lien, depuis  un  an,  portait  avec  lui  son  cercueil. 


1,'ltalle  dans  la  seconde  moitié  dn  qalnsième  siècle. 


Au  moment  de  l’invasion  des  Français,  l'Italie  était  le  cen- 
tre de  tout  le  commerce  de  la  Méditerranée.  II  n’y  avait  alors 
en  Europe  aucune  contrée  qui  possédât  une  agriculture  aussi 
savante,  une  industrie  aussi  active.  « Les  manufactures  de 
soierie,  de  laine,  de  lin,  de  pelleteries,  l’exploitation  des  mar- 
bres de  Carrare,  les  fonderies  des  Maremmes,  les  fabriques 
d’alun,  de  soufre,  de  bitume  étaient  encore  en  pleine  activité. 
Le  système  de  culture  par  des  métayers,  si  supérieur  peur 
cette  époque  à ce  qui  avait  lieu  dans  le  reste  de  l’Europe,  as- 
surait à l’Italie  une  fertilité  augmentée  en  Lombardie  par  les 
travaux  hydrauliques  de  Louis  le  More,  en  Toscane  par  les 
précautions  prises  contre  les  inondations  et  les  eaux  stagnan- 
tes, qui  désolent  encore  aujourd’hui  des  pays  autrefois  fertiles. 
Les  villages  où  se  retranchaient  les  paysans,  derrière  des  rem- 
parts, témoignaient  d’une  aisance  qui  répondait  à la  splendeur 
des  grandes  villes;  et,  dans  celles-ci,  tant  d’agréments  dans 
les  relations  de  la  vie,  tant  de  politesse  et  ime  politesse  si 
exquise,  tant  d’intelligence  enfin  de  ce  qui  rend  la  vie  douce 
et  facile,  que  l’Italien,  le  plus  riche,  le  plus  heureux,  le  plus 
civilisé  des  peuples  européens,  pouvait  traiter  de  barbares  les 
autres  nations,  toujours  prêtes  à'  admirer  ses  villes  splendides 
ou  à s’asseoir  à ses  savantes  écoles  *.  » 

4.  Zcller,  Histoire  de  l’Italie,  dans  la  colleclion  de  l’Eialoire  universelle. 

TEMPS  MODERNES.  4 


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62 


CHAPITRE  V. 


Avec  tout  cela,  l’Italie  était  la  plus  faible  des  nations  euro- 
péennes. Elle  avait  des  artistes  et  des  marchands,  mais  point 
de  peuple.  Elle  avait  des  condottieri,  mais  point  de  soldats. 
Les  Italiens,  si  habiles  à conspirer,  ne  savaient  plus  se  battre  : 
à la  journée  d’Anghiari,  on  lutta  quatre  heures,  et  il  n’y  eut 
de  mort  qu’un  cavalier  étouffé  dans  la  presse.  Tels  étaient  les 
fruits  amers  du  despotisme  : comme  il  n’y  avait  plus  de  li- 
berté ni  de  patrie,  il  n’y  avait  plus  de  citoyens  ni  de  courage. 

Plus  divisée  que  l’Allemagne,  l’Italie  n’avait  même  pas  un 
nom  qui  fût  accepté  par  tous,  comme  celui  d’empereur,  une 
autorité  qu’on  respectât  au  moins  quelquefois,  comme  celle 
de  la  diète.  Ses  divers  États,  complètement  indépendants, 
n’avaient  d’autre  lien  entre  eux  que  la  similitude  du  langage 
et  des  mœurs. 

Au  milieu  du  quinzième  siècle  rme  situation  nouvelle  com- 
mençait pour  la  Péninsule.  Elle  n’était  plus  en  effet  ni  guelfe 
ni  gibeline,  ni  pontificale  ni  impériale,  surtout  elle  n’était 
plus  républicaine,  maisprincière.Un  condottière,  Sforza,  avait 
fait  souche  ducale  à Milan,  et  bien  d’autres  dans  la  Homagne 
et  sur  les  rives  du  Pô.  Une  famille  de  banquiers,  les  Médi- 
cis,  dominait  à Florence  ; le  roi  d’Aragon  à Naples.  Il  s’agis- 
sait de  savoir  si  ces  princes  allaient  du  moins  s’entendre  pour 
défendre  contre  l’étranger  l’indépendance  de  l’Italie  qu’ils 
avaient  asservie.  Sans  parler  des  prétentions  et  des  convoitises 
qui  menaçaient  du  côté  de  la  France  et  de  l’Allemagne,  la 
prise  de  Constantinople  par  les  Turcs,  et  les  efforts  déjà  heu- 
reux des  Portugais  pour  trouver  par  mer  une  route  vers 
l'Inde  créaient  à l’Italie  de  graves  dangers.  Il  y allait  peut- 
être  de  son  existence,  certainement  de  sa  fortune.  Elle  avait, 
en  effet,  perdu  à la  chute  de  l’empire  d’Orient  le  principal 
aliment  de  son  commerce.  Si  maintenant  les  Portugais  lui  fer- 
maient la  route  de  l’Inde  par  Alexandrie,  en  rendant  cette 
route  mutile  ; si  les  Turcs,  ses  ennemis  sur  le  continent  grec, 
venaient  encore  à s’emparer  de  l’Égypte,  le  commerce  italien 
se  trouvait  anéanti.  Ajoutez  que  ces  Turcs,  qui  prendront 
bientôt  l’Égypte,  lancent  déjà  leur  cavalerie  dans  le  Frioul,  et 
leur  flotte  sur  les  rivages  italiens.  Le  doge  n’est  plus  le  seul 
époux  de  l’Adriatique. 


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L’ALLEMAGNE  ET  L’ITALIE  DE  1453  A 1494.  63 

Il  semble  qu’en  présence  de  tels  périls,  les  Italiens  ne  de- 
raient  avoir  qu’une  pensée,  l’union.  Ce  fut,  en  effet,  le  pre- 
mier sentiment  que  leur  inspira  le  coup  terrible  qui  venait 
de  frapper  l’empire  grec.  On  oublia  les  anciennes  inimitiés,  et 
l’on  se  jura  une  éternelle  concorde  à Lodi  (1454),  paix  pré- 
caire, due  à la  sagesse  des  grands  hommes  qui  étaient  alors 
les  arbitres  des  destinées  italiennes  : François  Sforza,  duc  de 
Milan;  Gosme  de  Médicis,  à qui  Florence  avait  décerné  le 
beau  surnom  de  Père  de  la  patrie  ; Alphonse  V le  Magna- 
nime, les  papes  Calixte  ni  et  Pie  H (1455-1 464),  qui  voulaient 
qu’on  sonnât  chaque  matin  la  cloche  des  Turcs  dans  toute  la 
chrétienté. 

Mais  Alphonse  meurt  (1458).  Le  prince  angevin  Jean  de 
Calabre  revendique  sa  couronne,  et  l’Italie  est  rejetée  dans 
une  inextricable  confusion.  Le  pape  détourne  Scanderberg  de 
sa  lutte  héroïque  pour  le  mêler  à ces  guerres  impies  (1462). 
D soutient  Jean  de  Calabre.  Fr.  Sforza  qui  redoute  lui  aussi 
un  prétendant  français,  le  duc  d’Orléans,  héritier  des  Viscontî 
qu’il  a dépossédés,  prend  parti  pour  l’Aragonais  et  aide  le  roi 
de  Naples  Ferdinand  à repousser  son  compétiteur  (1463). 

La  paix,  rétablie  dans  la  Péninsule  par  la  défaite  de  Jean 
de  Calabre  à Troja,  fut  de  nouveau  compromise  par  la  mort 
presque  simultanée  de  Cosme  (1464),  de  François  Sforza 
(1466)  et  de  Pie  II,  qui  expira  à Ancône,  en  vue  de  la  flotte 
BurlaqueUe  il  devait  passer  en  Grèce  (1464).  En  1478,  coah- 
tion  contre  Florence;  en  1482,  coalition  contre  Venise.  Les 
Turcs  en  profitent.  Ils  surprennent  Otrante  (1480),  égorgent 
ou  font  esclaves  1 2 000  chrétiens  et  scient  en  deux  le  gouver- 
neur. L’Italie  s’habitue  à la  crainte  du  Turc  comme  elle  s’est 
habituée  à ses  tyrans.  La  génération  d’hommes  supérieurs 
qu’elle  avait  encore  au  milieu  du  siècle  n’a  laissé  que  d’in- 
dignes successeurs.  Regardons  dans  l’intérieur  de  chaque  État 
et  nous  y verrons,  sous  l'éclat  d’une  civilisation  matérielle 
et  corrompue,  tous  les  signes  de  la  mort  politique  et  morale. 

A Milan,  les  Sforza  avaient  remplacé,  depuis  1450,  les 
Visconti.  C’était  une  singulière  fortune  que  celle  de  cette  fa- 
mille. Le  paysan  Attendolo,  voyant  un  jour,  au  commence- 
ment du  qumzième  siècle,  passer  des  soldats  pendant  qu’il 


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64 


CHAPITRE  V. 


travaillait  aux  champs,  quitte  sa  bêche  et  court  s’enrôler.  Il 
avait  du  cœur  et  de  l’intelligence  ; il  changea  son  nom  en  ce- 
lui de  Sforza,  le  brave,  devint  capitaine,  chef  de  bande,  le 
condottière  le  plus  redouté  de  l’Italie,  et  légua  sa  renommée, 
ses  talents,  ses  soldats  et  nombre  de  châteaux  forts,  à son  fils 
naturel,  François  Sforza,  qui  se  fit  donner  par  le  pape  la 
marche  d’Ancône  ; puis  battit,  pour  le  compte  de  Venise  et 
de  Florence,  le  duc  de  Milan,  qui  le  désarma  en  lui  donnant 
sa  fille.  Le  duc  mort,  Milan  se  remit  en  république  et  prit 
Sforza  pour  la  défendre  contre  Venise.  Il  la  défendit  d'abord, 
vainquit  les  Vénitiens,  mais  vainquit  ensuite  les  Milanais  et 
les  obligea  à le  proclamer  duc  (1450).  Il  régna  seize  années, 
respecté  des  souverains , qui  recherchèrent  son  alliance, 
comme  fit  Louis  XI,  à qui  il  envoya  un  secours  durant  la  Li- 
gue du  bien  public.  Son  indigne  fils,  Galéas-Marie,  étendit 
sur  tout  le  duché  une  tyrannie  rapace  et  violente,  qui  ne  res- 
pectait pas  plus  l’honneur  que  la  vie  des  citoyens,  H fut  as- 
sassiné par  les  grands,  au  milieu  de  ses  gardes,  dans  la  basili- 
que de  Saint-Étienne  (147  6).  Il  laissait  un  enfant  de  huit  ans, 
Jean  Galéas,  qui  lui  succéda  sous  la  tutelle  de  sa  mère. 
Bonne  de  Savoie,  et  du  chancelier  Simonetta.  Mais  l’oncle  du 
jeune  prince,  Ludovic  Sforza,  surnommé  le  Mpre,  fit  mourir 
le  ministre,  chassa  la  régente  et  gouverna  au  nom  de  son  ne- 
veu, qu’il  déclara  majeur  (1480).  Bientôt,  levant  le  masque,  il 
enferma  Jean  Galéas  dans  le  château  de  Pavie,  avec  sa  jeune 
femme,  Isabelle,  petite-fille  du  roi  de  Naples,  qui  menaça 
l’usurpateur  d’une  guerre,  s’il  ne  restituait  le  pouvoir  au  sou- 
verain légitime.  Ce  fut  alors  que  Ludovic,  craignant  qu’il  ne 
se  formât  une  ligue  des  États  italiens  contre  lui,  invita  Char- 
les VIII  à passer  les  Alpes. 

Du  reste,  le  Milanais  était  toujours  un  des  plus  riches  pays 
du  monde,  elles  Lombards  demeuraient,  comme  au  moyen 
âge,  les  banquiers  d’une  partie  de  l’Europe,  grâce  à l’abon- 
dance des  capitaux  qu’une  agriculture  perfectionnée,  une  in- 
dustrie florissante  et  un  commerce  étendu  rassemblaient  dans 
leurs  mains.  On  les  voyait  accourir  enfouie  â la  foire  de  Beau- 
caire,  à celle  de  Lyon,  que  Louis  XI  venait  d’établir.  A Bru- 
ges, en  Flandre,  ils  avaient  un  grand  entrepôt  de  leurs  mar- 


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L’ALLEMAGNE  ET  L’ITALIE  DE  1453  A 1494.  65 


chandises,  qui  de  là  se  répandaient  dans  le  nord  de  la  France, 
en  Allemagne  et  en  Angleterre  ; les  vaisseaux  de  la  Hanse  ve- 
naient les  y prendre  pour  les  transporter  jusque  dans  les  pays 
Scandinaves.  Ils  cultivaient  aussi  les  arts.  Ludovic  le  More 
retenait  à Milan  le  grand  Léonard  de  Vinci,  et  continuait  le 
dôme,  cette  montagne  de  marbre  couverte  d’un  peuple  entier 
de  statues , et  qui  ne  le  cède  en  grandeur  qu’à  Saint-Pierre 
de  Rome. 


Quant  à Gênes,  cédée  par  Louis  XI  à François  Sforza  en 
1464,  elle  ne  recouvra  quelques  instants  de  liberté  après  la 
mort  de  Galéas-Marie,  en  1476,  que  pour  retomber  sous  le 
joug  de  Ludovic  le  More,  qui  s’en  fit  investir  par  Charles  VIII 


comme  d’un  fief  de  la  couronne  de  France  (1490). 

Le  premier  rang  parmi  les  États  italiens  appartenait  à V enise. 


Depuis  cinquante  ans,  elle  avait  profité  de  toutes  les  discor- 
des pour  augmenter  sa  puissance.  De  1423  à 1453,  elle  avait 


acquis  quatre  provinces  sur  le  continent  italien  ; mais  ces  rui 


neuses  acquisitions  avaient  diminué  ses  revenus  de  100  000  du- 


cats. Quand  la  terrible  nouvelle  de  la  prise  de  Constantinople 
par  Mahomet  II  tomba  sur  l’Italie,  elle  se  rallia  aux  autres 


princes  et  signa  avec^eux  la  paix  de  Lodi  ; mais,  dès  l’année 
suivante,  elle  oubliait  la  croisade  et  traitait  avec  Mahomet  II. 


Leur  reprochait-on  cette  défection  précipitée,  ils  répondaient: 
Siamo  Veneziani,  poi  cristiani,  « nous  sommes  d’abord  Vé- 
nitiens, chrétiens  après.  » Cependant  leurs  possessions  dans 
l’Archipel  et  en  Grèce  rendaient  une  paix  avec  les  Turcs  im- 
possible. La  guerre  éclata  en  1464;  Les  Turcs  prirent  Né- 
greponl  et  Scutari , passèrent  la  Piave  et  ravagèrent  tout  jus- 
qu’aux lagunes.  De  Venise  on  voyait  l’incendie.  Elle  traita 
encore  et  subit  cette  fois  des  conditions  honteuses  ; elle  paya 
tribut  aux  musulmans  (1479).  Mais  quatre  ans  plus  tôt,  elle 
avait  acquis  Chypre,  en  maintenant  dans  cette  île , une  de  ses 
patriciennes,  Catherine  Cornaro,  « la  fille  de  saint  Marc,  » 
qui  institua  la  république  son  héritière  en  1489;  Venise  ne  se 
fit  pas  scrupule  de  demander  au  Soudan  d’Égypte  l’investiture 
de  cet  ancien  royaume  des  Lusignan. 

Venise  semblait  alors  à l’apogée  de  sa  puissance.  Avec  ses 
3000  navires,  ses  30  000  matelots,  son  armée  nombreuse  et 


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66 


CHAPITRE  V. 


aguerrie,  ses  fabriques  renommées  de  glaces,  d'étoffes  de 
soie  et  d’objets  d’or  et  d’ai^ent,  son  immense  commerce  et 
son  gouvernement  despotique  mais  habile,  elle  aurait  pu  être 
d’une  grande  utilité  contre  l’étranger  ; mais  elle  « restait  à 
l’écart  dans  son  ambition  importune  et  impétueuse,  croyant 
avoir  toujours  le  vent  en  poupe,  et  ne  se  faisant  jamais  faute 
de  gagner  aux  dépens  de  chacun.  Aussi  tous  la  haïssaient.  » 
Cette  haine  se  montra  une  première  fois  en  1482.  Une  ligue 
de  tous  les  princes  se  forma  contre  elle.  La  prétention  du  duc 
de  Ferrare  d’établir  des  salines  à Gommacchio,  pour  se  dis- 
penser de  prendre,  suivant  les  traités,  du  sel  dans  les  greniers 
de  Venise,  en  fut  le  prétexte.  La  vraie  cause  était  la  jalousie 
qu’inspirait  Venise.  Le  roi  de  Naples,  Milan,  Mantoue,  Flo- 
rence et,  bientôt  le  pape,  soutinrent  le  duc  de  Ferrare. 
Mais  Venise  brava  les  armées  des  alliés  comme  les  excom- 
munications du  pontife,  et  gagna  h la  paix,  la  Polésine  de 
Rovigo. 

Elle  avait  aussi  un  gouvernement  très-propre  à lui  donner, 
sinon  la  liberté,  au  moins  la  puissance  et  la  richesse.  Elle 
était  allée  aussi  loin  que  possible  dans  l’aristocratie.  L’auto- 
rité du  doge,  déjà  si  restreinte  par  le  grand  conseil,  puis 
par  le  conseil  des  Dix , était  devenue  purement  nominale , 
depuis  la  création,  en  1454,  des  trois  inquisiteurs  d’Etat, 
maintenant  les  vrais  maîtres  de  Venise.  Ils  pouvaient,  sans 
rendre  compte  de  leur  jugement,  prononcer  la  peine  de  mort 
et  disposer  des  deniers  publics.  On  avait  justement  craint 
l’ambition  de  ces  trois  hommes,  à qui  toute  autorité  était  re- 
mise, et  deux  d’entre  eux,  en  s’adjoignant  le  doge,  pouvaient 
condamner  le  troisième.  Les  trois  inquisiteurs  d’État  avaient 
le  droit  de  faire  sur  eux-mêmes  leurs  statuts  et  de  les  changer 
quand  bon  leur  semblait,  de  sorte  que  la  répubUque  ignorait 
même  la  loi  qui  la  régissait. 

Venise  dut  à ce  régime  une  paix  intérieure  qui  contrastait 
avec  les  agitations  continuelles  des  autres  villes  d’Italie.  On 
admirait  partout  la  sagesse  de  ce  gouvernement,  qui  mainte- 
nait les  sujets  tranquilles,  et  savait  en  même  temps  leur  pro- 
curer le  bien-être,  en  leur  assurant  du  travail.  Nulle  ville 
n'était  vantée  comme  Venise  pour  ses  plaisirs  et  la  vie  molle 


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L’ALLEMAGNE  ET  L’ITAUE  DE  1453  A 1494.  67 

que  le  riche  et  parfois  le  peuple  y menaient.  Mais  l’espion- 
nage et  la  délation  y régnaient,  encouragés,  soldés,  organisés, 
et  la  terreur  planait  sur  toutes  les  têtes  à qui  le  bien-être  ma- 
tériel ne  suffisait  pas.  Le  noble  qui  parlait  mal  du  gouverne- 
ment était  averti  deujt  fois,  la  troisième,  noyé  ; tout  ouvrier 
q\ii  exportait  une  industrie  utile  à la  république  était  poi- 
gnardé. Le  jiigement,  l’exécution,  tout  était  secret.  La  gueule 
du  lion  de  Saint-Marc  recevait  la  délation  anonyme,  et  les 
flots  qui  passaient  sous  le  pont  des  Soupirs  emportaient  les 
cadavres. 

Pour  se  préserver  de  l’ascendant  des  généraux  et  de  l’in- 
fluence des  armées,  Venise  n’employait  que  des  condottieri 
et  des  chefs  étrangers,  auprès  desquels  eUe  entretenait,  comme 
surveillants,  deux  provéditeurs.  Aussi  ne  pouvait-elle  sans 
péril  entreprendre  de  guerre  offensive  et  se  faire  conqué- 
rante, car  elle  flottait  toujours  entre  la  crainte  de  succès  trop 
grands  qui  rendaient  le  général  trop  puissant,  ou  d’une  tra- 
hison qui  le  ferait  passer  à l’ennemi.  Le  procès  du  condottière 
Garmagnola  avait  été  instruit  pendant  huit  mois , sans  que 
rien  pût  révéler  au  comte  le  danger  qu’il  courait;  on  le  lais- 
sait à la  tête  de  son  armée,  et  on  le  comblait  d’honneurs,  alors 
qu’ü  était  déjà  condamné  à périr  (1432). 

De  l’autre  côté  de  l’Italie,  dans  la  vallée  de  l’Amo,  s’élevait 
Florence  la  Belle.  Longtemps  troublée  par  la  querelle  des 
guelfes  et  des  gibelins,  elle  n’avait  retrouvé  la  paix  qu’en  1343, 
alors  que  toutes  les  classes  de  la  population  se  confondirent 
dans  l’égalité  politique.  Les  nobles,  longtemps  tenus  à l’écart 
du  gouvernement,  furent  élevés  au  rang  de  citoyens.  La  con- 
stitution de  Florence  était  remarquale.  Le  pouvoir  exécutif 
appartenait  à un  collège  de  six  prieurs  que  l’on  renouvelait 
tous  les  deux  mois,  le  pouvoir  législatif  à deux  assemblées,  le 
conseil  du  peuple  et  le  conseü  de  la  commune^  dont  les  mem- 
bres étaient  nommés  pour  quatre  mois.  Afin  d’éviter  les  ca- 
bales, on  avait  recours  au  sort,  soit  pour  la  nomination  des 
conseillers,  soit  pour  celle  des  prieurs.  De  plus  l’assemblée 
générale  du  peuple  restait  seule  souveraine,  et  devait  être  con- 
voquée toutes  les  fois  qu’il  s’agissait  de  modifier  la  loi  fonda- 
mentale. 


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68 


CHAPITRE  V. 


De  même  que  la  démocratie  athénienne  excluait  de  son 
sein  les  métèques  ou  étrangers  domiciliés,  la  démocratie 
florentine  n’admettait  point  au  pouvoir  politique  les  arti- 
sans non  privilégiés,  les  Ciompi  ou  compères.  Ceux-ci  se  sou- 
levèrent en  1378.  Mais  les  bourgeois  restèrent  maîtres  de 
l’autorité. 

Cette  victoire  ne  profita  qu’aux  grandes  familles  de  la  bour- 
geoisie, d’abord  à celle  des  Albizzi,  puis  aux  Méoicis.  Cette 
maison,  qui  allait  devenir  si  puissante,  s’était  rendue  popu- 
laire en  élevant  aux  droits  politiques  les  bourgeois  du  second 
ordre,  ou,  comme  on  disait  à Florence,  les  arts  mineurs. 
Après  Sylvestre,  Cosme  de  Médicis  acquit  par  le  commerce 
et  surtout  par  la  banque  une  immense  fortune.  Il  s’en  ser\ût 
pour  secourir  les  pauvres,  pour  se  faire  des  amis  parmi  les 
riches  en  leur  prêtant  de  l’argent.  Il  se  trouva  bientôt  le  bien- 
faiteur ou  le  créancier  de  la  plupart  des  citoyens  florentins.  Les 
Albizzi  en  prirent  ombrage  et  le  bannirent.  Mais  cet  exil  fît 
sa  puissance  ; au  bout  d'un  an,  Cosme  rentra  en  triomphe 
(1434).  Il  ne  tenait  qu’à  lui  de  prendre  le  pouvoir  suprême; 
il  se  soucia  peu  d’un  grand  titre.  Son  autorité  n’en  fut  que 
, plus  absolue  et  plus  durable.  Toutes  les  fonctions,  toutes  les 
places  appartinrent  à ses  amis.  Il  était,  en  apparence,  un 
simple  banquier  ; au  fond,  il  était  le  maître,  et  le  resta  toute 
sa  vie  (1434-1464). 

Ce  furent  pour  Florence  de  belles  années.  L’ombre  du  gou- 
vernement républicain  subsistait,  et  cela  suffisait  à beaucoup. 
La  paix  et  l’ordre  régnaient,  au  profit  et  à la.  satisfaction  de 
tous.  Les  lettres,  les  arts  florissaient,  grâce  à la  protection  de 
Cosme  et  aux  progrès  croissants  de  l’industrie  et  du  com- 
merce : aussi  Florence  reconnaissante  décerna-t-elle  à son 
chef  le  nom  de  Père  de  la  patrie.  Il  dépensa  32  millions  en 
constructions  de  palais , d’hôpitaux,  de  bibliothèques  ; mais 
il  menait  lui-même  la  vie  la  plus  simple  ; et,  au  beu  de  cher- 
cher pour  ses  enfants  des  alliances  princières,  il  les  mariait 
dans  des  familles  de  Florence  : aussi  ses  fils  se  souvinrent  en- 
core qu’ils  étaient  les  égaux  de  leurs  concitoyens  avant  de 
leur  commander.  Mais  dès  la  première  génération  l’hérédité 
du  pouvoir  dans  une  famille  de  parvenus  produira  ses  résul- 


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L’ALLEMAGNE  ET  L’ITALIE  DE  1453  A 1494.  69 

tats  trop  ordinaires  : les  Médicis  oublieront  leur  origine  bour- 
geoise, se  regarderont  comme  des  princes,  et  Florence  perdra 
jusqu’à  l’apparence  de  son  ancienne  liberté. 

Cette  liberté  fut  revendiquée  dès  1465  par  les  nobles, 
contre  Pierre  I''.  Il  déjoua  leurs  complots  ; mais  un  de  ses 
deux  fils  tomba  leur  victime  (1478).  Le  pape  Sixte  IV,  aveu- 
glé par  son  affection  pour  un  de  ses  neveux,  Jérôme  Hiario, 
voulut  lui  conquérir  une  principauté  en  Homagne.  C’était 
détruire  l’équUibre  italien,  violer  le  traité  de  Lodi.  Les  Flo- 
rentins J)rotestèrent.  Irrité  de  cette  résistance,  Riario  prit 
part  à la  conspiration  des  Pazzi.  On  devait  assassiner  Julien 
et  Laurent  de  Médicis,  pendant  la  messe,  au  moment  de  l’é- 
lévation (1478).  Julien  fut  tué,  mais  Laurent  échappa  et  pu- 
nit les  meurtriers.  Parmi  leurs  complices  était  l’archevêque 
de  Pise,  Salviati,  qui  fut  pendu  avec  ses  habits  pontificaux  à 
une  fenêtre  de  son  palais.  De  là  une  excommunication  lancée 
contre  les  Médicis,  et  une  guerre  dans  laquelle  s’engagèrent 
toutes  les  puissances  italiennes.  C’est  durant  cette  guerre  que 
les  Turcs  saccagèrent  Otrante. 

Cette  apparition  du  croissant  sur  le  sol  même  de  l’Italie 
épouvanta  les  princes.  Sixte  IV  ouvrit  les  yeux  et  consentit 
à traiter.  La  paix  fut  de  nouveau  rétablie  par  la  prudence 
de  Laurent  de  Médicis,  qui  se  rendit  lui-même  à Naples 
pour  négocier  avec  Ferdinand. 

Laurent  mérita  son  surnom  de  Magnifique  et  de' Père  des 
Muses  par  son  zèle  pour  les  savants  et  les  artistes.  Il  accueil- 
lit les  Grecs  chassés  de  Constantinople , fit  traduire  Platon 
par  Ficin,  publier  une  édition  d’Homère  par  Chalcondyle, 
encouragea  Ange  Politien,  poète  érudit,  le  Pogge,  savant  lit- 
térateur, et  fit  fondre  par  Ghiberti  les  portes  du  baptistère 
de  Saint-Jean,  « dignes  d’être  les  portes  du  paradis,  » disait 
Michel- Ange.  En  1490,  Laurent,  ruiné  par  ses  magnificences, 
était  près  de  faire  banqueroute.  Florence,  pour  le  sauver  de 
cette  honte,  fit  banqueroute  elle-même.  Elle  réduisit  de  moi- 
tié l’intérêt  de  la  dette  publique  et  d’un  cinquième  la  valeur 
nominale  des  espèces  versées  pour  le  trésor,  qui  lui-même 
les  émettait  à leur  ancien  titre. 

Une  seule  voix  osa  s’élever  contre  cette  toute-puissance 


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70 


CHAPITRE  V. 


des  Médicîs,  celle  d’un  moine  dominicain  de  Ferrare,  Jérôme 
Savonarole.  Il  voulait  rendre  au  clergé  la  pureté  des  mœurs, 
au  peuple  la  liberté,  aux  lettres  et  aux  arts  le  sentiment  reli- 
gieux. Quand  Laurent  fut  sur  son  lit  de  mort,  en  1492,  il 
l’adjura  de  restituer  la  liberté  à Florence,  mettant  son  abscH 
Intion  à ce  prix.  Laurent  refusa.  Alors  le  moine  s’écria  : c Le 
temps  est  arrivé  ; un  homme  viendra  qui  envahira  l’Italie  en 
quelques  semaines,  sans  tirer  l’épée.  Il  passera  les  monts 
comme  Cyrus , et  les  rochers  et  les  forts  tomberont  devant 
lui.  > 

Le  fils  de  Laurent,  Pierre  U,  ne  montra  que  de  l’incapa- 
cité. Il  s’isola  des  plébéiens,  vécut  en  prince  et  souleva  par 
ses  débauches  des  haines  violentes.  Deux  partis  se  formèrent 
alors  dans  la  ville  : celui  des  jeunes  nobles,  les  arrabbiati  ou 
enragés,  et  celui  du  peuple,  les  frateschi  ou  amis  des  moines. 
Savonarole  était  à la  tête  des  derniers.  Les  désordres  de 
Pierre  ne  firent  que  confirmer  le  moine  dans  la  pensée 
qu’une  grande  punition  était  réservée  à l’Italie  ; et  il  fut,  lui 
aussi,  pn  de  ceux  qui  facilitèrent  les  voies  au  conquérant 
étranger.  « O Italie  1 ô Rome  1 disait  Savonarole'  les  barba- 
res vont  venir,  affamés  comme  des  lions....  Et  la  mortalité 
sera  si  grande,  que  les  fossoyeurs  iront  par  les  rues,  criant  : 
« Qui  a des  morts?  » et  alors,  l’un  apportera  son  père,  l’autre 
son  fils....  O Rome!  je  te  le  répète,  fais  pénitence;  faites 
pénitence,  ô Venise  ! ô Milan  ! » 

Le  concile  de  Bâle  avait  mis  fin  ah  schisme  de  l’Église,  et, 
depuis  1447,  la  chrétienté  n’avait  plus  qu’un  seul  chef.  Nico- 
las Y,  homme  lettré  et  protecteur  des  savants.  La  conjura- 
tion de  Stefano  Porcari.Xf^^3)>  rétablir  dans 

Rome  le  gouvernement  répubhcain,  et  la  prise  de  Constan- 
tinople par  les  Turcs,  contre  lesquels  il  prêcha  lui-même 
une  croisade  en  1455,  avaient  troublé  son  pontificat.  Son  suc- 
cesseur, l’Espagnol  Alphonse  Borgia , pape  sous  le  nom  de 
Calixte  III,  avait  frayé  la  route  des  honneurs  à sa  famille, 
destinée  à une  si  honteuse  célébrité.  En  1458,  la  tiare  pon- 
tificale avait  été  donnée  à l’ancien  secrétaire  du  concile  de 
Bâle,  Ænéas  Silvius  Piccolomini,  célèbre  sous  le  nom  de  Pie  II. 
Le  pape  Paul  II  (1464-1471)  fut  bien  encore  animé  par  la 


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L’ALLEMAGNE  ET  L’ITALIE  DE  1453  A 1494.  71 

grande  pensée  de  la  croisade.  Il  soutint  Scanderberg,  il  arma 
les  Persans  contre  les  Turcs  ; mais  après  lui  commence  dans 
rhistoire  de  la  papauté  une  période  déplorable.  Pendant  plus 
d’un  demi-siècle  les  pontifes,  dont  plusieurs  furent  pourtant 
remarquables  par  leur  génie,  oublièrent  les  intérêts  de  la 
chrétienté  pour  ne  songer  qu’à  leur  famille  ou  à leur  domaine 
temporel.  On  a vu  les  efforts  de  Skte  IV  (1471-1484),  pour 
créer  une  souveraineté  à son  neveu.  Le  faible  Innocent  VIII 
(1484-1492)  ne  fit  pas  rentrer  le  pontificat  dans  des  voies 
meilleures.  Après  lui  l’Église  eut  la  douleur  et  la  honte  de 
voir  dans  la  chaire  de  Saint-Pierre  Alexandre  VI,  le  second 
pape  de  la  famille  Borgia.  Son  élection  fut  souillée  par  la 
simonie  la  plus  flagrante  , son  pontificat  par  la  débauche,  la 
cruauté  et  la  perfidie.  Il  ne  manquait  pourtant  ni  d’habileté 
ni  de  pénétration  ; il  excellait  dans  le  conseil  et  savait  ma- 
nier les  grandes  affaires  avec  une  adresse  et  une  activité  mer- 
veilleuses. C’était  toujours,  il  est  vrai,  en  se  jouant  de  sa  pa- 
role ; mais  l’Italie  de  ce  temps-là,  tenait  en  bien  mince  estime 
la  probité  et  la  bonne  foi  ‘. 

L’État  romain  se  trouvait  alors  en  proie  à une  foule  de  pe- 


<.  Voici  ce  que  Machiavel,  dan*  son  livre  du  Prince,  dil  d'Alexandre  VI, 
elles  conseil*  qu'il  donne  : « Le  pape  Alexandre  VI  ne  Ht  jamais  autre  chose 
que  tromper;  jamais  homme  ne  fut  plus  persuasif,  jamais  personne  ne  pro- 
mit rien  avec  de  plus  grands  serments,  ni  ne  tint  moins  sa  parole;  et  néan- 
moins ses  tromperies  lui  réussirent  toujours,  tant  il  savait  bien  par  ou  il 
fallait  prendre  les  hommes.  Il  n'est  pas  nécessaire  qu'un  prince  ait  toutes  les 
qualités  qne  j'ai  marquées,  mais  seulement  qu’il  paraisse  les  avoir.  J'oserais 
même  avancer  qu'il  lui  serait  dangereux  de  les  avoir  et  de  les  mettre  en  pra- 
tique, au  lieu  qu'il  lui  est  utile  de  paraître  les  avoir.  Tu  dois  paraître  clément, 
6dèle,  courtois,  intègre  et  religieux;  mais  avec  cela  tu  dois  être  si  bien  ton 
maître,  qu’au  besoin  tu  saches  et  lu  puisses  faire  tout  le  contraire....  faire 
sans  scrupule  le  mal  quand  il  le  faut....  Chacun  voit  ce  que  tu  parais  être, 
mais  presque  personne  ne  connaît  ce  que  tu  es,  et  le  petit  nombre  n’ose  pas 
eontredirc  la  multitude....  Dans  toutes  les  actions  des  hommes,  et  surtout 
des  princes,  contre  lesquels  il  n’y  a point  déjugés  à réclamer,  on  ne  regarde 
qu’à  l'issue  qu’elles  ont.  Uu  prince  n’a  qu’à  maintenir  son  état.  Tous  les 
moyens  dont  il  se  sera  servi  seront  toujours  trouvés  honnêtes , et  chacun  les 
louera,  car  le  vulgaire  est  toujours  pris  par  l’apparence,  par  le  succès,  et 
dans  ce  monde  il  n’y  a que  le  vulgaire,  etc.  Un  prince  de  ce  temps-ci,  qu’il 
n’est  pas  A propos  de  nommer,  ajoute  prudemment  Machiavel  en  terminant 
son  dix-tniiliërae  chapitre  et  en  faisant  allusion  à Ferdinand  le  Catholique, 
ne  nous  prêche  rien  que  la  paix  et  la  boune  foi;  mais  s’il  eût  gardé  lui-même 
Tune  et  l’autre,  il  eût  perdu  bien  des  fois  sa  réputation  et  se*  Etats.  » Voilà 
le  code  politique  et  moral  do  l’Italie  à la  fin  du  quinxième  siècle,  ______ 


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72 


CHAPITRE  V. 


tits  tyrans,  et  désolé  par  leurs  sanglantes  rivalités.  C’étaient 
des  guerres,  des  assassinats,  des  empoisonnements  continuels. 
Aux  portes  mêmes  de  Rome , les  Colonna  et  les  Orsini  se 
vantaient  d’être  les  menottes  des  papes.  Alexandre  VI  réussit, 
à force  de  ruses  et  de  cruauté,  à détruire  ou  à subjuguer  tous 
ces  seigneurs.  Nul  ne  le  seconda  mieux  dans  cette  œuvre  que 
son  fils  César  Borgia,  qui  avait  pris  pour  devise  : Aut  Cæsar, 
aut  nihil.  Beau,  instruit  et  brave,  mais  corrompu  et  méchant, 
cet  homme,  capable  d’abattre  d’un  seul  coup  de  son  sabre  la 
tête  d’un  taureau,  et  de  persuader  tout  ce  qu’il  voulait  par 
les  enchantements  de  sa  parole,  n’eut  guère  recours  qu’au 
mensonge,  au  poison  et  au  poignard . Il  méditait  longuement 
ses  coups,  prenait  son  temps  et  agissait  en  silence,  secretis~ 
simo,  «ht  le  Florentin  Machiavel,  son  secrétaire  et  son  pané- 
gyriste : « Ce  qu’on  n’a  pas  fait  à l’heure  de  midi,  répétait-il 
souvent,  se  fera  le  soir.  > Nul  crime  ne  lui  coûtait  ; il  contri- 
bua plus  qu’un  autre  à mériter  à l’Italie  le  surnom  «jue 
lui  donnent  les  écrivains  du  temps , « la  Vénéneuse.  » Ce- 
pendant il  ne  put  recueillir  le  fruit  de  ses  efforts.  A peine 
eut-il  conquis  la  Romagne,  que  son  père  mourut,  c II  avait 
tout  préparé,  dit  Machiavel,  tout  prévu,  sauf  qu’il  serait  à la 
mort  au  moment  où  mourrait  son  père.  » Le  père  et  le  fils 
avaient  buparmégarde  un  poison  qu’ils  destinaient  à un  car- 
dinal. On  le  trahit  comme  il  avait  trahi  tout  le  monde  ; em- 
prisonné quelque  temps  par  Ferdinand  le  Catholique,  il  vécut 
ensuite  en  aventurier  et  fut  tué  devant  une  bicoque  de  la 
Navarre. 

Dans  le  royaume  de  Naples,  la\ictoire  de  Troja,  en  1462, 
avait  affermi  la  couronne  sur  la  tête  de  Ferdinand  I"  ; mais 
ce  prince  sembla  prendre  à tâche  d’amener  une  révolution 
nouvelle,  en  ravivant  les  haines  au  lieu  d’effacer  les  traces 
des  discordes  civiles.  La  dureté  de  son  gouvernement  ayant 
soulevé  contre  lui  ses  barons,  il  les  trompa  par  des  promesses, 
les  invita  à un  festin  de  réconciliation,  et  à sa  table  même  les 
fit  saisir,  puis  égorger.  Le  peuple  n’était  pas  mieux  traité 
que  les  grands.  Ferdinand  s’attribuait  le  monopole  du  com- 
merce de  tout  le  royaume  ; il  vendait  les  évêchés  et  les  ab- 
bayes, faisait  argent  de  tout,  et  ne  savait  pas  employer  cet 


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L’ALLEMAGNE  ET  L’ITALIE  DE  1453  A 1494.  73 

argent  à défendre  l’État  : aussi  laissa-t-il  les  Turcs  s’emparer 
d’Otranle  en  1480,  et  les  Vénitiens  de  Gallipoli  et  de  Policas- 
tro,  en  1484.  Une  pareille  administration  rendait  une  cata- 
strophe inévitable  et  prochaine. 

A la  fin  du  quinzième  siècle,  l’Italie  était  un  pays  de  civi- 
lisation riche  et  corrompue  ; les  merveilles  des  arts  cachaient 
mal  une  décadence  précoce,  et  l’éclat  des  lettres  n’empêchait 
pas  de  voir  l’affaissement  des  caractères.  On  n’y  faisait  plus 
la  guerre  que  par  les  bras  des  condottieri , qui  déployaient 
une  savante  tactique  d’escarmouche  où  le  sang  coulait  peu, 
et  qui  gagnaient  leur  argent  au  meilleur  marché  possible. 
Or  c’est  un  signe  fatal  pour  un  peuple,  que  la  perte  des  ver- 
tus militaires.  Pour  bien  vivre,  il  faut  être  prêt  à bien  mou- 
rir ; et  l’Italie  tremblait  devant  une  épée  : aussi  avait-elle  mis 
en  honneur  la  ruse,  la  perfidie,  le  mensonge.  On  résolvait 
avec  du  poison  ou  un  poignard  les  questions  qu’ailleurs  ou 
en  d’autres  temps  on  eût  tranchées  avec  le  glaive.  La  diplo- 
matie italienne  était  une  école  de  crimes.  Regorgeant  de  ri- 
chesses et  livrée  à l’anarchie,  la  Péninsule  était  une  proie 
réservée  au  premier  qui  oserait  la  saisir.  Charles  VIII  voulut 
la  prendre.  Mais  avant  de  l’y  conduire , voyons  d’autres  con- 
quérants qui  approchent  aussi  de  ses  rivages. 


TEMPS  MODERNES. 


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74 


CHAPITRE  VI. 


CHAPITRE  VI. 

L’EMPIRE  TURC  DE  1483  A 1320. 

Hahomet  II  (1451-1481).  — Bajazet  II  et  Sélim  (1481-1520). 

nahomet  II 

Pour  les  Turcs,  la  prise  de  Constantinople  avait  été  la  sé- 
curité de  leur  domination  en  Europe.  Malgré  leurs  conquêtes 
jusque  sur  les  bords  du  Danube  et  sur  les  rives  de  l’Adriati- 
que, Constantinople,  restée  debout,  était  pour  eux  une  m&- 
nace  perpétuelle.  Un  revers  pouvait  leur  tout  ôter,  les  rejeter 
en  Asie,  d’où  les  Grecs  et  les  flottes  des  puissances  chrétiennes, 
enfin  averties  du  péril,  les  eussent  empêchés  de  sortir.  Con- 
stantinople tombée,  leur  établissement  en  Europe  n’était  plus 
ce  campement  qu’un  ouragan  eût  emporté.  Le  château  des 
Sept-Tdurs  remplaçait  la  tente  du  désert. 

Mahomet  II,  le  neu\ième  empereur  ottoman,  était  alors 
obéi  depuis  les  murs  de  Belgrade  sur  le  Danube  jusqu’au  mi- 
lieu de  l’Asie  Mineure.  Cet  empire,  déjà  formidable,  avait 
deux  ennemis  ; à l’occident,  le  grand  corps  des  nations  chré- 
tiennes, qui  avait  bien  pu  rester  indifférent  au  sort  des  Grecs 
schismatiques,  mais  qui  ne  se  laissera  pas  entamer  par  l’inva- 
sion, arrivée  maintenant  sur  ses  frontières;  à l’orient,  au 
centre  de  l’Asie  Mineure,  la  principauté  seldjoucide  de  la  Ca- 
ramanie  (Konieh,  Kaisariéh),  et  derrière  cette  principauté, 
quand  elle  sera  tombée  (1464),  les  Persans  animés  contre  les 
Ottomans  de  la  haine  que  le  voisinage  excite  souvent  entre 
deux  peuples,  et  que  des  différences  religieuses  enveniment. 
On  verra  Mahomet  II  et  ses  successeurs  se  heurter  contre  ces 
deux  barrières,  et  les  deux  ennemis  du  nouvel  empire,  qui 
menace  à la  fois  l’Europe  et  l’Asie,  se  relayer  pour  arrêter 


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L’EMPIRE  TURC  DE  1453  A 1520.  75 

I ses  progrès.  A un  succès  sur  le  Danube  répondra  une  attaque 
* sur  l’Euphrate;  à une  victoire  en  Asie,  une  guerre  nouvelle 
en  Europe.  N’oublions  pas,  parmi  les  ennemis  des  Turcs,  la 
troupe  intrépide  des  chevaliers  de  Rhodes,  de  cette  île  qui 
était  sur  les  flancs  de  l’Asie,  comme  une  vigilante  sentinelle 
de  la  chrétienté. 

Ajoutons  encore  les  ràias  (troupeaux),  c’est-à-dire  les  sujets. 
Pour  l’heure  ils  sont  dociles  et  tremblants,  mais  plus  nom- 
breux que  leurs  maîtres,  du  moins  en  Europe  ; ils  seront  plus 
tard  un  danger  pour  eux,  car  Mahomet  U leur  a concédé  des 
privilèges  qui  les  constituent  en  corps  de  nation,  ayant  leurs 
lois,  leurs  tribunaux,  leurs  chefs,  comme  ils  ont  leur  langue 
et  leur  religion  à part*. 

Le  gouvernement  turc  était,  comme  celui  de  tous  les  peu- 
ples asiatiques,  le  despotisme.  Le  sultan  ou  padischah  jouis- 
sait d’un  pouvoir  absolu.  Ses  sujets  n’étaient  que  ses  esclaves, 
qu’il  élevait  ou  faisait  rentrer  dans  le  néant,  selon  les  caprices 
de  sa  volonté. 

Ce  despotisme  trouvait  des  bornes  dans  les  forces  mêmes  sur 
lesquelles  il  s’appuyait.  Ainsi,  le  Coran  était  placé  au-dessus 
du  sultan.  La  loi  du  prophète  était  la  loi  de  tous,  du  maître 
comme  des  sujets.  Bien  que  le  mufti  et  les  ulémas,  chargés 
d’interpréter  le  livre,  n’eussent  aucune  attribution  politique, 
on  écoutait  souvent  leur  voix,  lorsqu’ils  invoquaient  le  nom 
sacré  de  Dieu,  contre  une  mesure  inique  ou  dangereuse.  Mais 
ceux  que  les  sultans  avaient  le  plus  à craindre  étaient  ceux  qui 
les  servaient  le  mieux,  les  janissaires.  Cette  müice  d’élite 
s’était  déjà  révoltée  sous  Amurath  U. 


I.  Avec  on  «sprit  de  tolérance  qtie  nul  alors  en  Europe  n’eOl  montré, 
Mahomet  II  avait  laissé  aux  Grecs  le  libre  exercice  de  leur  culte,  une  partie 
‘ de  leurs  églises,  leurs  lois  civiles,  leurs  tribunaux,  leurs  écoles,  et  reconnu 
leur  patriarche  pour  chef  de  sa  communauté  ou  nation  grecque  [Roum  milleti), 
eettti-ci  étant  responsable  envers  le  gouverncnient  du  maintien  de  l’ordre  dans 
sa  natitm  et  de  l’acquittement  du  kliaradj  ou  capitation  et  des  autres  impôts, 
et  pour  cela  investi  d’une  grande  autorité  temporelle.  Les  Arméniens,  les 
Juifs  obtinrent  les  mêmes  privilèges  et  la  même  organisation,  de  sorte  qu’il  y 
eut  an-dessous  de  la  nation  doiniuanle  trois  autres  nations  régulièrement 
constituées.  De  nos  jours,  ce  nombre  a été  doublé  par  la  concession  de  sem- 
blables immunilés  aux  Arméniens  catholiques  (1829),  aux  Arméniens  protes- 
tants (f850),  et  aux  catholiques  (4854). 


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76 


CHAPITRE  VI. 


Si  l’on  excepte  l’armée  naissante  de  la  France,  les  Otto- 
mans avaient  k cette  époque  sur  les  Européens  une  supériorité 
incontestable  dans  l’art  militaire,  plus  de  discipline,  une  plus 
grande  expérience  dans  l’art  de  fortifier  les  places  et  de  fondre 
les  canons,  l’emploi  habile  de  l’artillerie  de  campagne  ou  de 
siège.  D’ailleurs  aucune  puissance  chrétienne  n’était  alors  ca- 
pable et  n’avait  l’idée  d’entretenir  une  armée  permanente  aussi 
nombreuse  que  celle  du  sultan.  Qu’on  ajoute  à ces  moyens 
matériels  l’énergique  stimulant  du  fanatisme  et  de  l’ardeur 
guerrière,  et  l’on  comprendra  la  rapidité  de  leurs  progrès.  « Le 
paradis  est  k l’ombre  des  épées,  » avait  dit  le  prophète.  Les 
nations  chrétiennes  étaient  toutes  encore  des  sociétés  aristo- 
cratiques; l’esprit  le  plus  complet  d’égalité  régnait  dans  la 
nation  turque.  L’homme  de  cœur  pouvait  aspirer  k tout,  car 
le  sultan  allait  chercher  au  plus  épais  de  la  foule  et  jusque 
parmi  les  esclaves  le  plus  brave  et  le  plus  babile  pour  en  faire 
un  pacha  ou  un  vizir.  A tous  ces  traits  on  reconnaît  que  les 
Turcs  avaient  sur  les  chrétiens  une  grande  supériorité  en 
moyens  d’action  et  en  instruments  de  conquête  ; cela  explique 
leurs  succès  non  interrompus  durant  un  siècle  que  trois  grands 
hommes  remplissent,  les  sultans  Mahomet  II,  Sélim  et  Soli- 
man, avec  l’intermède  du  faible  Bajazet  II. 

Au  premier  revint  la  gloire  d’avoir  achevé  la  conquête  de 
l’empire  grec.  Il  s’empara  du  duché  d’Athènes,  de  Corinthe, 
et  de  la  Morée  presque  entière  (1458).  En  1461,  il  prit  Tré- 
bizonde,  l’année  suivante  l’ile  de  Lesbos,  et  deux  ans  plus  tard 
la  principauté  de  Garamanie,  dont  le  chef,  par  ses  attaques 
sur  les  derrières  des  Turcs  en  Asie  Mineure,  avait  souvent 
arrêté  leurs  progrès  en  Europe.  Les  Osmanlis  étaient  alors 
comme  une  formidable  marée  montante  qui  battait  alternati- 
vement ses  deux  rivages  : océan  aujourd’hui  desséché. 

Venise,  dont  les  doges  disaient  : nous  sommes  Vénitiens  * 
d’abord,  ensuite  chrétiens,  avait  obtenu,  dès  l’année  1454,  de 
Mahomet  II,  un  traité  favorable  k son  commerce.  Aussi  fit- 
elle  peu  d’efforts  pour  seconder  le  pape  Pie  II,  qui-  réussit 
cependant  k réunir  un  moment  les  puissances  italiennes  contre 
les  Turcs,  mais  expira  de  fatigue  k Ancône,'  au  moment  de 
s’embarquer  (1464).  Venise,  k la  fin  alarmée  de  leurs  progrès. 


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l’empire  turc  de  1453  A 1520.  77 

commença  la  guerre  pour  son  compte,  sans  aucun  résultat  que 
des  ravages  sur  les  côtes  ennemies. 

Contre  Tltalie  une  attaque  sérieuse  était  difficile.  Mais  la 
Hongrie , placée  sur  la  route  même  de  l’invasion,  avait  tout  à 
craindre  : elle  accepta  la  lutte.  Huniade,  son  régent,  s’enferma 
dans  Belgrade,  au  confluent  de  la  Save  et  du  Danube.  Toutes 
les  forces  de  Mahomet  II  s’y  brisèrent  (1456).  Ce  vaillant 
homme  tomba  au  milieu  de  son  triomphe.  Son  fils,  Mat- 
thias Gorvin,  le  remplaça  dignement.  Élu  roi  en  1458,  il  dé- 
fendit avec  succès  la  ligne  du  Danube  contre  toutes  les  attaques 
du  sultan.  La  Hongrie  lui  doit  sa  première  armée  permanente 
(la  garde  noire),  ses  fonderies  de  canons,  son  université  de 
Bude.  Il  fut  le  plus  grand  de  ses  rois  (1458-1493),  et  il  au- 
rait peut-être  infligé  aux  Turcs  quelque  désastre  signalé,  s’il 
n’avait  dépensé  ses  forces  dans  une  lutte  impolitique  contre  la 
Bohême  et  contre  Frédéric  III  d’Autriche,  qui  refusait  de 
restituer  à la  Hongrie  la  couronne  de  saint  Étienne,  et  dont 
Matthias  occupa  pendant  cinq  ans  la  capitale.  Vienne. 

Ari^té  au  nord  par  les  Hongrois,  qui  défendaient  énergi- 
quement le  passage  de  leurs  fleuves,  et  par  les  Roumains,  qui 
s’appuyaient  à leur  immense  forteresse  des  Garpathes,  Ma- 
homet II  se  rejeta  au  sud  et  attaqua  l’Albanie.  La  conquête 
devint  facile,  quand  Scanderberg  fut  mort  (1467).  Cet  intré- 
pide partisan,  qui  s’était  fait  prince  d’Albanie  (Épire)  par  son 
courage,  avait  pendant  vingt- trois  ans  repoussé  toutes  les  at- 
taques des  Turcs  et  remporté  sur  eux  vingt-deux  victoires. 
Après  sa  mort,  les  Turcs  se  partagèrent  ses  ossements,  pour 
les  porter  au  cou  en  guise  d’amulettes  (1468).  Groïa,  sa  prin- 
cipale forteresse,  ne  se  rendit  pourtant  que  dix  ans  plus  tardv 
En  1470,  une  flotte  immense  vint  débarquer  une  armée  tur- 
que dans  l’île  vénitienne  de  Négrepont.  Après  quatre  assauts 
terribles,  la  capitale  de  l’île,  qui  porte  le  mênq^  nom,  fut  en- 
levée; pas  un  de  ses  défenseurs  ou  de  ses  habitants  ne  fut 
épargné.  Heureusement  Mahomet  II  fut  alors  appelé  à l’autre 
extrémité  de  som  empire  par  le  Tartare  Ouzoun-Haçan,  qui 
venait  de  fonder  en  Perse  la  dynastie  àn  Mouton  Blanc,  et  que 
le  pape  Paul  II  poussa  à attaquer  les  Turcs.  Haçan  fut  battu 
(1473).  Cette  diversion  n’en  eut  pas  moins  l’effet  désiré.  Les 


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78 


CHAPITRE  VI. 


INIoldaves,  commandés  par  VAthlcte  du  Christ,  Étienne  IV, 
défirent  une  armée  ottomane  près  de  Rackowitz  (1475);  en 
Albanie  et  en  Grèce,  les  Turcs  échouèrent  dans  deux  attacpies  * 
contre  Scutari  et  Lépante.  Mahomet  II  n’était  pas  habitué 
aux  défaites.  Son  orgueil  s’irrita.  D’un  côté  il  lança  sa  flotte 
contre  Gaffa,  riche  comptoir  des  Génois  au  fond  de  la  mer 
Noire,  qui  fut  ruiné,  et  de  l’autre,  une  immense  cavalerie  qui 
pénétra  jusqu’à  la  Piava  et  jeta  la  terreur  dans  toute  l’Italie 
(1477). 

Venise  demanda  humblement  la  paix,  et  l’obtint  au  prix  de 
Scutari,  qu’elle  rendit,  et  d’un  tribut  annuel  par  lequel  elle 
acheta  la  liberté  de  commercer  dans  la  mer  Noire  (1479). 
L’année  suivante,  une  flotte  ottomane  s’empara  d’Otrante,  sur 
les  côtes  du  royaume  de  Naples.  Mais  cette  ville  fut  reprise, 
et  le  grand  maître  des  chevaliers  de  Saint-Jean,  Pierre  d’Au- 
busson,  défendit  Rhodes  contre  le  grand  vizir,  qui,  après  trois 
mois  d’efforts  impuissants,  leva  le  siège.  Mahomet  II  n’en  for- 
mait pas  moins  les  plans  les  plus  redoutables.  Il  voulait  mar- 
cher contre  les  mameluks  d’Égypte,  jurait  de  faire  manger 
Tavoine  à son  cheval  sur  l’autel  de  Saint-Pierre  de  Rome,  et 
en  entendant  parler  de  la  cérémonie  dans  laquelle  le  doge  de 
Venise  épousait  l’Adriatique,  se  promettait  i de  l’envoyer  bien- 
tôt au  fond  de  cette  mer  consommer  son  mariage.  » Une  ma- 
ladie arrêta  tous  ces  desseins.  R mourut  à Nicomédie  à l’âge 
de  cinquante-trois  ans  (1481). 

Bajaset  H et  Sellm 

Bajazetll,  plus  lettré  que  soldat,  eut  à lutter  contre  son 
frère  Zizim,  qui  lui  disputait  le  pouvoir.  Grâce  au  génie  de 
son  grand  vizir  Achmet,  Bajazet  l’emporta.  Quelque  temps 
après,  il  fit  éj|rangler  celui  auquel  il  devait  l’empire.  Zizim 
vaincu  s’était  réfugié  à Rhodes,  Les  chevaliers  lui  firent  un 
brillant  accueil.  Mais,  pour  éviter  une  guerre  avec  le  sultan, 
Pierre  d’Aubusson  consentit,  moyennant  un  tribut  annuel  de 
40  000  sequins,  à empêcher  Zizim  de  retourner  en  Turquie. 

On  l’interna  dans  une  commanderie  du  Poitou.  De  là  il  passa 
entre  les  mains  du  pape  Alexandre  VI.  Charles  VUI,  durant 


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L’EMPIRE  TURC  DE  1453  A 1520.  79 

son  expédition  d’Italie,  exigea  que  ce  frère  de  Bajazet  lui  fût 
remis.  Zizim  pouvait  l’aider  à conquérirClonstantinople.  L’in- 
fortuné lui  fut  livré,  mais  empoisonné.  Le  bruit  courut  que 
le  sultan  avait  promis  300  000  ducats  au  souverain  pontife 
pour  le  débarrasser  de  son  frère.  Malgré  son  humeur  pacifi- 
que, le  sultan  dut  occuper  les  janissaires  : il  conquit  la  Bosnie, 
la  Croatie  et  la  Moldavie.  Les  Ottomans,  déjà  maîtres  de  la 
VaJachie,  dominèrent  alors  sur  les  deux  rives  du  Danube  ( 1 489) . 
Mais  Bajazet  ^'evint  bientôt  à son  goût  favori,  l’étude  des  let- 
tres, et  une  courte  guerre  contre  Venise  troubla  seule  le  repos 
de  ce  prince  indolent  et  voluptueux.  Les  soldats  mécontents  le 
déposèrent.  Sélim,  son  quatrième  fils,  ceignit  le  sabre,  et 
commença  son  règne  par  im  parricide  : il  fit  empoisonner  son 
père,  puis  égorger  ses  frères  et  leurs  enfants,  afin  de  n’avoir 
point  de  rivaux  à craindre  (1512). 

Le  mouvement  de  conquête,  interrompu  sous  Bajazet  II , 
recommença  avec  Sélim  le  Féroce.  C’est  à son  ardeur  belli- 
queuse que  Sélim  avait  dû  l’affection  des  janissaires,  et  par 
suite  le  pouvoir.  Il  justifia  leurs  espérances.  Deux  grands 
vizirs  furent  successiv  ement  mis  àmort  pour  lui  avoir  demandé 
de  quel  côté  devait  être  tournée  la  tente  impériale,  c’est-à-dire 
vers  quelle  contrée  il  devait  porter  ses  armes.  Un  troisième 
dressa  les  tentes  vers  les  quatre  points  du  monde.  « Voilà,  dit- 
il,  comme  je  veux  être  servi.  » U ne  cessa,  pendant  les  huit 
ans  de  son  règne,  de  mener  ses  janissaires  à de  nouvelles  en- 
treprises. D’abord  il  attaqua  la  Perse,  où  Ismaël  venait  de 
fonder  la  dynastie  des  Sophis.  Il  n’y  avait  pas  seulement  riva- 
bté  politique  entre  les  deux  peuples,  mais  encore  haine  reli- 
gieuse: les  Persans  sont  schiites,  c’est-à-dire  n’admettent  pour 
véritable  successeur  du  prophète,  qu’Ali,  le  quatrième  khalife, 
et  sa  descendance;  les  Turcs  reconnaissent  la  légitimité  d’A- 
boubekre,  d’Omar  et  d’Othman,  et  défèrent  à leurs  explica- 
tions théologiques  ; ils  acceptent,  en  un  mot,  la  tradition  ou 
Sonna,  d’où  leur  nom  de  sonnites.  C’était  chez  eux  un  dicton 
populaire  que  la  mort  d’un  seul  schiite  était  plus  agréable  à 
Dieu  que  celle  de  soixante-dix  chrétiens  : aussi  le  sultan  ne 
manqua-t-il  pas,  avant  de  se  mettre  en  campagne,  de  faire 
dans  son  empire  une  exacte  recherche  des  hérétiques  : on  en 


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I 

80  CHAPITRE  VI. 

trouva  40  000,  qui  furent  tous  égorgés.  Cet  horrible  massacre 
inaugura  la  guerre.  Les  deux  armées  se  rencontrèrent  près  de 
Taiiris,  dans  l’Aderbaïdjan,  et  engagèrent  une  bataille  terri- 
ble. Les  Ottomans  furent  vainqueurs,  grâce  à leur  artillerie  ; 
mais  ils  avaient  perdu  40  000  hommes,  et  ce  jour  est  encore 
pour  eux  un  jour  de  deuil  (1514).  Les  janissaires  contraigni- 
rent Sélim  à se  retirer,  et  le  seul  résultat  de  cette  victoire  san- 
glante fut  la  possession  temporaire  de  Tauris. 

Les  mameluks  dominaient  depuis  plus  de  deux  siècles  sur 
l’Égypte  et  sur  la  Syrie.  Cette  puissante  république  militaire 
était  pour  les  Turcs  un  objet  d’inquiétude  et  de  jalousie.  SélW 
passa  le  Taurus  à la  tête  de  150  000  hommes,  et  pénétra  dans 
la  Syrie,  qui  lui  fut  ouverte  par  la  trahison  du  gouverneur  de 
Damas  et  d’Alep.  Une  grande  bataille  se  livra  près  de  cette 
dernière  ville  ; les  mameluks  vaincus  perdirent  leur  Soudan, 
l’héroïque  Kansou-al-Gouri,  qui  mourut  d’épuisement  et  de 
rage,  après  avoir  tué  de  sa  main  quarante  ennemis.  La  Syrie 
se  soumit  au  sultan  (1516).  La  victoire  de  Gaza  et  une  autre 
près  du  Caire  lui  donnèrent  l’Égypte,  où  il  fut  reçu  comme  un 
libérateur  par  la  population  indigène.  Les  Cophtes  lui  livrè- 
rent plus  de  20  000  mameluks,  qu’il  fit  égorger  en  un  seul 
jour,  et  dont  les  cadavres  furent  jetés  au  Nil.  Malgré  ce  mas- 
sacre, Sélim  dut  conserver  une  partie  des  beys  mameluks  dans 
la  nouvelle  organisation  administrative  qu’il  donna  à l’Égypte  ; 
et  les  Cophtes,  ainsi  que  les  fellahs,  ne  gagnèrent  à la  con- 
quête ottomane  qu’une  aggravation  de  leurs  maux  (1517).  La 
soumission  de  l’Egypte  entraîna  celle  des  tribus  arabes;  le  ché- 
rif  de  la  Mecque  vint  offrir  au  vainqueur  les  clefs  de  la  Kaaba, 
et  Sélim  se  trouva  maître  des  trois  villes  saintes:  la  Mecque, 
Médine  et  Jérusalem.  En  1518,  une  expédition  heureuse  con- 
tre les  Persans  lui  valut  encore  le  Diarbékir  ou  la  partie  su- 
périeure du  bassin  du  Tigre  et  de  l’Euphrate. 

Au  Caire,  Sélim  avait  trouvé  le  dernier  descendant  d’Abbas, 
le  khalife  Motawakkel,  qu’il  emmena  à Constantinople,  où  il 
mourut  dans  l’obscurité.  Mais  Motawakkel  lui  avait  remis  au- 
paravant l’étendard  de  Mahomet,  et  avait  abdiqué  entre  ses 
mains  son  autorité  spirituelle.  De  sorte  que  le  sultan  devint  le 
commandeur  des  fidèles,  l’héritier  du  prophète,  et  qu’il  tint  à 


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L’EMPIRE  TURC  DE  1453  A 1520. 


81 


la  fois,  comme  disait  le  moyen  âge,  les  deux  glaives,  celui  de 
l’autorité  temporelle  et  celui  du  pouvoir  spirituel. 

La  conquête  de  l’Égypte  eut  un  autre  résultat.  La  prise 
d’Alexandrie  par  les  Turcs  acheva  de  porter  le  coup  mortel  à 
Venise,  ses  communications  avec  l’Orient  furent  dès  lors  inter- 
ceptées. 

A ces  vastes  acquisitions  le  sultan  ajouta  celle  d’Alger, 
qu’un  pirate,  fils  d’un  potier  de  Mitylène,  Horouk,  surnommé 
Barberousse,  avait,  en  1516,  enlevé  aux  Espagnols.  Horouk 
étant  mort,  son  frère  Khayrouddin  lui  succéda.  Mais,  se 
voyant  trop  faible  pour  résister  aux  Arabes  et  aux  chrétiens,  il 
s’adressa  à’ia  Porte,  qui,  moyennant  un  acte  formel  de  sou- 
mission, lui  accorda  le  titre  de  bey,  avec  2000  janissaires,  de 
l’artillerie  et  de  l’argent.  Grâce  à ce  secours,  Khayrouddin 
chassa  les  Espagnols  du  fort  qu’ils  occupaient  près  de  la  ville, 
et,  par  des  travaux  intelligents,  fit  du  port  d’Alger  un  repaire 
redoutable  pour  ses  pirates. 

Ainsi,  en  quelques  années,  Sélim  avait  presque  doublé  l’em- 
pire des  Osmanlis.  Sa  domination  s’étendait  depuis  le  Danube 
jusqu’à  l’Euphrate,  et  de  l’Adriatique  aux  cataractes  du  Nil. 
Maîtres  du  bassin  oriental  de  la  Méditerranée,  dont  ils  possé- 
daient tous  les  rivages,  les  Turcs  venaient  d’acquérir  dans  le 
bassin  occidental  de  cette  mer  européenne  l’importante  posi- 
tion d’Alger.  La  forme  despotique  de  leur  gouvernement  as- 
surait à leur  politique  le  secret,  à leurs  opérations  militaires 
l’unité.  Enfin  nulle  armée  en  Europe  n’égalait  la  milice  des 
janissaires.  C’est  à ce  moment  que  mourut  Sélim,  et  que  So- 
liman le  Magnifique  ceignit  le  sabre  dans  Sainte-Sophie.  Il 
allait  être  l’émule  de  ses  deux  grands  contemporains,  Fran- 
çois I"  et  Gharles-Quint,  l’ami  de  l’un,  l'ennemi  de  l’autre 
0520). 


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82 


CHAPITRE  >Vn. 


LIVRE  IL 

CONSÉQUENCES  DE  LA  RÉVOLUTION  POLITIQUE.  PREMIÈRES 
GUERRES  EUROPÉENNES  (lWA-1559). 


CHAPITRE  VII. 

GUERRES  D'ITALIE  DE  1494  A 1^16. 

Résumé  de  la  période  précédente.  — Expédition  de  Charles  VIII  en 
Italie  (1494).  — Louis  XII  (1498-1515).  — Nouvelle  conquête  du  Mila* 
nais  par  François  I**^  (1515). 

Ké«umé  de  la  période  précédente. 

En  étudiant  l’histoire  des  grandes  nations  européennes,  du- 
rant la  seconde  moitié  du  quinzième  siècle,  on  a vu  un  fait 
général  se  produire  et  la  société  reprendre  une  forme  de  gou- 
vernement qui  s’était  perdue  depuis  l’empire  romain,  le  pou- 
voir absolu  des  rois.  C’est  le  côté  politique  de  la  grande  révo- 
lution qui  s’opère,  et  qui  va  changer  les  arts,  les  sciences,  les 
littératures,  même,  pour  une  moitié  de  l’Europe,  les  croyances^ 
en  même  temps  qu’elle  change  les  institutions. 

L’inévitable  conséquence  de  cette  première  transformation 
qui  met  les  peuples,  avec  leurs  richesses  et  leur  force,  à la 
disposition  des  rois,  sera  de  donner  à ceux-ci  la  tentation  d’a- 
grandir leurs  États.  Les  grandes  guerres  européennes  vont 
donc  succéder  aux  guerres  féodales,  comme  les  rois  ont  suc- 
cédé aux  seigneurs. 


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GUERRES  D’ITALIE  DE  1494  A 1516.  83 

Ces  premières  guerres  européennes,  dites  guerres  d’Italie, 
parce  que  la  possession  de  cette  contrée  en  fut  l'occasion  et  le 
résultat  principal,  forment  pour  nous  la  seconde  période  des 
temps  modernes. 

La  France  était  entrée  la  première  dans  le  régime  féodal,  et 
avec  ses  rois  si  faibles  et  ses  barons  si  fiers,  avec  ses  châteaux 
innombrables  et  sa  littérature  toute  chevaleresque,  elle  en 
avait  été  la  plus  brillante  expression;  elle  fut  aussi  la  pre- 
mière à en  sortir  pour  revêtir  une  forme  nouvelle  et  puissante. 
Louis  XI,  tout  entier  à sa  grande  bataille  féodale,  avait  dit: 
« Les  Génois  se  donnent  à moi  et  moi  je  les  donne  au  diable.  » 
Mais  la  bataille  gagnée,  et  tout  réglé  au  dedans,  il  fallait  bien 
regarder  au  dehors,  ne  fût-ce  que  pour  tourner  de  ce  côté  l’aç- 
tivité  des  grands  et  les  assouplir  à l’obéissance  politique,  en 
les  faisant  passer  par  la  discipline  militaire. 

Charles  VIII,  bien  entendu,  ne  vit  rien  de  tout  cela.  U eut 
l’instinct,  non  la  réflexion  de  son  rôle.  L’action  extérieure  de 
la  France  était  après  Louis  XI  une  nécessité.  Son  fils  n’avait 
rien  de  ces  hommes  qui  résistent  aux  circonstances  et  les  do- 
minent; il  alla  donc  où  elles  le  poussaient.  Il  aurait  pu  au 
moins  choisir  sa  direction,  et  pour  le  malheur  de  la  France, 
de  l’Italie  etde  l’Europe,  il  prit  la  plus  mauvaise. 

Expédition  de  Charlco  VIII  en  Italie  (I4IM). 

Louis  XI  s’était  bien  gardé  de  faire  valoir  les  droits  qu’il 
tenait  de  la  maison  d’Anjou  sur  le  royaume  de  Naples. 
Charles  VIII  les  tira  de  l’oubli  pour  aller  frapper  quelque 
grand  coup  d’épée  au  delà  des  monts.  Les  vieux  politiques 
essayèrent  en  vain  de  l’en  détourner.  L’Italie  d’ailleurs  venait 
elle-même  se  jeter  aux  bras  de  la  France.  Ludovic,  menacé 
par  le  roi  de  Naples,  appelait  Charles  VIII;  bien  d’autres 
l’appelaient  aussi,  et  le  marquis  de  Saluces,  et  les  barons  na- 
politains,et  Savonarole,  et  les  cardinaux  ennemis  d’Alexandre. 
« Nobles  esprits!  Italie  bien-aimée,  s’écriait  le  poète  San- 
nazar,  quel  vertige  vous  pousse  à jeter  le  sang  latin  à d’odieuses 
nations?  » 

Cependant,  eu  égard  à la  situation  de  la  France,  le  mo- 


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84 


CHAPITRE  VII. 


ment  était  mal  choisi  pour  une  expédition  lointaine.  Les  puis- 
sances voisines,  mécontentes  de  la  réunion  de  la  Bretagne  à la 
couronne,  formaient  une  nouvelle  ligue.  Le  fondateur  de  la 
maison  des  Tudors, Henri  VII,  débarquait  une  armée  anglaise 
à Calais;  Maximilien,  que  Charles VIII  avait  si  vivement  sup- 
planté, attaquait  l’Artois;  le  roi  d’Espagne,  Ferdinand  le  Ca- 
tholique, promettait  de  franchir  les  Pyrénées.  Il  y avait  là  de 
belles  occasions  de  guerroyer.  Mais  Charles  VIII,,  pressé  de 
partir,  aima  mieux  négocier  : traité  d’Étaples  avec  Henri  VII, 
qui,  sur  la  promesse  d’une  somme  de  745  OOOécus  d’or  paya- 
bles en  quinze  ans  (40  millions  de  francs),  se  rembarque  ; traité 
de  Senlis  avec  Maximilien,  qui  recouvre  pour  son  fils  l’Artois, 
ia  Franche-Comté  et  le  Charolais,  conquêtes  de  Louis  XI  ; 
traité  de  Narbonne  avec  Ferdinand  le  Catholique,  à 'qui  l’on 
rend  la  Cerdagne  et  le  Roussillon  sans  exiger  même  les  som- 
mes déboursées,  et  malgré  les  protestations  de  Perpignan, 
qui  voulait  rester  française.  C’étaient  là  toutes  provinces  fron- 
tières, essentielles  à la  défense  du  royaume,  puisqu’elles  for- 
maient les  Pyrénées,  le  Jura  et  la  Somme.  Qu’importe  à 
Charles  VIII?  la  soumission  de  l’Italie  était  certaine,  et  cette 
conquête  le  commencement  d’une  fortune  plus  haute.  De 
Naples,  il  espérait  bien  passer  en  Grèce,  chasser  les  Turcs 
de  Constantinople’,  et  remettre , en  preux  du  moyen  âge,  le 
tombeau  de  Jésus-Christ  sous  la  protection  d’un  royaume 
- chrétien  de  Jérusalem.  C’est  avec  une  telle  imprudence  que 
la  France  fut  jetée  dans  ces  expéditions  hasardeuses  qui  la  dé- 
tournèrent d’améliorations  intérieures  et  d’agrandissements  à 
sa  portée.  Pour  trouver  un  successeur  à Louis  XI,  il  faudra 
attendre  Henri  IV  et  Richelieu. 

Une  belle  et  bonne  armée  se  rassembla  promptement  à la 
fin  de  l’été  de  1494  au  pied  des  Alpes;  tant  les  Français  « fré- 
tillaient » d’entrer  dans  ce  pays  de  merveilles,  qui  allait  deve- 
nir leur  tombeau.  C’étaient  3000  lances,  6000  archers  bretons, 
6000  arquebusiers  gascons,  8000  Suisses,  et  50  000  hom- 
mes avec  150  gros  canons,  « gaillarde  compagnie,  mais  de 
peu  d’obéissance.  » Bayard  y servait  au  rang  d’écuyer. 
Beaucoup  de  choses  nécessaires  à une  si  grande  entreprise 
manquaient;  il  n’y  avait  ni  vivres  préparés  ni  équipages  de 

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GUERRES  D’ITALIE  DE  1494  A 1516.  85 

campagne  et  nul  argent  comptant.  Le  ciel  y pourvut;  « le 
voyage,  dit  Comines,  fut  conduit  de  Dieu  tant  à l’aller  qu’au 
retourner;  car  le  chef  et  les  conducteurs  ne  servirent  de 
guère.  » 

Le  roi  de  Naples  avait  envoyé  son  frère  avec  une  flotte  à 
Livourne  et  à Pise,  et  son  fils  avec  une  armée  de  l’autre  côté 
des  Apennins,  vers  Ferrare,  l’un  qui  devait  garder  les  appro- 
ches par  mer,  l’autre  la  route  de  terre  ; le  duc  d’Orléans  ra- 
massa quelques  vaisseaux  à Marseille  et  défit  le  premier  à 
Rapallo;  le  second  n’osa  pas  seulement  attendre  l’avant-garde 
française  de  d’Aubigny.  Il  savait  que  le  duc  d’Orléans  avait 
tout  tué  à Rapallo  ; ce  n’était  plus  une  guerre  de  condottieri, 
à belles  passes  d’armes,  oii  le  pis  était  d’être  .jeté terre 
et  mis  à rançon  ; mais  « la  mauvaise  guerre,  » sans  merci, 
sans  quartier.  L’effroi  gagna  la  Péninsule  entière.  On  se  res- 
souvint des  barbares;  il  était  trop  tard  pour  renvoyer  l’étranger 
qu’on  avait  appelé. 

Charles VIII  avait  franchi  le  mont  Genèvre  le  2 septembre. 
Il  se  trouva  à court  d’argent  dès  le  début  de  la  campagne. 
Après  « avoir  dansé  et  ballé  » à Turin  avec  la  duchesse  de 
Savoie  et  la  marquise  de  Montferrat,  il  se  fit  prêter  leurs 
diamants  pour  continuer  le  voyage.  A Gênes,  il  emprunta 
100  000  francs,  qui  lui  revinrent,  tout  compte  fait,  à l’intérêt 
de  42  pour  100.  Malade  quelque  temps  à Asti,  il  y fut  rejoint 
par  Ludovic  le  More,  puis  alla  visiter  Galéas,  enfermé  au 
château  de  Pavie,  sans  se  laisser  toucher  par  la  douleur  de  sa 
jeune  femme.  Ludovic  le  More  conduisit  par  la  main  le  con- 
quérant à travers  son  duché  jusqu’aux  frontières  de  la  Tos- 
cane : son  neveu  mourut  quelques  jours  après;  on  crut  qu’il 
avait  ainsi  acheté  le  droit  de  l’empoisonner  et  de  prendre  sa 
place.  Les  deux  forteresses  de  Sarzane  et  de  Pietra  Santa 
pouvaient  arrêter  l’armée  française  ; Pierre  de  Médicis  vint 
les  lui  ouvrir,  dans  l’espoir  d’être  maintenu  dans  Florence,  que 
Savonarole  soulevait  contre  lui.  Pierre  n’en  fut  pas  moins 
chassé  par  le  peuple  à son  retour,  aux  cris  de  : « Plus  de  Mé- 
dicis! » Mais  le  moine-tribun,  (|pi  regardait  Charles  YIII 
comme  un  envoyé  de  Dieu,  pour  flageller  l’Italie, alla  trouver 
le  jeune  roi  et  l’introduisit  dans  la  ville.  Il  y entra  en  conqué- 


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86  CHAPITRE  VIL 

rant,  la  tête  haute,  la  lance  sur  la  cuisse,  et  voulut  lever  une 
contribution  de  guerre.  Sur  un  refus,  il  fit  des  menaces  : 
« Faites  battre  vos  tambours,  dit  hardiment  le  gonfalonier  Ga> 
ponni,  pour  mettre  un  terme  aux  exigences  de  ce  vainqueur 
sans  combat,  et  nous  sonnerons  nos  cloches  » (novembre). 

A Rome,  les  cardinaux  et  les  seigneurs,  maltraités  par 
Alexandre  YI,  ouvrirent  les  portes  aux  Français  comme  à des 
libérateurs,  et  pressèrent  le  roi  de  France  de  déposer  ce  pape 
incestueux  et  simoniaque.  Il  s’était  réfugié  dans  le  château 
Saint-Ange.  Charles  VIII  fit  braquer  ses  canons  sur  la  vieille 


forteresse  ; il  obtint  de  lui  son  fils  César  Borgia  comme  otage 
<le  sa  fidélité,  et  un  prince  turc,  Djem  ou  Zizim,  la  frère  du 
sultan  Bajazet,  qui  devait  servir  aux  projets  ultérieurs  des 
Français  sur  l’Orient  (31  déc.).  Quelques  jours  après,  le  pre- 
mier s’échappa;  le  second,  livré  empoisonné,  mourut.  Mais 
on  touchait  au  but  de  l’expédition,  aux  frontières  de  Naples. 

Elles  tombèrent  d’elles-mêmes.  Ferdinand  B'  venait  de 
mourir.  Son  fils  Alphonse  II,  effrayé,  abdiqua.  Le  nouveau 
souverain,  Ferdinand  II,  avait  plus  de  cœur  et  voulait  com- 
battre; à San  Germano,il  se  trouva  pris  entre  deux  trahisons, 

( 


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GUERRES  D’ITALIE  DE  1494  A 1516.  87 

l’iine  dans  son  armée,  l’autre  dans  sa  capitale,  et  fut  réduit  à 
s’enfuir  dans  l’ile  d’Ischia,  d’où  il  gagna  la  Sicile.  Il  n’y  eut 
pas  une  lance  à rompre.  Les  valets  de  l’armée  allèrent  mar- 
quer dans  Naples,  à la  craie,  les  maisons  que  devaient  habi- 
ter leurs  maîtres.  Charles  VIII  et  les  siens  entrèrent  dans 
cette  capitale  (22  février  1495),  au  milieu  des  fleurs  que  leur 
jetaient  les  habitants.  C’était,  comme  tous  les  caprices  popu- 
laires, un  enthousiasme  qui  tenait  du  délire,  «t  Jamais  peuple, 
disaient  les  Français,  ne  montra  tant  d’afl’ection  à roi  ni  à na- 
tion. B Le  bruit  de  cette  rapide  conquête  passa  les  mers,  et 
déjà  les  Grecs  préparaient  des  armes  en  attendant  leur  libéra- 
teur, a le  grand  roi  des  Francs.  » 

Une  fois  là,  cependant,  les  conquérants  ne  songèrent  qu’à 
jouir  de  leur  facile  victoire.  Charles  VIII  se  fit  couronner  roi 
de  Naples,  empereur  d’Orient  et  roi  de  Jérusalem.  H se 
montra  aux  Napolitains,  la  pourpre  sur  l’épaule,  avec  le  globe 
d’or  dans  la  main,  et  « célébra  force  beaux  tournois  et  passe- 
temps.  » Ses  compagnons  se  partagèrent  les  fiefs  et  épousèrent 
les  belles  héritières,  aux  dépens  des  nobles  du  pays.  Mais 
deu.x  mois  après,  un  soir,  le  futur  conquérant  de  Constanti- 
nople et  de  Jérusalem  reçut  une  lettre  de  son  ambassadeur 
auprès  de  la  république  de  Venise,  Philippe  de  Comines  l’his- 
torien. Une  ligue  formidable  dés  souverains  de  l’Europe  avait 
été  conclue  contre  lui,  à l’effet  de  lui  fermer  la  sortie  de  l’Italie 
et  de  faire  rentrer  la  France  dans  ses  limites.  Ferdinand  le 
Catholique,  Maximilien,  Henri  VIII,  en  étaient  les  instiga- 
teurs ; les  Italiens  eux-mêmes,  qui  avaient  appelé  les  Fran- 
çais, ou  qui  leur  avaient  promis  fidélité,  Ludovic  le  More, 
Alexandre  VI,  Venise,  etc.,  en  faisaient  partie.  40  000  hom- 
mes devaient  être  réunis  par  les  puissances  italiennes  dans  la 
vallée  du  Pô,  tandis  que  les  frontières  françaises  seraient  at- 
taquées par  les  autres  confédérés.  Déjà  le  duc  d’Orléans  était 
pressé  dans  Novare.  La  jalousie  de  l’Europe  contre  la  France 
se  révélait  pour  la  première  fois. 

Il  fallait  se  hâter.  Charles  laissa  1 1 000  hommes  à Gilbert 
de  Montpensier,  qu’il  nomma  vice-roi  de  Naples,  et  prit  avec 
le  reste  la  route  des  Apennins.  On  eut  grand  peine  à franchir 
cette  chaîne  par  l’étroit  défilé  de  Pontremoli,  au  nord  de  Sar- 


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88 


CHAPITRE  VII. 


zane;  les  Suisses  s’altelèrent  aux  canons,  les  nobles  eux- 
mêmes  portèrent  les  munitions.  Au  revers  des  montagnes, 
les  Français  découvrirent , dans  la  vallée  du  Taro,  l’ar- 
mée des  confédérés,  forte  de  25000  hommes,  qui  barrait 
la  route  : ils  n’étaient  eux-mêmes  que  10  000.  Charles 
résolut  néanmoins  de  passer.  Pendant  qu’il  poussait  son 
avant-garde  le  long  du  Taro,  il  fut  attaqué  sur  les  der- 
rières; il  fit  face  aux  assaillants;  en  une  heure  3500  de 
ceux-ci  furent  jetés  à terre;  les  autres  se  débandèrent.  Les 
Italiens  attribuèrent  ce  prompt  succès  à la  furia  francese 
plutôt  qu’à  leur  lâcheté.  Au  reste,  la  victoire  de  Fornoue  ne 
servit  aux  Français  qu’à  leur  ouvrir  un  chemin  de  retraite 
(6  juillet  1495). 

Une  fois  en  France,  Charles  parut  oublierrilalie  et  ne  prit 
aucune  précaution  pour  conserver  sa  facile  conquête.  Gilbert 
de  Montpensier,  brave  chevalier,  mais  qui  « ne  se  levait  ja- 
mais avant  midi,  » n’était  pas  homme  à suppléer  par  lui-même 
aux  secours  qu’il  ne  recevait  pas.  Ferdinand  II,  parti  de  Si- 
cile, avec  quelques  troupes  espagnoles,  surprit  Naples  le  len- 
demain de  la  bataille  de  Fornoue,  et  resserra  Montpensier 
dans  Atella,  où  il  mourut  de  la  peste.  D’Aubigny  ramena  en 
France  les  débris  de  nos  garnisons.  La  domination  française 
était  tombée  dans  le  royaume  de  Naples  aussi  vite  qpi’elle 
s’était  élevée,  et  au  milieu  des  mêmes  témoignages  de  joie  de 
la  part  des  habitants. 

L’Italie,  à peine  délivrée,  retourna  à ses  divisions,  et  la 
guerre  civile  ne  tarda  pas  à ramener  la  guerre  étrangère. 
Appelé  par  Ludovic,  l’empereur  Maximilien  passa  les  Alpes 
à l’exemple  de  Charles  YIII.  Ses  ressources  ne  répondaient 
guère  à ses  prétentions.  Il  voulait  jouer  le  rôle  d’Othon  ou  de 
Charlemagne,  et  pouvait  à peine  jouer  celui  d’un  condottière. 
Avec  une  petite  armée,  il  attaqua  les  Florentins,  fut  repoussé 
devant  Livourne,  et  retourna  en  Allemagne.  II  n’avait  gagné 
qu’un  surnom  à cette  ridicule  équipée  : on  l’appela  Maximi- 
lien sans  argent. 

La  guerre  civile  continua  donc  : dans  la  Romagne,  entre  le 
pape  et  les  barons  romains;  dans  la  Toscane,  entre  Pise  et 
Florence  ; à Florence  même,  entre  les  partisans  et  les  enne- 


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GUERRES  D’ITALIE  DE  1494  A 1516. 


89 


mis  de  Savonarole.  Ce  dernier  périt  sur  le  bûcher  (1498);  mais 
sa  mort  ne  rétablit  pas  la  concorde. 

En  France,  Charles  VIII,  averti  par  les  plaintes  de  ses  peu- 
ples, mettait  « son  imagination,  dit  Comines,  à vouloir  vivre 
selon  les  commandements  de  Dieu,  à mettre  la  justice  en  bon 
ordre  et  à ranger  les  finances,  » lorsqu’il  mourut  des  suites 
d’un  accident,  le  7 avril  1498,  à l’âge  de  vingt-huit  ans,  au 
château  d’Amboise,  qu’il  faisait  réparer.  Comines  a dit  de 
lui  : « Il  était  si  bon  qu’il  n’était  pas  possible  de  voir  meil- 
leure créature.  » La  branche  des  Valois  directs  s’éteignit  avec 
lui,  et  fut  remplacée  par  celle  des  Valois-d’Orléans. 

Louis  XII  (1498-lSfS). 

Charles  VIII  n’ayant  pas  laissé  d’enfant,  la  couronne  reve- 
nait de  droit  au  duc  Louis  d’Orléans,  alors  âgé  de  trente-six 
ans,  et  petit-fils  d’un  frère  de  Charles  VI.  Louis  XII  était 
d’une  famille  aimable,  remuante  et  spirituelle,  qui  plaisait 
pour  ses  qualités  et  même  pour  ses  défauts.  Son  aïeul  avait 
été  un  brillant  chevalier;  sou  père  un  poète  qui  a laissé  quel- 
ques pièces  charmantes;  son  oncle,  Duuois,  le  plus  brave  des 
capitaines  de  Charles  VII  et  un  des  noms  de  la  vieille  France 
qui  sont  restés  populaires.  Louis,  sans  qualités  supérieures, 
se  distinguait  par  un  grand  fonds  de  débonnaireté.  Il  com- 
mença son  règne  en  diminuant  la  taille,  et  il  refusa  le  don 
de  joyeux  avènement  ‘ qui  s’élevait  à 300  000  livres. 

Pour  empêcher  la  veuve  de  Charles  VIII  de  porter  son  du- 
ché de  Bretagne  dans  une  autre  maison,  il  l’épousa  (1499). 
Malheureusement,  après  quelques  soins  donnés  à l’adminis- 
tration du  pays,  il  recommença  la  fatale  expédition  de  son 
prédécesseur. 

Héritier  des  droits  de  Charles  VIII  sur  Naples,  il  tenait 
encore  de  sa  grand’mère,  Valentine  Visconti,  des  prétentions 
sur  le  Milanais,  usurpé  par  Ludovic  Sforza.  Il  se  résolut  à les 


•I.  Ce  don  de  joyeux  avènement  était  nn  tribut  que  tout  anjct  tenant  de  la 
couronne  un  privilège  ou  une  charge,  à quelque  titre  que  ce  fût,  devait  payer 
|K>ur  obtenir  d'élre  conOrmé  dans  su  place  ou  ses  privilèges. 


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90 


CHAPITRE  VII. 


faire  valoir,  promit  aux  Vénitiens  Crémone  et  la  Ghiara 
d’Adda;  à Florence,  la  soumission  de  Pise  révoltée.  César 
Borgia  avait  déjà  reçu  le  duché  français  de  Valentinois.  Tri- 
vulce,  Italien  passé  au  service  de  Louis  XII,  n'eut  qu’à  se 
présenter  dans  le  Milanais,  à la  tête  de  8000  chevaux  et  de 
12  000  fantassins.  Ludovic,  repoussé  de  tout  le  monde,  s’en- 
fuit dans  le  Tyrol  (1499). 

La  mauvaise  administration  de  Trivulce,  ancien  guelfe  qui 
persécuta  ses  adversaires,  rendit  à Ludovic  l’espoir  de  recou- 
vrer ce  qu’il  avait  perdu.  Il  revint  avec  un  ramas  d’aventuriers 
suisses  et  allemands,  surprit  Milan  et  en  chassa  les  Français. 
Mais  Louis  XII  descendit  les  Alpes  avec  une  nouvelle  armée, 
et  rencontra  son  compétiteur  près  de  Novare  (1500).  Les 
Suisses  de  Ludovic  refusèrent  de  se  battre  contre  leurs  com- 
patriotes qui  étaient  dans  l’armée  française.  Ludovic  espérait 
au  moins  sauver  sa  personne  ; il  fut  vendu  par  un  Suisse,  au 
moment  où  il  voulait  s’échapper  sous  un  déguisement  de  cor- 
delier  ou  de  soldat;  il  fut  envoyé  en  France,  enfermé  dans  un 
, cachot  du  château  de  Loches,  et  mourut  de  joie  en  appre- 
nant, douze  ans  après,  la  fin  de  sa  captivité. 

Le  Milanais  conquis,  Louis  songea  à Naples.  Il  s’assura 
d’abord  de  la  neutralité  ou  de  l’appui  des  États  de  l’Italie  cen- 
trale. Les  Florentins  reçurent  de  lui  des  secours  contre  Pise, 
toujours  révoltée.  Alexandre  VI  voulait  faire  une  principauté 
dans  la  Romagne  à son  fils.  César  Borgia,  aux  dépens  des 
mille  petits  tyrans  qui  changeaient  ce  pays  en  un  repaire  de 
brigands.  Quelques  troupes  françaises  permirent  à cet  homme, 
passé  maître  en  crimes  et  en  trahisons,  qui  est  devenu  le  hé- 
ros de  Machiavel,  dans  son  livre  du  Prince,  de  balayer  cette 
petite  et  sanguinaire  féodalité  romagnole. 

Enfin,  pour  prendre  le  royaume  de  Naples  sans  coup  férir, 
Louis  le  partagea  d’avance  avec  Ferdinand  le  Catholique  (1500). 
Il  se  réservait  le  titre  de  roi,  avec  la  capitale,  les  Abruzzes  et 
la  Terre  de  Labour.  Ferdinand  ne  demandait  que  la  Pouille 
et  la  Calabre,  avec  le  titre  de  duc.  Le  malheureux  roi  de 
Naples,  alors  Frédérie,  prince  tout  populaire,  avait  eula con- 
fiance d’ouvrir  ses  forteresses  au  général  même  du  roi  d’Es- 
pagne, Gonzalve  de  Cordoue,  « qui  pensait  que  la  toile  d’honneur 


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GUERRES  D’ITALIE  DE  1494  A 1516. 

«levait  être  d’un  tissu  lâche.  » Quand  il  demanda  des  secours  à 
celui-ci  contre  les  Français,  déjà  sur  la  frontière  (juin  1501), 
il  s’aperçut  qu’il  était  trahi.  Plus  irrité  contre  un  traître  que 
contre  un  ennemi,  il  livra  aux  Français  Naples  et  le  château 
Neuf,  et  se  remit  entre  les  mains  de  Louis  XII,  qui  lui  offrit 
une  paisible  retraite  sur  les  bords  de  la  Loire  (1501). 

La  conquête  faite,  le  partage  ne  s’opéra  point  aussi  à l’a- 
miable. Les  Espagnols  et  les  Français  se  disputèrent  plusieurs 
cantons  et  l’impôt  payé  par  les  troupeaux  qui,  en  automne, 
passent  des  hauteurs  des  Abruzzes  dans  les  plaines  de  la  Ca- 
pitanate.  Cet  impôt  était  le  revenu  le  plus  clair  du  royaume. 
Le  vice-roi,  duc  de  Nemours,  qui  était  en  force,  resserra 
Gonzalve  dans  la  ville  de  Barletta  (1502).  Mais  Ferdinand  le 
Catholique  laissa  négocier  par  son  gendre,  Philippe  le  Beau, 
avec  Louis  XII,  un  traité  qui  suspyendit  les  hostilités  et  lui 
permit  de  faire  passer  des  renforts  à Gonzalve;  puis,  désa- 
vouant le  négociateur,  il  continua  la  guerre.  Nemours  ne  put 
tenir.  Son  lieutenant  d’Aubigny,  battu  à Séminara,  perdit  la 
Calabre  (21  avril  1503);  lui-même  attaqua  fort  imprudem- 
ment près  de  Cérignola  (28  avril),  fut  défait  et  tué.  Venouse 
et  Gaéte  restèrent  seules  aux  Français. 

Louis  XII,  pour  tirer  vengeance  de  cette  trahison,  envoya 
sur  les  Pyrénfes  deux  armées,  qui  échouèrent,  et  au  delà  des 
Alpes  une  troisième,  sous  la  Trémoille,  qui  n’eut  pas  meil- 
leur sort.  Arrêté  quelque  temps  aux  environs  de  Rome  par  les 
intrigues  auxquelles  donna  lieu  l’élection  d’un  nouveau  pape, 
la  Trémoille  laissa  à Gonzalve  le  temps  de  se  mettre  en  dé- 
fense, fut  vaincu  sur  le  Garigliano,  malgré  le  courage  de 
Bayard,  qui  défendit  seul  un  pont  contre  200  Espagnols 
(27  déc.),  et  forcé  dans  Gaëte  à se  rendre  (1"  janvier  1504). 
Louis  d’Ars,  qui  commandait  à Venouse,  s’ouvrit,  avec  les 
débris  qui  lui  restaient,  la  route  de  France. 

Il  y avait  à craindre  que  la  perte  du  Milanais  ne  suivît  celle 
du  royaume  de  Naples.  Louis  XII  désarma  ses  ennemis  par 
le  premier  traité  de  Blois  (1504).  En  retour  de  l’investiture 
du  Milanais,  il  renonça  au  royaume  de  Naples,  qui  appar- 
tiendrait au  souverain  des  Pays-Bas,  à l’héritier  de  l’Autriche 
et  dè  l’Espagne,  au  prince  Charles,  lequel  époiiserait  la  fille 


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CHAPITRE  VII. 


du  roi  et  d’Anne  de  Bretagne,  Madame  Claude,  avec  la  Bour- 
gogne et  la  Bretagne  en  dot.  On  ne  pouvait  signer  de  traité 
plus  désastreux.  Mais  la  France  réclama,  et  Louis  XII  saisit 
la  première  occasion  de  faire  droit  à ses  vœux.  En  1505, 
Ferdinand  le  Catholique,  irrité  contre  son  gendre,  songea  k le 
déshériter  en  contractant  un  second  mariage.  Il  épousa  (ger- 
maine de  Foix,  nièce  de  Louis  XII;  et  ce  prince,  par  un  traité 
signé  encore  k Blois  (octobre  1505),  céda  de  nouveau  ses  droits 
sur  Naples  k sa  nièce,  ce  qui  était  rompre  une  des  principa- 
les conditions  du  mariage  de  Madame  Claude.  La  Bretagne  et 
la  Bourgogne  étaient  encore  engagées  par  les  précédentes  sti- 
pidations;  Louis  convoqua  les  états  généraux  k Tours,  pour 
les  rompre  ouvertement  (15  mai  1506).  Ceux-ci  déclarèrent 
l’inaliénabilité  des  deux  provinces  comme  domaine  delà  cou- 
ronne, et  supplièrent  le  roi  de  marier  sa  fille  Claude  k son 
héritier  présomptif,  François,  duc  d’Angoulême.  Louis  XII 
n’eut  pas  de  peine  k accorder  ce  que  lui-même  désirait.  Cette 
fois  il  avait  peut-être  trompé  les  trompeurs.  Maximilien,  qui 
avait  toujours  la  même  ambition  et  la  même  pénurie;  Ferdi- 
nand, chargé  par  la  mort  de  Philippe  le  Beau  de  la  tutelle  de 
son  petit-fils,  Charles  d’Autiâche , ne  réclamèrent  point  ; 
Louis  XII  put  même,  l’année  suivante,  et  sans  être  inquiété, 
faire  rentrer  Gênes,  qui  s’était  révoltée,  dans  le  devoir. 
n Ores,  marchands,  criait  Bayard,  défendez-vous  avec  vos 
aulnes  et  laissez  les  piques  et  lances,  lesquelles  vous  n’avez  ac- 
coutumées. » Le  fort  de  la  Lanterne  fut  élevé  pour  les  tenir 
en  respect  (1507). 

La  chute  de  Borgia,  après  la  mort  du  pape  Alexandre  VI, 
avait  eu  pour  les  États  pontificaux  de  désastreuses  conséquen- 
ces : l’anarchie  reparut,  et  k sa  suite  les  guerres  civiles,  les 
pillages  et  les  massacres.  « L’Italie,  dit  Machiavel,  est  aujour- 
d’hui sans  chef,  sans  institutions,  sans  lois.  Vaincue,  déchi- 
rée, conquise,  elle  n’étale  aux  regards  de  ses  enfants  que  des 
ruines.  Et  pourtant,  tout  humiliée  qu’elle  est  par  les  barbares, 
on  la  voit  disposée  k suivre  une  bannière  commune,  s’il  se 
présente  un  homme  qui  prenne  cette  bannière  et  qui  la  dé- 
ploie. » 

Cet  homme  qu’appelait  l’Italie  fut  le  pape  Jules  II,  éner- 


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GUERRES  D’ITALIE  DE  1494  A 1516.  93 

/ 

gique  vieillard  qui  voulait  être  le  seigneur  et  le  maître  du  jm 
du  monde.  Il  souffrait  de  voir  l’étranger  dans  la  Péninsule,  et 
se  proposait  d’en  chasser  ceux  qu’il  appelait  les  barbaresj 
Mais  il  voulait  que,  dans  cette  Italie  délivrée,  le  saint-siège 
occupât  le  premier  rang.  Il  fallait  pour  cela  lui  rendre  les  do- 
maines qui  lui  avaient  été  enlevés,  et  que  Venise  retenait.  Il 
commença  par  là.  Mais  cette  politique,  qui  consistait  à humi- 
lier les  Vénitiens  par  les  barbares,  puis  à chasser  ceux-ci  par 
d’autres,  reposait  sur  une  base  bien  fragile.  Jules  II  put  en- 
lever l’Italie  aux  Français  ; il  la  donna  aux  Espagnols.  Ce  n'é- 
tait que  changer  de  maîtres. 

Venise  avait  profité  de  tous  les  désastres  de  l’Italie.  Chacun 
de  ses  voisins  croyait  avoir  à se  plaindre  d’elle.  Louis  XII  re- 
grettait Crémone,  qu’il  lui  avait  récemment  cédée,  et  Crème, 
Brescia,  Bergame,  anciennement  perdues  par  le  duché  de 
Milan.  La  cession  de  quelques  villes  sur  la  côte  orientale  du 
royaume  de  Naples  avait  payé  trop  chèrement,  au  gré  de  Fer- 
dinand le  Catholique,  les  secours  en  argent  qu’il  avait  reçus 
de  la  république  contre  les  Français. 

Jules  II  réclamait  Ravenne,  Cervia,  Faenza,  Rimini,  vieil- 
les possessions  du  saint-siège;  Maximilien  revendiqua  Vérone, 
Vicence,  Padoue,  au  nom  de  l’empire,  et  le  Frioul,  Trieste, 
au  nom  de  la  maison  d’Autriche.  Toutes  ces  jalousies,  toutes 
ces  cupidités  se  coalisèrent  à Cambrai  contre  la  république 
(10  décembre  1508).  Quelques  mois  après,  le  pape  lança  l’m- 
terdit  contre  Venise,  ses  magistrats,  ses  citoyens  et  ses  défen- 
seurs. 

Louis  XII,  le  premier  prêt,  passa  l’Adda(8  mai),  à la  tête  de 
plus  de  20  000  fantassins  et  de  2300  lances,  et  atteignit  l’Al- 
viano,  condottière  au  service  de  Venise,  sur  la  digue  d’Agna- 
deljle  14  mai  1509.  Les  Vénitiens  tinrent  ferme  d’abord;  mais 
Bayard  et  quelques  chevaliers  déterminés  se  jetèrent  dans  les 
marais  et  arrivèrent  sur  le  flanc  de  l’ennemi.  Cette  attaque 
déterminala  déroute  des  Vénitiens.  Huit  à dix  mille  hommes 
restèrent  sur  le  champ  de  bataille,  avec  toute  l’artillerie  et  les 
bagages.  Cette  victoire  menait  les  Français  jusqu’aux  lagunes. 
La  république  se  sauva  par  un  trait  de  sagesse.  Elle  retira 
ses  troupes  de  toutes  les  villes,  et  délia  ses  sujets  du  serment 


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94 


CHAPITRE  VII. 


de  fidélité.  Ceux-ci  tinrent  à honneur  de  rester  fidèles  à ceux 
qui  ne  leur  commandaient  pas  le  dévouement.  Repliée  sur 
elle-même  et  inexpugnable  au  milieu  de  la  mer,  Venise  at- 
tendit que  la  discorde  éclatât  parmi  les  alliés  : cela  ne  tarda 
guère. 

Le  pape  Jules  II  aurait  atteint  son  premier  but,  puisqu’il 
avait  repris  les  villes  de  la  Romagne  ; il  songea  au  second, 
l’expulsion  des  barbares  de  la  Péninsule,  et  il  voulut,  sans 
scrupule  pour  sa  dernière  alliance,  commencer  par  les  Fran- 
çais, qu’il  avait  plus  que  tout  autre  contribué  h appeler  dans 
la  Péninsule,  au  temps  de  Charles  VIII.  Le  2 février  1510  il 
accorda  l’absolution  à la  république  de  Venise  ; ensuite  il  eut 
peu  de  peine  â détacher  de  la  ligue  de  Cambrai  Ferdinand, 
qui  avait  déjà  recueilli  tous  les  fruits  qu’il  en  attendait;  il 
ébranla  la  fidélité  de  Maximilien,  et  fit  travailler  les  Suisses, 
dont  Louis  XII  n’avait  pas  voulu  augmenter  les  subsides,  par 
le  cardinal  de  Sion , Mathieu  Schinner.  Le  duc  de  Ferrare, 
allié  de  la  France,  et  la  ville  de  Gènes  furent  aussitôt  atta- 
qués, mais  sans  succès.  Cependant  Louis  XII  hésitait  à com- 
battre le  chef  de  la  chrétienté.  Le  clergé  de  France,  rassemblé 
à Tours,  déclara  que  la  guerre,  n’étant  pas  faite  au  pape, 
mais  au  souverain  des  États  romains,  était  légitime,  et  que  les 
excommunications  seraient  considérées  comme  non  avenues. 

On  combattit,  en  effet,  sans  ménagements,  de  part  et  d’au- 
tre. Chaumont,  à la  tête  des  troupes  françaises,  surprit  réso- 
lûment  l’armée  pontificale  devant  Bologne,  et  « il  ne  s’en  fal- 
lut pas  de  la  durée  d’un  Pater  nosler  que  le  chevalier  sans 
peur  et  sans  reproche  ne  mit  la  main  sur  l’étole  pontificale.  » 
Attaqué  comme  un  prince,  Jules  II  se  défendit  en  soldat  ; il 
entra  dans  la  Mirandole  par  la  brèche  (1511),  et  eût  peut-être 
poussé  plus  loin  ses  succès,  sans  une  révolte  des  Bolonais,  qui 
brisèrent  sa  statue,  œuvre  de  Michel-Ange.  Obligé  de  recu- 
ler, il  fut  battu  à Casalecchio,  et  rentra  malade  dans  Rome. 
Louis  XII  crut  le  moment  venu  d’attaquer  le  pontife.  Il  con- 
voqua un  concile  général  à Pise  pour  examiner 'la  conduite  du 
pape  et  le  faire  déposer.  C'était  une  faute,  parce  que  cette 
mestire  changeait  la  nature  de  la  lutte.  Au-dessus  du  prince 
temporel  affaibli  se  trouva  le  prince  spirituel  tout-puissant  ; 


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GUERRES  D’ITALIE  DE  1494  A 1516.  95 

Jules  II  mit  la  ville  de  Pise  en  interdit,  excommunia  les  car- 
dinaux dissidents,  rassembla  un  autre  concile  à Saint- Jean  de 
Latran,  et  invoqua  l’appui  des  puissances  catholiques.  Toutes 
y répondirent.  Ferdinand  d’Espagne,  le  roi  d’Angleterre 
Henri  YUI,  IVIaximilien,  la  république  de  Venise,  les  Suisses, 
flattés  du  nom  de  défenseurs  du  saint-siège,  formèrent  un  e 
sainte  ligue  (5  octobre  1511)  dans  le  but  avoué  de  préserver 
l’Église  d’un  schisme,  en  réabté  pour  renvoyer  les  Français 
au  delà  des  Alpes. 

L’Espagnol  Raymond  de  Cardone  vint  rejoindre , avec 
12000  hommes,  les  troupes  pontificales.  Les  Vénitiens,  grâce 
à celte  diversion,  reprirent  peu  à peu  leurs  places  perdues 
10000  Suisses,  conduits  par  Mathieu  Schinner,  descendirent 
de  leurs  montagnes;  la  trahison  travailla  les  troupes  et  les 
garnisons  allemandes  encore  au  service  de  Louis  XII  en  Italie, 
tandis  que  les  frontières  mêmes  de  la  France  furent  menacées 
au  nord,  à l’est  et  au  sud.  Un  jeune  et  héroïque  général  con- 
jura un  moment  tous  les  dangers.  Gaston  de  Foix,  duc  de  Ne- 
mours, âgé  de  vingt-deux  ans,  vint  prendre  le  commandement  de 
Tîjnuée  d’Italie.  Le  fer  et  l’argent  à la  main,  il  refoule  d’abord 
les  Suisses  dans  leurs  montagnes  (décembre  1511),  Bologne 
était  pressée  par  les  troupes  de  l’Espagne  et  du  saint-siège  ; 
il  se  jette  dans  la  ville  (7  février  1512)  et  la  dégage.  Les  Alle- 
mands avaient  livré  Brescia  aux  Vénitiens  ; il  arrive  à l’im- 
proviste  sous  ses  murs,  et  l’emporte  d’assaut  (19  février); 
enfin,  le  11  avril,  il  défait  l’armée  espagnole  à Raveiine;  mais 
« ce  foudre  de  guerre  » tombe  et  meurt  au  milieu  de  son 
triomphe.  La  Palisse,  lui  succéda  sans  le  remplacer.  L’ar- 
mée française,  mal  conduite,  recula  devant  Raymond  de 
Cardone,  laissa  reprendre  Bologne,  et  trouva  derrière  elle 
20  000  Suisses  qui 'venaient  rétablir  un  fils  de  Ludovic  le 
More,  Maximilien  Sforza,  dans  le  duché  de  Milan.  La  Palisse 
ne  les  attendit  pas,  et  se  retira  dans  le  Piémont,  Sur  ces  en- 
trefaites, Jules  II  mourut  (21  février  1513).  Ses  derniers  re- 
gards avaient  vu  fuir  les  Français.  Son  successeur,  Léon  X, 
continua  ses  desseins.  Il  resserra  à Malines  la  sainte  ligue, 
qu’abandonnèrent  cependant  les  Vénitiens  pour  retourner  à 
Louis  XTT,  et  l’invasion  du  territoire  français  fut  résolue. 


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96 


CHAPITRE  VII. 


Louis  XII  fit  tête  à l’orage.  Menacé  dans  son  royaume 
même,  il  n’abandonna  pas  l’Italie.  En  dépit  de  Ferdinand, 
qui,  déjà  maître  de  la  Navarre  espagnole,  menaçait  la  Na- 
varre française,  et  des  Anglais,  qui  étaient  débarqués  à Calais, 
il  envoya  la  Trémoille  et  Trivulce  en  Italie.  Ils  enfermèrent 
d’abord  les  Suisses  avec  Maximilien  Sforza  dans  Novare; 
mais  un  grand  secours  pénétra  de  nuit  dans  la  ville.  Au  matin, 
les  Sbisses  sortirent  piques  baissées,  marchèrent  droit  à l’ar- 
tillerie française,  s’en  emparèrent  malgré  les  ravages  qu’elle 
faisait  dans  leurs  rangs,  et,  après  une  lutte  acharnée,  mirent 
l’armée  de  siège  en  déroute  (5  juin).  Au  nord,  une  panique 
saisit,  près  de  Guinegate,  l’armée  française  opposée  aux  An- 
glais, que  Maximilien  était  venu  rejoindre.  Bayard,  se  dévouant 
pour  arrêter  l’ennemi,  fut  fait  prisonnier;  le  reste  ne  coji- 
battit  que  des  éperons,  qui  donnèrent  leur  nom  à la  journée 
(16  août).  Enfin  20  000  Suisses  pénétrèrent  jusqu’à  Dijon,  Ob'- 
iis  ne  furent  arrêtés  par  la  Trémoille  qu’avec  beaucoup  d’ar- 
gent et  plus  de  promesses  (13  septembre).  Le  seul  allié  de  la 
France,  le  roi  d’Écosse,  Jacques  IV,  partagea  sa  mauvaise 
fortune  ; il  fut  vaincu  et  tué  à Flowden  par  les  Anglais  (9  sep- 
tembre). 

La  triple  invasion  que  la  France  venait  de  subir  força 
Louis  XII  à traiter.  La  convention  de  Dijon  avait  déjà  débar- 
rassé la  France  des  Suisses.  Louis  désavoua  le  concile  de  Pise 
pour  regagner  le  pape,  et  convint,  avec  l’empereur  et  le  roi 
d’Aragon,  delà  trêve  d’Orléans  (mars  1514).  Henri  VHI  re- 
fusa quelque  temps  de  poserT^  armes  ; le  traité  de  Londres, 
qui  lui  laissa  Toumay  et  lui  assura  une  pension  annuelle  de 
100  000  écus  pendant  dix  ans,  rétablit  aussi  la  paix  de  ce 
côté.  Elle  fut  scellée  par  le  mariage  de  Louis  XII  avec  Marie, 
sœur  du  roi  d’Angleterre;  mais  il  ne  survécut  guère  à cette 
paix  et  à cette  union  : il  mourut  le  1"  janvier  1515,  à l’âge 
de  cinquante-trois  ans. 

» 

Ifonvelle conquête  da  milannlo  par  François  I"  (ISIS). 

Au  bout  de  ces  vingt  années  de  combats  il  ne  restait  donc, 
comme  dit  Gomines,  mémoire  des  Français  en  Italie  que  par 


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GUERRES  D’ITALIE  DE  1494  A 1516.  97 

les  tombeaux  qu’ils  y avaient  laissés.  Le  fougueux  pontife  qui 
avait  pris  pour  devise  : « Plus  de  Français  en  deçà  des  monts  ! » 
était  mort  avec  la  pensée  d’avoir  réussi  dans  son  œuvre.  Mais 
les  Espagnols  dominaient  à Naples,  les  Autrichiens  dans  le 
Frioul  et  le  Vicentin,  les  Suisses  dans  le  Milanais;  enfin  la 
France,  surtout  son  nouveau  roi,  n’avait  nulle  envie  d'accep- 
ter la  situation  inférieure  que  les  derniers  traités  lui  faisaient. 

Pendant  qu’à  Jules  II  succédait  Léon  X,  l’aimable  et  spiri- 
tuel protecteur  des  lettres  et  des  arts,  François  I"  remplaçait 
en  France  le  roi  Louis  XII.  Jeune,  ardent,  avide  de  gloire,  le 
nouveau  prince  rompit  la  trêve  d’Orléans  et  entreprit  de  re- 
couvrer le  Milanais.  Les  Vénitiens,  ses  alliés,  tenaient  en 
échec  les  troupes  austro-espagnoles  de  Ferdinand  le  Catholi- 
que et  de  l’empereur  Maximilien  ; il  n’avait  donc  à combattre 
que  les  Suisses,  seul  appui  du  duc  Maximilien  Sforza.  Tandis 
que,  trompés  par  de  fausses  démonstrations,  les  Suisses  cou- 
raient au  mont  Cenis  et  au  mont  Genèvre  pour  en  garder  les 
passages,  l’armée  française  s’engageait  dans  le  col  de  l’Ar- 
gentière  et  les  tournait.  Il  fallut  jeter  des  ponts  sur  des  abî- 
mes, faire  sauter  des  rochers  pour  ouvrir  passage  aux  72  piè- 
ces de  canon  que  l’armée  traînait  après  elle.  Grâce  à l’ingénieur 
Navarre  et  au  courage  des  troupes,  tous  les  obstacles  furent 
surmontés.  Le  général  des  alliés,  Prosper  Golonna,  surpris  à 
table  dans  Villafranca,  fut  enlevé  avec  700  cavaliers,  et  le  roi 
entra  dans  le  Milanais  avec  35  000  combattants.  Il  prit  posi- 
tion près  du  petit  village  de  Marignan.  Excités  par  le  cardinal 
de  Sion,  Mathieu  Schinner,  les  Suisses,  au  nombre  de  30000, 
s’avancèrent  le  long  de  la  chaussée  de  Marignan  en  une  co- 
lonne serrée,  et  selon  leur  coutq|rae  marchèrent  droit  à l’ar- 
tillerie. Le  roi  se  jeta  au-devant  avec  sa  noblesse  et  ses  gens 
d’armes;  maisj’espace  manquait,  ou. ne  pouvait  engager  plus 
de  500  chevd^à  la  fois,  et  plus  de  trente  charges  successives 
ne  purent  ni  rmnpre  ni  entamer  l’ennemi.  Le  lendemain,  à la 
pointe  du  jour,  le  combat  recommença  ; mais  le  duc  de  Bour- 
bon avait  mis  la  nuit  à profit.  Assaillis  sur  les  flancs  par  la 
cavalerie,  écrasés  en  tête  par  une  artillerie  formidable,  les 
Suisses  commençaient  à hésiter,  lorsque  l’apparition  sur  leur 
derrière  de  l’avant-garde  vénitienne  les  décida  enfin  à se  re- 

rrUPS  UODEHXES.  6 


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98 


CHAPITRE  VII. 


plier  sur  Milan.  Ils  avaient  perdu  12  000  hommes,  l’honneur 
du  champ  de  bataille,  et  plus  encore,  la  réputation  d’invinci- 
bles. Trivulce,  qui  s’était  trouvé  à dix-sept  batailles  rangées, 
appela  celle  de  Marignan  un  combat  de  géants  (13  et  14  sep- 
tembre 1515). 

Cette  bataille  ne  fut  pas  moins  grande  par  ses  résultats  po- 
litiques : le  duc  de  Milan  céda  ses  droits  pour  une  pension  ; 
le  pape  rendit  Parme  et  Plaisance  par  la  convention  de  Vi- 
terbe,  dans  laquelle  se  firent  comprendre  les  Espagnols; 

^ enfin,  une  bonne  paix  ferma  aux  Suisses  l’Italie.  Par  le  traité 
de  Fribourg , la  confédération  helvétique  s’engagea , moyen- 
nant une  pension  annuelle  de  700  000  écus,  à laisser  le  roi 
lever  chez  elle  les  troupes  dont  il  avait  besoin.  Cette  paix,  dite 
perpétuelle,  a duré  autant  que  l’ancienne  monarchie  française. 

Un  autre  traité  fut  signé  avec  Léon  X : celui-là  ne  re- 
gardait que  la  France.  Ce  fut  le  concordat  de  1516,  qui  rem- 
plaça la  pragmatique  sanction  de  1438.  Le  concordat  abolit 
les  appels  en  cour  de  Rome,  source  de  nombreux  abus,  les 
réserves  et  les  grâces  expectatives  par  lesquelles  le  saint-siège 
avait  la  nomination  à une  foule  de  bénéfices,  et  conféra  au  roi 
le  droit  de  nommer  directement  à toutes  les  dignités  ecclé- 
siastiques, ne  se  réservant  celui  de  refuser  l’investiture  aux 
élus  qu’en  cas  d’indignité  canonique.  François  renonça  seu- 
lement à la  convocation  périodique  des  conciles  et  rétablit 
l’impôt  des  annotes,  ou  revenu  d’une  année  que  tout  nouveau 
bénéficiaire  dut  payer  au  saint-siège. 

Ainsi  la  première  période  des  guerres  d’Italie  se  terminait 
à l’avantage  apparent  de  la  France.  Elle  avait  gagné  le  duché 
de  Milan,  dont  la  séparaient  toute  l’épaisseur  des  Alpes  et  les 
domaines  de  la  maison  de  Savoie.  Son  roi  pouvait  mettre  une 
couronne  de  plu^  sur  sa  tête  ; mais  elle  allait  avoir  une  guerre 
terrible  de  quarante  années  sur  les  bras. 


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mVALITÉ  DES  MAISONS  DE  FRANCE  ET  D’AÜTRICHE.  99 


CHAPITRE  VIII. 

PREMIÈRE  RIVALITÉ  DES  MAISONS  DE  FRANCE 
ET  D’AUTRICHE  (1SI0-IS29). 

François  I"  et  Charles-Quint.  Première  guerre  (1521-1526).  — Seconde 
guerre  (1526-1529)  ; traité  de  Cambrai. 


Vraneols  I”  et  CharicH-Qnliit.  Première  guerre 

L’année  même  où  François  I"  recueillait  les  fruits  de  sa 
victoire  de  Marignan  et  croyait  consolider  la  pacification  de 
ritalie,  ainsi  que  la  grandeur  de  la  France,  en  signant  la  paia; 
perpétuelle  et  le  concordat,  la  mort  du  roi  d’Aragon,  Ferdi- 
nand le  Catholique,  donnait  Naples  et  la  moitié  de  l’Espagne 
à celui  qui  allait  être  bientôt  Charles-Quint  (1516).  Ce 
prince,  arrière-petit-fils  du  grand-duc  cC Occident,  ce  qui  le 
faisait  souverain  des  Pays-Bas  et  de  la  Franche-Comté,  avec 
des  prétentions  sur  la  Bourgogne,  était,  par  son  père,  petit- 
fils  de  l’empereur  Maximilien  et  héritier  de  l’Autriche  ; par 
sa  mère,  petit-fils  encore  de  Ferdinand  le  Catholique  et  d’I- 
sabelle, avec  le  droit  de  succession  aux  couronnes  de  Castille, 
d’Aragon,  de  Navarre  et  de  Naples.  François  1“  ne  chercha 
pas  à l’empêcher  de  recueillir  ce  magnifique  héritage.  11  signa 
même  avec  lui  à Noyon  un  traité  d’alliance , sans  exiger  rien 
de  plus  que  la  restitution  de  la  Navarre  aux  d’Albret.  Charles 
promit,  mais  avec  la  ferme  résolution  de  ne  pas  tenir  sa 
promesse. 

Trois  ans  après  l’empire  devint  vacant  par  la  mort  de 
Maximilien  (1519).  Charles  et  François  I"  se  disputèrent 
cette  couronne.  Les  électeurs , en  présence  de  deux  compé- 
titeurs si  puissants,  ne  voulurent  ni  de  l’un  ni  de  l’autre, 


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100 


CHAPITRE  Vm. 


quoiqu’ils  se  fussent  vendus  fort  cher  à tous  les  deux,  et 
nommèrent  Frédéric  le  Sage , électeur  de  Saxe  ; mais  il  re- 
fusa et  conseilla  aux  princes  de  choisir  Charles  d’Autriche, 
plus  intéressé  que  personne,  à cause  de  ses  Etats  héré- 
taires,  à défendre  l’Allemagne  contre  les  Turcs.  On  redoutait 
d’ailleurs  le  despotisme  du  roi  de  France.  Charles  fut  pro- 
clamé empereur.  Ses  représentants  avaient  promis  qu’il  ne 
ferait  la  paix  ou  la  guerre  et  ne  mettrait  aucun  État  au  ban 
de  l’Empire  qu’avec  l’assentiment  de  la  diète;  qu’il  don- 
nerait tous  les  emplois  à des  Allemands,  et  fixerait  sa  rési- 
dence en  Allemagne. 

A part  le  ressentiment  de  cet  échec,  François  I"  avait  plus 
d’im  motif  sérieux  pour  combattre  le  nouveau  césar.  S’il  est 
douteux  en  effet  que  Charles-Quint  ait  jamais  aspiré  à la  mo- 
narchie universelle,  au  moins*est-il  certain  qu’on  pouvait  le 
craindre,  et  à coup  sûr  il  mettait  en  péril  l’équilibre  européen, 
lui  qui  venait  de  réunir  sous  sa  domination  les  Pays-Bas,  l’Au- 
triche, le  royame  des  Deux-Siciles , l’Espagne , le  Nouveau 
Monde,  enfin  l’empire.  Que  manquait-il  à l’ambitieux  qui  avait 
pris  pour  devise  : Plus  ouhre  (toujours  plus  loin),  pour  être  un 
nouveau  Charlemagne  ? la  France.  Il  appartenait  donc  à la 
France  de  résister  à cette  ambition  menaçante,  et  ç’a  été  son 
honneur  de  défendre  contre  la  maison  d’Autriche  l’indépen- 
dance des  États  européens,  et  par  suite  la  civilisation  du  monde. 

Dans  cette  lutte  qui  allait  durer  deux  siècles,  l’inégalité  des 
forces  était  plus  apparente  que  réelle.  La  maison  d’Autriche 
avait  de  plus  vastes  domaines;  mais  ils  étaient  disséminés, 
séparés  par  des  mers,  par  des  États  ennemis  ou  étrangers. 
La  France  était  compacte  ; et  rien  n’y  faisait  obstacle  à la 
volonté  du  souverain  : le  concordat  venait  de  placer  le  clergé 
sous  sa  main  ; la  noblesse  et  le  tiers  état  y étaient  depuis 
longtemps.  François  I"  se  vantait  lui-même  d’avoir  mis  les 
rois  hors  de  page,  et,  le  premier  de  nos  rois,  il  signa  ses  or- 
donnances de  cette  formule  : car  tel  est  mon  bon  plaisir. 
Charles-Quint  avait  à lutter  contre  des  résistances  intérieures 
et  des  embarras  de  toute  nature.  Nulle  part  il  n’était  libre 
de  ses  mouvements.  En  Espagne,  c’était  l’opposition  des  com- 
niunèros  et  les  privilèges  des  provinces  ; en  Flandre,  la  tur- 


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RIVALITÉ  DES  MAISONS  DE  FRANCE  ET  D’AUTRICHE.  101 

bolence  des  bourgeois;  en  Allemagne,  les  protestants,  en 
Autriche,  les  Ottomans  ; sur  la  Méditerranée,  les  Barbares- 
ques.  L’Amérique  ne  lui  versait  pas  encore  ses  trésors,  tandis 
que  François  I"  puisait  à volonté  dans  la  bourse  de  ses  su- 
jets, Ainsi  s’explique  la  résistance  victorieuse  de  François  I", 
malgré  la  supériorité  de  talents  que  possédait  l’empereur. 

Les  deux  rivaux  cherchèrent  d’abord  des  alliés.  Là,  comme 
dans  la  poursuite  du  trône  impérial,  Gharles-Quint  l’em- 
porta. Tandis  que  François  I"  ne  réussissait,  à l’entrevue  du 
camp  du  Drap  d’or,  qu’à  blesser  l’amour-propre  de  Henri  VIII 
en  l’éclipsant  par  son  luxe  élégant  et  ses  grâces  chevaleres- 
ques, Charles  s’adressait  à Wolsey,  le  ministre  dirigeant  du 
roi  d’Angleterre,  lui  promettait  la  tiare,  et  s’assurait  l’alliance 
anglaise.  Léon  X,  effrayé  des  progrès  de  la  réforme  après 
l’avoir  trop  méprisée,  se  déclara  également  pour  l’empereur. 

Battu  en  diplomatie,  François  espéra  mieux  de  la  guerre. 
Il  la  fit  d’abord  indirectement.  Il  donna  à Henri  d’Albret 
6000  hommes  pour  envahir  la  Navarre,  que  Gharles-Quint 
retenait  contrairement  aux  stipulations  du  traité  de  Noyon; 
il  fournit  d’autres  troupes  au  duc  de  Bouillon,  qui  avait  de 
son  côté  des  griefs  contre  l’empereur,  et  attaquait,  en  son 
propre  nom,  le  Luxembourg.  Mais  les  Français  furent  battus 
en  Castille,  où  ils  arrivèrent  trop  tard  pour  donner  la  main 
aux  communeros  révoltés  et  à leur  héroïque  chef,  don  Juan 
de  Pâdilla  (voy.  p.  53).  Le  duc  de  Bouillon  ne  fut  pas  plus 
heureux,  et  les  impériaux  vinrent  assiéger  Mézières.  Heureu- 
sement Bayard  se  jeta  dans  la  place,  la  défendit  six  semaines, 
et  donna  au  roi  le  temps  d’accourir  avec  son  armée.  L’ennemi 
recula  en  désordre,  et  les  Français  se  vengèrent  par  une  in- 
vasion dans  les  Pays-Bas  (1521).  Mais  en  Italie,  Lautrec, 
qui  avait  irrité  la  population  par  un  gouvernement  dur  et 
rapace,  fut  obligé  d’abandonner  Parme , Plaisance , même 
Milan.  C’est  pour  subvenir  aux  frais  de  cette  campagne  que 
furent  créées  les  premières  rentes  perpétuelles  sur  l’hôtel  de 
ville,  origine  de  la  dette  publique  en  France.  Le  roi,  faisant 
argent  de  tout,  avait  aussi  vendu  vingt  places  de  conseillers 
au  parlement  de  Paris,  et  fait  fondre  une  grille  d’argent  que 
Louis  XI  avait  donnée  à Saint-Martin  de  Tours. 


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102 


CHAPITRE  VIII. 


L’année  suivante  (1522,i,  le  fort  de  la  guerre  fut  en  Italie. 
Lautrec  avait  reçu  des  renforts,  mais  point  d’argent;  Louise 
de  Savoie,  jalouse  de  la  comtesse  de  Ghateauhriant,  sœur  de 
Lautrec,  favori  du  roi,  avait  contraint  le  surintendant  Sam- 
blançay  de  lui  livrer  les  sommes  destinées  aux  Suisses.  Ceux- 
ci,  n’étant  point  payés,  se  mutinèrent  et  demandèrent  à Lau- 
trec argent,  congé  ou  bataille.  Il  les  conduisit  à l’attaque  des 
formidables  retranchements  de  la  Bicoque,  qu’il  aurait  pu 
faire  tomber  par  la  famine,  et  il  fut  complètement  battu. 
Cette  défaite  entraîna  la  perte  du  Milanais,  où  un  fils  de 
Ludovic  le  More  fut  rétabli,  et  la  défection  de  Venise,  de 
Gênes  (1522).  La  même  année,  Charles-Quint  avait  fait  mon- 
ter sur  le  trône  pontifical  son  ancien  précepteur,  Adrien  VI  ; 
l’Italie  était  à sa  discrétion. 

François  F'  crut  qu’il  réparerait  tout  par  sa  présence  et 
s’apprêta  à passer  les  Alpes  avec  25  000  hommes,  quand  le 
royaume  même  fut  menacé  dans  son  existence  par  la  trahi- 
son du  connétable  de  Bourbon.  C’était  le  dernier  des  grands 
seigneurs  féodaux,  le  prince  le  plus  puissant  du  royaume,  et 
le  meilleur  général  de  François  I*^  Lhe  injustice  flagrante 
que  le  roi  laissa  commettre,  par  faiblesse  pour  sa  mère, 
Louise  de  Savoie,  le  poussa  au  coupable  projet  de  se  venger 
du  roi  en  trahissant  la  France.  Une  convention  secrète  avec 
Charles-Quint  stipula  le  démembrement  du  royaume  au  pro- 
fit de  l’empereur,  du  roi  d’Angleterre  et  du  connétable  : l’an- 
cien royaume  d’Arles  devait  être  rétabli  en  faveur  du  dernier. 
François  I" , averti,  quoique  vaguement,  alla  trouver  le  con- 
nétable à Moulins,  espérant  tirer  de  lui  un  aveu,  un  signe  de 
repentir,  au  moins  une  parole  d’affection  et  de  dévouement  : 
Bourbon  resta  impénétrable  et  froid,  mais  se  crut  découvert 
et  s’enfuit.  Au  lieu  d’amener  à Charles-Quint  une  armée,  il 
ne  lui  apporta  que  l’épée  d’un  proscrit.  Henri  VIII  avait, 
l’année  précédente,  déclaré  la  guerre  à la  France,  et  une  ar- 
mée anglaise  venait  de  descendre  à Calais;  les  Espagnols 
attaquaient  Bayonne , et  12  000  impériaux  entraient  en 
Champagne.  François  n’osa  s’éloigner.  Il  envoya  en  Picardie, 
contre  les  Anglais,  la  Trémoille,  qui  les  contint  par  d’ha- 
biles manœuvres,  puis  les  repoussa,  malgré  l’infériorité  d«  ' 


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RIVALITÉ  DES  MAISONS  DE  FRANCE  ET  D’AUTRICHE.  103 

ses  forces.  Lautrec  arrêta  les  Espagnols,  Guise  les  Allemands, 
Bonnivet  fut  chargé  de  recouvrer  l’Italie  (1523).  Ce  dernier 
choix  était  malheureux. 

L’incapable  Bonnivet,  battu  et  blessé  à Biagrasso,  laissa 
le  commandement  à Bayard,  qui  fut  atteint  d’un  coup  mortel 
pendant  (ju’il  couvrait  la  retraite.  Le  connétable,  en  conti> 
nuant  la  poursuite,  le  trouva  couché  au  pied  d’un  arbre  et 
lui  exprima  sa  douleur  de  le  voir  en  cet  état  ; « Monsieur,  ce 
n’est  pas  moi  qu’il  faut  plaindre,  répondit-il,  car  je  meurs  en 
homme  de  bien.  Mais  j’ai  pitié  de  vous,  qui  servez  contre 
votre  prince,  votre  patrie  et  votre  serment.  » (lS^4.) 

Après  ce  triste  succès,  Bourbon  envahit  la  Provence;  mais 
Charles-Quint , se  défiant  du  traître , avait  donné  à Pescaire 
la  direction  suprême  de  l’expédition.  Aucune  des  promesses 
du  connétable  ne  se  réalisa.  Il  comptait  sur  ses  anciens  vas- 
saux : nul  ne  bougea.  Il  avait  cru  que  les  bourgeois  de  Mar- 
seille viendraient,  la  corde  au  cou,  apporter  les  clefs  de 
leur  ville  : ils  firent  une  résistance  vigoureuse.  François  1“ 
arrivait  à la  tête  d’une  açmée  formidable.  Les  impériaux, 
ruinés,  reculèrent  en  désordre  (août),  ne  s’arrêtant  ni  derrière 
les  Alpes,  ni  sous  les  murs  de  Milan  ; Pescaire  ne  put  que 
jeter  6000  hommes  dans  Pavie,  et  se  fortifia  derrière  l’Adda, 
pendant  que  Bourbon  cherchait  de  toutes  parts  des  renforts. 

François  les  suivit;  il  prit  Milan  sans  coup  férir.  Mais 
Pavie  résistait  : il  en  fit  le  siège  ; toutefois  il  se  crut  assez  fort 
pour  détacher  10  000  hommes  sur  Naples.  L’ennemi  eut  le 
temps  de  se  remettre  : Bourbon , animé  par  la  haine , trouva 
des  ressources  qu’on  ne  soupçonnait  pas.  Il  ramassa  de  l’ar- 
gent par  tous  les  moyens,  passa  en  Allemagne,  et  au  bout 
de  quelques  semaines  ramena  12  000  lansquenets.  Il  rallia 
alors  Pescaire  et  Lannoy,  le  vice-roi  de  Naples,  et  tous  trois 
^ revinrent  sur  Pavie,  mettant  François  I"  entre  eux  et  la  ville, 
où  commandait  un  homme  résolu,  le  vieux  capitaine  Antonio 
de  Leyva.  On  conseillait  à François  P*’  de  prendre  une  posi- 
tion plus  forte;  Bonnivet  s’écria  qu’un  roi  do  France  ne  re- 
culait jamais,  et  l’on  accepta  la  bataille.  L’ennemi,  pour  se 
former  en  ligne,  était  contraint  de  subir  le  feu  terrible  de  nos 
redputes.  Le  grand  maître  de  l’artillerie,  Genouillac,  « fai- 


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104 


CHAPITRE  VIII. 


sait  coup  sur  coup  des  brèches  dedans  les  bataillons  ennemis, 
de  sorte  que  vous)  n’eussiez  vu  que  bras  et  têtes  voler.  » Le 
roi-soldat  rendit  son  artillerie  inutile,  en  s’élançant  au-devant 
d’elle  sur  les  Espagnols  avec  les  gens  d’armes.  Alors  les  Espa- 
gnols se  reforment  ; la  garnison  fait  une  sortie  et  tout  est 
perdu  : les  Suisses  lâchent  pied , les  lansquenets  sont  anéan- 
tis ; François  I*’’  tue  encore  sept  ennemis  de  sa  main , mais 
est  forcé  de  se  rendre.  Tous  les  gentilshommes  qui  avaient 
chargé  avec  lui  étaeint  morts  ou  pris  (1525).  » Pour  vous 
faire  savoir,  écrivait-il  le  soir  à sa  mère  dans  une  lettre  assez 
longue,  quelle  est  mon  infortune,  de  toutes  choses  ne  m’est 
demeuré  que  l’honneur  et  la  vie  qui  est  sauve.  » On  en  a 
fait  le  mot  héroïque  : « Tout  est  perdu  fors  l’honneur,  » J-i^ 
(24  février  1525.) 

L’Europe  s’émut  à la  nouvelle  de  ce  grand  désastre  et 
trembla  pour  elle-même,  croyant  la  France  prise  avec  son 
roi.  L’Italie  voyait  trop  que  la  victoire  des  Espagnols  était  sa 
ruine.  Wolsey,  ne  comptant  plus  sur  l’empereur,  qui  venait 
de  faire  arriver  un  nouveau  pape.  Clément  VII,  au  trône 
pontifical,  se  vengea  d’avoir  été  dupe,  en  conseillant  à son 
roi  d’abandonner  l’alliance  autrichienne.  La  régente  de  France, 
Louise  de  Savoie,  exploita  habilement  ces  craintes  ou  ces 
rancunes.  Elle  noua  même  des  relations  avec  le  sultan  des 
Turcs,  Soliman.  Ces  négociations  n’eurent  alors  d’autre  effet 
que  d’obtenir  dispense,  pour  les  Français  établis  en  Turquie, 
du  tribut  que  payait  tout  chrétien  qui  voulait  avoir  le  libre 
exercice  de  sa  religion.  Mais  on  en  verra  plus  tard  les  suites 
importantes. 

Cependant  François  I"  ne  trouvait  pas  à Madrid  Charles- 
Quint  aussi  magnanime  qu’il  l’avait  cru.  L’empereur  le  fai- 
sait surveiller  étroitement  et  refusa  longtemps  de  le  voir. 
Malade  de  chagrin,  François  eut  un  instant  le  dessein  d’ab- 
diquer en  faveur  de  son  fils,  pour  ne  laisser  entre  les  mains 
de  son  ennemi  qu’un  brave  chevalier  au  lieu  du  roi  de 
France.  Cette  bonne  résolution  ne  dura  point.  Il  consentit  à 
signer  un  traité  désastreux  (1526),  après  avoir  protesté  secrè- 
tement contre  une  violence  morale  qui,  selon  lui , frappait  de 
nullité  tous  les  actes  du  captif.  Il  cédait  à Charles , sous  la 


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RIVALITÉ  DES  MAISONS  DE  FRANCE  ET  D’AUTRICHE.  105 

réserve  de  rhommage,  la  province  de  Bourgogne,  renonçait 
à Naples,  à Milan,  à Gênes,  à la  suzeraineté  sur  la  Flandre  et 
l’Artois,  réintégrait  Bourbon  dans  ses  biens,  et  promettait 
d’épouser  la  sœur  de  l’empereur , reine  douairière  de  Por- 
tugal. 


•ee«nde  snerre  (f Sttt-tltttfl).  Traité  de  Cambrai. 

Rendu  à la  liberté,  François  I"  refusa  d’exécuter  le  traité  de 
Madrid  : les  députés  de  la  Bourgogne  déclarèrent,  dans  l’as- 
semblée de  Cognac,  que  le  roi  n’avait  pas  le  droit  d’aliéner  une 
province  du  royaume  dont  il  avait  juré  à son  sacre  de  maintenir 
l’intégrité.  L’empereur  accusa  François  de  manquer  à sa  pa- 
role; le  roi  lui  répondit  qu’il  « en  avait  menti  par  la  gorge,  » et 
offrit  de  vider  leur  différend  en  champ  clos.  La  guerre  recom- 
mença. Les  Italiens,  horriblement  foulés  par  les  impériaux, 
s’y  portaient  avec  enthousiasme.  « Cette  fois,  disait  Giberti, 
ministre  du  pape  Clément  VII,  il  ne  s’agit  pas  d’une  petite 
vengeance;  cette  guerre  va  décider  de  la  délivrance  ou  de 
l’esclavage  de  l’Italie.  » — «Si  l’Italie,  disait  un  autre,  fait 
alliance  avec  François  I",  c’est  pour  son  bien  et  non  parce 
qu’elle  aime  les  Français.  » Henri  VIH  d’Angleterre  avait 
pris  le  titre  de  protecteur  de  la  ligue.  Le  pape,  Venise,  Flo- 
rence, Milan,  les  Suisses  en  étaient  membres. 

Mais,  comme  toutes  les  coalitions,  la  ligue  de  l’indépendance 
italienne  manqua  de  concert  et  d’énergie.  Son  général,  le  duc 
d’Urbin,  laissa  succomber  Sforza  dans  Milan.  Au  lieu  d’ap- 
puyer la  flotte  pontificale  qui  menaçait  Gênes,  il  s’amusa  à 
prendre  Crémone.  H dissimulait  ses  terreurs  en  se  compa- 
rant à Fabius  Cunctator.  Pendant  ces  funestes  retards,  Bour- 
bon avait  reçu  des  renforts.  Il  lui  vint  d’Allemagne  10  000  à 
15  000  lansquenets,  luthériens  fanatiques,  commandés  par 
Georges  Frondsberg.  Après  avoir  dévoré  le  Milanais,  ils  vou- 
lurent une  autre  proie,  Florence  ou  Rome,  Rome  surtout,  la 
sacrilège  Babylone!  Frondsberg  portait  au  cou  une  chaîne  d’or 
avec  laquelle  il  jurait  d’étrangler  le  pape.  Il  ne  déplaisait  pas 
à Cbarles-Quint  que  l’Italie  reçût  une  leçon  sévère;  il  laissa 
Bourbon  sans  argent  et  sans  ordres.  Alors  ces  bandes  affamées. 


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106 


CHAPITRE  VIII. 


n’écoutant  plus  rien,  tuant  leurs  officiers  et  menaçant  le  con- 
nétable lui-mcme,  franchirent  l’Apennin  ; l’armée  italienne 
se  contenta  de  couvrir  la  Toscane.  Bourbon  marcha  sur  Rome, 
rêvant  peut-être  de  grands  desseins,  un  royaume  d’Italie  in- 
dépendant de  l’Espagne  comme  de  la  France.  Rome  avait 
fermé  ses  portes.  Il  ordonna  l’assaut  et  tomba  un  des  pre- 
miers ; mais  ses  soldais  le  vengèrent  cruellement.  En  moins 
d’une  heure  la  ville  fut  prise  (6  mai)  ; le  pillage  dura  neuf 
mois,  et  les  brigands  ne  s’arrêtèrent  que  devant  une  peste  af- 
freuse qui  les  décima.  Au  temps  des  Goths  et  des  Vandales, 
Rome  n’avait  rien  souffert  de  plus  affreux.  Les  couvents  furent 
forcés,  les  autels  dépouillés,  les  tombeaux  profanés,  la  bihho- 
thèque  du  Vatican  saccagée,  les  chefs-d’œuvre  de  Michel-Ange 
et  de  Raphaël  souillés,  déchirés  comme  des  monuments  d’i- 
dolâtrie. 

Il  n’y  eut  qu’un  cri  dans  toute  la  chrétienté  contre  ces 
nouveaux  barbares.  François  lent,  contre  son  habitude,  à 
entrer  en  action,  envoya  enfin  une  puissante  armée  en  Italie. 
Lautrec,  qui  la  commandait,  reconquit  le  Milanais  et  vint  as- 
siéger Naples  par  terre,  tandis  que  Doria  la  bloquait  par  mer. 
C’en  était  fait  de  la  puissance  espagnole  en  Italie,  sans  une 
faute  du  roi.  Peu  sûr  de  Gênes,  il  voulut  lui  donner  une  rivale 
qu’il  pût  tenir  aisément,  en  faisant  de  Savone  un  grand  port. 
André  Doria,  Génois  avant  tout,  fit  des  remontrances;  et, 
comme  elles  ne  furent  pas  écoutées,  il  passa  du  côté  de  l’em- 
pereur avec  sa  flotte.  La  mer  redevenant  libre,  Naples  fut  ra- 
vitaillée; l’armée  de  Lautrec  à son  tour  fut  affamée,  lui-même 
succomba  à la  peste;  les  débris  de  ses  troupes  capitulèrent 
dans  Aversa  (1528).  Une  autre  armée  française,  que  comman- 
dait le  comte  de  Saint-Pol,  fut  détruite  l’année  suivante  à 
Landriano,  et  la  Péninsule  perdue  pour  les  Français.  Elle 
est  restée  depuis  ce  jour  sous  le  pouvoir  ou  l’influence  de  la 
maison  d’Autriche,  que  la  France  a pourtant  brisés  deux  fois, 
à Rivoli  et  à Solferino.  Espérons  bien,  pour  la  paix  du  monde, 
que  la  dernière  victoire  sera  irrévocable. 

L’empereur  vint  lui-même  recueillir  les  fruits  des  victoires 
de  ses  généraux  et  des  fautes  de  son  rival.  Il  se  rendit  à Bolo- 
gne, y manda  Clément  VII,  et  dicta  ses  conditions.  Venise 


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RIVALITÉ  DES  MAISONS  DE  FRANCE  ET  D’AUTRICHE.  107 
restitua  ce  qu’elle  avait  pris  ; les  ducs  de  Ferrare  et  de  Milan 
se  reconnurent  vassaux  de  l’empire,  ainsi  que  le  marquis  de 
Mantouè,  qui  fut  créé  duc  ; la  Savoie  et  le  Montferrat  renon- 
cèrent à l’alliance  française.  Cela  fait,  Clément  VII  posa  les 
deux  couronnes  de  l’Italie  et  de  'l’empire  sur  le  front  de 
Gharles-Quint  (1529).  Florence  seule  protesta  contre  cet  as- 
servissement de  l’Italie.  Défendue  un  an  entier  par  Michel- 
Ange,  elle  dut  enfin  ouvrir  ses  portes  aux  Impériaux;  ils  y 
rétablirent  les  Médicis  qui  y roueront  pour  le  compte  de 
l’Espagne.  / 

Il  semblait  que  Charles-Quint  allait  maintenant  entamer  la 
France.  Mais  il  avait  besoin  de  la  paix  avec  François  I*'';  car 
une  guerrre  de  religion  était  sur  le  point  d’éclater  en  Alle- 
magne; Soliman  poussait  ses  redoutables  janissaires  jusque 
sous  les  murs  de  Vienne,  et  Henri  VIII  menaçait  de  ronapre 
l’alliance  autrichienne.  Le  traité  de  Cambrai,  moins  dur  que 
celui  de  Madrid,  puisque  l’empereur  renonçait  à la  Bourgo- 
gne, fut  aussi  humiliant,  puisque  le  roi  de  France  livrait  ses 
iliés  d’Italie,  abandonnait  ses  prétentions  sur  Naples,  recon- 
naissait Sforza  comme  duc  de  Milan,  et  cédait  Tournay, 
Hesdin,  avec  la  suzeraineté  de  laFlandre  et  de  l’Artois  (1529). 


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CHAPITRE  IX.  . 


CHAPITRE  IX. 

SECOXDE  ÉPOQUE  DE  LA  RIVALITÉ  DES  MAISOIVS 
DE  FRANCE  ET  D’AUTRICHE  5 INTERVENTION  DE 
LA  TURQUIE  ET  DE  L’ANGLETERRE  (1B29-1S47). 

Nouveau  système  d’alliances  de  la  France.  — Charles-Quint  devant 
Tunis  et  Alger;  troisième  guerre  avec  la  France  (1536-1538).  — Qua- 
trième guerre  (1542-1544). 

Koaveau  ayatème  d’allianeea  de  la  Vranee. 

La  rivalité  des  maisons  de  France  et  de  Bourgogne  com- 
mencée au  pont  de  Montereau  en  1 4 1 9 , par  l’assassinat  de  Jean 
sans  Peur,  avait  sous  Charles  VI,  Charles  VII  et  Louis  XI, 
fait  courir  de  grands  périls  au  royaume.  La  mort  du  Té- 
méraire y mit  fin.  Mais  sur  le  tronc  brisé  de  la  maison  de 
Bourgogne  s’était  greffée  une  maison  nouvelle,  celle  d’Autri- 
che-Espagne. Tant  qu'elle  fut  divisée  et  représentée  par  des 
enfants,  nos  rois  purent  s’aventurer  dans  la  brillante  mais 
dangereuse  et  inutile  carrière  des  conquêtes  lointaines  : c’est 
le  temps  des  premières  expéditions  dltalie  (1494-1 5 16).  Quand 
elle  fut  réunie  aux  mains  de  l’homme  prudent  et  avisé  qui 
voulut  être  un  autre  Charlemagne,  une  seconde  lutte  s’ouvrit.  ^ 
La  première  nous  avait  valu  la  Bourgogne,  la  seconde  nous 
coûta  un  titre,  la  suzeraineté  sur  la  Flandre  et  l’Artois,  et  nous 
ferma  l’Italie,  pù  la  maison  d’Autrich,e  domina.  Dès  lors  le 
royaume  fut  enceint,  le  long  de  sa  frontière  de  terre,  depuis 
l’Adour  jusqu’à  la  Somme,  d’un  cercle  de  possessions  enne- 
mies, l’Espagne,  l’Italie,  la  Franche-Comté,  l’Allemagne  et 
les  Pays-Bas,  réunies  dans  les  mains  de  l’empereur.  Pour 
briser  ce  cercle  menaçant,  il  ne  suffisait  pas  de  l’épée  de  la 
France,  qui  s’était  d’ailleurs  ébréchée  à Pavie,  il  fallait  appe- 


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RIVALITÉ  DES  MAISONS  DE  FRANCE  ET  D’AÜTRICHE.  109 

1er  à l’aide  tous  ceux,  (juels  qu’ils  fussent,  que  cette  ambition 
impériale  effrayait. 

La  défaite  avait  rendu  à François  I*'  le  service  de  diminuer 
en  lui,  sinon  d’éteindre,  son  funeste  penchant  à imiter  les 
prouesses  des  anciens  chevaliers.  Il  comprenait  maintenant 
qu’une  bravoure  de  soldat  ne  suffit  pas  pour  mener  à bonne 
fin  les  affaires  politiques;  et  il  chercha,  il  prit  des  alliés  sans 
regarder  aux  noms  qu’ils  portaient,  le  roi  schismatique  d’An- 
gleterre, les  protestants  d’Allemagne,  même,  ce  qui  était  alors 
bien  autrement  odieux,  les  Ottomans. 

De  l'Angleterre,  François  l"  tira  peu  d’assistance . Henri  VIII 
(1509-1547)  avait  pris  pour  devise:  « Qui  je  défends  est  maî- 
tre ; » se  promettant  bien  de  ne  défendre  personne  jusqu’au 
bout.  Il  pouvait  en  effet  tenir  la  balance  égale  entre  les  deux 
puissants  rivaux  qui  se  disputaient  la  suprématie  de  l’Europe. 
Mais  ce  prince  voluptueux  et  sanguinaire,  était  trop  asservi  à 
ses  passions  pour  suivre,  sans  dévier,  un  système  constant  et 
uniforme.  Sous  Louis  XII,  il  avait  pris  part  à la  grande  coali- 
tion contre  la  France.  La  victoire  de  Marignan  excita  son  en- 
vie; après  l’élection  de  Charles  V,  il  parut  pencher  pour  celui 
des  deux  adversaires  qui  ne  portait  qu’une  couronne.  Mais,  à 
l’entrevue  du  camp  du  Drap  d’or,  François  blessa  sa  vanité  et 
perdit  son  alliance.  En  1521 , il  signa  un  traité  avec  Charles  V, 
et  quelques  mois  après  déclarait  la  guerre  à la  France.  Fran- 
çois répondit  à cette  attaque  par  une  alliance  avec  l’Ecosse  et 
les  révoltés  d’Irlande.  Une  armée  anglaise  arriva,  en  1523, 
jusque  sur  l’Oise.  Après  Pavie,  Charles  devenant  trop  puis- 
sant, Henri  VII  négocia  avec  la  régente  de  France,  et  fit  écrire 
au  traité  cette  clause  singulière,  que  Louise  de  Savoie  ne  con- 
sentirait à aucun  démembrement  de  la  France  en  faveur  de 
Charles- Quint.  Il  comprenait  que  l’intégrité  de  ce  royaume 
était  la  garantie  de  l’indépendance  de  l’Europe.  François, 
sorti  de  captivité,  confirma  le  traité  fait  par^  sa  mère’;  mais 
Henri,  content  d’avoir,  en  alarmant  Charles-Quint,  tiré  Fran- 
çois !«'■  de  ses  mains,  rentra  dans  la  neutralité,  ne  voulant  pas  ’ 
plus  le  triomphe  de  la  France  que  celui  de  l’Autriche. 

Une  autre  affaire  attirait  d’ailleurs,  à ce  moment,  toute  son 
attention,  la  question  de  son  divorce  avec  sa  première  femme, 

TEMPS  MODERNES.  < 


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110 


CHAPITRE  IX. 


tante  de  l’empereur.  En  1529  il  fit  consulter  à ce  sujet  les 
universités  françaises  ; elles  se  gardèrent  bien  de  donner  un 
avis  contraire,  et  pendant  quelques  années  Henri  se  rappro- 
cha de  la  France  ; mais  il  s’en  éloignait  déjà  quand  la  guerre 
éclata  de  nouveau. 

Il  n’en  fut  pas  ainsi  de  l’alliance  ottomane.  Les  Turcs 
avaient  pour  sultan  le  célèbre  Soliman  II.  Aussi  belliqueux 
que  son  père  Sélim,  mais  ami  des  arts,  protecteur  des  lettres, 
auteur  du  code  intitulé  le  Khanounnamè,  Soliman  II  mérita  le 
triple  surnom  de  conquérant,  de  magnifique  et  de  législateur. 
Avant  lui,  les  Turcs  n’étaient  pour  les  chrétiens  que  desbar- 
bares qui  venaient  imposer  par  le  sabre  une  religion  exécrée. 
Sous  son  règne,  ils  prirent  place  parmi  les  peuples  de  l’Eu- 
rope, et  jouèi'ent  un  rôle  important  dans  ses  destinées.  C’est 
François  I®'  qui  introduisit  les  Ottomans  dans  la  politique  eu- 
ropéenne. On  loi  a reproché  comme  on  crime  ses  relations 
avec  les  ennemis  du  christianisme,  et  il  semblait  lui-même  en 
rougir.  En  réalité,  l’empire  ottoman  était  moins  dangereux 
pour  l’Europe  que  la  puissance  et  l’ambition  chaque  jour  crois- 
santes de  la  maison  d’Autriche.  D’ailleurs,  si  François  I®®  avait 
obtenu  l’aUiance  ottomane,  Gharles-Quint  l’avait  demandée. 
Enfin  la  religion  y gagna,  les  chrétiens d’Orient,  ainsi  que  tous 
les  marchands  qui  naviguaient  avec  notre  pavillon,  trouvant 
sous  la  protection  de  nos  consuls  une  certaine  sécurité  ; et  elle 
n’y  perdit  pas,  car  les  grandes  conquêtes  de  Soliman  sur  les 
chrétiens  sont  antérieures  au  traité  conclu,  en  1534,  avec  le 
roi  de  France,  puisque  ce  fut  en  1521  qu’il  prit,  après  douze 
assauts,  Belgrade,  le  boulevard  de  la  Hongrie;  en  1522  qu’à 
la  tête  de  150  000  hommes  et  de  400  navires,  il  enleva  Rho- 
des aux  Hospitaliers,  malgré  l’héroïque  résistance  du  grand 
maître,  Villiers  de  l’Isle-Adam,  qui  se  défendit  cinq  mois  ; en- 
fin, en’ 1526,  qu’il  s’empara  de  Peterwaradin  et  remporta 
la  grande  victoire  de  Mohacz.  Il  avait  passé  le  Danube  avec 
200  000  hommes  et  détruit  l’armée  hongroise  à cette  fatale 
journée, où  périt  Louis  II,  le  dernier  des  JagellonsdeHongrie. 

La  couronne  de  Hongrie  revenait  à Ferdinand  d’Autriche, 
})eau-frère  de  Louis  II.  Mais  Soliman  soutint  contre  ce  frère 
de  Charles -Quint  un  prétendant  de  race  magyare,  Jean  Za- 


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RA'ALITÉ  DES  MAISONS  DE  FRANCE  ET  D’AUTRICHE.  111 

poli.  Toute  la  Hongrie  fut  ravagée  par  les  Ottomans.  Bude 
même  tomba  en  leur  pouvoir  (1529).  Zapoli  se  reconnut  vas- 
sal de  la  Porte,  le  prince  de  Moldavie  fit  de  même,«t  Soliman, 
n’ayant  plus  rien  qui  l’arrêtât  sur  le  Danube,  pénétra  en  Au- 
triche et  vint  assiéger  Vienne.  C’est  le  3 août  que  le  traité  de 
paix  de  Cambrai  avait  été  signé,  quand  les  Turcs  étaient  déjà 
en  marche  sur  Vienne,  où  ils  arrivèrent  le  26  septembre.  Le 
rapprochement  de  ces  deux  dates  montre  pourquoi  la  paix  des 
Ikimes  fut  signée.  Vienne  avait  pour  garnison  20000  soldats 
qui  avaient  fait  les  guerres  d’Italie,  et  pour  gouverneur  le 
vaillant  comte  de  Salm.  Vingt  assauts  furent  successivement  re- 
poussés. Le  sultan  dut  rebrousser  chemin  ; il  crut  faire  oublier 
ce  revers  en  couronnant  de  ses  mains,  dans  Bude,  son  vassal 
Jean  Zapoli,  roi  de  Hongrie. 

Deux  ans  après  il  conquit  l’Esclavonie,  et  en  1532  il  re- 
parut en  Hongrie  à la  tête  de  300  000  hommes.  Heureuse- 
ment une  petite  place  de  Styrie,  Guns,  l’arrêta  un  mois.  C’est 
pendant  le  siège  de  cette  ville  qu’il  reçut  la  première  ambas- 
sade de  François  I*',  avec  une  magnificence  extraordinaire.  Il 
comptait  envahir  l’Allemagne.  Mais  Charles-Quint  avait  eu 
le  temps  de  rassembler  150  000  combattants.  Jamais,  depuis 
les  croisades,  l’Europe  chrétienne  n’avait  réuni  des  forces 
aussi  considérables.  Luthériens  et  catholiques  s’étaient  donné 
la  main  contre  le  croissant,  et  François  I''  n’osait  appuyer  son 
redoutable  allié  par  une  diversion  sur  le  Rhin  ou  l’Italie.  Il 
n’y  eut  point  toutefois  d’action  générale.  Au  bout  de  six  se- 
maines, le  sultan  apprit  qu’une  flotte  espagnole  venait  d’en- 
trer dans  les  Dardanelles  et  menaçait  Constantinople  ; il  se 
retira  (1532). 

François  I"  ne  cessa  qu’en  1534  de  faire  un  mystère  de  ses 
relations  avec  Soliman.  En  cette  année  fut  conclu  avec  la 
Porte  le  premier  de  ces  traités,  connus  sous  le  nom  de  capi- 
tulations, en  vertu  desquels  la  France  obtint  le  protectorat  des 
lieux  saints,  le  droit  d’établir  des  comptoirs  dans  les  échelles 
du  Levant,  et  la  liberté  du  commerce  pour  son  seul  pavillon. 
Telles  étaient  les  clauses  publiques  de  l’alliance.  Mais,  en  se- 
cret, le  sultan  promit  d’attaquer  Naples  pendant  que  le  roi  at- 
taquerait le  Milanais.  Eu  même  temps,  François  I"  fit  des 


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112 


CHAPITRE  IX. 


ouvertures  aux  princes  luthériens  qui  venaient  de  former  contre 
l’empereur  la  ligue  de  Smalkalde  (1532). 

Le  pape  ne  lui  en  garda  pas  rancime,  du  moins  sa  colère  ne 
tint  pas  contre  l’offre  que  François  lui  fit  de  marier  le  Dau- 
phin à la  nièce  du  pontife,  Catherine  de  Médicis.  Clément  VII 
mourut  presque  aussitôt,  et  l’avantage  qu'on  avait  espéré  de 
cette  mésalliance  avec  la  fille  des  banquiers  de  Florence  fut 
compromis.  Mais  la  politique  pontificale  inclinait  du  côté  de 
la  France  depuis  que  la  maison  d’Autriche  possédait  Naples 
et  convoitait  Milan.  Même  à Rome  on  subordonnait  l’intérêt 
religieux  à l’intérêt  politique.  Là,  d’ailleurs,  autour  de  la 
chaire  de  saint  Pierre,  ces  deux  intérêts  étaient  identiques.  En 
France  on  allait  résolûment  jusqu’au  bout  de  cette  doctrine, 
en  s’alliant  avec  les  Turcs,  sauf  à dire  comme  François  I®', 
que  « quand  les  loups  venaient  fondre  sur  son  troupeau,  il 
avait  bien  le  droit  de  jeter  les  chiens  sur  eux.  » Ce  qui  était 
plus  vrai,  c’est  qu’avec  les  grandes  sociétés  modernes,  nais- 
saient les  grands  intérêts  nationaux,  et  que  les  questions  natio- 
nales primaient  maintenant  les  questions  religieuses,  preuve 
que  le  moyen  âge  était  bien  mort.  « 

François  consolida  aussi  son  alliance  avec  les  Écossais,  en 
faisant  épouser  à leur  roi  sa  fille  aînée  (1536),  puis  Marie  de 
Lorraine  ; et  il  signa  plus  tard  nos  premiers  traités  avec  le 
Danemark  (1541),  essayant  ainsi  de  former  autour  de  la 
France  une  coalition  des  États  secondaires,  pour  tenir  tête  à 
celui  qui  aspirait  à la  suprématie  universelle.  En  même  temps, 
il  organisa  une  infanterie  nationale  de  42  000  hommes  {lé- 
gions  provinciales),  afin  de  n’êtreplus  à la  discrétion  des  mer- 
cenaires suisses  ou  allemands. 


Cluurlea.Qalnt  devant  Tanla  et  Alger.  Troliilènie  guerre 
avec  la  France  (ISSa.flSSS). 

Pendant  que  François  I*'  s’alliait  aux  luthériens  et  aux  infi- 
dèles, Charles  résistait  glorieusement  à ceux-ci,  et,  bien  qu’il 
ne  servît  en  cela  que  son  ambition  et  ses  intérêts,  pouvait  se 
présenter  comme  le  défenseur  de  la  chrétienté.  La  marine 
turque  faisait  de  menaçants  progrès  sous  la  direction  du  cé- 


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RIVALITÉ  DES  MAISONS  DE  FRANCE  ET  D’AUTRICHE.  113 

lèbre  Khayreddin  Barberousse.  Ce  pirate,  devenu  amiral  des 
flottes  ottomanes,  parcourait  incessamment  la  Méditerranée; 
et,  pendant  qu’en  Asie  le  sultan  enlevait  aux  Persans  Tauris 
et  Bagdad  (1534),  qu’ils  lui  reprirent  l’an  d’après,  Barberousse 
chassait  le  bey  de  Tunis,  Muley-Hassan,  de  son  royaume. 

Alger,  Tunis  devinrent,  comme  auparavant  Carthage  sous 
Genséric,  et  Biserte  sous  les  Aglabites,  le  repaire  d’une  mul- 
titude de  corsaires,  La  sécurité  disparut  surtout  le  littoral  de 
l’Espagne  et  de  l’Italie.  Charles-Quint  dirigea  contre  ces  nids 
de  pirates  deux  expéditions  célèbres.  Dans  la  première,  avec 
400  vaisseaux  commandés  par  Doria,  il  s’empara  de  la  Gou- 
lette,  à l’entrée  du  golfe  de  Tunis,  et  délivra  20  000  captifs 
(1535);  mais,  moins  heureux  six  ans  après,  à Alger,  il  vit  sa 
flotte  dispersée  par  une  tempête,  et  eut  peine  à en  sauver 
quelques  débris  (1541),  L’empereur  protégea  mieux  le  com- 
merce des  peuples  chrétiens,  en  cédant  l’île  de  Malte  aux  che- 
valiers de  Rhodes  (1530).  Cette  intrépide  milice,  l’élite  de  i 
toutes  les  noblesses  d’Europe,  fit  avec  autant  de  succès  que 
de  dévouement  la  police  de  la  Méditerranée.  Elle  entreprit 
contraries  pirates  une  guerre  de  ruses  et  de  stratagèmes,  où 
ils  n’eurent  pas  toujours  le  dessus.  Cependant  ils  ne  purent 
empêcher  un  émule  de  Barberousse,  le  corsaire  Dragut,  de 
s’emparer  de  Tripoli  en  1551.  La  Porte,  déjà  maîtresse  de 
l’Égypte  et  suzeraine  des  États  barbaresques,  se  trouva  alors 
solidement  établie  sur  presque  toute  la  côte  septentrionale  de 
l'Afrique. 

Une  mauvaise  action  de  l’empereur  rompit  la  paix  de  Cam- 
brai. Sur  les  instances  de  Charles-Quint,  le  duc  de  Milan,  au 
mépris  du  droit  des  gens,  fit  saisir  et  exécuter  dans  son  cachot 
un  envoyé  français,  Merveille.  François  se  préparait  à passer 
les  Alpes  pour  venger  cet  outrage,  quand  le  duc  mourut  (1535)  ; 
il  remit  aussitôt  en  avant  ses  prétentions  sur  le  Milanais  et, 
pour  s’en  faciliter  la  conquête,  s’empara  des  États  du  duc  de 
Savoie.  Cette  maison  était  restée  constamment  fidèle  à la 
France  depuis  Louis  XI,  et  avait  favorisé  toutes  nos  opéra- 
tions au  delà  des  monts,  qui,  sans  l’assistance  du  portier  des 
Alpes,  eussent  été  bien  difficiles.  Mais,  en  1521,  le  duc 
Charles  III  avait  épousé  une  belle-sœur  de  Charles-Quint,  et 


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114 


CHAPITRE  IX. 


depuis  ce  moment  n’avait  plus  montré  qu’une  amitié  chance- 
lante qui  se  changea,  après  Pavie  et  le  traité  de  Cambrai,  en 
sentiments  d’hostilité.  Maître  de  la  Savoie  et  du  Piémont, 
qui  sont  les  deux  clefs  de  l’Italie,  François  tenait  de  là  en 
échec  la  domination  espagnole  dans  la  Péninsule.  Mais  il  se 
laissa  prendre  aux  promesses  de  Charles-Quint,  qui,  n’étant 
point  prêt  à la  guerre,  engagea,  pour  gagner  du  temps,  une 
négociation  perfide.  Quand  il  eut  terminé  ses  préparatifs,  il 
leva  le  masque,  et  dans  le  consistoire  de  Home,  en  présence 
de  tous  les  ambassadeurs  des  États  chrétiens,  il  proféra  contre 
son  rival  les  menaces  et  les  insultes  les  plus  violentes  (5  avril). 

Faute  d’ai^ent,  François  I"  dut  se  tenir  sur  la  défensive; 
encore  eut-il  l’imprudence  de  confier  la  garde  du  Piémont  au 
marquis  de  Saluces,  à la  fois  incapable  et  traître.  Toutes  les 
places  furent  livrées  aux  impériaux,  et  Charles  entra  en  Pro- 
vence à la  tête  de  60  000  combattants.  Cet  homme  froid,  et 
d’ordinaire  si  maître  de  lui-même,  n’était  plus  reconnaissable. 
Il  se  flattait  de  conquérir  la  France  en  une  campagne,  distri- 
buait d’avance  les  gouvernements  et  les  dignités,  et  recom- 
mandait à son  historiographe  Paul  Jove  de  se  munir  d’encre 
et  de  plumes,  < parce  que,  disait-il,  U allait  lui  tailler  de  la 
besogne.  » Montmorency,  que  François  I"  avait  chargé  de  la 
défense,  n’osa  pas  risquer  une  bataille  contre  les  vieilles  ban- 
des espagnoles.  U fit  de  la  Provence  un  désert.  Excepté  Arles 
et  Marseille,  toutes  les  places  furent  démantelées.  On  combla 
les  puits,  on  incendia  les  moulins,  les  granges.  Les  habitants 
se  réfugièrent  dans  les  bois  ou  dans  les  montagnes.  L’empe- 
reur erra  deux  mois  au  milieu  de  cette  effroyable  désolation. 
Repoussé  devant  Marseille,  il  s’empara  d’Arles  et  voulut  s’y 
faire  couronner  roi  de  Provence  : nobles,  magistrats,  prêtres, 
tout  avait  fui.  Il  marcha  sur  Avignon;  une  victoire  pouvait 
seule  relever  le  moral  de  ses  troupes.  Montmorency,  malgré 
l’ardeur  des  Français,  resta  immobile.  Les  impériaux  se  mi- 
rent alors  en  retraite,  harcelés  par  les  paysans,  décimés  par 
la  dyssenterie.  De  cette  florissante  armée  qui  devait  conquérir 
la  France,  Charles  ne  ramena  que  des  débris  (septembre 
1536).  Il  se<  hâta  de  quitter  l’Italie,  et  alla  cacher  en  Espace 
son  humiliation. 


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RIVALITÉ  DES  MAISONS  DE  FRANCE  ET  D’AUTRICHE.  115 

Les  Provençaux  s’étaient  adiçirablement  conduits  ; les  Pi- 
cards, menacés  dans  le  même  temps  par  une  autre  armée  im- 
périale, firent  comme  eux.  A Saint-Riquier,  à Péronne,  les 
femmes  combattirent  sur  les  remparts  à côté  des  hommes.  Les 
Normands  ne  virent  pas  l’ennemi  chez  eux;  mais  ils  allèrent 
le  chercher.  Leurs  corsaires  firent  pour  200  000  écus  d’or  de 
prises  sur  les  Espagnols. 

François  I"  ouvrit  la  campagne  suivante  par  une  cérémonie 
ridicule  ; Gharles-Quint,  cité  à comparaître  devant  le  parle- 
ment de  Paris,  fut  déclaré  par  contumace  coupable  de  félonie 
et  déchu  de  ses  fiefs  d’Artois  et  de  Flandre.  Cette  procédure 
n’aboutit  qu’à  une  insignifiante  guerre  de  sièges.  Les  deux 
partis,  également  épuisés,  conclurent  une  trêve  de  dix  mois 
pour  la  frontière  du  nord.  Au  midi,  François  P'  reconquit  le 
Piémont.  Cependant  Soliman,  qui  venait  de  soumettre,  à l’ex- 
trémité de  son  empire  les  princes  de  Géorgie  et  l’Albanie, 
écrasait  les  Autrichiens  à Essek  (1537),  tandis  que  son  amiral, 
Barberousse,  dévastait  les  côtes  du  royaume  de  Naples.  Un 
immense  cri  de  colère  s’éleva  en  Italie  contre  le  roi  de  France, 
allié  des  Ottomans.  Le  pape  se  fit  l’interprète  de  l’opinion  pu- 
blique, et  força  les  deux  rivaux  à l’accepter  pour  médiateur  : 
malgré  leurs  rancunes,  ils  conclurent  à Nice  une  trêve  de  dix 
ans.  Chacun  d’eux  garda  ses  conquêtes.  Le  duc  de  Savoie  était 
sacrifié  (1538).  ' 

Soliman  ne  pouvait  l’être  aussi  aisément.  Les  deux  princes 
qui  se  disputaient  la  Hongrie,  Ferdinand  d’Autriche  et  le 
prince  de  Transylvanie,  Zapoli,  s’étaient  partagé  ce  royaume 
par  le  traité  deWuitzen  (1536).  Le  sultan,  sous  prétexte  de 
défendre  les  droits  du  fils  de  Zapoli,  menacé  par  les  Allemands, 
battit  ceux-ci,  reprit  Bude  et  presque  toute  la  Hongrie  (1541). 
Trois  années  plus  tôt,  il  avait  conquis  l’Yémen  et  équipé  sur 
la  mer  Rouge  une  flotte  pour  secourir  les  musulmans  de  l’Inde 
contre  les  Portugais  ; et  cinq  ans  auparavant  il  avait  soumis  la 
Géoi^e  et  l’Albanie.  Ainsi,  les  drapeaux  du  sultan  flottaient 
des  bouches  du  Rhône  à celles  de  l’Indus,  et  son  pouvoir 
s’étendait  depuis  le  Caucase  jusqu’à  l’Atlas  africain. 

Après  avoir  signé  la  trêve  de  Nice,  Charles-Quint  et  Fran- 
çois I"  eurent  une  entrevue  à Aigues-Mortes.  Montmorency, 


116  ’ CHAPITRE  IX. 

habile  courtisan,  qui  cachait^ous  des  dehors  austères  une  am- 
bition et  une  cupidité  sans  bornes,  avait  persuadé  au  roi  que 
le  seul  moyen  d’acquérir  le  Milanais  était  de  contracter  avec 
Charles-Quint  une  alliance  solide.  Charles  ne  voulait  à aucun 
prix  céder  cette  province.  Mais  l’amitié  du  roi  était  en  ce  mo- 
ment pour  lui  une  bonne  fortune  ; car  ses  troupes  se  révol- 
taient en  Italie  et  en  Sicile,  et  les  cortès  d’Espagne  lui  refu- 
saient de  l’argent.  A peine  sorti  de  ces  embarras,  survint  un 
nouveau  péril.  La  puissante  cité  de  Gand  se  souleva  et  offrit 
de  se  donner  à la  France.  Le  roi  ne  pensait  qu’au  Milanais, 
qui  lui  était  inutile;  il  refusa  la  Flandre,  qui  eût  été  l’acqui- 
sition la  plus  précieuse.  Il  fit  plus  : trahissant  ceux  qui  s’étaient 
fiés  à lui,  il  informa  l’empereur  de  leurs  propositions,  l’invita 
enfin  à passer  par  la  France  pour  aller  châtier  plus  vite  ces  re- 
belles, et  lui  fit  une  réception  magnifique.  Il  croyait  obtenir 
le  Milanais  ; il  n’eut  ni  Gand  ni  Milan. 

Les  Flamands  soumis,  Charles-Quint  nia  ses  promesses. 

« Qu’on  me  montre  un  écrit,  > disait-il;  et  il  déclara  qu’il 
réservait  l’investiture  du  Milanais  pour  son  fils  Philippe. 
Le  roi,  honteux  d’avoir  été  pris  pour  dupe,  se  résolut  à une 
nouvelle  guerre.  Ni  l’occasion  ni  les  prétextes  ne  se  firent 
longtemps  attendre. 

Quatrième  guerre  (f&4S-IS44). 

Deux  agents  secrets  qu’il  envoyait  à Soliman  furent  assas- 
sinés par  delVasto,  gouverneur  du  Milanais  (1540).  DelVasto 
comptait  trouver  sur  eux  la  preuve  formelle  de  l’alliance  du 
roi  avec  les  Turcs.  Heureusement  les  dépêches  étaient  restées 
en  Piémont.  Peu  de  mois  après,  Charles-Quint  attaquait  les 
pirates  d’Alger.  On  a déjà  vu  que  l’expédition  échoua  complè- 
tement (1541). 

Cet  attentat  et  ce  revers  firent  hâter  à François  I"  ses  pré- 
paratifs. Sûr  de  Jacques  V d’Écosse,  qui  avait  épousé  sa  fille 
aînée  en  1536,  et  plus  tard  une  princesse  de  la  maison  de 
Lorraine,  il  contracta  avec  les  rois  de  Danemark  et  de  Suède 
une  alliance,  la  première  qui  ait  uni  la  France  aux  États  Scan- 
dinaves. Enfin  ü mit  sur  pied  cinq  armées  à la  fois  pour 


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RIVALITÉ  DES  MAISONS  DE  FRANCE  ET  D’AUTRICHE,  117 

attaquer  le  Roussillon,  les  Pays-Bas  et  l’Italie.  Le  succès  ne 
répondit  point  à tant  d’efforts.  La  campagne  de  1542  fut  sans 
résultats  ; mais  François  I'*'  perdit  un  allié  utile.  Henri  VIII 
avait  voulu  entraîner  le  roi  d’Écosse  dans  le  schisme,  Jac- 
ques V s’y  refusa,  et,  menacé  d’une  guerre  par  son  puissant 
voisin,  le  prévint  en  envahissant  lui-même  l’Angleterre.  Beau- 
coup de  nobles  écossais  qui  avaient  adopté  la  réforme  de 
Calvin  abandonnèrent  leur  roi  au  moment  de  l’action.  Jac-  '■ 
çues  V mourut  quelques  jours  après;  il  laissait  de  Marie  de 
Lorraine  une  fille  qui  venait  de  naître,  Marie  Stuart;  et 
l’année  suivante  Henri  VIII  contractait  une  alliance  offensive 
avec  Gharles-Quint  : les  deux  princes  devaient  entrer  à la  fois 
en  France  et  se  partager  le  royaume.  L’empereur  obligea 
bien  le  duc  de  Clèves,  allié  de  François  I",  à se  soxunettre; 
mais  il  ne  réussit  pas  à entamer  la  frontière  du  nord,  et  as- 
siégea vainement  Landrecies.  Pendant  ce  temps,  Soliman 
attaquait  à l’est  les  domaines  autrichiens  ; il  enlevait  ce  qui 
lui  avait  jusqu’alors  échappé  de  la  Hongrie,  il  pénétrait  en 
Autriche,  et  sa  flotte,  réunie  à celle  de  la  France;  bombardait 
Nice  : la  ville  fut  prise,  mais  non  la  citadelle.  Les  Ottomans 
hivernèrent  à Toulon  (1543). 

La  campagne  suivante  s’ouvrit  par  une  brillante  victoire. 
Les  Français  avaient  investi  Garignan  ; del  Vasto  s’approcha 
pour  sauver  la  ville.  Officiers  et  soldats,  et  plus  que  tous, 
d’Enghien,  leur  jeune  chef,  désiraient  répondre  au  défi  des 
Espagnols.  Mais  un  ordre  précis  du  roi  défendait  de  risquer 
une  action  générale.  L’occasion  pourtant  était  si  belle,  que  le 
comte  d’Enghien  envoya  Montluc  en  France  pour  demander  la 
permission  de  tomber  sur  l’ennemi  : on  promettait  de  le  bien 
battre.  François  I"  ne  put  résister.  Alors  se  produisit  un 
élan  d’enthousiasme  digne  des  beaux  jours  de  Marignan.  Tous 
les  gentilshommes  voulurent  partir  pour  l’armée,  et  la  cour 
se  trouva  déserte.  Ils  apportaient  leur  courage  ; ils  apportaient 
aussi  de  l’argent,  que  le  duc  d’Enghien  leur  emprunta  afin  de 
payer  ses  soldats.  La  gendarmerie  fit  de  fort  belles  charges; 
mais  la  bataille  était  perdue  sans  les  gens  de  pied  des  vieilles 
bandes  françaises  et  suisses.  Les  impériaux  enfoncés  laissè- 
rent sur  le  champ  de  bataille  12  000  morts,  leurs  canons  et 


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118 


CHAPITRE  IX. 


leurs  bagages;  les  Français  ne  perdirent  pas  200  hom- 
mes (1544). 

Mais  la  France  avait  à combattre  la  moitié  de  l’Europe  : au 
lieu  d’envahir  le  Milanais,  il  fallut,  après  la  glorieuse  journée 
de  Cérisoles,  détacher  de  l’armée  du  Piémont  12000  hommes 
d’élite  pour  défendre  la  Picardie  et  la  Champagne  ; Henri  VHI 
venait  de  débarquer. à Calais  et  assiégeait  Boulogne.  Charles- 
Quint  était  entré  en  Champagne  et  avait  pris  Saint-Dizier. 
Les  impériaux  arrivèrent  à Château-Thierry,  et  l’alarme  se 
répandit  dans  la  capitale.  Les  Parisiens  commençaient  à émi- 
grer avec  leurs  meubles  sur  Orléans.  « Dieu,  s’écriait  Fran- 
çois I",  tu  me  fais  payer  cher  cette  couronne  que  je  croyais 
avoir  reçue  de  ta  main  comme  un  don.  « Mais  le  camp  ennemi 
était  désolé  par  la  disette  et  les  maladies;  les  Anglais  s’obsti- 
naient devant  Boulogne  au  lieu  de  rejoindre  leurs  alliés. 
Charles-Quint,  pressé  d’arrêter  les  progrès  des  luthériens  en 
Allemagne,  consentit  à traiter. 

La  paix  fut  signée  à Crespy.  L’empereur  et  le  roi  se  resti- 
tuèrent mutuellement  tout  ce  qu’ils  avaient  conquis  l’un  sur 
l’autre,  François  continuant  d’occuper  la  Savoie  et  le  Pié- 
mont ; Charles  promettait  en  outre  l’investiture  du  Milanais  à 
un  fils  puîné  du  roi  ; mais  ce  jeune  prince  mourut.  Henri  VHI, 
bien  que  resté  seul,  refusait  de  traiter.  Il  se  décida  enfin,  en 
juin  1546,  à poser  les  armes  et  à rendre  Boulogne,  moyen- 
nant 2 millions  payables  en  huit  années. 

François  I"  survécut  peu  à ce  dernier  traité,  il  mourut  le 
31  mars  1547.  Un  acte  odieux,  le  massacre  des  Yaudois,  avait 
souillé  ses  dernières  années.  Son  fils  Henri  U lui  succéda. 


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RIVALITÉ  DES  MAISONS  DE  FRANCE  ET  D’AUTRICHE.  119 


CHAPITRE  X. 

TROISIÈME  ÉPOQUE  DE  LA  RIVALITE  DES  MAISONS 
DE  FRANCE  ET  D’AUTRICHE  (lo47-lSS9). 

Toute-puissance  de  Charles-Quint  ; cinquième  guerre  contre  la  France 
(1547-1556).  — Dernière  lutte  pour  l’indépendance  italienne;  traité 
de  Cateau-Cambrésis  (1559). 


Tonte-pniMance  de  Charlea.Qnlnt.  Cln«|nlèiiie  gaerre 
contre  la  France  (ISdf'lSM). 

Charles-Quint  profita  de  la  mort  de  François  I”'  et  des  em- 
barras de  son  successeur  pour  accabler  les  protestants  d’Alle- 
magne, avant  que  la  main  de  la  France  pût  s’étendre  sur  eux 
et  les  couvrir.  Depuis  le  traité  signé  à Gadan  en  Bohême, 
entre  les  luthériens  et  les  catholiques  (1534),  le  soulèvement 
des  anabaptistes  de  Munster  (1534)  et  la  guerre  de  Charles- 
Quint  contre  François  l*',  avaient  empêché  la  lutte  d’éclater 
en  Allemagne.  Mais  le  traité  de  Grespy,  en  1544,  ayant  laissé 
Charles-Quint  libre  de  tout  souci  du  côté  de  la  France,  et  une 
trêve  de  cinq  ans,  convenue  avec  Soliman  en  1545,  lui  ôtant 
tonte  inquiétude  du  côté  des  Turcs,  il  crut  le  moment  venu 
d’arrêter  les  progrès  des  luthériens.  Le  Brandebourg,  la  Mis- 
nie,  la  Thuringe  et  le  Palatinat  étaient  passés  depuis  peu  de 
temps  du  côté  de  la  réforme.  En  1543,  l’archevêque  de  Co- 
logne abjura  à son  tour,  et  prétendit,  malgré  son  abjuration, 
conserver  son  électorat  et  son  archevêché.  Mais  Rome,  sous 
Paul  III,  avait  repris  une  énergie  qui  maintenant  stimulait 
celle  de  l’empereur.  Le  concile  de  Trente  s’était  ouvert 
(13  déc.  1545)  et,  dès  ses  premières  sessions,  avait  irrévoca- 
blement rompu  avec  les  protestants.  Condamnés  canonique- 
ment, ils  virent  le  pape  accorder  à l’empereur  \m  secours  de 


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120 


CHAPITRE  X. 


13  000  hommes  pour  les  réduire,  uu  subside  considérable  et 
la  moitié  des  revenus  de  l’Église  d’Espagne  pour  une  année. 
Luther  mourut  en  1 546,  et  ne  vit  pas  le  commencement  des 
hostilités  qu’il  redoutait.  La  ligue  de  Smalkalde  avait  de 
grandes  forces  ; mais  elle  manquait  d’un  chef  parce  qu’elle  en 
avait  trop.  La  trahison  de  Maurice  de  Saxe,  qui  passa  à 
l’empereur,  rompit  la  ligue.  L’électeur  de  Saxe  et  le  land- 
grave de  Hesse  restèrent  seuls  en  armes.  Ils  comptaient  sur 
François  I*'.  La  mort  de  ce  prince  décida  l’empereur  à atta- 
quer l’électeur  à Mühlberg , sur  l’Elbe  ; il  le  battit  et  le  fit 
prisonnier  (23  avril  1547).  Le  landgrave  seul  ne  pouvait  ré- 
sister ; il  fit  sa  soumission. 

Charles-Quint  usa  avec  perfidie  et  dureté  de  sa  victoire. 
L’électeur,  dépouillé  de  son  électorat,  que  l’empereur  donna 
à Maurice,  dut  garder  prison  perpétuelle.  Le  landgrave  fut 
arrêté  contre  la  foi  promise,  et  ces  deux  illustres  captifs  fu- 
rent insolemment  traînés  à la  suite  du  vainqueur  dans  les  villes 
allemandes,  pour  qu’on  vît  bien  leur  humiliation  et  celles  des 
libertés  germaniques.  Celles-ci,  en  effet,  semblaient  perdues. 
Les  villes  se  remplissaient  de  soldats  étrangers,  et  de  lourds 
impôts  étaient  levés  sur  les  peuples. 

L’empereur  n’était  pas  moins  heureux  en  Italie  contre  les 
guelfes  qu’en  Allemagne  contre  les  protestants.  A Gênes,  la 
conspiration  de  Fiesque  contre  les  Doria,  amis  de  l’Espagne, 
échoua  par  la  mort  imprévue  de  ce  chef  audacieux  (2  j anv.  1547). 
Sienne  reçut  garnison  espagnole  ; dans  la  Lombardie,  enfin, 
Pierre-Louis  Farnèse  fut  assassiné;  son  successeur.  Octave, 
ne  conserva  que  la  ville  de  Parme.  Les  impériaux  occupèrent 
Plaisance,  et  Philippe  d’Espagne  vint  surveiller  les  mouve- 
ments de  la  cour  pontificale. 

Enivré  de  son  triomphe,  Charles-Quint  crut  pouvoir  tran- 
cher à lui  seul  la  question  religieuse  qui  divisait  le  monde  : il 
promulgua  à Augsbourg  son  fameux  intérim,  (15  mai  1548). 
Tout  pliait  devant  le  nouveau  Charlemagne. 

L’Allemagne  a perpétuellement  oscillé,  pour  trouver  sa 
constitution,  entre  deux  points  opposés.  Othon  P'',  Henri  HI, 
Frédéric  Barberousse  l’entraînèrent  dans  le  sens  de  l’unité; 
le  grand  interrègne  la  repoussa  dans  la  division.  Charles- 


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RIVALITÉ  DES  MAISONS  DE  FRANGE  ET  D’AUTRICHE.  121 

Quint  reprenait  donc  l’éternel  problème;  mais  il  commit  la 
faute  qui  avait  fait  échouer  ses  grands  prédécesseurs  : il  com- 
pliqua son  entreprise  de  beaucoup  d'autres.  Les  républiques 
italiennes,  au  moyen  âge,  avaient  sauvé  la  féodalité  germani- 
que; la  France,  aux  temps  modernes,  sauva  les  principautés 
allemandes. 

Lorsque  Henri  II  vit  les  désastreuses  conséquences  de  la 
défaite  des  princes  allemands  et  l’omnipotence  de  l’empe- 
reur dans  l’empire,  il  se  dit  qu’il  ne  fallait  pas  laisser  à une 
telle  puissance  le  temps  de  s’affermir,  et  il  se  résolut  à la 
guerre.  Les  traités  avec  les  Suisses  et  les  Turcs  furent  renou- 
velés. Il  racheta  Boulogne  aux  Anglais,  jqu’il  mit  de  son  côté, 
tout  en  fiançant  au  Dauphin  la  reine  d’Écosse,  Marie  Stuart; 
et  il  rappela  les  prélats  français  du  concile  de  Trente  et  sou- 
tint contre  le  pape,  allié  de  l’empereur,  la  maison  Farnèse 
dans  Parme  et  Plaisance.  Mais  il  donna  le  sang  de  ses  sujets 
protestants  comme  rançon  de  cette  politique  qui  le  faisait 
presque  partout  l’ennemi  des  orthodoxes,  l’ami  des  hérétiques 
ou  des  mécréants.  L’édit  de  Ghateaubriant  ordonna  déjuger 
les  protestants  sans  appel,  ferma  les  écoles  et  les  tribunaux  à 
quiconque  n'avait  pas  un  certificat  d’orthodoxie,  et,  par  un 
usage  renouvelé  des  plus  mauvais  temps  de  l’empire  ro- 
main, assura  aux  délateurs  le  tiers  des  biens  de  leurs  vic- 
limes(1551). 

C’était  surtout  en  Allemagne  qu’il  importait  d’agir.  Le  roi 
s’unit  en  secret  aux  princes  protestants  et  à Maurice  de  Saxe, 
qui  trahissait  l’empereur,  maintenant  qu’il  n’avait  plus  rien  à 
attendre  de  lui.  Il  prit  le  nom  de  protecteur  des  libertés  ger- 
maniques et  se  fit  autoriser  à s’emparer,  comme  vicaire  de 
l’empire,  des  villes  de  Metz,  Toul  et  Verdun,  trois  évêchés 
souverains,  au  milieu  du  duché  de  Lorraine  (1551). 

L’occupation  se  fit  sans  obstacle.  Toul  ouvrit  ses  portes. 
Metz,  ville  libre  et  florissante,  ne  voulait  laisser  entrer  que 
les  chefs  de  l’armée  : les  soldats  suivirent,  on  se  saisit  des 
portes,  et  Metz  fut  à la  France.  On  essaya  sur  Strasbourg, 
une  autre  grande  cité  libre,  la  même  surprise.  Les  Strasbour- 
geois répondirent  à coups  de  canon.  Henri  ne  put  que  se  van- 
ter d’avoir  fait  boire  ses  chevaux  dans  le  Rhin.  Mais,  en 


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122 


CHAPITRE  X. 


revenant,  il  saisit  Montmédy,  Ivoy,  Bouillon, ‘'qu’il  ne  garda 
pas,  Verdun  qui  nous  est  restée  (avril  1552). 

De  son  côté,  Maurice  de  Saxe  avait  failli  enlever  Gharles- 
Quint  dans  Inspruck.  Le  vieil  empereur  n’avait  eu  que  le 
temps  de  fuir  à travers  les  neiges  et  les  montagnes.  L’œuvre 
de  toute  sa  vie  était  renversée  en  un  jour  ; il  le  comprit  et  s’y 
résigna.  La  transaction  de  Passau  abolit  Vintérim  et  accorda 
la  liberté  de  conscience  aux  luthériens  (1552). 

C’était  l'alliance  de  la  France  avec  Maurice  de  Saxe  qui 
avait  valu  à Gharles-Quint  cette  amère  déception  ; aussi  se 
tourna-t-il  contre  elle  avec  fureur.  Il  vint  assiéger  Metz  k la 
tête  de  60  000  hommes.  Le  duc  de  Guise  défendit  la  place 
avec  tant  d’héroïsme,  que  l’empereur  fut  contraint  de  se  reti- 
rer après  avoir  perdu  la  moitié  de  ses  soldats.  « Je  vois  bien, 
disait-il,  que  la  fortune  est  femme,  mieux  aime-t-elle  un  jeune 
roi  qu’un  vieil  empereur.  » Il  eût  dû  n’accuser  que  lui-même 
qui  avait  entrepris  une  pareille  opération  dans  la  saison  la 
plus  défavorable.  Il  fut  plus  heureux,  l’année  suivante,  contre 
Térouanne,  qu’il  prit  et  rasa. 

Le  mariage  de  l’infant  d’Espagne,  Philippe,  avec  la  reine 
d’Angleterre,  Marie  Tudor,  mit  la  France  en  péril.  Mais 
Henri  II  déploya  une  grande  activité  (1554);  il  envahit  les 
Pays-Bas,  et  battit  les  impériaux  à Renty  (22  kilomètres  sud- 
ouest  de  Saint-Omer).  Au  midi,  il  faisait  occuper  la  Corse, 
pendant  que  Brissac  défendait  le  Piémont  avec  une  Mire  ha- 
bileté. Mais,  en  Toscane,  Strozzi,  exilé  florentin  à la  solde 
de  la  France,  était  battu  à Marciano,  et  les  Espagnols  purent 
commencer  le  siège  de  Sienne  (1554).  Le  chef  des  impériaux, 
Jean-Jacques  de  Médicis,  inaugura  cette  entreprise  par  d’hor- 
ribles ravages.  Il  fit  de  ce  beau  pays,  couvert  d’habitations  et 
d’une  culture  florissante,  la  triste  Maremme  d’aujourd’hui. 
Biaise  de  Montluc,  avec  quelques  troupes  françaises,  prolon- 
gea la  résistance.  Ce  ne  fut  qu’après  avoir  perdu  20000  ha- 
bitants par  le  fer  ou  la  faim  que  Sienne  capitula  et  subit  la 
protection  espagnole  (1555). 

Ces  succès  isolés  ne  consolaient  point  Gharles-Quint  de  son 
échec  devant  Metz  et  de  la  défaite  de  Renty.  Après  trente-cinq 
années  d’efibrts,  il  voyait  tous  ses  projets  renversés.  La  France 


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RIVALITÉ  DES  M.\ISONS  DE  FRANCE  ET  D’AUTRICHE.  123 

n’était  pas  abaissée,  l’Allemagne  asservie,  le  protestantisme 
écrasé.  Le  découragement  le  prit  ; il  signa  avec  les  protestants 
la  paix  d’Augsbourg,  avec  la  France  la  trêve  de  Vaucelle^ 
(5  février  1 556)  ; puis  il  posa  ses  couronnes  d’Espagne,  d’Italie 
et  des  Pays-Bas  sur  la  tête  de  son  fils,  Philippe  II  ( 1 556),  et 
il  résigna  l’empire  entre  les  mains  de  son  frère,  déjà  roi  des 
Romains,  l’archiduc  Ferdinand.  A partir  de  ce  moment,  la 
maison  d’Autriche  se  sépara  en  deux  branches,  et  la  vaste 
domination  de  Charles-Quint  fut  pour  jamais  divisée.  Le  mo- 
narque, volontairement  déchu,  alla  chercher  le  repos  auprès 
du  monastère  de  Yuste. 


Bemlère  lutte  ponr  l’Indéfendaiiee  Italleime.  Traité 
de  Cateau-Camhrésis  (téM). 

La  trêve  de  Vaucelles  avait  été  conclue  pour  cinq  ans,  elle 
dura  à peine  cinq  mois. 

Au  moment  où  Philippe  II  perdait  l’Allemagne,  il  semblait 
gagner  l’Angleterre  par  un  second  mariage  avec  la  reine  de  ce 
pays,  Marie  Tudor,  Il  avait  déjà  un  fils,  don  Carlos  ; il  lui  ré- 
serva toutes  les  possessions  espagnoles,  et  il  fut  convenu  que 
l’enfant  qui  naîtrait  de  cette  nouvelle  union  régnerait  à la  fois 
sur  les  Pays-Bas  et  sur  l’Angleterre,  c’est-à-dire  que  Londres 
et  Anvers  seraient  sous  le  même  maître,  la  Tamise  et  l'Escaut 
sous  les  mêmes  lois,  et  que  la  mer  du  Nord  deviendrait  un  lac 
anglais.  Ainsi  la  France  était  dans  le  présent  et  dans  l’avenir 
sérieusement  menacée  par  cette  domination  qui  l’étreignait  de 
trois  côtés,  qui  pouvait  lui  amener  encore  une  invasion  an- 
glaise contre  laquelle  elle  n’avait  plus  à espérer  les  secours  de 
l’Allemagne.  Henri  U avait  signé  avec  Charles-Quint,  au  com- 
mencement de  1556,  la  trêve  de  Vaucelles;  il  la  rompit  la 
même  année  (nov.),  pour  ne  pas  laisser  à Philippe  II  le  temps 
de  s’affermir.  Sur  le  saint-siège  était  alors  un  vieillard  plein 
de  feu,  Paul  IV,  qui  s’effrayait  de  voir  les  Espagnols  à côté 
de  lui  et  sur  sa  tête,  à Naples  et  à Milan.  Le  roi  et  le  pontife 
s’unirent.  Une  armée,  sous  le  commandement  de  Montmo- 
rency, fut  envoyée  vers  les  Pays-Bas  ; une  autre,  sous  le  duc 
de  Guise,  en  Italie.  On  voulait  réduire  I‘hilippe  II  à l’Espa- 


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124 


CHAPITRE  X. 


gne.  Henri  II  s’agrandirait,  au  nord,  de  provinces  toutes  voi- 
sines et  faciles  à garder;  le  duc  François  de  Guise,  descendant 
par  les  femmes  de  la  maison  d’Anjou,  serait  fait  roi  de  Naples. 

Le  plan  était  bien  combiné.  L’énergique  Paul  IV  mettait  son 
pouvoir  spirituel  au  service  de  la  France  et  de  la  cause  ita- 
benne.  Il  soutint  Sienne  et  attaqua  ouvertement  le  vice-roi 
de  Naples  ; on  le  vit,  à l’exemple  des  papes  du  moyen  âge, 
armer  et  passer  en  revue  la  population,  prêcher  même  une 
coisade  contre  les  Espagnols,  cette  semence  de  juifs  et  de  Mau- 
res, véntable  lie  du  monde. 

A la  nouvelle  que  le  duc  de  Guise,  investi  du  royaume  de 
Naples  par  le  saint-siège,  approchait  avec  15  000  hommes, 
Philippe  II  fit  quelques  concessions  aux  Italiens,  pour  les  di- 
viser: il  rendit  Plaisance  à Famèse,  et  livra  Sienne  au  grand- 
duc  de  Toscane.  Ce  fut  son  salut  en  Italie.  Le  duc  de  Guise 
traversa  le  Milanais  sans  obstacle  et  entra  à Rome  en  triom- 
phe, mais  le  pape  ne  put  lui  fournir  tous  les  secours  promis 
et  il  échoua  devant  la  première  place  napolitaine  qu’il  attaqua, 
Givitella.  Il  essaya  en  vain  d’amener  le  duc  d’Albe  à une  ba- 
taille. L’Espagnol  laissa  la  maladie  décimer  l’armée  française, 
puis  reporta  la  guerre  sur  le  territoire  pontifical  et  marcha 
sur  Rome.  Inébranlable  jusqu’au  dernier  moment,  malgré  le 
départ  des  Français,  Paul  IV  ne  céda  que  lorsqu’il  vit  les  Ro- 
mains eux-mêmes  prêts  à ouvrir  aux  Espagnols  les  portes  de 
Rome,  et  pour  éviter  à la  capitale  du  monde  chrétien  les  hor-  • 
reurs  d’une  nouvelle  prise  d’assaut  et  d’un  nouveau  pil- 
lage (1557). 

C’est  au  désastre  de  Saint-Quentin  qu’était  dû  le  rappel  du 
duc  de  Guise,  si  fatal  aux  espérances  du  pape  et  de  l’Italie. 
Les  Espagnols,  entrés  en  Picardie  au  nombre  de  50  000,  sous 
les  ordres  du  roi  Philippe  et  du  duc  Philibert  de  Savoie, 
avaient  investi  Saint-Quentin.  La  place 'n’avait  ni  fortifications 
solides,  nimimitions,  ni  vivres.  L’amiral  Goligny  s’y  jeta  avec 
700  hommes.  Montmorency  s’approcha  pour  la  ra\dtailler, 
mais  se  mit  si  près  de  l’ennemi,  avec  une  armée  très-inférieure 
en  nombre,  et  prit  si  peu  de  précautions,  qu’il  fut  obligé  de 
combattre  sans  avoir  assuré  sa  retraite  ; l’armée  française  fut 
écrasée,  lui- même  resta  prisonnier  (10  août).  On  conseilla  au 


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RIVALITÉ  DES  MAISONS  DE  FRANCE  ET  D’AUTRICHE.  125 

roi  d’Espagne  de  marcher  sur  Paris:  il  aima  mieux  s’emparer 
de  Saint-Quentin,  de  Ham  et  de  Noyon.  Pendant  que  les 
vainqueurs  s’épuisaient  à cette  guerre  de  sièges,  Henri  II  eut 
le  temps  de  mettre  sur  pied  des  forces  imposantes,  et  le  duc 
de  Guise  revint  d’Italie. 

Nommé  généralissime,  ce  hardi  capitaine  frappa  un  grand 
coup.  Il  assiégea  Calais  à l’improviste,  en  plein  hiver,  et  le 
prit  au  bout  de  huit  jours  (janvier  1558).  La  honte  de  Saint- 
Quentin  se  perdit  dans  la  gloire  de  ce  grand  succès.  Le  duc  de 
Guise  fut  placé  au-dessus  de  tous  les  généraux  contemporains  : 
la  popularité  de  la  maison  de  Lorraine  date  de  ce  jour. 

Calais  était  repris  ; mais  les  Espagnols  étaient  toujours  sur 
la  Somme.  Aussi  le  maréchal  de  Thermes  ayant  encore  essuyé 
une  défaite  à Gravelines  (1559),  Henri  H ouvrit  des  négocia- 
tions pour  la  paix.  Aprèsquatre  mois  de  conférences,  le  traité 
de  Cateau-Cambrésis  fut  conclu  (25  avril  1559)  sur  la  base 
d’une  restitution  réciproque  aux  Pays-Bas  et  en  Italie.  Leduc 
de  Savoie  recouvra  ses  États  des  deux  côtés  des  Alpes  (Bresse, 
Bugey,  Savoie,  Piémont),  moins  Pignerol,  Péros  et  Savi- 
gliano,  que  la  France  conserva  jusqu’à  ce  que  les  droits  de 
Louise  de  Savoie,  aïeule  de  Henri  H,  eussent  été  réglés.  Elle 
garda  aussi  le  marquisat  de  Saluces,  mais  abandonnait  Sienne 
aux  Médicis,  et  la  Corse  aux  Génois.  Les  Trois-Évêchés  rele- 
vant de  l’empire,  l’Espagne  n’avait  pas  à nous  en  demander  la 
restitution  ; l’Angleterre  nous  laissa  Calais  moyennant  500  000 
couronnes.  Philippe  rentra  en  possession  du  GharoUais,  petit 
pays  enclavé  ^ans  nos  provinces,  et  que  nous  pouvions  pren- 
dre sans  coup  férir  à la  première  rupture,  mais  ne  restitua  pas 
à Jeanne  d’Albret  la  portion  de  son  royavune  de  Navarre  que 
l’Espagne  détenait  depuis  un  demi- siècle. 

Ainsi,  ce  qui  avait  été  commencé  en  1530  à Bologne  s’a- 
cheva en  1559  dans  une  petite  ville  du  Cambrésis.  La  domi- 
nation austro-espagnole  fut  affermie  au  nord  et  au  midi  de  la 
péninsule  italienne  ; le  saint-siège  se  trouva,  comme  pouvoir 
temporel,  condamné  à l’impuissance;  les  ducs  de  Florence,  de 
Parme  et  de  Ferrare,  furent  tenus  à la  lisière,  et  la  frontière 
même  de  l’Italie  resta  aux  mains  des  étrangers. 

C’était  pour  l’Italie  un  grand  malheur,  et  pour  la  France  un 


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126 


CHAPITRE  X. 


échec;  car  la  maison  d’Autriche,  malgré  sa  division  en  deux 
branches,  restait  aussi  redoutable  à la  fin  qu’au  commence- 
ment de  la  lutte.  Au  fond  même,  Philippe  II  était  plus  fort 
que  Charles-Quint.  Mais  cet  échec  servait  aussi  de  leçon.  En 
perdant  du  côté  de  l’Italie  des  provinces  éloignées,  et  qui  ne 
rapportaient  point  ce  qu’elles  coûtaient  à défendre,  la  France 
gagnait  au  nord  Calais,  c’est-à'dire  l’affranchissement  de  son 
territoire  et  son  intégrité  reconquise,  les  Trois-Évêchés,  c’est- 
à-dire  une  triple  avant-garde  de  places  fortes  pour  la  frontière 
de  Champagne  : conquêtes  utiles,  nécessaires,  vraiment  natio- 
nales, au  lieu  que  l’acquisition  plus  ou  moins  durable  de  Naples 
ou  de  Milan  n’intéressait  que  fa  dynastie  des  Valois. 

En  outre,  si  la  politique  française  fut  vaincue  au  delà  des 
Alpes,  elle  triompha  au  delà  du  Rhin.  L’autorité  impériale, 
nulle  dans  l’empire  avant  Charles-Quint,  avait  été  un  moment 
relevée  par  ce  prince  au  point  de  faire  craindre  qu’il  n’étouf- 
fât du  même  coup  et  les  libertés  politiques  et  les  libertés  reli- 
gieuses de  l’Allemagne.  La  France  aida  les  princes  allemands 
à se  défendre,  et  la  paix  d’Augsbourg  garantit  leur  indépen- 
dance. Ce  fut  peut-être  un  mal  pour  les  vrais  intérêts  germa- 
niques et  pour  la  civilisation  générale;  mais  ce  fut  à coup  sûr 
un  bien  pour  la  France;  car  une  monarchie,  fidèlement  obéie 
de  la  Meuse  à l’Oder,  et  des  Alpes  à la  mer  du  Nord,  l’eût 
exposée  à de  terribles  dangers.  L’acquisition  de  l’Italie  n’était 
point  pour  la  maison  d’Autriche  une  compensation  à ce  qu’elle 
perdait  sur  le  Rhin  et  sur  le  Danube.  Pauvre  et  robuste,  l’Al- 
lemagne eût  donné  à mu  chef  réel  une  force  que  l’Italie  éner- 
vée ne  pouvait  lui  fournir. 

Tant  de  guerres  ne  sont  pas  d’ailleurs  restées  absolument 
stériles.  Elles  eurent  deux  résultats  considérables,  la  création 
du  système  de  l’équilibre  politique  de  l’Europe,  qui  protège 
les  petits  États  contre  l’ambition  des  grands,  et  le  développe- 
ment de  la  Renaissance.  Les  peuples  de  l’Europe,  mêlés  dans  la 
lutte,  se  connurent  mieux  et,  mis  en  contact  avec  une  civilisa- 
tion brillante,  prirent  le  goût  des  arts,  des  lettres  et  des  scien- 
ces, qui,  restées  jusqu’alors  le  privilège  presque  exclusif  des 
Italiens,  devinrent  le  domaine  commun  des  nations  chré- 
tiennes. La  France  hérita  la  première  dé  l’Italie.  Ce  fut  chez 


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RIVAUTÉ  DES  MAISONS  DE  FRANGE  ET  D'AUTRICHE.  127 

elle,  comme  on  le  verra  bientôt,  que  la  Renaissance  brilla  du 
plus  vif  éclat  qu’elle  ait  jeté  hors  de  la  Péninsule. 

En£n,  ces  guerres  eurent , dans  chaque  État,  des  consé- 
quences à la  fois  politiques  et  militaires.  La  noblesse  tenue 
au  loin  sous  le  harnais,  en  pays  ennemi , dut  s’y  assouplir  à 
l’obéissance  envers  le  roi,  et  la  révolution  commencée  par  la 
poudre  à canon  et  les  armées  permanentes  fut  consacrée. 
Bien  que  la  tentative  de  créer  une  infanterie  nationale,  à 
l’aide  des  francs  archers  n’ait  pas  réussi,  il  se  forma  en 
France,  en  Espagne  et  en  Allemagne  des  bandes  qui  firent 
de  l’état  militaire  une  profession,  qui  eurent,  avec  les  incon- 
vénients des  soldats  mercenaires,  les  qualités  des  troupes 
aguerries,  et  assurèrent  une  grande  supériorité  à ceux  qui 
purent  les  payer,  c’est-à-dire  aux  rois.  De  même,  si  les 
armes  féodales,  la  lance  et  l’épée,  restèrent  jusqu’à  Henri  IV 
les  armes  principales,  d’autres  comme  le  pistolet  et  l’arque- 
buse, surtout  le  canon,  commencèrent  à jouer  un  rôle  dans 
les  batailles  ; Louis  XI , avec  son  instinct  de  pouvoir , avait 
donné  ses  soins  à une  bonne  organisation  de  l’artillerie , et 
en  1479  concentré  toute  l’administration  dans  les  mains  d’un 
grand  maître.  En  1494,  son  fils,  pour  l’expédition  d’Italie, 
n’emmena  pas  moins  de  140  canons  attelés  ^ 


<.  « Les  Chinois,  disent  MM.  Reinaud  et  Payé  (Du  feu  grégeois,  des  feux 
de  guerre  et  des  origines  de  la  poudre  à canon'),  avaient  découvert  le  salpêtre, 
et  l’employaient  dans  les  feux  d’artifice.  Les  Arabes  ont  su  produire  et  utiliser 
la  force  projective  qui  résulte  de  la  détonation  de  la  poudre;  en  un  mot,  ils 
ont  inventé  les  armes  i feu.  arquebuse  a croc , la  plus  ancienne  des  petites 
armes  à feu,  avait  un  canon  d’un  mètre  et  demi  de  longueur,  plus  fort  et  d’un 
plus  grand  calibre  que  celui  du  fusil.  Il  fallait  deux  hommes  pour  s’en  servir, 
car  elle  pesait  de  24  à 28  kilogrammes.  Elle  était  portée  sur  un  chevalet  en 
bois  et  retenue  par  un  croc.  On  y mettait  le  feu  avec  un  boutefeu.  L’arque- 
buse à mèche,  plus  petite  et  portée  par  un  seul  soldat,  qui  la  plaçait,  pour 
tirer,  sur  un  béton  fourchu,  avait,  attachée  au  chien  en  serptentant,  une 
mèche  allumée  qu’une  détente  abaissait  sur  l’amorce.  Dans  {'arquebuse  à rouet, 
moins  pesante  encore  que  la  précédente,  la  mèche  était  remplacée  par  une 
pierre  à feu.  Lorsqu’on  appuyait  sur  la  détente,  un  rouet  d’acier  cannelé 
frottait  contre  cette  pierre  et  produisait  les  étincelles  qui  enflammaient  la 
poudre.  Cette  arquebuse  ou  mousquet  date  de  la  fin  du  seizième  siècle. 
Vers  1631),  le  frottement  du  rouet  contre  la  pierre  fut  remplacé  en  France  par 
le  choc  de  la  pierre  contre  une  plaque  d'acier.  Ainsi  est  née  la  platine  i silex 
qui  a donné  son  nom  au  fusil  (facile,  en  italien,  signifie  pierre  i feu).  La 
noix  n’a  été  adoptée  pour  les  armes  de  guerre  que  vers  1670;  la  baïonnette 
était  inventée  vers  1640;  mais  la  douille  ne  le  fut  que  vers  1699;  et  ce  fut 


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128 


CHAPITRE  X. 


Tout  noble  autrefois  pouvait  avoir  une  lance,  une  forte  ar- 
mure et  un  bon  cheval  de  guerre,  avec  lesquels  il  se  jetait 
impunément  au  plus  épais  des  bataillons  de  manants.  La 
poudre  égalise  les  conditions  sur  le  champ  de  bataille,  comme 
les  rois  vont  les  égaliser  dans  la  vie  civile.  Le  vilain  devien- 
dra régal  du  chevalier  le  mieux  armé,  en  même  temps  que  les 
inaccessibles  forteresses  qui  avaient  si  longtemps  abrité  la 
violence  et  l’avidité  des  seigneurs  féodaux  cesseront  d’être  im- 
prenables. Le  roi  aura  seul  de  l’artillerie , parce  que  cette 
arme  est  trop  coûteuse  pour  des  particuliers,  et  que  la  loi  la 
déclarera  une  arme  exclusivement  royale  ; et  avec  ses  canons, 
il  fera  passer  partout  sa  volonté. 

senlement  alors  que  le  fusil,  i la  fois  arme  de  jet  et  arme  d'escrime,  devint 
l’arme  la  plus  redoutable  que  l’homme  eût  inventée.  Le  pisiolet  fut  inventé  i 
Pistuia,  en  Italie,  au  commencement  du  seizième  siècle.  C’était  une  arque- 
buse en  petit. 


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LA  RÉVOLUTION  ÉCONOMIQUE. 


129 


LIVRE  III. 

RÉVOLUTION  DANS  LES  INTÉRÊTS,  LES  IDÉES 
ET  LES  CROYANCES. 


CHAPITRE  XI, 

LA  RÉVOLUTION  ÉCONOMIQUE,  OU  DÉCOUVERTE  DE 
L’AMERIQUE- ET  DU  PASSAGE  AUX  INDES. 

Premières  découvertes  maritimes.  Vasco  de  Gama  (1497)  et  l’empire 
colonial  des  Portugais.  — Christophe  Colomb  (1492);  Cortez  (1519); 
Magellan  (1520);  Pizarre  (1529);  empire  colonial  des  Espagnols.  — 
Conséquences  des  nouvelles  découvertes.  — Invention  des  postes  et 
des  canaux  à point  de  partage. 


Première»  découverte»  maritimes. 

On  a vn  jusqu’à  présent  la  révolution  politique  qui  a donné 
aux  rois  du  quinzième  et  du  seizième  siècle  le  pouvoir  de  diri- 
ger au  gré  de  leur  ambition  personnelle  les  forces  nationales, 
maintenant  réunies  dans  leurs  mains.  Il  faut  voir  la  révolu- 
tion qui  s’opérait  en  même  temps  dans  les  intérêts  par  suite 
des  découvertes  maritimes. 

Tout  le  moyen  âge  avait  suivi  pour  le  commerce  les  routes 
tracées  par  les  Grecs  et  les  Romains*.  Cependant  la  civilisa- 

I . Vojez  X'Bittoire  du  moyen  dge^  ch.  xxiir. 


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130 


CHAPITRE  XI. 


lion,  arrivée  aux  dernières  terres  de  l’Occident,  avait  tourné  les 
regards  des  peuples  qui  bordaient  l’Atlantique  vers  l’étendue 
mystérieuse  de  cette  mer  inconnue.  La  Méditerranée  ne  pou- 
vait être  leur  centre  d’activité  ; ils  s’étaient  familiarisés  avec 
les  flots  de  l’Océan,  et  avaient  pris  confiance  dans  la  bous- 
sole. Les  Basques,  en  poursuivant  les  baleines  qui  se  jouaient 
dans  leur  golfe , avaient  poussé  leur  chasse  et  leurs  navires 
vers  le  nord  ; les  Scandinaves , exubérants  alors  de  vie  et  de 
force,  avaient,  de  la  Norvège,  gagné  l’Islande,  puis  le  Groen- 
land, et  étaient  descendus  par  le  Labrador  jusqu’aux  terres 
où  s’élèvent  aujourd’hui  les  grandes  cités  de  l’Union  améri- 
caine. Les  Normands , au  contraire,  tournant  au  sud-est, 
avaient  longé  les  côtes  d’Espagne  et,  arrivés  en  face  du  dé- 
troit de  Gibraltar,  au  lieu  d’entrer  dans  la  Méditerranée,  do- 
maine incontesté  des  Italiens,  des  Provençaux  et  des  Catalans, 
n’avaient  pas  craint  de  s’aventurer  vers  les  rivages  africains. 
Les  Dieppois  atteignirent,  en  1364,  la  Guinée,  d’où  ils  rap- 
portèrent de  la  poudre  d’or,  de  l’ivoire,  du  poivre,  de  l’ambre 
gris  ; et  un  gentilhomme  des  environs  de  leur  ville , Jean  de 
Béthencourt,  fit  en  1402  la  conquête  des  Canaries.  Associés 
aux  Rouennais,  ils  ne  cessèrent,  jusqu’en  1410,  d’envoyer 
chaque  année  des  navires  à la  côte  d’Afrique.  Les  malheurs 
de  la  France  qui  commencèrent  alors,  et  les  invasions  an- 
glaises firent  tomber  ce  trafic.  Ils  avaient  si  bien,  par  jalousie 
commerciale,  gardé  le  secret  de  leur  découverte  qu’ils  en  ont 
perdu  l’honneur. 

Il  y avait  ce^^ndant  des  yeux  qui  voyaient  passer  ces  na- 
vires et  des  hommes  qui  s’indignaient  qu’on  vint  de  si  loin- 
tains pays  recueillir  des  profits  que  la  nature  semblait  avoir 
réservés  à un  autre  peuple.  Après  avoir  conquis  leur  sol  sur 
les  musulmans,  les  Portugais  s’étaient  trouvés  arrêtés  par  les 
progrès  parallèles  des  chrétiens  espagnols.  L’Afrique  était 
devant  eux.  On  y trouverait  des  conquêtes  à faire,  des  ri- 
chesses à gagner,  des  âmes  à convertir;  les  plus  savants  et  les 
plus  intrépides  parlaient  de  tourner  le  continent,  comme  au- 
trefois les  Phéniciens  ; de  s’ouvrir  une  route  vers  les  pays  qui 
produisaient  des  denrées  que  les  musulmans  laissaient  à peine 
passer  par  Alexandrie,  et  que  Venise  vendait  si  cher;  enfin. 


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LA  RÉVOLUTION  ÉCONOMIQUE.  131 

d’aller  à la  recherche  de  ce  royaume  du  prêtre  Jean , dans 
l’Afrique  orientale  (l’Abyssinie),  dont  beaucoup  parlaient, 
que  nul  n’avait  vu,  et  qui  semblait  attendre  les  nations  chré- 
tiennes pour  les  conduire  à la  conquête  de  l’Orient. 

Par  toutes  ces  causes,  la  nation  portugaise  fut  saisie,  au 
quinzième  siècle,  d’une  ardeur  aussi  vive  qu’à  l’époque  des 
croisades.  L’infant  don  Henri,  troisième  fils  du  roi  Jean  I*% 
régularisa  ce  mouvement.  H vint  s’établir  à l’extrémité  du 
continent,  près  du  cap  Saint-Vincent , et  là,  en  face  de  ces 
mers  inconnues,  que  son  regard  sondait  sans  relâche,  il  ne 
cessa  pendant  plus  de  quarante  ans  de  lancer  d’intrépides  ma- 
rins, dont  sa  mort  ralentit,  mais  n’arrêta  pas  les  tentatives. 
Le  clergé  unit  son  influence  à celle  du  prince.  Chaque  départ 
était  béni,  chaque  navire  consacré,  cloaque  escadre  portait  ses 
prêtres  à côté  de  ses  marins,  comme  dans  chaque  colonie 
s’élevait  une  église  entre  la  citadelle  et  le  comptoir.  Les  pre- 
miers qui  partirent,  sous  la  direction  de  l’infant,  en  1419, 
découvrirent  une  île  que  les  Carthaginois  avaient  probable- 
ment connue,  et  qu’ils  nommèrent  Madère  (en  portugais  Ma- 
deira,  bois),  parce  qu’elle  était  couverte  de  forêts.  Us  mirent 
le  feu  à ces  bois  impénétrables  ; la  tradition  fait  durer  sept 
ans  l’incendie,  et  attribue  aux  cendres  cette  fertilité  qui  valut 
à Mawlère  le  surnom  de  la  Reine  des  îles;  l’infant  y lit  porter 
dé  Grèce  des  plants  de  vignes , de  Sicile  et  de  Chypre  des 
cannes  à sucre  : cette  dernière  culture  a émigré  de  i’ile,  la 
première  y prospère  encore.  Douze  ans  plus  tard,  les  Açores 
étaient  trouvées  et,  encouragés  par  une  bulle  du  pape  Mar- 
tin V qui  en  1432,  accorda  à don  Henri  le  droit  de  conquête 
sur  les  terres  qu’on  découvrirait,  avec  indulgence  plénière 
pour  ceux  qui  périraient  dans  ces  expéditions,  les  Portugais 
doublaient  le  fameux  cap  Boïador,  qui,  battu  d’une  mer  ora- 
geuse, avait  fait  reculer  jusque-là  les  plus  hardis  navigateurs 
(1433).  Après  ce  travail  d’Hercule,  comme  l’appelèrent  les 
Âîrivains  dulfemps,  ils  franchirent  le  cap  Blanc  (1444),  le  tro- 
pique (1446),  puis  le  cap  Vert  et  ses  îles  (1445).  La  mort  de 
l’infant,  en  1464,  ne  ralentit  pas  les  découvertes.  Les  Portu- 
gais arrivèrent  huit  ans  après  à Saint-Thomas  et  passèrent 
la  ligne  ; en  1484,  ils  touchèrent  à la  Guinée,  où  ils  trouvè- 


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132 


CHAPITRE  XI. 


rent  cet  or  que  les  Anglais  monnayèrent  et  appelèrent  guinée, 
du  nom  du  pays  d’où  on  l’avait  tiré  ; enfin,  en  I486,  Barthé- 
lemy Diaz  reconnut  le  cap  qui  termine  l’Afrique  au  midi  : il 
l’avait  appelé  le  cap  des  Tempêtes  ; le  roi  Jean  II  lui  donna 
son  vrai  nom,  celui  qui  est  resté  ; il  l’appela  le  cap  de  Bon^- 
Espérance. 

Tmco  de  Oama  (IdffV)  et  Pemplre  colonial  deo  Portagalo. 

Enfin  partit  de  Lisbonne,  le  8 juillet  1497,  une  escadre  de 
quatre  petits  navires  de  moins  de  100  tonneaux,  montés  par 
160  hommes  d’équipage  et  commandés  par  Vasco  de  Gama. 
La  veille  du  départ,  Gama  avait  communié,  et  un  couvent  fut 
établi  à l’endroit  où  il  avait  quitté  le  rivage.  Cette  première 
expédition  ne  fut  qu’une  reconnaissance.  La  flotte  s’arrêta, 
non  sans  péril,  sur  la  côte  orientale  d’Afrique,  à Mozambique 
et  à Monbaça,  où  les  Portugais  s’étonnèrent  de  retrouver  les 
Maures.  Le  roi  musulman  de  Mélinde  leur  donna  un  pilote 
pour  les  conduire  à travers  l’océan  Indien.  En  vingt-deux  jours 
ils  franchirent  les  700  lieues  de  mer  qui  les  séparaient  de  la 
côte  du  Malabar,  et  le  20  mai  1498  ils  laissaient  tomber 
l’ancre  devant  la’grande  ville  de  Galicut.  Les  marchands  arabes 
exploitaient  seuls  pour  l’occident,  depuis  le  douzième  siècle, 
le  commerce  de  l’Inde  ; jaloux  de  voir  survenir  des  rivaux,  ils 
entravèrent  par  leurs  intrigues  les  négociations  de  Gama  avec 
le  zamorin  ou  roi  de  Calicut;  et  ses  navires,  au  retour,  rap- 
portèrent peu  de  richesses,  mais  une  immense  espérance  (1499). 
Le  Camoëns  chanta  plus  tard , dans  les  Lusiades , l’héroïque 
expédition  qui  avait  ouvert  les  Indes  aux  Portugais  '. 

Alvarez  Cabrai  fonda  dans  les  Indes  le  premier'comptoir 
européen,  celui  de  Galicut.  En  chemin  il  avait  été  assailli  par 
une  tempête,  poussé  vers  l’occident  et  jeté  sur  un  rivage  in- 
connu : c’était  la  côte  du  Brésil,  ainsi  appelée  du  nom  d’un 
bois  de  teinture  qui  s’y  trouve  en  abondance;  Alvarez  l’avait 


<.  Vasco  de  Gama,  nommé  comte  de  Vidigueira  et  grand  amiral  de  l’Inde, 
fit  un  second  voyage  en’  1 502  avec  20  vaisseaux,  et  un  troisième  en  1624, 
avec  14.  Il  mourut  de  maladie  dans  cette  dernière  expédition. 


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LA  RÉVOLUTION  ÉCONOMIQUE.  133 

d’abord  nommée  la  Sainte-Croix.  Dans  l’Inde , il  commença 
la  politique  qui  profita  si  bien  aux  Portugais  de  se  mêler  aux 
querelles  des  petits  rois  indigènes  pour  les  asservir  les  uns 
par  les  autres. 

D’Almeida  fut  le  premier  vice-roi  des  Indes  et  légitima  ce 
titre  par  la  grande  victoire  de  Diu , qui  enleva  aux  musul- 
mans la  domination  de  l’océan  Indien  (1508).  Mais  le  véri- 
table créateur  de  l’empire  colonial  des  Portugais  fut  le  grand 
Albuquerque.  Par  la  prise  de  Socotora,  en  face  de  l’entrée  de 
la  mer  Rouge,  et  par  celle  d’Ormuz,  à l’entrée  du  golfe  Per- 
sique,  qu’il  enleva  en  1507  comme  lieutenant  d’Almeida,  il 
ferma  les  anciennes  routes  du  commerce  indien  à la  double 
rivalité  des  musulmans.  Le  schah  de  Perse  réclamait  une  in- 
demnité annuelle  pour  Ormuz;  Albuquerque  mena  les  en- 
voyés devant  un  tas  de  grenades  et  de  boulets,  puis  il  leur  dit  : 
« Voilà  en  quelle  monnaie  le  roi  de  Portugal  paye  ses  tri- 
buts. » 

Alexandrie  et  Venise  eurent  beau  s’unir  pour  défendre  leur 
monopole  commercial,  Albuquerque,  devenu  vice-roi,  déjoua 
toutes  les  intrigues  comme  toutes  les  attaques.  Il  donna  à 
l’Inde  portugaise  sa  capitale,  en  s’emparant,  au  centre  de  la 
côte  du  Malabar,  ^ie  Goa,  dans  une  île  du  fleuve  Mandova 
qui,  l’enveloppant  de  ses  deux  bras,  y forme  un  des  beaux 
ports  du  monde  (1510)  ; puis  il  alla  conquérir  Malacca  (1511), 
s’assura  l’alliance  des  rois  de  Siam  et  de  Pégu , et  fit  recon- 
naître les  îles  Moluques  ; ce  qui  faisait  entrer  encore  les  Por- 
tugais dans  un  nouveau  monde,  celui  dont  la  découverte  ne 
s’est  achevée  que  de  notre  temps,  l’Océanie.  Ce  puissant  homme 
de  guerre  avait,  dit-on,  songé,  pour  assurer  aux  Portugais  le 
monopole  incontesté  du  commerce  des  Indes,  à rendre  l’É- 
gypte au  désert  en  détournant  le  cours  du  Nil  dans  la  mer 
Rouge,  et  pour  prendre  sur  l’islamisme  une  revanche  de  l’oc- 
cupation de  Jérusalem  et  de  Constantinople,  à détruire  la 
Mecque  et  Médine;  mais  la  nature  fut  plus  forte  que  son 
génie.  Il  mourut  pauvre  et  près  de  tomber  en  disgrâce.  En 
voyant  l’injustice  du  roi,  il  s’était  contenté  de  dire  : « Au  tom- 
beau, au  tombeau,  vieillard  fatigué  ! » Il  avait  soixante-douze 
ans  (1515).  Les  Hindous  gardèrent  longtemps  le  souvenir  de 

TKMPS  MODBBNF.S.  8 


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134 


CHAPITRE  XI- 


ses  vertus,  et  souvent  vinrent  sur  sa  tombe  demander  protec- 
tion contre  les  injustices  de  ses  successeurs. 

Cependant  les  progrès  continuèrent.  Soarès  (1515-1518) 
acheva  la  soumission  de  Malabar  et  fit  la  conquête  de  Geylan  ; 
Nuno  d’Acunha  fît  celle  de  Diu  (1531)  et  déjoua  une  formi- 
dable attaque  des  Turcs  de  Soliman,  qui,  sortis  d’Égypte  avec 
un  immense  armement,  essayèrent  de  chasser  des  mers  de 
rinde  ces  nouveaux  venus  qui  détournaient  sur  Lisbonne  tout 
le  commerce  dont  naguère  Alexandrie  s’enrichissait  (1538); 
enfîn,  Jean  de  Castro  déjoua  toutes  les  coalitions  formées 
contre  la  domination  portugaise  et  défendit  Diu  contre  les 
Turcs  de  Soliman,  que  guidaient  des  ingénieurs  génois.  Pour 
relever  les  murailles  ruinées  de  la  place,  l’aigent  lui  man- 
quait. Il  en  demanda  aux  négociants  de  Goa,  et  leur  envoya, 
dit-on,  ses  moustaches  en  garantie  de  l’emprunt.  Lorsqu’il 
mourut  en  1548,  il  laissait  aux  siens  pour  tout  héritage  trois 
réaux;  mais  il  laissait  à son  pays  un  immense  empire  et  une 
domination  affermie. 

De  Lisbonne  au  cap  de  Bonne-Espérance,  du  cap  de  Bonne- 
Espérance  à l’Hindostan,  de  l’Hindostan  à Malacca,  et  dans 
rindo-Chine  jusqu’au  Japon,  il  n’y  avait  pas  un  point  impor- 
tant que  les  Portugais  n’eussent  occupé.»  De  Mozambique, 
Sofala  et  Mélinde  sur  la  côte  d’Afrique,  ils  tiraient  de  la  pou- 
dre d’or  et  de  l’ivoire  ; de  Mascate  et  d'Ormuz,  dans  le  golfe 
Persique,  les  denrées  de  l’Asie  centrale.  Par  Diu,  sur  la  côte 
du  Guzzerat,  Goa,  sur  celle  du  Malabar,  l’ile  de  Ceylan,  et 
Negapatam  sur  la  côte  de  Coromandel,  ils  enveloppaient  tout 
l’Hindostan.  Malacca,  dans  la  presqu’île  de  ce  nom,  leur  li- 
vrait le  commerce  des  pays  de  l’Indo-Gliine  ; ils  occupaient  les 
îles  aux  épices,  Ternate  et  Timor  dans  les  Moluques;  ils 
avaient  un  établissement  à Macao,  près  de  Canton,  et  trafi- 
quaient avec  le  Japon,  qui  leur  livrait  une  énorme  quantité  de 
métaux.  Leurs  comptoirs  sur  la  côte  occidentale  d’Afrique,  au 
Congo,  etc.,  n’eurent  d’importance  qu’après  l’établissement 
de  la  traite  des  nègres  ; et  le  Brésil  n’eut  longtemps  d’autres 
colons  que  des  criminels  et  des  juifs  déportés.  Goa  était  le 
centre  de  ce  vaste  empire  colonial. 

On  a peine  à concevoir  comment  un  si  petit  peuple  put,  en 


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LA  RÉVOLUTION  ÉCONOMIQUE.  135 

moins  d’un  demi-siècle,  couvrir  de  ses  comptoirs  ou  dominer 
par  ses  forteresses  un  littoral  de  4000  lieues,  malgré  de  si 
vives  et  de  si  nombreuses  résistances.  Mais  il  faut  songer  à 
quel  point,  pour  la  foule,  l’amour  du  lucre  devait  être  excité 
par  cette  grande  révohition  commerciale,  et  aussi  quel  hé- 
roïsme patriotique  et  religieux  animait  les  premiers  conqué- 
rants de  l’Inde.  L’homme  trouve  dans  les  grandes  idées 
morales  une  force  invincible.  Les  Gama,  les  Cabrai,  les 
Âlbuquerque,  les  Jean  de  Castro,  se  regardaient  comme  les 
apôtres  armés  de  la  civilisation  et  de  la  foi  ; et  à leur  suite, 
en  effet,  vinrent  ces  hommes  qui  ont  créé  une  espèce  nouvelle 
de  héros,  les  missionnaires.  Jean  de  Castro  mourut  dans  les 
bras  de  saint  François-Xavier. 

Cette  fortune  du  Portugal  était  la  ruine  pour  Venise.  La 
vieille  reine  de  l’Adriatique  et  de  la  Méditerranée  se  débat- 
tait douloureusement  contre  la  nécessité  qui  la  tuait.  Après 
avoir  tenté  de  la  force,  elle  essaya  de  la  prière  : elle  demanda 
aux  Portugais  de  l’associer  à leur  commerce,  ils  refusèrent  ; 
de  leur  acheter  à prix  fixe  les  denrées  apportées  à Lisbonne, 
nouveau  refus.  Alors  elle  usa  de  la  seule  arme  qui  lui  restât, 
et  qui  tourna  contre  elle  : elle  affranchit  de  tout  droit  les 
marchandises  qui  arrivaient  par  l’Égypte,  et  surtaxa  celles 
qui  venaient  par  le  Cap.  Mais  les  unes  étaient  de  jour  en  jour 
plus  rares,  les  autres  plus  abondantes;  Lisbonne  devint  le 
grand  et  à peu  près,  l’unique  entrepôt  des  denrées  de  l’Orient. 
Les  Hollandais  vinrent  les  y acheter,  et  de  là  les  répandirent 
par  toute  l’Europe,  à la  place  des  marchands  italiens. 

ChrUtopbe  Colomb  Cortex  (f  &<•).  VfaKellan  (IStO). 

Plxarre  (f  St0).  Empire  colonial  des  Espagnols. 

Trouver  le  chemin  de  l’Inde  par  l’est  fut  l’idée  de  tous  les 
navigateurs  portugais;  le  trouver  par  l’ouest  fut  l’idée  de 
Colomb.  Marin  à quatorze  ans,  le  Génois  Christophe  Colomb 
fut  préoccupé  de  bonne  heure  de  la  sphéricité  de  la  terre  et 
de  la  possibilité  d’en  faire  le  tour.  On  supposait  l’Inde  fort 
étendue  vers  l’est,  par  la  nécessité  de  faire  contre-poids  au 
continent  européen.  On  avait  vu  les  flots  apporter  de  l’occident 


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136 


CHAPITRE  XI. 


des  bois  sculptés,  des  arbres  déracinés,  et  même  deux  cada- 
vres d’hommes  différents  des  Européens.  Il  s’agissait  donc  d’at- 
teindre le  continent  indien  sans  tourner  l’Afrique,  en  traver- 
sant l’Atlantique  jusqu’alors  inexploré.  Colomb  présenta  son 
projet  au  sénat  de  Gênes,  qui  le  repoussa  comme  le  rêve  d’un 
fou  ; au  roi  de  Portugal,  Jean  II,  qui  essaya  de  le  lui  dérober  ; 
au  roi  d’Angleterre,  Henri  VII,  que  son  frère  alla  trouver  ; 
enfin  aux  souverains  d’Espagne,  Isabelle  et  Ferdinand,  qui, 
tout  occupés  du  siège  de  Grenade,  refusèrent  longtemps  de 
l’écouter.  Les  savants  de  l’époque  lui  faisaient  des  objections 
terribles  : « Gomment  vous  tiendrez-vous  la  tête  en  bas? 
Comment  remonterez-vous  la  surface  convexe  du  globe?  » 
Un  seul  homme,  le  prieur  Juan  Pérès,  comprit  Colomb  et  le 
fit  comprendre  à Isabelle.  Grenade  conquise,  cette  grande 
reine  appela  le  Génois,  qui,  inébranlable  dans  son  idée,  était 
déjà  en  route  pour  la  porter  ailleurs.  Ferdinand  et  Isabelle, 
souverains  de  l'Océan,  nommèrent  Colomb  grand  amiral  de 
toutes  les  men  et  vice-roi  des  terres  qu'il  découvrirait.  La 
Castille  fit  le  sacrifice  de  100  000  livres,  et  trois  pauvres  vais- 
seaux, la  Sainte-Marie,  montée  par  Colomb,  la  Pinta  et  la 
Nina,  par  les  frères  Pinçon,  partirent  le  3 août  1492  du  port 
de  Palos  ; ils  relâchèrent  aux  Canaries,  et  c’est  en  quittant  ces 
îles  qu’ils  se  lancèrent  dans  l’inconnu.  On  cingla  vers  l’est 
durant  trois  semaines.  A plusieurs  reprises,  des  oiseaux,  de 
grandes  herbes,  firent  croire  qu’on  approchait  d’une  terre  ; 
mais  ces  espérances  s’évanouissaient  comme  celles  du  voya- 
geur trompé  par  le  mirage  du  désert.  On  allait  toujours  ; mais 
à mesure  qu’on  s’éloignait  du  monde  connu  pour  s’enfoncer 
dans  l’immensité,  l’inquiétude,  la  terreur  s’emparaient  des 
esprits.  Bientôt  l’équipage  se  révolte,  veut  retourner,  et  Co- 
lomb ne  l’en  dissuade  qu’à  force  de  fermeté  Enfin,  dans  la 
nuit  du  11  octobre,  un  matelot  de  la  Pinta,  qui  était  en  avant, 
cria  : Terre  ! et,  au  point  du  jour,  les  Espagnols  découvrirent 
une  île  délicieuse.  Colomb  tomba  à genoux  sur  le  rivage  et 


'I.  Le  drame  émouvant  des  trois  Jours  n’est  qu’une  ampliflcalion  de  Ro- 
bertson. et.  Humboldt , Examen  critique  de  l’histoire  de  la  géographie  du  nou- 
veau continent , t.  1,  p.  2i5. 


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LA  RÉVOLUTION  ÉCONOMIQUE.  137 

remercia  le  ciel.  Il  était  dans  la  petite  île  Guanahani  *,  une 
des  îles  Lucayes,  ou  Bahama.  En  descendant  moins  vers  le 
sud,  il  eût  trouvé  plus  tôt  le  continent  américain. 

C’est  le  sort  des  inventeurs  de  découvrir  quelquefois  plus 
qu’ils  ne  cherchent,  fortune,  au  reste,  qui  n'arrive  qu’aux 
génies  créateurs.  Colomb  crut  toujours  avoir  touché  au  conti- 
nent indien,  et  comme  lui  nous  appelons  encore  cette  terre 
nouvelle  les  Indes  occidentales.  Colomb  ne  découvrit  à son 
premier  voyage  (1492)  que  des  îles  : les  Lucayes,  Cuba  avec  ' 
sa  belle  rade  de  la  Havane,  la  plus  belle  rade  fermée  qu’il  y 
ait  au  monde,  et  Hispaniola  (Haïti  ou  Saint-Domingue).  Au 
second  (1493),  il  aborda  à plusieurs  des  petites  Antilles.  Ce 
n’est  qu’au  troisième,  en  1498,  qu’il  vit  l’embouchure  de 
rOrénoque,  et  qu’il  toucha  le  continent,  sans  le  savoir;  au 
quatrième  enfin,  en  1502,  qu’il  reconnut  les  côtes  de  la  Co- 
lombie, depuis  le  cap  Gracias-à-Dios  jusqu’au  havre  de  Puerto- 
Bello,  et  même  jusqu’à  l’entrée  du  golfe  de  Darien. 

Mais  déjà  l’envie  s’attaquait  au  grand  homme.  Au  retour 
de  son  premier  voyage,  il  n’y  avait  pas  eu  assez  d’honneurs 
pour  lui.  Ferdinand  et  Isabelle  l’avaient  fait  asseoir  et  couvrir 
en  leur  présence  comme  un  grand  d’Espagne  ; au  second  l’en- 
thousiasme tomba.  On  avait  compté  sur  une  ample  cargaison 
d’or  ; Colomb  n’en  rapportait  que  fort  peu.  Au  troisième  la 
persécution  commença.  Ce  fut  chargé  de  chaînes  et  sous  l’im- 
putation de  trahison  que  Colomb  revint  en  Europe.  Isabelle 
se  hâta  de  réparer  cet  affront.  Toutefois  il  ne  put  repartir 
qu’au  bout  de  quatre  années  ; et,  quand  il  arriva  devant  His- 
paniola, défense  lui  fut  faite  de  descendre  à terre.  Il  resta 
longtemps  privé  de  tout  secours  sur  la  côte  de  la  Jamaïque, 
où  il  avait  échoué,  et  erra  deux  ans  dans  la  mer  des  Antilles. 
A son  retour  Ferdinand  le  Catholique  le  reçut  froidement. 
Isabelle,  sa  protectrice,  était  mourante.  Accablé  de  chagrins, 
épuisé  de  fatigues,  il  ne  lui  survécut  que  deux  ans  (1506).  Il 
voulut  qu’on  l'ensevelît  avec  les  chaînes  qu’il  avait  portées. 


^ . Cette  lie  est  appelée  aujourd’hui  San-Salvador  et  Cat-Island,  à moins 
qu’il  ne  faille  transporter  à Turk’s  Islande  comme  le  veulent  un  éditeur  du 
Journal  de  Colomb,  Navaretti,  et  quelques  autres  écrivains,  l’honneur  d’avoir 
été  la  première  terre  découverte  par  Christophe  Colomb. 


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138 


CHAPITRE  XI. 


Son  corps  repose  dans  la  cathédrale  de  la  Havane,  et  ce  n’est 
que  sur  le  mausolée  de  son  fils  à Séville  qu’on  lit  ces  deux 
vers  : 

A Castilla  y à Leon 

I^uevo  mundo  diô  Colon. 

La  postérité  a consacré  une  autre  injustice,  celle  qui  a donné 
à l’Amérique  le  nom  du  Florentin  Amérigo  Vespucci,  qui,  en 
1497  ou  1499,  toucha  au  continent  et  pubha  la  première  re- 
lation répandue  en  Europe  sur  ces  terres  nouvelles 

La  route  une  fois  trouvée,  les  découvertes  se  succèdent  ra- 
pidement. En  1513,  Balboa  traverse  l’isthme  de  Panama, 
aperçoit  le  premier  le  grand  Océan,  dont  il  prend  possession 
au  nom  de  la  couronne  d’Espagne,  en  entrant  dans  ses  flots 
l’épée  à la  main.  En  1518,  Grijalva  découvre  le  Mexique,  et 
Fernand  Cortez  en  commence  presque  aussitôt  la  conquête. 

Le  Mexique  était  depuis  cent  trente  années  le  plus  puissant 
État  de  l’Amérique  par  le  nombre  de  ses  habitants,  leur  cou- 
rage et  même  leur  civilisation.  Cortez  n’avait  que  700  soldats, 
18  chevaux  et  10  pièces  de  campagne.  Mais  la  supériorité  des 
armes  et  de  la  discipline,  l’audace  et  le  sang-froid  du  chef,  sa 
politique  impitoyable,  et  plus  que  tout  cela  l’étonnement  pres- 
que superstitieux  des  indigènes  à la  vue  des  hommes  blancs  qm 
portent  le  tonnerre  dans  leurs  mains,  rendaient  inévitable  la 
victoire  des  Espagnols.  Parti  de  Cuba,  Cortez  aborde,  au  mois 
d’avril  1519,  non  loin  de  Tabasco,  et  longe  le  golfe  jusqu’au 
lieu  qui  fut  appelé  Saint-Jean-d’Ulloa,  et  qui  devint  le  port 
de  la  Vera-Cruz  que  Cortez  y fonda.  Alors  il  brûle  ses  vais- 
seaux pour  ne  laisser  aux  siens  d’autre  espérance  que  la  vic- 
toire, et  attaque  d’abord  l’aristocratique  république  de  Tlas- 
cala.  Il  en  épouvante  les  guerriers  avec  ses  canons,  et  après 
avoir  forcé  6000  d’entre  eux  à le  suivre  comme  auxiliaires, 
il  s’avance  sur  Mexico,  la  capitale  de  l’empire,  qui,  située  sur 

-1.  M.  de  Humboldt  prouve  dans  son  Cosmos  qu'Amerigo  Vespucci,  homme 
d’une  haute  sch-nce  et  d’une  grande  probité,  n’a  jamais  cherché  à donner  son 
nom  aux  terres  découvertes  à l’ouest  de  l’Espagne  ; comme  Colomb,  il  est  mort 
avec  la  conviction  qu’il  n’avait  fait  que  toucher  i la  partie  orientale  de  l’Asie 
et  non  à un  nouveau  monde. 


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LA  RÉVOLUTION  ÉCONOMIQUE.  139 

un  lac,  défendue  par  plus  de  300  000  habitants,  n’était  acces- 
sible que  par  une  étroite  chaussée.  U se  dit  l’ami  de  Mon- 
tézuma,  entre  à ce  titre  dans  la  ville,  et,  un  jour,  suivi  de 
50  Espagnols  seulement,  pénètre  dans  le  palais  de  l’empereur, 
s’empare  de  sa  personne,  et  TobUge  à se  reconnaître  vassal  et 
tributaire  de  Gharles-Quint  (1519). 

Le  gouverneur  de  Cuba,  Vélasquez,  jaloux  de  ses  succès, 
envoie  contre  lui  une  armée  de  plus  de  1000  Espagnols.  Cor- 
tès les  gagne  et  triple  ses  forces.  A ce  moment  éclate  une  pa- 
triotique révolte  des  Mexicains  : Montéruma  est  tué  en  vou- 
lant apaiser  le  peuple,  et  les  Espagnols  sont  chassés  de 
Mexico  ; mais  la  sanglante  victoire  d’Otumba  les  ramène  sous 
les  murs  de  cette  ville,  qu’ils  prennent  le  13  août  1521,  et  le 
nouvel  empereur,  Guatimozin,  est  placé,  avec  son  premier 
ministre,  sur  des  charbons  ardents  pour  être  contraint  d’avouer 
où  il  a caché  ses  trésors.  La  douleur  arrachait  des  plaintes  au 
ministre  : Et  moi,  dit  Guatimozin,  suis-je  sur  un  lit  de  roses  ? 
Gortez  souilla  sa  gloire  par  ses  cruautés.  Dans  la  seule  pro- 
vince de  Panuco,  60  caciques  ou  chefs  et  400  nobles  furent 
brûlés.  D’autres  courses  conduisirent  Gortez  jusqu’à  la  Cali- 
fornie. 11  eut  le  sort  de  Christophe  Colomb  ; des  calomnies 
jalouses  le  rappelèrent  en  Espagne  ; il  fut  dépouillé  du  com- 
mandement, et  pour  obtenir  une  audience,  obligé  de  fendre 
la  presse  qui  entourait  le  carrosse  de  l’empereur.  En  le  voyant 
debout  sur  le  marchepied  de  la  portière,  Gharles-Quint  de- 
manda quel  était  cet  homme  : < C’est,  répondit  Gortez,  celui 
qui  vous  a donné  plus  d’États  que  vos  pères  ne  vous  ont  laissé 
de  villes . > Cette  réponse  acheva  sa  disgrâce  ; il  mourut  dans 
le  délaissement. 

Pendant  que  Fernand  Gortez  soumettaitle  Mexique,  le  Por- 
tugais Magellan,  passé  au  service  de  Gharles-Quint,  entre- 
prenait de  faire  par  mer  le  tour  du  globe  et  d’atteindre  par 
l’ouest  ces  îles  innombrables  de  l’océan  Pacifique  où  les  Por- 
tugais arrivaient  par  l’est,  afin  d’en  disputer  à ceux-ci  la  con- 
quête. Il  partit  d’Espagne  le  20  septembre  1519,  découvrit, 
le  21  octobre  1520,  le  détroit  qui  porte  son  nom,  entre  l’Amé- 
rique méridionale  et  la  Terre  de  Feu,  traversa  l’océan  Pacifi- 
que et  aborda,  en  mars  1521,  aux  Philippines.  U périt  dans 


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■ CHAPITRE  XI. 


un  combat  contrôles  naturels  de  ces  îles;  mais  son  lieutenant, 
del  Gano,  acheva  l’entreprise.  L’escadre,  continuant  de  cingler 
à, l’ouest,  aborda  aux  îles  Moluques,  au  grand  étonnement  des 
Portugais,  qui  ne  pouvaient  comprendre  qu'elle  fût  arrivée  à 
Tidor  par  la  mer  orientale,  et  elle  rentra  en  Espagne  en  dou- 
blant le  cap  de  Bonne -Espérance,  1 124  jours  après  qu’elleen 
était  partie. 

Au  temps  du  prince  Henri,  les  Portugais  avaient  obtenu  du 
saint-siège  la  possession  de  tout  ce  qu’üs  découvriraient:  Co- 
lomb ayant  trouvé  l’Amérique,  les  Espagnols  s’adressèrent  au 
pape,  qui  divisa  le  globe  entre  les  deux  peuples  par  une  ligne 
de  marcation  tracée  à 270  lieues  à l’ouest  des  Açores.  Mais 
voici  que  la  terre  étant  ronde,  les  deux  nations  se  retrouvaient 
en  présence  dans  l’autre  hémisphère.  On  traça,  à l'orient  des 
Moluques,  tme  nouvelle  ligne  qu’on  appela  la  démarca- 
tion (1522). 

La  conquête  du  Pérou  fut  beaucoup  plus  facile  que  celle  du 
Mexique,  les  indigènes  étant  moins  belliqueux.  Un  jour  que 
les  Espagnols  de  l’isthme  de  Panama  pesaient  des'  parcelles 
d’or,  un  Indien  renversa  leurs  balances  en  leur  disant  qu’à 
quatre  soleils  de  marche,  vers  le  midi,hls  trouveraient  un  pays 
où  l'or  était  si  commun  qu’on  l’employait  aux  plus  vils  usa- 
ges. Trois  aventuriers,  entendant  ces  paroles,  Almagro,  de 
Luque  et  Pizarre,  se  firent  les  chefs  d’une  nouvelle  expédi- 
tion. Un  enfant  trouvé,  un  maître  d’école  et  un  soldat  de  for- 
tune se  chargèrent  de  soumettre  un  empire  de  500  lieues  de 
long,  et  le  soumirent  en  six  ans  (1529-1535).  Au  Pérou  ré- 
gnait la  dynastie  des  Incas,  qui  se  disaient  les  fils  du  soleil. 
Pizarre  s’empara  de  Cuzco  et,  suivant  l’exemple  de  Gortez, 
alla  saisir  le  prince  indien  au  milieu  de  sa  cour,  pour  l’obli- 
ger à remplir  d’or,  pour  sa  rançon,  une  chambre  de  22  pieds 
de  haut,  puis  le  fit  étrangler.  Pendant  ce  temps,  un  de  ses  of- 
ficiers prenait  Quito  ; Almagro  pénétrait  dans  le  Chili.  Mais  le 
partage  des  richesses  de  l’Inca  brouilla  les  associés.  D’autres 
aventuriers,  entre  autres  trois  frères  de  Pizarre,  accouraient 
d’Espagne  et,  pour  multiplier  les  parts,  compliquèrent  les 
querelles.  Guzco,  la  capitale  des  Incas,  devint  le  théâtre  d’une 
lutte*  sanglante  dont  les  Péruviens  restèrent  les  spectateurs 


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LA  RÉVOLUTION  ÉCONOMIQUE.  141 

inertes.  Almagro,  fait  prisonnier,  eut  la  tête  tranchée  ; mais 
ses  partisans  assassinèrent  Pizarre  dans  son  palais,  à Lima, 
qu’il  avait  fondée  (1541).  Ce  ne  fut  qu’aprèsdes  guerres  lon- 
gues et  atroces,  dans  lesquelles  périrent  la  plupart  des  con- 
quérants, que  le  pays  respira  enfin,  pacifié  par  Pedro  de  la 
Gasca  (1546),  et  que  l'autorité  de  la  couronne  s’établit  ferme- 
ment au  Pérou  et  au  Chili.  En  1535,  d’autres  Espagnols 
avaient  fondé  Buénos-Ayres,  à l’embouchure  de  la  Plata,  sur 
la  côte  opposée  de  l’Amérique  du  Sud. 

Le  Vénitien  Jean  Cabot,  au  service  du  roi  anglais  Henri  VH, 
découvrit  Terre-Neuve  en  1497  ; son  fils  Sébastien,  qui 
posa  le  problème,  résolu  seulement  depuis  quelques  années, 
du  passage  du  nord-ouest,  reconnut  la  baie  d’Hudson.  En 
1524,  le  Florentin  Yerozzani  prit  possession  de  Terre-Neuve 
au  nom  de  la  France,  et  en  \ 534  Jacques  Cartier,  de  Saint- 
Malo,  découvrit  le  Canada.  Ainsi  les  deux  peuples  qui  devaient 
se  disputer  avec  tant  d’acharnement  l’Amérique  du  Nord  y 
étaient  arrivés  au  commencement  du  quinzième  siècle,  mais 
ne  s’y  établirent  à demeure  que  vers  la  fin. 

Les  Portugais  et  les  Espagnols  ne  suivirent  pas  le  même 
système  dans  l’organisation  de  leurs  colonies.  L’empire  por- 
tugais avait  été  fondé  progressivement,  par  une  succession 
d’efforts  régubers  ; il  se  composait  d’ailleurs  d’éléments  épars, 
et  présentait  une  longue  chaîne  de  places  fortes  et  de  comp- 
toirs, depuis  Annobon,  en  Afrique,  jusqu’à  Tidor,  dans 
l’Océanie.  Il  avait  donc  fallu  armer  le  gouverneur  général 
d’une  autorité  absolue.  Aussi  les  premiers  vice-rois,  comme 
Albuquerque  et  Jean  de  Castro,  réunissaient- ils  dans  leurs  mains 
le  pouvoir  civil  et  le  commandement  des  troupes.  Cette  omni- 
potence, née  de  la  force  des  choses,  inquiéta  de  bonne  heure 
les  rois  de  Portugal,  qui  crurent  y remédier  en  renouvelant 
de  fond  en  comble,  tous  les  trois  ans,  leur  administration  co- 
loniale. Les  gouverneurs  n’eurent  plus  dès  lors  qu’un  souci, 
celui  de  faire  rapidement  fortune,  au  grand  détriment  des 
colonies.  De  là  ime  effrayante  démoralisation  qui  envahit  jus- 
qu’à la  métropole.  Tout  le  monde  se  disputai  les  profits  du 
commerce  indien  ; le  roi,  par  des  monopoldii^ui  réservaient 
au  gouvernement  l’exploitation  exclusive  de  certains  produits 


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142 


CHAPITRE  XI. 


et  obligeaient  les  négociants  à emprunter,  pour  le  transport 
des  marchandises,  les  vaisseaux  de  l’État  ; les  fonctionnaires, 
par  la  concussion;  les  particuliers,  par  la  contrebande.  Cela 
explique  la  décadence  rapide,  puis  la  ruine  de  ces  établisse- 
ments, où  d’ailleurs  ne  se  fixèrent  jamais  qu’un  très-petit 
nombre  de  Poi^tugais,  et  qui  furent  toujours  moins  des  colo- 
nies que  des  comptoirs.  En  outre,  les  denrées  de  l’Inde  étant 
généralement  peu  encombrantes,  des  épices,  des  étoffes  de  co- 
ton et  de  soie,  des  perles,  de  la  poudre  d’or,  de  l’ivoire,  des 
pierres  précieuses,  ne  rendaient  pas  nécessaire  la  création 
d’une  marine  considérable  ; et  le  Portugal  recevant  bien  ces 
denrées,  mais  ne  les  distribuant  point  à l’Europe,  c’est  à d’au- 
tres que  revenaient  les  profits  les  plussûrsde  ce  commerce,  aux 
Hollandais  surtout.  Ils  viennent  maintenant  à Lisbonne  cher- 
cher les  denrées  del’Inde;  avant  un  siècle, ils  iront  les  chercher 
dans  l’Inde  même,  et  alors  la  fortune  du  Portugal  tombera. 

Les  colonies  espagnoles  se  proposèrent  d’abord  pour  but 
l’exploitation  des  mines*;  aussi,  comme  elles  avaient  besoiu 
de  beaucoup  de  bras,  et  que  l’on  crut  n’avoir  qu’à  remuer  un 
peu  la  terre  dans  les  Indes  occidentales,  pour  en  retirer  de 
l’or,  l’Espagne  se  dépeupla  pour  peupler  le  nouveau  monde. 
Elle  eut  donc,  en  Amérique,  au  beu  de  la  longue  et  fragile 
chaîne  des  comptoirs  portugais,  une  domination  compacte, 
sinon  homogène,  peu  difficile  à conserver,  parce  que  les  po- 


1.  Dés  4 532,  découvertes  des  riches  mines  d’argent  de  Zacatécas  dans  le 
Mexique,  et  en  4 645,  du  Potosi,  au  Pérou;  celle-ci  donnait  annuellement, 
30  ans  après,  250000  à 300000  kilogr.  d’argent  pur  (4  kilogr.  = 222  fr. 
22  c.).  Aussi  le  prix  de  toute  chose  augmenta  rapidement.  Au  commencement 
du  seizième  siècle,  à Paris,  un  hectolitre  de  blé  s’échangeait  contre  4 6 grammes 
d’argent;  un  siècle  plus  tard,  contre  4 5,  et  depuis  le  commencement  du  dix- 
neuvième,  contre  90;  par  conséquent,  depuis  la  découverte  de  l’Amérique, 
la  valeur  de  l’argent  rapportée  à celle  du  blé  a baissé  des  |,  ou,  ce  qui  re- 
vient au  même,  le  prix  de  toutes  choses  a sextuplé;  ma<s  il  faut  ajouter 
qu’en  4 500,  l’Europe  n'avait  que  pour  300  millions  d’or  et  700  millions  d’ar- 
gent, et  qu’elle  avait  en  4800  vingt-cinq  fois  plus,  soit  9 milliards  d’or  et 
4 6 milliards  d’argent.  Elle  avait  donc  alors,  toute  proportion  gardée,  trois 
fois  et  demie  plus  d’argent  pour  aclietcr  les  choses  dont  elle  avait  besoin.  Le 
droit  payé  au  roi  d’Espagne  sur  le  produit  des  mines  était  d’abord  de 
20  pour  4 00  ; il  fut  peu  à peu  réduit  à 5.  M.  Michel  Chevalier  estime  qu’au 
4 "janvier  4 848,  Ai|eules  mines  de  l’Amérique  espagnole  avaient  versé  dans 
la  circulation  4 22  ^Mlions  de  kilog.  d’argent  et  près  de  3 millions  de  kilog. 
d'or  (Dictionnaire  des  économistes , aux  mots  Argent  et  Métaux  précieux). 


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LA  RÉVOLUTION  ÉCONOMIQUE.  143 

pulations  y étaient  inoffensives,  que  de  grandes  villes  permet- 
taient de  tenir  avec  peu  de  troupes  tout  le  pays,  et  que  l’Es- 
pagne était  par  elle -même  assez  forte  pour  faire  pendant 
longtemps  respecter  son  pouvoir  à des  Etats  qui  ne  devaient 
gr^dir  que  lentement,  comme  tous  ceux  qui  sont  livrés  à 
l’exploitation  des  mines. 

L’Espagne  prit  d’abord  d’habiles  mesures  pour  prévenir 
une  séparation.  Le  roi  fut  déclaré,  en  vertu  de  la  bulle  du 
pape  Alexandre  VI,  maître  absolu  du  sol  des  régions  décou- 
vertes. Toute  possession  n’y  fut  donc  qu’une  concession  de  sa 
part,  comme  unique  propriétaire,  et  toute  autorité  y fut  une 
délégation  temporaire  et  illimitée  de  la  sienne.  Ondivisal’en- 
semble  des  pays  conquis  en  deux  gouvernements,  celui  du 
Mexico  ou  de  la  Nouvelle-Espagne  et  celui  de  Lima  ou  duPé- 
rou.  Chaque  gouvernement  eut  xm  vice-roi,  commandant  des 
forces  militaires  et  le  chef  de  l’administration  civile,  avec  une 
audience,  tribunal  indépendant  du  vice-roi  dans  les  affaires 
judiciaires,  quoique  présidé  par  lui,  lui  servant  de  conseil 
dans  les  affaires  non  judiciaires,  et  pouvant  lui  faire  des  re- 
montrances qu’il  était  libre  au  reste  de  ne  pas  prendre  en 
considération.  Plus  tard,  un  troisième  vice-roi  fut  établi  à 
Santa-Fé  de  Bogota,  un  quatrième,  en  1778,  à Buénos- 
Ayres,  et  le  nombre  des  audiences  fut  porté  à onze.  Ces 
diverses  autorités  coloniales  relevaient  du  conseil  des  Indes, 
créé  en  1511  par  Ferdinand  et  organisé  en  1524  par  Charles- 
Quint.  C’est  de  ce  conseil  qu’émanaient  toutes  les  lois  rela- 
tives au  gouvernement  et  à la  police  des  colonies  ; toute 
personne  employée  en  Amérique  depuis  le  vice-roi  jusqu’au 
dernier  ofGcier  lui  était  subordonnée.  Comme  le  roi  était  tou- 
jours supposé  présent  au  conseil,  les  séances  n’avaient  lieu 
que  dans  l’endroit  où  résidait  la  cour.  Pour  les  affaires  de 
commerce  et  pour  les  causes  judiciaires,  tant  civiles  que  cri- 
minelles qui  résultaient  du  négoce  entre  l’Espagne  et  les  co- 
lonies, une  cour  spéciale  avait  été  étabbe  à Séville  en  1501. 

Les  villes  avaient  leur  municipalité*,  mais  toute  place  dans 


4.  La  première  ville  bitie  parles  Espagnols  dans  l’Amérique  dn  Sud  fut  . 
Coraana,  en  1520.  On  commença  en  1532  les  ports  de  Puerlo-Bello  et  de 


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144 


CHAPITRE  XI. 


le  gouvernement  fut  interdite  aux  Espagnols  nés  dans  le 
pays  ; ainsi  la  métropole  tenait  les  créoles  à l’écart,  comme 
ceux-ci  se  tenaient  h l’écart  des  Indiens.  De  sorte  que  la  po- 
pulation présenta  comme  une  superposition  de  castes,  les 
Espagnols  d’Europe,  fonctionnaires  publics  ou  négociants, 
soldats  ou  aventuriers,  les  créoles,  les  métis  de  divers  degrés, 
les  Indiens,  et  plus  tard  les  mulâtres  et  les  nègres,  tous  sé- 
parés par  des  antipathies  qui  rassuraient  le  gouvernement 
métropolitain  contre  une  coalition,  et  qui  pourtant  un  jour 
se  sont  effacées  devant  le  commun  désir  de  l'indépendance. 

L’Espagne,  estimant  que  ses  colonies  ne  devaient  être 
qu’un  immense  atelier  pour  la  production  des  métaux  pré- 
cieux, interdit  aux  colons  de  cultiver  les  produits  d’Europe, 
le  lin,  le  chanvre,  la  vigne,  d’élever  des  manufactures,  de 
construire  des  vaisseaux.  Elle  voulait  qu’ils  ne  pussent  rien 
acheter  que  chez  elle , afin  que  le  monopole  fit  vivre  son  in- 
dustrie et  son  commerce.  Les  étrangers  n’eurent  pas  licence 
de  s’établir  aux  colonies.  Ce  n’est  que  plus  tard  que  l’Amé- 
rique exporta  en  grande  quantité  ses  produits  naturels,  la 
cochenille,  l’indigo , le  bois  de  Campêche  pour  la  teinture, 
l’acajou  pour  l’ébénisterie,  le  cacao,  le  tabac,  le  quinquina. 
Tout  ce  commerce,  concentré  aux  mains,  non  de  compagnies, 
mais  de  quelques  maisons  opulentes,  se  fit  exclusivement  par 
Séville.  Chaque  année  il  partit  de  cette  ville  12  gros  navires 
ou  galions  pour  Puerto-Bello,  dans  la  Nouvelle-Grenade, 
et  15  pour  la  Vera-Cruz  au  Mexique,  qui  portaient  aux  colo- 
nies les  produits  de  l’industrie  espagnole,  et  en  rapportaient 
les  denrées  coloniales,  et  surtout  les  piastres  frappées  avec 
l’argent  des  mines. 

Le  Portugal  se  réserva  aussi  le  monopole  du  commerce  du 
Brésil.  Tous  les  ans  la  flotte  partait  au  mois  de  mars  de  Lis- 
bonne pour  Pernambouc,  San-Salvador  et  Rio-Janeiro.  Le 
résultat  fut  le  même.  L’industrie  et  le  commerce,  enchaînés  ' 
dans  les  colonies  par  des  prohibitions  insensées,  ne  purent  se 


Carlhagrne  ; V.ilencia  en  ^555,  Caracas  en  (567.  Le  premier  élabliasement 
espagnol  au  Mexique  fui  la  Yera-Cruz  fondée  par  Coriez  en  4 519  ; ils  bâtirent 
successivement  Acapulco  sur  le  PaciAque,  Panama  dans  le  üarien,  Lima  dans 
le  Pérou  (4  5-75),  la  Conception,  au  Chili  (4  550). 


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LA  RÉVOLUTION  ÉCONOMIQUE.  145 

développer,  et,  frappés  de  torpeur  dans  la  métropole  par  le 
privilège  qui  éloignait  d’eux  la  concurrence,  arrivèrent  bien- 
tôt à décroître.  De  mauvaises  mesures  économiques  combi- 
nées avec  la  politique  désastreuse  de  Gharles-Quiut  et  de 
Philippe  II  poussèrent  l’Espagne  à sa  ruine  et  les  colonies  à 
la  révolte.  La  guerre  de  l’indépendance  mexicaine,  en  1810, 
commença  au  village  de  Dolores  dont  le  gouvernement  or- 
donnait d’arracher  les  vignes,  parce  qu’il  était  interdit  de  faire 
du  vin  au  Mexique. 

Aux  premiers  jours  de  la  conquête  on  s’était  peu  inquiété 
des  Indiens  : on  les  avait  ou  employés  aux  travaux  des  mines, 
sans  ménagement  pour  leur  faiblesse , ou  répartis  entre  les 
propriétaires  pour  l’exploitation  du  sol.  Les  reparlimientos 
commencèrent  l’esclavage  en  Amérique.  On  en  vit  prompte- 
ment les  effets.  L’ile  d’Hispaniola  avait  1 million  d’habitants  • 
en  1492;  dix-neuf  ans  après,  il  en  restait  14  000  ! 

Un  homme  [de  bien.  Las  Casas,  évêque  de  Chiapa,  au  , 
Mexique,  protesta  contre  cet  atroce  abus  de  la  force.  Pen- 
dant cinquante  années,  il  ne  cessa  de  plaider  la  cause  des 
Indiens.  C’est  dans  son  livre,  intitulé  Recueil  de  la  destruction 
des  Indiens,  qu’il  faut  lire  les  atrocités  commises  par  les  Es- 
pagnols, et  les  travaux  meurtriers,  et  les  tortures,  et  lâchasse 
aux  Indiens  avec  des  chiens  nourris  de  chair  humaine  , pour 
qu’ils  découvrissent  mieux  les  pistes.  Ses  plaintes  chrétiennes 
ne  retentirent  pas  en  vain.  Charles-Quint  promulgua  de  nom- 
breuses lois  dans  l’intérêt  des  indigènes,  dont  la  liberté  per- 
sonnelle fut  garantie , et  qui  n’eurent  à rendre  au  conqué- 
rant que  certains  devoirs  ou  services  féodaux  et  à payer  certains 
tributs.  Mais  ces  avantages  coûtèrent  cher  à une  autre  race. 
Las  Casas  lui-même  conseilla  de  transporter  en  Amérique 
des  nègres  achetés  à la  côte  d’Afrique , comme  étant  plus  ro- 
bustes et  plus  capables  de  supporter  les  fatigues  du  labeivi 
colonial.  En  1517,  Charles-Quint  donna  le  monopole  du  tra  v'  • 
port  annuel  de  4000  esclaves  à un  de  ses  favoris,  qui  vendit 
ce  droit  aux  Génois.  Ceux-ci  achetèrent  les  nègres  aux  Por- 
tugais, maîtres  des  comptoirs  d’Afrique,  et  l’horrible  traite 
que  notre  siècle  verra  finir  commença. 

Les  indigènes  du  Brésil  furent  traités  pa:  les  Portugais 

TESCPS  MODERNES.  9 


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146 


CHAPITRE  XI. 


avec  non  moins  de  cruauté.  Ici  même  tous  ceux  qui  n’abri- 
tèrent pas  leur  liberté  au  fond  des  bois  furent  réduits  en  es- 
clavage, et  la  culture , surtout  celle  de  la  canne  à sucre  qui 
fut  apportée  de  Madère,  y ayant  pris  de  grands  développe- 
ments, on  augmenta  les  bras,  en  achetant  des  nègres. 

U ne  suffisait  pas  d’édicter  des  lois  et  de  condamner  une 
race  à travailler  à la  place  d’une  autre  , pour  tirer  de  la  bar- 
barie ces  innombrables  peuplades  de  chasseurs  errants.  Gom- 
ment les  rattacher  au  sol  sans  les  civiliser , et  comment  les 
civiliser  sans  les  convertir?  La  puissance  de  l’Espagne  tenait 
donc  essentiellement  au  succès  de  ses  missions.  Les  progrès 
de  la  croix  furent  plus  lents  que  ceux  de  l’épée.  Les  premiers 
missionnaires , appartenant  aux  ordres  mendiants , parta- 
geaient ou  n’osaient  ouvertement  braver  les  préjugés  des 
aventuriers  grossiers  et  barbares  qui  avaient  commencé  la 
découverte  et  la  colonisation  du  pays.  Il  fallait  que  l’Évangile 
fût  pour  ces  pauvres  indigènes  une  protection  avant  d’être 
xme  lumière.  Pouvaient-ils  voir  des  frères  dans  leurs  bour- 
reaux ? « Laisse-toi  baptiser,  disait  un  franciscain  à l’un  d’eux, 
et  tu  iras  au  ciel.  — Les  Espagnols  y vont-ils?  — Oui,  mais 
seulement  ceux  qui  sont  sages  et  bons.  — Alors  je  ne  veux 
point  aller  au  ciel.  » Mais  le  zèle  des  missionnaires  grandit 
avec  les  difficultés  de  leur  tâche  ; les  jésuites  se  placèrent  au 
premier  rang  dans  ces  glorieuses  entreprises  par  leur  har- 
diesse et  surtout  par  la  supériorité  de  leurs  vues.  Dans  les 
colonies  portugaises,  un  des  trois  fondateurs  de  la  compagnie, 
l’ami  et  le  compatriote  d’Ignace  de  Loyola,  saint  François- 
Xavier,  donna  l’exemple  du  dévouement  et  du  succès.  En 
moins  de  dix  ans,  il  couvrit  d’églises,  de  collèges  et  de  sémi- 
naires toute  l’Inde  portugaise,  et  entama  le  Japon,  où  il  fit 
3000  conversions.  Dans  son  ardeur  infatigable,  ce  conqué- 
rant pacifique,  qui  était  allé  plus  loin  qu’Alexandre,  voulait 
porter  l’Évangile  en  Chine,  quand  il  mourut  dans  Hle  de 
Sancian  (1552). 

Xavier  fut  célèbre  sans  le  vouloir  : la  gloire  de  ses  disci- 
ples et  de  ses  imitateurs  ne  fut  pas  moins  grande  pour  être 
restée  anonyme.  En  1556,  la  société  de  Jésus  comptait  au 
nombre  de  ses  provinces  toutes  les  colonies  espagnoles  et  por- 


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LA  RÉVOLUTION  ÉCONOMIQUE.  147 

tngaises.  Les  Indiens  se  convertissaient  en  foule  : les  uns 
touchés  des  beaux  récits  ou  frappés  des  grandes  vérités  de 
l’Évangile  ; les  autres  cédant  à l’empire  des  pompeuses  splen- 
deurs du  culte  catholique.  Pour  beaucoup,  le  spectacle  d’une 
civilisation  supérieure  et  des  avantages  matériels  qu’elle  ap- 
porte était 'un  motif  de  conversion;  pour  tous,  l’ascendant 
instinctif  de  la  vertu  et  principalement  l’héroïque  douceur  des 
missionnaires.  Ainsi  s’élevèrent,  création  de  la  parole  chré- 
tienne, des  milliers  de  villages,  qui  ordinairement  bâtis  sur 
le  bord  des  principaux  fleuves,  servaient  de  lien  entre  les 
villes,  et  assuraient  leur  approvisionnement. 

Les  missionnaires  étaient  la  milice  active  de  l’Église;  ils 
travaillaient  au  désert.  Dans  les  anciens  villages,  dans  les 
bourgs  et  les  villes,  furent  les  instructeurs,  les  curés  ; au-des- 
sus, les  évêques  avec  leurs  chapitres  ; au  sommet  de  la  hié- 
rarchie, les  arc/tei)^u«s  de  Mexico  et  de  Lima;  plus  tard, 
ceux  de  Caracas,  de  Santa  Fé  de  Bogota  et  de  Guatémala. 
Tout  ce  clergé,  en  vertu  des  privilèges  concédés  par  Alexan- 
dre VI  et  Jules  II,  était  entièrement  dépendant,  non  du  pape, 
qui  n’avait  que  la  confirmation  des  pasteurs  choisis,  mais  du 
roi,  qui  avait  la  nomination  à tous  les  bénéfices.  De  sorte  que 
le  lien  religieux  fortifia  le  lien  politique  qui  attachait  les  co- 
lonies à la  métropole.  Pour  recruter  cette  riche  et  puissante 
Église  de  l’Amérique  espagnole,  une  multitude  de  cloîtres, 
de  séminaires,  de  collèges  furent  fondés,  et  l’enseignement 
public  eut  son  centre  dans  les  deux  grandes  universités  de 
Lima  et  de  Mexico. 

C’est  ainsi  que  l’Église  catholique  consolida  en  Amérique 
la  domination  de  l’Espagne,  en  même  temps  qu’elle  adoucit 
les  maux  de  la  conquête  ; qu’elle  consola  les  vaincus  en  les 
préparant,  par  une  civilisation  meilleure,  à leur  futur  affran- 
chissement. Malheureusement  elle  ne  s’arma  point,  pour  ce 
grand  labeur,  du  seul  esprit  de  charité.  Elle  accepta  le  se- 
cours de  l’inquisition,  que  Philippe  II  établit  au  nouveau 
monde,  avec  son  cortège  d'épouvantes  et  de  tortures,  comme 
un  frein  contre  les  passions  de  toutes  sortes  qui  s’y  agitaient. 
C’est  surtout  en  Amérique  que  cette  terrible  institution  eut 
un  but  essentiellement  politique,  et  servit  d’auxiliaire  à l’auto- 


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CHAPITRE  XI. 


ri  té  royale.  Là  elle  put,  avec  une  bien  plus  grande  énergie  que 
de  l’autre  côté  de  l’Océan,  exercer  sur  les  esprits  sa  puissance 
de  mort.  Depuis  trois  siècles  et  demi  qu’est-il  sorti  du  Mexique 
et  du  Pérou,  dont  la  civilisation  du  monde  puisse  s’honorer  ? 

ConnéqaeneeM  des  nonvelles  déconvertea. 

Ces  découvertes  eurent  des  résultats  considérables. 

Elles  livrèrent  à l’activité  européenne  l’antique  Orient,  qui 
depuis  des  siècles  sommeillait,  et  un  monde  nouveau.  L’Amé- 
rique, repeuplée  de  colons  européens,  et  placée  à égale  dis- 
tance des  deux  bords  opposés  de  l’ancien  continent,  deviendra 
la  demeure  de  puissantes  sociétés,  qui  prendront  leur  part 
dans  l’œuvre  de  la  civilisation  générale. 

Elles  changèrent  complètement  la  marche  et  la  forme  du 
commerce  du  monde.  Au  commerce  de  terre,  qui  s’était  main- 
tenu jusqu’alors  comme  le  plus  conforme  aux  habitudes  et 
aux  besoins  des  peuples,  fut  substitué  le  commerce  maritime. 
Les  villes  de  l’intérieur  des  continents  déclinèrent,  celles  des 
côtes  grandirent.  En  outre,  l’importance  Commerciale  attribuée 
aux  différents  pays,  en  raison  de  leur  situation  géographique, 
se  trouva  distribuée  d’une  manière  toute  nouvelle.  Elle  passa, 
en  Europe,  des  pays  situés  sur  la  Méditerranée  aux  pays  si- 
tués sur  l’Atlantique,  des  Italiens  aux  Espagnols  et  aux  Portu- 
gais ; plus  tard,  de  ceux-ci  aux  Hollandais  et  aux  Anglais. 
Plus  les  relations  commerciales  des  peuples  se  multiplieront, 
plus  l’empire  de  la  mer  sera  près  de  donner  l’empire  de  la 
terre,  et  l’on  verra  une  île  perdue  dans  les  brumes  de  l’Occi- 
dent, devenir,  grâce  au  négoce,  une  des  puissances  prépon- 
dérantes de  l’Europe. 

Elles  développèrent  la  richesse  mobilière,  qui  est  devenue 
la  grande  puissance  des  sociétés  modernes.  Tandis,  en  elfet, 
que  les  Portugais  créaient  le  grand  commerce  maritime,  les 
Espagnols  découvraient  les  inépuisables  mines  du  Pérou  et  du 
Mexique,  et  jetaient  dans  la  circulation  européenne  une  masse 
énorme  de  numéraire  qui  produisit  la  même  révolution  éco- 
nomique que  l’or  de  l’Australie  et  de  la  Californie  produit  de 
nos  jours.  « De  1515  à 1568,  dit  Bodin,  il  y eut  plus  d’or 

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LA  RÉVOLUTION  ÉCONOMIQUE.  149 

en  France  qu’on  n’eût  pu  en  recueillir  auparavant  en  deux 
cents  ans.  » Aussi  le  prix  de  toutes  choses,  et  en  particulier 
celui  des  salaires,  s’éleva.  L’agriculture,  l’industrie  et  le  com- 
merce eurent  les  capitaux  dont  ils  ont  besoin  pour  prospérer, 
et  le  protestantisme  leur  donna,  dans  les  pays  où  il  s’étabbt, 
par  la  diminution  des  jours  fériés,  par  la  fermeture  des  cou- 
vents, plus  de  travail  et  plus  de  bras  pour  produire.  « La 
tierce  partie  du  royaume,  dit  un  contemporain,  fut  défrichée 
en  douze  ans;  et  pour  un  gros  marchand  qu’on  trouvait  à Paris, 
à Lyon  ou  à Rouen,  on  en  trouva  cinquante  sous  Louis  XII 
qui  faisaient  moins  de  difficultés  d’aller  à Rome,  à Naples,  à 
Londres,  qu’ autrefois  à Lyon  ou  à Genève.  ■ C’est  donc,  en- 
core comme  de  nos  jours,  les  facilités  de  communications  qui 
se  multipliaient  en  même  temps  que  s’accroissaient  la  pro- 
duction et  le  bien-être  général. 

Alors  aussi  ce  phénomène  économique  eut  des  conséquen- 
ces sociales,  et  ce  qui  s’achève  aujourd’hui  commença. 

Le  moyen  âge  n’avait  connu  que  la  richesse  territoriale,  et 
elle  était  tout  entière  aux  mains  des  seigneurs;  l’industrie,  le 
commerce,  facilités  par  l’abondance  des  capitaux,  protégés 
par  l’ordre  que  les  rois  mettront  dans  l’État,  vont  créer  dans 
l’Europe  moderne  la  richesse  mobilière,  qui  sera  aux  mains 
des  bourgeois.  La  première  était  immuable  et  ne  sortait  point 
des  familles  qui  la  détenaient  ; la  seconde  sera  accessible  à 
tous,  et  ne  restera  dans  les  mêmes  maisons  qu’à  la  condition 
qu’y  restera  aussi  ce  qui  l’y  a amenée  : le  travail,  la  bonne 
conduite,  la  probité  et  l’intelligence.  L’insurmontable  bar- 
rière qui  jadis  parquait  chacun  dans  sa  condition  est  donc 
tombée.  Gela  aussi  était  un  signe  des  temps  nouveaux. 

Enfin,  comme  le  système  de  colonisation  des  modernes 
différait  beaucoup  de  celui  des  anciens,  il  produisit  une  poli- 
tique coloniale  particulière  qui  a régné  trois  siècles,  et  n’est 
pas  tombée  partout. 

La  colonie  grecque,  complètement  libre,  formait  un  peuple 
nouveau  qui  commençait  par  exploiter  le  sol  et  arrivait  vite  à 
exploiter  aussi  la  mer,  car  c’est  la  fortune  des  colonies  agri- 
coles bien  placées  de  grandir  parfois  avec  lenteur,  toujours 
avec  force  : quelques-unes  de  ces  colonies  grecques  sont  en- 


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150 


CHAPITRE  XI. 


core  comptées  parmi  les  grandes  villes  du  monde.  La  colonie 
romaine,  à la  fois  agricole  et  militaire,  mais  établie  dans  im 
but  poUtique,  comme  moyen  de  domination,  ne  s’émancipa 
jamais,  et  resta  la  partie  d’un  tout  prospérant  ou  déclinant 
avec  l’ensemble. 

Les  Portugais,  qui  ne  songèrent  qu’au  commerce,  eurent 
des  commis  plutôt  que  des  colons,  des  comptoirs  au  lieu  de 
cités,  une  prospérité  rapide  et  brillante  qui  fut  et  devait  être 
éphémère,  parce  que  cette  grandeur  ne  reposait  point  sur  la 
large  et  solide  base  du  sol  fortement  occupée  par  la  culture. 
Les  Espagnols  ne  demandèrent  pas  non  plus  l’exploitation 
agricole  de  la  terre  à leurs  colons,  mais  un  travail  particulier 
qui  rendait  chaque  jour  nécessaire  l’assistance  de  la  métro* 
pôle,  et,  par  conséquent,  leur  étroite  dépendance. 

Les  Anglais  et  les  Français  auront  une  autre  espèce  d’éta- 
blissements coloniaux,  ceux  de  planteurs,  où  im  petit  nombre 
de  propriétaires  exploiteront  la  terre  par  les  bras  d’une  mul- 
titude d’esclaves,  au  milieu  de  dangers  perpétuels  qui  les 
obligeront  à s’appuyer  aussi  sur  la  mère  patrie. 

On  voit  que  les  colonies  modernes  furent,  dès  l’origine, 
considérées  comme  des  moyens  d’exploiter  les  pays  décou- 
verts au  seul  proât  de  la  métropole  qui  en  accorda  le  com- 
merce exclusif  soit  à une  seule  ville  comme  Lisbonne  et  Sé- 
ville, soit  à des  compagnies  privilégiées,  comme  celles  de 
France,  d’Angleterre  et  de  Hollande,  qui,  le  plus  souvent,  fi- 
rent de  mauvaises  affaires,  tout  en  empêchant  les  colonies 
d’en  faire  de  bonnes. 


Invention  des  poMeo  et  deo  ennanx  h point  de  portage. 


Si  la  mer  était  alors  sillonnée  par  plus  de  vaisseaux,  la  terre 
l’était  par  plus  de  voyageurs  et  de  marchandises.  L’université 
de  Paris,  reprenant  ime  idée  fort  ancienne,  avait  établi  des 
relais  sur  toutes  les  routes  du  royaume,  pour  faciliter  la  cor- 
respondance de  ses  étudiants  avec  leurs  familles.  Louis  XI. 
comprit  combien  serait  utile  au  gouvernement  une  pareille 
institution,  et,  en  1464,  il  créa  les  postes  pour  le  service  des 
dépêches  du  roi  et  du  pape  ; plus  tard  elles  se  chargèrent 


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LA  RÉVOLUTION  ÉCONOMIQUE.  151 

des  lettres  des  particuliers.  L’institution  parut  bonne  et  on  l’i- 
mita, d’abord  en  Allemagne,  peu  après  dans  les  autres  États. 

« Les  fleuves,  a dit  Pascal,  sont  des  grands  chemins  qui 
marchent  tout  seuls.  » C’est  vrai,  mais  parfois  ils  marchent 
mal,  sur  des  bas-fonds  ou  des  rapides,  et  ils  ne  vont  que  dans 
certaines  directions.  Les  canaux  vont  partout.  Les  anciens 
n’avaient  construit  que  des  canaux  de  dérivation,  sur  un  ter- 
rain de  même  niveau;  ils  ne  connaissaient  point  les  écluses, 
au  moyen  desquelles  on  rachète  la  différence  de  niveau  des 
rivières,  et  on  fait  passer  les  bateaux  par-dessus  les  monta- 
gnes. Les  écluses  à sas  et  à réservoirs  d’eau  qui  les  alimentent 
furent  imaginées,  au  qmnzième  siècle,  par  deux  mécani- 
ciens de  Viterbe,  dont  le  nom  est  resté  inconnu.  Cette  inven- 
tion conduisait  à l’idée  de  réunir  dans  de  vastes  bassins,  au 
point  de  partage  de  deux  versants,  les  eaux  des  hauteurs  voi- 
sines, afin  d’alimenter  les  deux  branches  du  canal  descendant 
en  sens  contraire.  Dès  1481,  Venise  construisait  un  canal  à 
écluses;  trente-cinq  ans  plus  tard,  François  I"  appelait  en 
France  Léonard  de  Vinci,  non  moins  célèbre  comme  ingénieur 
que  comme  peintre.  Mais  les  guerres  suscitées  par  l’ambition 
de  la  maison  d’Autriche  et  par  les  querelles  religieuses  arrê- 
tèrent pendant  un  siècle  l’essor  de  cette  utile  découverte.  Ce 
fut  Henri  IV  qui  fit  construire  le  premier  canal  à point  de 
partage,  celui  de  Briare,  entre  la  Seine  et  la  Loire. 

Par  les  postes,  par  les  canaux,  un  moyen  de  communica- 
tion plus  rapide  pour  les  affaires  et  pour  les  choses  était 
trouv  A l’aide  des  lettres  de  change,  des  banques  de  dépôt 
et  de  crédit,  les  capitaux  circulèrent  comme  les  denrées;  et 
les  assurances  pratiquées  d’abord  à Barcelone  et  à Florence, 
plus  tard  à Bruges,  commencèrent  le  grand  système  de  garan- 
ties qui,  aujourd’hui,  donne  au  conamerce  tant  d’audace  et  de 
sécurité. 

Par  toutes  ces  choses,  les  relations  entre  les  citoyens  se 
multipliant,  l’État  deviendra  plus  fort  ; et,  plus  de  liens  unis- 
sant les  peuples, l’Europe  formera  un  grand  corps  de  nations 
qui  seront  toutes  solidaires,  et  plus  tard,  peut-être  une  seule 
famille. 


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152 


CHAPITRE  XII. 


CHAPITRE  XII. 

RÉVOLUTION  DANS  LES  LETTRES,  LES  ARTS 
ET  LES  SCIENCES,  OU  LA  RENAISSANCE. 

Découverte  de  l’imprimerie.  — La  renaissance  des  lettres.  — la  renais- 
sance des  arts.  — La  renaissance  des  sciences. 

Découverte  de  l'Imprimerie. 

Cette  ardeur  des  hommes  d’action  qui  les  poussait  à sortir 
des  sentiers  battus  pour  se  jeter  en  des  voies  non  frayées  était 
partagée  par  les  hommes  d’étude.  Eux  aussi  ils  aspiraient 
après  un  autre  monde  et  ils  le  cherchaient,  non  en  avant,  mais 
en  arrière.  Comme  Colomb,  ils  ne  croyaient  aller  que  vers  la 
terre  antique,  et,  sur  leur  route,  ils  trouvèrent  une  terre 
nouvelle. 

Rassasié  des  vaines  disputes  de  la  scolastique  et  des  arguties 
de  l’école,  qu’un  latin  barbare  enveloppait  encore  d’ombres 
épaisses,  fatigué  de  se  mouvoir  dans  le  vide  et  les  ténèbres, 
on  se  précipitait  vers  les  pures  lumières  de  l’antiquité  renais- 
sante. La  découverte  d’un  manuscrit  latin  ou  d’une  statue 
grecque  causait  la  joie  d’une  victoire.  On  ne  créait  pas  encore, 
on  imitait  toujours.  L’esprit,  trop  faible  pour  marcher  seul 
par  sa  propre  force,  ne  secouait  le  joug  d’Aristote  et  de  l’art 
hiératique  du  moyen  âge  que  pour  se  placer  sous  la  discipline 
de  maîtres  nouveaux  : empire  plus  doux,  parce  que  c’était  un 
domination  divisée  qui  permettait  de  libres  “allures  et  prépa- 
rait la  complète  émancipation  des  serfs  de  l’intelligence. 

Cependant  quelques  hommes  supérieurs  eussent  seuls  vécu 
de  l’esprit  nouveau  sans  une  invention  admirable  par  quoi 
ce  qui,  sans  elle,  serait  resté  le  bien  d’un  petit  nombre,  put 
devenir  le  domaine  de  tous. 


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RÉVOLUTION  DANS  LES  LETTRES,  ETC.  153 

En  1436,  Jean  Gutenberg,  de  Mayence,  établi  à Strasbourg, 
perfectionna  les  procédés  de  Laurent  Goster,  de  Harlem,  et  créa 
l’art  typographique  en  créant  les  caractères  mobiles.  Quatorze 
ans  après,  il  s’associa  avec  le  banquier  mayençais  Faust  et 
avec  Schoeffer,  habile  calligraphe,  qui  ajouta  de  nouveaux 
perfectionnements  à la  fonte  des  caractères  et  inventa  proba- 
blement le  moule  mobile  à la  main  à peu  près  semblable  à 
celui  qui  est  encore  en  usage  aujourd’hui.  Dès  lors  l’impri- 
merie était  trouvée  ; les  Lettres  d'indulgence  et  la  Bible  de  1454 
en  sont  les  plus  anciens  monuments.  Cet  art  merveilleux  se 
répandit  avec  rapidité  en  Allemagne,  en  Italie,  en  France,  en 
Suisse,  en  Angleterre  et  bientôt  dans  toute  l’Europe  chré- 
tienne *.  Le  prix  des  livres  baissa  subitement  dans  une  pro- 
portion énorme  *;  et  des  imprimeurs,  qui  furent  en  même 
temps  des  érudits  de  premier  ordre,  les  Aide  Manuce,  en 
Italie,  les  Estienne,  en  France,  et  les  Froben,  en  Suisse,  po- 
pularisèrent par  le  bon  marché  les  chefs-d’œuvre  littéraires  de 
l'antiquité,  dont  ils  donnèrent  des  éditions  aussi  remarqua- 
bles parla  pureté  du  texte  que  par  la  perfection  typographique. 
H est  facile  d’apprécier  les  rapides  progrès  de  l’imprimerie,  et 
l’influence  soudaine  qu’elle  exerça  sur  la  civilisation,  par  ce 
fait  que  le  seul  Josse  Bade,  à Paris,  ne  publia  pas  moins  de 
400  ouvrages,  la  plupart  in-folio.  En  1529,  les  Colloquia 
d’Érasme  furent  tirés  à 24  000  exemplaires,  tant  les  peuples 
étaient  avides  d’apprendre  ; « car  ils  commençaient  à s’aper- 
cevoir, dit  le  docteur  catholique  Lingard,  que  leurs  ancêtres 
avaient  vécu  dans  l’esclavage  de  l’esprit  comme  dans  la  servi- 
tude du  corps.  » 

Dès  650  on  fabriquait  à Samarcande  et  à Bockara  du  papier 

1 . Nous  donnons  ici  la  date  de  l'introduction  de  l’imprimerie  dans  les  di- 
rerses  contrées  : i Vienne,  en  1462;  à Rome,  en  4 465;  à Venise  et  i Milan, 
en  1469;  i Lucerne  et  à Paris,  1470;  à Florence,  Fcrrare,  Trévise,  Bologne, 
Pavie  et  Naples,  1471  ; à Utrecht,  à Parme  et  à Messine,  1473  ; à Gênes,  en 
Belgique,  en  Angleterre  et  en  Espagne,  1474;  à BâIc,  1475;  en  Russie,  1486  ; 
en  Suède,  1493;  en  Écosse,  l5o8;  en  Turquie,  1726;  en  Grèce,  en  1821. 
La  Bible  entière  publiée  en  1462  se  vendit  30  florins;  manuscrite,  elle  en 
coûtait  de  400  à 500. 

2.  En  1500,  Aide  Manuce,  à Venise,  mettait  en  vente  à 2 fr.  50  cent, 
(valeur  actuelle) , son  FirgiU  in-8,  et  publiait  au  même  prix  toute  une  coUec* 
tion  d’auteurs  anciens  ou  nouveaux. 


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154 


CHAPITRE  Xn. 


avec  de  la  soie.  En  706,  Amrou,  à la  Mecque,  substitua  le 
coton  à la  soie.  Ce  papier  de  coton  ou  de  Damas,  comme  on 
l’appelait,  fut  connu  d’assez  bonne  heure  en  Europe.  Les 
Grecs  l’importèrent  dans  l’Italie  méridionale,  où  les  rois  nor- 
mands de  Naples  l’employèrent  fréquemment  dans  leurs  di- 
plômes. Les  Arabes  l’avaient  introduit  en  Espagne;  mais 
l’Espagne,  ayant  beaucoup  de  lin  et  de  chanvre,  préféra  le 
papier  de  linge,  qui,  au  treizième  siècle,  fut  employé  en  Cas- 
tille, et  de  là  pénétra  en  France  et  dans  le  reste  de  l’Europe. 
Cependant  le  parchemin  garda  longtemps  la  prééminence,  à 
cause  de  sa  solidité.  11  était  interdit  aux  notaires  d’employer 
toute  autre  substance  pour  leurs  actes  authentiques.  C’est 
seulement  à la  fin  du  quinzième  siècle  que  lé  triomphe  du 
papier  fut  décidé,  quand  l’imprimerie,  prenant  l’essor,  eut 
besoin  d’une  matière  d’un  prix  peu  élevé  pour  recevoir  l’em- 
preinte des  caractères. 

renalMMiiice  des  lettres. 

L’Italie  s’empara  avidement  de  l’invention  nouvelle.  Dès 
1465,  il  y avait  des  imprimeurs  à Rome  ; il  y en  eut  en  1469 
à Venise  et  à Milan.  C’est  que  nulle  part  le  ciilte  de  l’antiquité 
n’était  aussi  ardent,  la  recherche  des  manuscrits  aussi  vive. 
L’Italie  semblait  vouloir  échapper  au  spectacle  de  ses  vices  et 
de  sa  dégradation  en  revivant  dans  les  temps  anciens  dont  elle 
exhumait  pieusement  les  restes.  Dans  toutes  les  villes  on  res- 
taurait les  écoles,  on  fondait  des  bibhothèques.  A Rome,  le 
pape  Eugène  IV  rétablissait  l’université  romaine,  et  Nicolas  V 
envoyait  de  tous  côtés  des  savants  à la  découverte  des  manu- 
scrits ; il  fit  traduire  les  historiens  grecs,  plusieurs  Pères  de 
l’Éghse,  et  fonda  la  bibliothèque  du  Vatican.  A Naples,  Al- 
phonse le  Magnanime  protégeait  Laurent  Valla  et  Pontanus, 
les  restaurateurs  de  l’Académie  napolitaine,  et  il  ne  deman- 
dait à Laurent  de  Médicis  pour  se  réconcilier  avec  lui  qu’un 
manuscrit  de  Tite  Live.  A Florence  et  à Pise,  Cosme  et  Lau- 
rent le  Magnifique  commençaient  la  bibhothèque  Médicéo- 
Laurentienne  si  célèbre  plus  tard,  et  offraient  un  honorable 
asile  aux  savants  de  tous  les  pays.  Cosme,  le  fondateur  de 


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RÉVOLUTION  DANS  LES  LETTRES,  ETC.  155 

rAcadémie  de  la  Grusca,  chargea  Marcile  Ficin  de  traduire, 
d’expliquer  Platon,  et  de  commencer  contre  Aristote,  l’oracle 
philosophique  du  moyen  âge,  une  guerre  qui  devait  aider  à 
l’affranchissement  de  l’esprit  humain.  Gênes,  appelée  la  Su- 
perbe à cause  de  ses  palais  de  marbre,  restait,  sous  la  domi- 
nation étrangère,  en  dehors  de  ce  grand  travail  ; mais  Venise  y 
participait.  A coté  de  l’ancienne  université  de  Padoue  s’éleva, 
dès  1470,  celle  de  Venise. 

Les  descendants  des  turbulents  barons  changeaient  leurs 
forteresses  en  cabinets  d’étude,  et  oubliaient  leurs  armes 
pour  leurs  livres.  Rome  voyait  le  seigneur  Pic  de  la  Miran- 
dole,  devenu  paladin  de  la  science,  soutenir  contre  tout  venant 
des  thèses  en  toutes  langues  et  sur  toutes  choses.  Le  sombre 
Ludovic  le  More,  lui-même,  à Milan,  protégeait  les  artistes 
et  les  savants.  Il  restaurait  l’université  de  Pavie,  il  encoura- 
geait les  débuts  de  Bramante,  et  le  grand  Léonard  de  Vinci, 
qu’ü  avait  nommé  directeur  de  l’Académie  de  peinture  et 
d’architecture  de  Milan,  sculptait  pour  lui  une  statue  équestre 
que  les  soldats  de  Louis  XII  brisèrent,  et  peignit,  dans  un  des 
couvents  de  la  ville,  cette  sainte  Cène  qui  est  ou  plutôt  qui  fut 
son  chef-d’œuvre.  Les  États  secondaires  obéissaient  à l’en- 
traînement général  : les  Gonzague  à Mantoue,  les  Montefeltri 
à Urbin  et  surtout  l’illustre  maison  d’Este  à Ferrare. 

Mais,  entre  tous  ces  noms  gloriexix,  il  faut  mettre  en  une 
place  à part  ceux  de  Jules  II  et  de  Léon  X.  Le  premier,  au 
milieu  de  ses  négociations  et  de  ses  guerres,  trouva  le  temps  ^ 
d’attirer  et  de  retenir  à sa  cour  une  foule  d’hommes  éminents 
par  leur  érudition,  leur  intelligence  du  beau  et  leur  génie. 

Une  chose  suffît  à sa  renommée  : il  a commencé  Saint-Pierre 
de  Rome,  et  chargé  Michel- Ange  d’en  élever  la  coupole,  c Les 
, belles-lettres,  disait-il,sont  de  l’argent  aux  roturiers,  de  l’or  aux 
nobles  et  des  diamants  aux  princes.  » Le  jour  où  l’on  retrouva 
le  Laocoon  dans  les  Thermes  de  Titus,  il  fît  sonner  les  cloches 
de  toutes  les  églises  de  Rome.  Le  second,  issu  de  la  famille 
des  Médicis,  fut  bien  plus  le  prince  des  lettres  et  des  artistes 
que  le  pontife  des  chrétiens.  « Favoriser  les  progrès  des  let- 
tres, disait-il  lui-même,  est  une  partie  importante  des  devoirs 
pontificaux.  » Raphaël  peignit  pour  lui  les  fresques  du  Vati- 


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156 


CHAPITRE  XII. 


can,  Michel- Ange  celles  de  la  chapelle  Sixtine,  et  il  achetait 
500  sequins  un  exemplaire  manuscrit  des  cinq  premiers  li- 
vres de  Tite  Live,  qu’il  se  hâtait  de  faire  imprimer.  On  donne 
parfois  son  nom  à ce  siècle  ; c’est  une  flatterie,  mais  ce  n’est 
pas  une  injustice. 

Ce  réveil  du  goût  pour  l’érudition  antique  n’était  malheu- 
reusement pas,  chez  les  Italiens,  le  réveil  des  mâles  vertus  et 
des  fortes  pensées  de  Rome  et  d’Athènes.  Aussi  la  littérature 
italienne,  plus  savante  au  seizième  qu’au  quatorzième  siècle, 
fut-elle  moins  originale  et  moins  virile.  On  secoua  bien  l’au- 
torité d’Aristote,  grâce  à la  lecture  de  son  étemel  rival  Platon, 
dont  les  œuvres  furent  éditées  à Venise,  par  les  Aides,  en 
1513;  mais  on  ne  créa  point  de  philosophie.  On  emprunta 
aux  historiens  anciens  l’art  de  grouper  les  faits  et  de  couper 
le  récit  par  des  discours  de  convention;  mais  l’Italie  ne  trouva 
ni  un  Hérodote  ni  un  Tacite.  On  découvrit  la  géographie  dans 
Ptolémée,  la  botanique  dans  Dioscoride,  la  médecine  dans 
Galien  et  dans  Hippocrate;  mais  on  ne  fit  faire  â ces  sciences 
aucun  progrès.  Rien  ne  naquit,  en  un  mot,  comme  au  siècle  de 
Dante,  des  profondeurs  de  la  nationalité  et  du  génie  italiens. 

Sans  parler  de  Sannazar  et  de  ses  Idylles  piscatoires,  de 
Vida  qui  chanta  les  Échecs  et  les  Fe?’s  à soie  en  si  beau  latin, 
avant  d’écrire  sa  Christiade,  comment  trouver  une  inspiration 
tant  soit  peu  personnelle  dans  le  cicéronien  Bembo,  ce  car- 
dinal favori  de  Léon  X,  qui  n’allait  pas  aux  sermons  parce 
qu’on  y parlait  trop  mal,  qui  jurait  per  deos  immortales,  ap- 
pelait la  Vierge  Dea  Lauretana,  et  croyait  que,  l’homme  ne 
pouvant  désormais  rien  créer  de  neuf  en  littérature,  il  n’y 
avait  plus  qu’une  chose  à faire  : pour  le  latin,  imiter  Cicéron; 
pour  l’italien,  imiter  Pétrarque  *.  Sadolet,  du  moins,  ajoutait 
à ce  culte  pour  Cicéron  celui  de  la  vertu  et  un  esprit  de  tolé- 
rance qui  recommande  près  de  nous  sa  mémoire,  bien  plus 
que  ses  belles  lettres  latines. 

I.  Bembo,  né  à Venise  en  <470,  mourut  en  <547.  Sadolet,  né  à Modéne 
en  <477,  fut  évéque  de  Carpentras  et  cardinal;  il  mourut  la  même  année 
que  Bembo.  Jules-César  Scaliger  de  Padoue,  autre  latiniste  fameux,  vécut  en 
France  et  s’y  maria.  Un  de  ses  flls,  Jusepli-Jusle,  fut  plus  célèbre  comme 
érudit.  Un  autre  Italien,  Pierre-Martyr  d’Anghiera,  vécut  en  Espagne.  Nous 
avons  de  lui  813  lettres  qui  ne  sont  pas  toutes  d’inuliies  aropHQcations. 


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RÉVOLUTION  DANS  LES  LETTRES,  ETC.  157 

L’Italie  n'eut  à cette  époque  que  deux  grands  écrivains, 
l’Arioste  et  Machiavel,  et  un  historien  célèbre,  Guichardin^; 
nombre 'd’artistes  en  style  et  pas  un  seul  ouvrage  d’une  puis- 
sante originalité,  parce  que  l’imagination  et  l’esprit  n’y  furent 
jamais  au  service  de  grandes  idées  ni  de  sentiments  élevés  et 
purs.  Le  Roland  furieux  de  l’Arioste  fut  publié  en  1515, 
l’année  même  où  François  I*''  gagnait,  aux  dépens  de  l’Italie, 
la  bataille  de  Marignan.  Le  comte  Boiardo  avait  récemment 
écrit  V Orlando  Inamorato,  où  la  donnée  des  poèmes  chevale- 
resques était  encore  gravement  prise  au  sérieux.  L’Arioste  en 
fit  la  contre-partie.  Son  poème  héroï-comique,  contraire  à 
l’histoire  et  à la  vérité  morale,  est  un  chef-d’œuvre  d’imagi- 
nation et  de  grâce  ; mais,  en  vérité,  quand  on  pense  au  milieu 
de  quelles  circonstances  l’Arioste  imaginait  toutes  ces  féeries, 
on  est  tenté  de  répéter  les  paroles  du  cardinal  d’Este  : « Eh  ! 
messire  Arioste,  où  avez-vous  pris  tant  de  balivernes?  » Un 
trait  peint  l’esprit  de  ce  temps  : Bembo,  l’ami  de  l’Arioste, 
eût  voulu  qu’il  écrivît  son  poème  en  vers  latins.  « J’aime 
noieux,  répondit  le  poète,  être  le  premier  entre  les  poètes  tos- 
cans, qu’à  peine  le  second  parmi  les  latins  *.  » Et  il  a eu  rai- 
son : ces  « balivernes  ■ ont  vécu  par  ce  qui  fait  vivre  les  livres, 
par  le  style. 

Il  est  à noter  comme  trait  de  mœurs  plutôt  que  de  littéra- 
ture que  Boccace  avait  eu  une  nombreuse  lignée  de  conteurs 
plus  licencieux  que  lui-même.  Cette  immoralité  gagna  le 
théâtre  et  s’y  accrut,  car  les  yeux  virent  ce  que  les  oreilles 
seules  entendaient.  Les  deux  premières  comédies  modernes, 
la  Calandra,  du  cardinal  Bibiena,  et  la  Mandragore^  de  Ma- 
chiavel , qui  furent  représentées  à la  cour  pontificale , sont 
salies  de  ces  obscénités,  qu’on  retrouve  encore  dans  l’épopée 
de  l’Arioste  ; et  l’Arétin  fut  fait  par  Jules  III  chevaber  de 
Saint-Pierre,  en  attendant  le  cardinalat.  ' 

Les  caractères  les  plus  fortement  trempés  s’abandonnaient 

4 . Gnichardin,  né  à Florence  en  1482,  mort  en  4 540,  fut  ambassadeur  de 
Florence,  puis  du  saint-siège,  auprès  de  plusieurs  princes;  U écrivit  l’his- 
toire de  l’Italie,  de  1490  à 1534.  Le  Tasse  est  de  la  seconde  moitié  du  siècle 
(1644-1606). 

2.  L’ Arioste  (Ludovico  Ariosto),  né  en  1474  à Reggio,  mort  en  1534.  Il 
passa  presque  toute  sa  vie  à la  cour  des  ducs  de  Ferrare. 


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158 


CHAPITRE  XII. 


eux-mêmes.  Ainsi  Machiavel  compromit  d’abord  son  vigou- 
reux esprit  dans  les  productions  les  plus  légères^  et^  lorsque  la 
souffrance  personnelle  eut  réveillé  en  son  âme  le  sentiment 
des  douleurs  de  la  patrie,  il  débuta  dans  ses  œuvres  publiques 
par  un  livre  qu’on  voudrait  prendre  pour  un  acte  de  déses- 
poir : le  bvre  du  Prince.  Il  y réduit  en  théorie,  dans  un  style 
froid  et  expéditif  comme  elle,  cette  pob tique  d’égoïsme  et  de 
cruauté  qui  faisait  de  la  perfidie  un  art,  de  l’assassinat  un 
moyen,  et  qui  immolait  au  but  toutes  les  notions  de  l’honnête. 
Condamnons  ce  livre  pervers  « qui  enseignait  à ravir  aux  ri- 
ches leurs  biens,  aux  pauvres  leur  honneur,  à tous  la  liberté,  a 
mais  en  reconnaissant  qu’il  accuse  autant  le  siècle  pour  le- 
quel il  fut  composé  que  la  main  qui  l’a  écrit  * ■:  siècle  de 
Léon  X qui  donne  un  sauf-conduit  à im  cardinal  et  le  fait  tuer 
à l’arrivée  ; de  César  Borgia  qui  trompe  et  empoisonne  les 
seigneurs  de  la  Romagne;  de  Ferdinand  de  Naples  qui  attire 
ses  nobles  à une  fête  et  les  y égoi^e  ; de  Ferdinand  le  Catho- 
lique qui  s’honorait  d’être  perfide  ; de  ceux  enfin  qui  organi- 
sèrent l’abominable  guet-apens  de  la  Saint-Barthélemy.  Le 
succès  était  tout,  la  moralité  rien.  Notre  Montaigne  trouvait 
lui-même  les  vices  nécessaires.  « Le  bien  public,  ose-t-il 
dire,  requiert  qu’on  trahisse  et  qu’on  mente  et  qu’on  massar- 
cre.  > £t  il  n’est  pas  sans  estime  pour  < ces  citoyens  plus  vi- 
goureux et  moins  craintifs  qui  sacrifient  leur  honneur  et  leur 
conscience,  comme  ces  autres  anciens  sacrifièrent  leur  vie 
pour  le  salut  de  leur  pays.  » 

Voilà  le  monde  tel  qu’il  sortait  du  moyen  âge  et  que  nous 
avons  eu  à purifier. 

A cette  époque  trois  pays  seulement  pensent  et  produisent  : 
l’Itabe  est  le  premier,  la  France  le  second,  l’Allemagne  vient 

J 

4.  Zeller,  Histoire  d’Italie,  chap.  xv,  p.  365  et  fruit.  — Niccoto  Macchia- 
telli  naquit  en  4469  et  mourut  en  4527.  Il  Tut  pendant  quatorze  ans  secrétaire 
de  la  république  de  Florence.  La  restauration  desMédicis  à Florence,  en  4513, 
lui  fil  perdre  sa  charge.  Impliqué  dans  une  conspiration  contre  eux,  il  fut  mis 
i la  torture,  puis  banni.  Dans  cet  exil  il  composa  le  Prince  en  4 54  4,  et  les 
Discours  sur  Vite  Lire  vers  4 616.  H Histoire  de  Florence  est  de  4 525.  Du  reste 
Fra  Paolo  Sarpi  dans  ses  Conseils  à la  seigneurie  de\Venise,  même  Guichardin, 
pensent  à peu  prés  comme  Machiavel  en  politique.  Cette  école  sacrifie  sans 
hésiter,  comme  les  anciens,  l'individu  et  la  justice  à l’Étal,  au  prince. 


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RÉVOLUTION  DANS  LES  LETTRES,  ETC.  159 

ensuite.  Pour  l’Angleterre,  elle  cicatrise  ses  blessures  de  la 
guerre  des  Deiu-Roses,  et  l’Espagne  a les  yeux  bien  moins 
sur  l’antiquité  que  vers  l’Amérique  et  ses  mines,  vers  l’Italie 
et  les  Pays-Bas,  avec  leurs  riches  cités  et  leurs  plantureuses 
campagnes  où  les  bandes  de  Charles-Quint  aiment  tant  à faire 
la  guerre  et  le  pillage. 

La  langue  française  avait  de  la  naïveté,  des  tours  vifs,  mais 
elle  manquait  d’ampleur,  d’élévation,  de  netteté.  Si  l’imagi- 
nation, le  bon  sens,  la  gaieté  gauloise  perçaient  dans  les  écrits 
en  vers  et  en  prose,  la  trivialité,  la  diffusion,  le  mauvais  goût 
déparaient  les  meilleurs  livres.  Mais  l’antiquité  retrouvée,  les 
écrivains  allèrent  puiser  à cette  source  féconde,  et  le  génie  de 
la  France  s’y  retrempant  mieux  que  celui  d’aucune  autre  na- 
tion moderne,  acquit  cette  haute  raison,  cette  mesure,  cette 
limpide  clarté  qui  lui  Ont  valu  l’empire  pacifique  de  l’Europe. 

François  I",  qu’on  a appelé  le  Père  des  lettres,  ne  créa 
point  le  mouvement  qui  de  lui-même  se  produisait,  mais  il  y 
aida.  La  vieille  Université  de  Paris,  avec  sa  Faculté  de  théo- 
logie, la  Sorbonne,  ne  pouvait  changer  d’esprit  et  de  méthode. 
Sur  le  modèle  des  académies  d’Italie,  et  par  le  conseil  du  sa- 
vant Budé,  le  roi  fonda,  en  1530,  un  établissement  tout  laïque, 
le  Collège  des  trois  langues  ou  Collège  de  France.  L’hébreu,  le 
grec, le  latin,  la  médecine,  les  mathématiques,  la  philosophie, 
tout  ce  qui  était  nouveau,  ou  qui  se  frayait  des  voies  nouvel- 
les, y fut  enseigné  gratuitement.  L’hébraïsant  Vatable,  l’hel- 
léniste ûanès,  le  mathématicien  et  l’orientaliste  Postel,  le 
savant  Turnèbe  et  le  disert  Lambin,  virent  accourir  à leurs 
doctes  leçons  ces  élèves  à qui  l’Université  mesurait  si  parci- 
monieusement la  science.  François  I"  ne  créa  pas  Vlmprime- 
rie  royale,  qui  ne  date  que  de  Louis  XIII,  en  1640,  mais  il 
fît  graver  et  fondre,  d’nprès  les  belles  formes  des  types  véni- 
tiens d’Alde  Manuce,  les  caractères  de  Garamond,qui  par  son 
ordre  les  confiait  aux  imprimeurs  les  plus  distingués,  dits 
imprimeurs  royaux,  aux  Estienne  par  exemple,  pour  servir 
aux  belles  éditions  publiées  par  ces  établissements  particu- 
liers. II  acheta  des  manuscrits  d’auteurs  anciens  en  Italie,  en 
Grèce,  en  Asie,  pour  accroître  la  richesse  naissante  de  la  Bi- 
bliothèque royale,  et  en  fit  éditer  un  grand  nombre. 


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CHAPITRE  XII. 


L’érudition  française  commença  alors  les  grands  travaux  qui 
la  mirent  durant  trois  siècles  à la  tête  de  la  science  européenne. 
Avec  Cujas,  P.  Pithou,  Denis  Godefroy,  Doneau,  Dumoulin, 
la  jurisprudence  brilla  d’un  éclat  qui  ne  fut  égalé  nulle  part 
ailleurs,  et  qui  n’a  pas  encore  été  éclipsé.  Dans  les  lettres  sa- 
vantes, Danès,  Postel,  le  grand  cicéronien  Dolet,  brûlé  vif  à 
trente-six  ans,  le  premier  helléniste  de  l’Europe,  Budé,  Le- 
febvre d’Êtaples,  les  Estienne,  dynastie  d’imprimeurs  plus 
doctes  que  les  meilleurs  érudits  du  temps,  publièrent  une  foule 
de  savants  livres  qui  révélèrent  la  double  antiquité,  sacrée  et 
profane,  d’où  notre  civilisation  est  sortie. 

Dans  les  lettres  proprement  dites,  on  peut  distinguer  pour 
ce  siècle  comme  quatre  groupes  d’écrivains  : au  commence- 
ment, Marot  et  son  élégant  badinage,  Rabelais  avec  sa  verve 
avinée  et  audacieuse  ; à la  fin,  Mathurin  Régnier,  le  satirique, 
tous  trois  héritiers  du  vieux  genre  gaulois  ; au  milieu  Ronsard 
et  la  pléiade  des  poètes,  « dont  la  muse  en  français  parla  grec 
et  latin.  » A côté  de  ceux-ci , durant  les  guerres  de  religion, 
Amyot  et  Montaigne,  fervents  adorateurs  de  l’antiquité,  mais 
qui  ne  lui  sacrifient  point,  comme  l’école  de  Ronsard,  la  lan- 
gue nationale;  enfin  entre  le  seizième  siècle  qui  finit  et  le 
dix-septième  qui  commence,  Malherbe,  le  poète  de  Henri  IV, 
qui  régularise,  comme  son  maître,  le  mouvement  désordonné 
de  l’âge  précédent  et  prépare  la  calme  grandeur  de  celui  qui 
va  suivre.  En  somme,  deux  livres  qui  sont  restés  et  que  les 
plus  délicats  lisent’  encore  : les  Essais  et  Gargantua;  sans 
compter  bien  des  pages  d’Amyot,  des  pièces  de  Malherbe,  des 
vers  de  Mathurin  Régnier,  et  toute  la  Satire  Ménippée.  Calvin 
et  d’Aubigné  ont  une  place  à part,  celui-ci  pour  ses  Mémoires 
et  ses  Tragiques  ; celui-là  pour  son  Institution  chrétienne. 

L’Allemagne  ne  parlait  pas  encore  sa  langue.  Du  moins 
c’est  en  latin  que  ses  hommes  de  savoir,  même  d’esprit,  comme 
Ulric  Von  Hutten,  écrivaient.  Le  plus  illustre  était  alors 
Érasme,  de  Rotterdam  (1467-1536).  Il  eutcelade  particulier, 
qu’au  milieu  de  cette  effervescence  du  seizième  siècle,  qui 
trempait  si  fortement  les  caractères,  il  fut  un  homme  froid, 
railleur,  qui  un  siècle  plus  tard  eût  été  sceptique,  s’il  ne 
l’était  déjà,  et  qui  ne  sacrifiait  rien  aux  idées  auxquelles  alors 


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RÉVOLUTION  DANS  LES  LETTRES,  ETC.  161 

on  sacrifiait  tout.  Enfant  de  chœur  à neuf  ans,  chanoine  à dix- 
sept,  et  plus  tard  se  faisant  relever  de  ses  vœux  ; élève  du  col- 
lège de  Montaigu,  à Paris,  où  il  fut  obligé,  pour  vivre,  de 
donner  des  leçons  k un  gentilhomme  anglais,  puis  attiré  en 
Angleterre  par  ce  seigneur,  bientôt  à Bologne,  où  il  reçut  le 
bonnetde  docteur  en  théologie,  àVenise  chezAldeManuce,puis 
de  nouveau  en  Angleterre  chez  le  chancelier  Thomas  Morus  ; 
recherché  par  les  souverains,  Henri  YIII,  Léon  X,  Adrien  VI, 
François  I",  qui  lui  fit  offrir,  mais  en  vain,  par  le  savant 
Budé,  la  direction  du  Collège  de  France  récemment  créé  ; et, 
au  milieu  de  cette  cour  de  monarques,  conservant  ime  indé- 
pendance très-habilement  calculée  pour  n'alarmer  personne, 
tel  fut  Erasme.  « Les  gens  de  lettres,  disait-il,  sont  comme 
les  tapisseries  de  Flandre  à grands  personnages  qui  ne  font 
leur  effet  que  vus  de  loin.  » Pour  cette  sorte  de  royauté  de 
l’esprit  et  du  bel  esprit,  on  l’a  appelé  le  Voltaire  de  son  temps. 
Nul  écrivain  n’a  exercé,  en  effet,  à cette  époque,  un  empire 
plus  étendu.  Ses  épigrammes  contre  l’ignorance,  le  libertinage 
et  la  gloutonnerie  des  moines,  ses  attaques  contre  les  indul- 
gences ‘ semblaient  le  désigner  aux  réformés  comme  un  des  ' 
leurs.  Mais  il  était  trop  prudent  pour  s’engager  dans  une  lutte 
aussi  ardente.  « Luther,  dit-il,nous  a donné^me  doctrine  sa- 
lutaire et  de  très-bons  conseils;  je  voudrais  qu’il  n’en  eût  pas 
détruit  l’effet  par  des  fautes  impardonnables.  Mais,  quand  il 
n’y  aurait  rien  à reprendre  dans  ses  écrits,  je  ne  me  suis  ja- 
mais senti  disposé  à mourir  pour  la  vérité.  Tous  les  hommes 
n’ont  pas  reçu  le  courage  nécessaire  pour  être  martyrs  ; et  si 
j’eusse  été  mis  à l’épreuve,  je  crains  bien  que  je  n’eusse  fait 
comme  saint  Pierre.  » Il  resta  donc  en  dehors  des  partis  « et 
des  vérités  séditieuses,  » tout  entier  à ses  chers  auteurs,  amou- 
reux du  beau  latin,  du  pur  langage.  « Érasme,  s’écriait  Lu- 
ther, est  Érasme  et  n’est  point  autre  chose.  » Ses  principaux 
ouvrages  sont  V Eloge  de  la  folie,  ses  Adages  et  ses  Colloquia, 


i . a Que  pensez  vous  de  ceux , dit-il  dans  ses  Colloquia,  qui  avec  des  indul- 
gences endorment  les  consciences  et  mesurent  montre  en  main  la  durée  du 
purgatoire  dont  ils  calculent  les  siècles,  les  années,  les  jours  et  les  heures. 
Il  n’y  a pas  un  marchand,  un  soldat,  un  juge  qui  ne  croie,  moyennant  un 
écu,  racheter  tous  les  voit  de  sa  vie.  » 


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CHAPITRE  Xn. 


dialogues  satiriques  dans  le  genre  de  Lucien^  oü  le  clergé  et 
les  moines  ont  singulièrement  à pâlir.  Mais  il  a eu  sur  l’oi^a- 
nisation  des  études  une  influence  dominante.  C’est  lui  qui  a 
fait  triompher  le  système  actuel  de  prononciation  pour  le  grec 
ancien,  et  qui  a banni  de  l’enseignement  les  formes  lourdes 
et  barbares  de  la  scolastique.  11  s’attaquait  aux  imu veaux  pé> 
dants  comme  aux  anciens  : dans  son  CiceroniamUy  il  tourne  en 
dérision  ces  puristes  si  scrupuleux  pour  le  mot  et  qui  ne  le 
sont  jamais  pour  la  pensée.  11  avait  donné  en  1516  la  pre> 
mière  édition  grecque  du  Nouveau  Testament. 

Les  Pays-Bas  revendiquaient  un  autre  personnage,  l’Espa- 
gnol Yivès,  qui  professa  à Louvain  et  à Bruges,  et  qu’on  pla- 
çait à côté  de  Budé  et  d’Érasme. 

En  Allemagne,  la  littérature  du  moyen  âge  continuait  avec 
les  écoles  de  Meistersànger,  qui  foisonnaient  encore  dans  la 
Souabe  et  la  Franconie.  A Nuremberg,  en  1558,  il  n’y  avait 
pas  moins  de  deux  cent  cinquante  mmtres  chanteurs,  qui  se 
réunissaient  dans  le  chœur  même  de  la  cathédrale,  à l’issuo 
du  service  divin.  Le  plus  célèbre  était  le  cordonnier  Hans 
Sachs,  qui  écrivit  10  840  pièces  de  vers.  Le  Narrenschiff  oulat. 
Barque  des  fous  du  Strasbourgeois  Sébastien  Brandt,  et  la 
continuation  pa^  un  de  ses  compatriotes,  Thomas  Mumer, 
eurent  im  immense  et  durable  succès,  qui  toutefois  n’a  pu 
dépasser  le  seixième  siècle.  Malgré  la  fécondité  d’Hans  Sachs, 
cette  littérature  populaire  se  mourait.  Le  culte,  au  contraire, 
des  lettres  savantes  s’étendait  rapidement,  et  la  Renaissance 
compta  tm  grand  nombre  de  cicéroniens  allenumds:Heuchlin, 
le  maître  de  Melanchthon,  qui  introduisit  en  ce  pays  l’étude 
de  l’hébreu,  et  fut  le  maître  de  Melanchthon;  Hégius  celxii 
d’Érasme;  Geltès, Béatus  Rhenanus,Dalberg,  qui  fonda â Hei- 
delberg la  première  académie  allemande  et  une  bibliothèque 
demeurée  jusqu’à  la  guerre  de  trente  ans,  la  plus  belle  de  l’Éu- 
rope;  Hutten,  l’auteur  des  Litteræ  obscurorum  vironm^  et  le 
poète  lauréat  de  l’empereur  Maximilien  ; une  foule  d’autres 
enfin  qui,  sans  doute,  auraient  fait  entrer  l’Allemagne  à plei- 
nes voiles  dans  le  courant  nouveau  de  la  civilisation  moderne, 
si  un  d’eux,  Luther,  n’avait  déchaîné  sur  son  pays  les  tempê- 
tes théologiques  qui  arrêtèrent  soudain  l’élan  des  ^prits  et 


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RÉVOLUTION  DANS  LES  LETTRES,  ETC.  163 

amenèrent  ce  que  les  historiens  ont  appelé  le  siècle  de  fer  de 
la  littérature  allemande. 


renalMMAce  ti«a  arta. 


Inférieure,  et  de  beaucoup , aux  anciens  dans  les  lettres, 
l’Italie  du  seizième  siècle  les  égala  ou  les  surpassa  dans  les 
arts.  L’architecture  ogivale  n’avait  plus  la  sévère  grandeur 
qu’on  admire  dans  les  monuments  du  treizième  siècle.  Au 
quinzième  régnait  le  gothique  flamboyant , les  lignes  archi- 
tecturales se  tordaient  en  mille  replis.  C’était  éblouissant  ; ce 
u’était  ni  simple  ni  grand.  En  France,  on  faisait  eflbrt  pour 
rejeter  l’ancien  style  ; on  le  dénaturait  ; on  n’en  avait  pas 
trouvé  un  autre.  Lltalie , où  l’architecture  ogivale  n’arriva 
jamais  à la  perfection  qu’elle  atteignit  au  delà  des  monts,  de- 
manda de  bonne  heure  des  inspirations  architectoniques  à 
l’antiquité  ; dès  la  fin  du  quatorzième  siècle,  on  y fit  des 
Umpks  chrétiens  pour  lesquels  on  s’efforça  de  prendre  aux 
Grecs  l’exquise  pureté  de  leurs  lignes  et  aux  artistes  du  moyen 
âge  l’expression  religieuse  qu’ils  avaient  si  bien  trouvée. 

Le  Florentin  Bnmelleschi  * fut  le  vrai  créateur  de  cette  ar- 
chitecture nouvelle.  Il  tira  de  l’oubli  les  anciens  ordres  grecs, 
à l’ogive  substitua  l’arcade,  et  aux  lignes  tourmentées  du  go- 
thique fleuri  la  ligne  droite  des  temples  grecs  ou  la  courbe 
élégante  du  dôme  romain.  Sa  coupole  de  la  cathédrale  de 
Florence  précède  d’un  siècle  celle  de  Michel-Ange  à Saint- 
Pierre  de  Rome  et  est  aussi  grande.  Ses  élèves  conservèrent  au 
nouveau  système,  en  face  de  l’ornementation  recherchée  des 
artistes  vénitiens,  la  sobriété  sévère  que  Bnmelleschi  lui  avait 
donnée.  Mais  ü était  réservé  à Bramante,  oncle  de  Rapahël, 
de  porter  au  dernier  degré  de  perfection  l’architecture  de  la 
Renaissance  *.  Le  palais  de  la  chancellerie  et  la  cour  du  Yati- 

4.  Né  en  '1376,  mort  en  1444.  On  lui  doit  le  palais  Pitli,  à Florence  et  le 
dôme  de  Santa  Maria  del  Fiore,  dont  le  diamètre  intérieur  a 434  pieds,  un 
pied  de  plus  que  le  dème  de  SainUPierre  ; ceux  du  Panthéon  et  des  Invalides 
à Paris  n’en  ont  l’un  que  62,  l'autre  que  76.  Jacques  Barozzio,  né  é Vignole, 
dans  le  Uodenais,  et  André  Palladio,  qui  appartiennent  an  seizième  siècle , 
sont  plus  fameux  par  leurs  écrits  théoriques  que  par  leurs  ouvrages. 

2,  Né  à Castel-Durante,  dans  l’État  d’Urbin,  mort  en  1614. 


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164 


CHAPITRE  XII. 


can  sont  des  modèles.  C’est  Bramante  que  le  pape  Jules  II 
chargea  de  dessiner  le  plan  de  Saint-Pierre  de  Rome.  Arrêté 
par  la  mort,  il  eut  pour  successeur  Michel- Ange,  qui  lui 
emprunta  l’idée  de  la  célèbre  coupole. 

Dès  le  treizième  siècle,  Nicolas  et  André  de  Pise  avaient 
secoué  le  joug  de  l’art  conventionnel,  de  la  tradition  byzan- 
tine, et  créé  la  sculpture  italienne  (chaires  de  Pise  et  de 
Sienne,  tombeau  de  saint  Dominique  à Bologne).  Laurent 
Ghiberti,  au  quinzième  (1378-1455),  se  mit  au  premier  rang, 
par  ses  deux  portes  du  baptistère  de  Florence,  « dignes  d’être 
placées  à l’entrée  du  paradis,  » disait  Michel-Ange.  A côté 
de  ce  grand  artiste,  Donatello  (1383-1466),  moins  élevé  de 
style,  plus  énergique  d’expression,  fonda  l’école  florentine  de 
sculpture  dont  André  Verocchio  (1432-1488)  et  Alexandre 
Léopardi  furent  les  illustres  représentants,  et  qui  a pour  prin- 
cipal caractère  l'imitation  exacte  et  savante  du  modèle,  le  na- 
turalisme, comme  on  l’a  appelé.  Le  chef-d’œuvre  de  Dona- 
tello était  une  statue  de  saint  Marc,  d’une  telle  vérité,  qu’après 
l’avoir  contemplée  longtemps,  Michel-Ange  s’écria  : « Marco 
perche  non  miparli?  » Leur  contemporain,  Lucia  délia  Rob- 
bia,  dont  presque  tous  les  ouvrages  sont  faits  d’une  terre  cuite 
vernissée  qui  ressemble  à de  la  faïence , conserva  la  naïveté 
de  la  sculpture  du  moyen  âge,  mais  en  lui  donnant  une  pu- 
reté de  style  presque  antique. 

La  sculpture  d’ornement,  enchaînée  à la  tradition  avant  la 
Renaissance,  devint,  avec  les  Lombardi  et  Benvenuto  Gellini  *, 
le  fameux  ciseleur,  un  art  admirable,  en  même  temps  qu’une 
industrie  florissante. 

La  supériorité  des  Italiens  sur  les  Grecs  dans  la  sculpture 
et  dans  l’architecture  est  fort  contestable  ; elle  ne  l’est  pas 
dans  la  peinture.  Dès  le  treizième  siècle,  Giotto  (1276-1336), 
ami  de  Dante  et  élève  de  Gimabué,  le  dernier  des  peintres 


4.  Benvennlo  Cellini,  né  à Florence  en  1600,  mort  en  1570,  orférre  et 
sculpteur,  qui  travailla  beaucoup  pour  François  I*'.  Il  a laissé  de  curieux 
Mémoires  dans  lesquels  il  se  vante  d’avoir  tiré  le  coup  d’arquebuse  qui  tua  le 
connétable  de  Bourbon  à l’assaut  de  Rome.  Le  musée  du  Louvre  possède  de 
lui  \a  Nymphe  de  Fontainehleau,  bas-relief  en  bronze,  dans  la  salle  des  Caria- 
tides. 


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RÉVOLUTION  DANS  LES  LETTRES,  ETC.  165 

de  l’école  byzantine,  créa  un  système  nouveau.  Plus  de  vérité 
dans  l’expression  et  dans  les  draperies,  plus  de  correction  et 
d’exactitude  dans  le  dessin , un  commencement  de  modelé,  la 
passion  et  la  grandeur  unies  dans  la  composition  à la  grâce, 
telles  sont  les  qualités  qui  firent  de  Giotto  pendant  un  siècle 
le  plus  grand  peintre  de  l’Ilalie.* 

La  peinture  giottesque  domina  jusqu’aux  premières  années 
du  quinzième  siècle.  A cette  époque,  deux  importantes  modi- 
fications dans  les  procédés  matériels  amenèrent  dans  la  pra- 
tique même  de  l’art  une  véritable  révolution.  D’une  part,  on 
appliqua  les  principes  de  la  perspective  linéaire  enseignée 
par  Ucello  (mort  en  1472)  qu’aidait  le  mathématicien  Manetti; 
d’un  autre  côté,  les  frères  van  Eyck  de  Bruges  (1370-1450) 
perfectionnèrent  à un  tel  point  les  procédés  de  la  peinture  à 
l’huile,  que  la  peinture  à la  détrempe  fut  abandonnée,  et  que 
l’on  ne  conserva  la  fresque  que  pour  décorer  les  murailles 
des  grands  monuments. 

Lltalie  compta  alors  trois  grandes  écoles  : l’école  natura- 
liste de  Florence,  fondée  par  Masaccio  (1402-1443),  qui 
cessa  enfin  d’observer  les  caractères  typiques , le  formalisme 
byzantin,  que  Giotto  conservait  encore  ; l’école  ombrienne, 
religieuse  et  spiritualiste,  qui  eut  à sa  tête  le  Pérugin  ; enfin 
l’école  coloriste  de  Venise,  dont  le  chef  fut  Giovanni  Bellini. 

C’est  k ce  moment,  quand  l’étude  de  la  nature  et  la  science 
du  dessin  avaient  déjà  fait  de  grands  progrès , mais  lorsqu’il 
restait  à donner  au  dessin  la  grâce,  à la  couleur  l’harmonie, 
et  surtout  à la  vérité  des  formes  le  beau  idéal,  que  parurent 
six  hommes  d’un  génie  extraordinaire , les  plus  grands  pein- 
tres de  l’Italie  et  de  tous  les  temps,  Léonard  de  Vinci,  Michel- 
Ange,  le  Corrége,  Giorgione,  le  Titien  et  le  divin  Raphaël. 

Si  la  puissance  créatrice  de  la  Renaissance  et  du  seizième 
siècle  fut  quelque  part,  c’est  en  Michel-Ange  Buonarotti.  Il 
naquit  en  1474,  près  d’Arezzo,  d’une  illustre  famille  patri- 
cienne, et  montra  dès  le  jeune  âge  pour  le  dessin  une  voca- 
tion tellement  forte,  qu’elle  triompha  des  préjugés  nobiliaires 
de  sa  famille.  Les  hommes  de  ce  temps  embrassaient  tout.  Il 
fut  un  sculpteur  incomparable,  un  grand  architecte,  quoique 
fougueux  et  incorrect,  un  peintre  de  premier  ordre  et  un  in- 


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CHAPITRE  XII. 


génieur  éminent  : chargé  de  fortifier  Florence  assiégée,  il  la 
défendit  un  an.  11  fut  très-versé  dans  l’anatomie , et  de  sa 
main  d’artiste,  disséquant  des  cadavres,  il  acquit  de  la  struc- 
ture interne  du  corps  humain,  du  jeu  des  muscles,  cette  con- 
naissance profonde  qui  lui  a permis  de  donner  tant  de  relie! 
à ses  représentations  de  la  forme  humaine,  et  de  replacer  le 
beau  dans  le  vrai,  par  l’alliance  de  l’art  et  de  la  science.  La 
nature,  si  oubliée  des  artistes  du  moyen  âge,  reprit  son  em- 
pire. La  puissante  originalité  de  Michel-Ange  vient  de  ce 
qu’il  se  mettait  en  face  d’elle.  H sut,  quand  il  voulut,  contre- 
faire l’antique  à s’y  méprendre,  mais  ne  s’en  laissa  pas  domi- 
ner. C’est  le  Corneille  de  la  sculpture  par  le  caractère  excessif 
de  force  et  de  grandeur  qu’il  donnait  aux  œuvres  travaillées 
par  ses  mains. 

H eut  pour  maître  Dominique  Ghirlandajo  , de  Florence, 
dont  il  dépassa  bientôt  la  peinture  froide,  maigre,  scolastique, 
si  j’ose  dire.  Protégé  d’abord  parles  Médicis,  il  perdit  cet 
appui  lorsqu’une  révolution  les  chassa  de  Florence.  C’est  alors 
qu’il  vint  à Rome,  où  Jules  II  le  chargea  de  construire  son 
mausolée.  Il  traça  un  plan  colossal  dont  quelques  figures  seu- 
lement furent  exécutées  : l’une  d’elles  est  son  Moïse  assis  et 
tenant  la  table  de  la  loi.  Austère  dans  ses  mœurs,  sobre  à 
l’extrême,  stoïcien  de  caractère,  la  plupart  du  temps  seul  en 
présence  de  la  nature  vivante  ou  morte  et  de  ces  méditations 
puissantes,  il  quitta  Rome  par  fierté,  parce  qu’un  jour  la 
porte  du  pontife  lui  fut  fermée,  et  résista  longtemps  aux 
prières  et  aux  menaces.  Il  revint  pourtant,  et  fit  de  Jules  II, 
conquérant  de  Bologne,  cette  statue  qui  semblait  plutôt  châ- 
tier que  bénir  la  ville.  Le  soin  de  décorer  de  fresques  la 
voûte  de  la  chapelle  Sixüne  lui  fut  alors  confié  : c’était  un 
piège  de  ses  ennemis,  surtout  de  Bramante,  qui,  jaloux,  s’ef- 
forçait de  lui  opposer  Raphaël,  déjà  célèbre.  Michel-Ange 
ignorait  la  fresque  ; il  fit  venir  des  peintres  en  ce  genre  ; puis, 
mécontent  de  leur  ouvrage,  le  détruisit , s’enferma  dans  la 
chapelle  Sixtine,  dont  il  portait  sur  lui  les  clefs,  et  exécuta 
tout  seul,  en  vingt  mois,  ces  prodigieuses  figures  de  prophètes 
et  de  sibylles,  qui  furent  une  révélation  du  grandiose  dans 
l’art.  Léon  X,  Clément  VII,  Paul  III , le  protégèrent  tour  à 


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RÉVOLUTION  DÀNS  LES  LETTRES,  ETC. 

tour.  Ses  œuvres  principales  dant  cette  période  furent  le  mau- 
solée de  Jules  H,  tel  qu’on  le  voit  aujourd’hui  dans  l’église  ’ 
de  Saint-Pierre  aux  Liens  : les  tombeaux  de  Laurent  et  de 
Julien  de  Médicis,  à Florence,  où  figurait  la  Nuit,  si  célèbre 
sous  la  figure  d’une  femme  endormie  ; la  grande  fresque  du 
Jugement  dernier,  où  revit  le  génie  de  Dante,  si  digne  d’in- 
spirer Michel- Ange  ; enfin , cette  immortelle  basilique  de 
Saint-Pierre  qu’il  acheva  en  se  servant  des  plans  du  Bra- 
mante, mais  tellement  modifiés,  qu’elle  est  demeurée  un  de 
ses  plus  grands  titres  de  gloire.  Ce  fut  aussi  un  de  ses  der- 
niers ouvrages.  Il  mourut  à quatre-vingt-dix  ans,  en  1564, 
comme  un  patriarche  de  l’art  moderne.  Notre  musée  de  sculp- 
ture a de  lui  Deux  Captifs,  mais  son  grand  tableau,  la  Résur- 
rection de  Lazare,  est  à Londres. 

Michel- Ange  fut  poète  aussi  et  grand  poète,  comme  s’il 
n’eût  voulu  laisser  nulle  partie  de  l’art  où  l’on  ne  retrouvât  sa 
trace.  Il  fit  beaucoup  de  sonnets,  quelques-uns  magnifiques. 
Strozzi  avait  écrit  au-dessous  de  sa  belle  statue  de  la  Nuit  : 

Œ La  nuit  que  tu  vois  dormir  en  si  douce  attitude  a été  sculp- 
tée par  un  ange  dans  cette  pierre.  Bien  qu’elle  dorme,  elle 
vit.  Eu  doutes-tu?  Éveille-la,  elle  parlera.  » C’était  après  les 
grands  désastres  de  l’Italie  ; l’âme  patriotique  de  Michel- 
Ange  était  pleine  de  ces  douloureux  souvenirs.  Il  répondit  à 
Strozzi,  au  nom  de  la  Nuit  : « Il  me  plaît  de  dormir;  il  me 
plairait  davantage  d’être  de  pierre,  tant  que  dureront  les 
jours  de  malheur  et  de  honte.  Ne  pas  voir,  ne  pas  sentir, 
m’est  grand  avantage.  C’est  pourquoi  ne  m’éveille  pas.  De 
grâce,  parle  bas.  » 

Léonard  de  Vinci  naquit  en  1452  au  château  de  Vinci  près 
de  Florence.  Son  goût  particulier  pour  la  peinture,  sans  lui 
faire  négliger  les  autres  branches  de  connaissances,  décida  sa 
famille  à le  placer  dans  l’atelier  d’André  Vérocchio.  Protégé 
par  Ludovic  Sforza,  il  le  fut  aussi,  plus  tard  par  Louis  XII 
devenu  maître  de  l^lan,  par  Léon  X,  et  enfin  par  Fran- 
çois I*',  qui  l’attira  (1515)  en  France  , et  le  logea  au  palais 
de  Clou,  à Amboise , où  il  mourut.  Par  la  date  , il  précède 
donc  Michel-Ange,  et  celui-ci  débutait,  que  déjà  Léonard 
était  illustre.  Son  influence  n’eut  pas  assurément  une  por- 


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168  CHAPITRE  XII. 

tée  aussi  grande;  il  ne  fit  pas,  comme  le  peintre  de  la^ 
chapelle  Sixtine  , une  révolution  dans  l’esprit  de  l’art  : mais 
il  pratiquait  et  recommandait  comme  lui  l’observ'ation  de 
la  nature.  Un  jour  qu’il  avait  à peindre  une  scène  joyeuse, 
il  invita  ses  amis  à un  repas,  et,  par  de  plaisantes  histoires, 
les  fit  rire  à gorge  déployée,  recueillant  à leur  insu  tous  les 
traits  de  son  tableau.  La  pratique  de  la  peinture  lui  doit  beau- 
coup. Un  jour  Léon  X le  trouva  occupé  à inventer  un  nou- 
veau genre  de  vernis.  Il  porta  à un  haut  degré  l’art  de  la 
composition,  la  science  du  clair-obscur,  celle  de  la  couleur, 
et  écrivit  un  traité  de  la  peinture  que  tous  les  grands  peintres 
ont  médité.  Son  chef-d’œuvre,  la  Sainte  Cène  {il  Cenacolo), 
au  couvent  de  Sainte-Marie  des  Grâces , à Milan,  est  mal- 
heureusement complètement  dégradé.  La  couleur  de  sa  Jo- 
conde,  au  musée  du  Louvre,  a été  aussi  fort  maltraitée  par 
le  temps.  Nous  avons  de  lui  un  Saint  Jean-Baptiste,  une 
Sainte  Famille,  qui  ne  vaut  peut-être  pas  celle  du  même 
peintre,  qui  se  trouve  à Madrid,  et  le  portrait  de  la  Belle 
Ferronnière,  qui  est  contesté.  Ses  Vierges  sont  encore  éloi- 
gnées de  celles  de  Raphaël  ; mais , malgré  la  maigreur  de  son 
dessin  et  la  fausseté  de  certains  tons  plombés,  il  a la  gloire 
d’avoir  précédé  le  Sanzio  dans  la  beauté , Müchel-Ange  dans 
la  force,  et  le  Gorrége  dans  la  grâce. 

La  peinture  n’occupa  que  la  plus  petite  partie  du  temps  de 
Léonard  ; il  a laissé  d’admirables  chevaux  en  relief,  un  beau 
modèle  de  Jésus-Christ  dans  sa  jeunesse,  et  entreprit  la  co- 
lossale statue  équestre  de  Sforza,  qui  ne  fut  jamais  achevée  ; 
comme  ingénieur,  il  joignit  le  canal  de  Marsetana  à celui  du 
Tessin  par  des  travaux  remarquables , et  fortifia  les  places  du 
Milanais  ; enfin,  il  fit  de  la  mécanique  avec  succès.  Un  jour, 
h Milan,  Louis  XII  s’étonna  de  voir  un  lion  automate  qui 
vint  au-devant  de  lui,  se  dressa  sur  ses  pattes,  et  s’ouvrit  la 
poitrine  pour  laisser  voir  l’écusson  de  France.  C’était  l’œuvre 
de  Léonardo. 

Antonio  Allegri,  appelé  le  Corrége,  parce  qu’il  était  né  à 
Correggio,  dans  leModénais,  en  1494,  dut  à Raphaël  la  révé- 
lation de  son  génie.  « Et  moi  aussi  je  suis  peintre,  » s’écria-t-il 
en  face  d’un  tableau  du  divin  Sanzio,  Ancii’  io  son  pittore.  Il 


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RÉVOLUTION  DANS  LES  LETTRES,  ETC.  169 

passa  la  plus  grande  partie  de  sa  vie  (40  ans),  à Parme,  où  il 
décora  la  coupole  de  la  cathédrale  de  fresques  magnifiques. 
Ses  tableaux,  le  Sommet/ d’.4ntiopc,  du  musée  du  Louvre, 
et  le  Saint  Jérôme  de  Prague,  sont  peut-être  supérieurs  par 
l’éclat  de  la  lumière  et  la  perfection  de  l’effet,  mais  son  style 
suave  et  gracieux  conduisit  à l’afféterie  ceux  qui  marchèrent 
sur  ses  traces,  sans  avoir  son  génie.  Le  musée  du  Louvre 
possède  aussi  de  lui  un  Mariage  de  sainte  Catherine. 

Giorgione  Barbarelli  (1448-1511)  et  Tiziano  Vecellio,  dit 
le  Titien  (1477-1576),  tous  deux  élèves  de  Giovanni  Bellini 
(1426-1516),  appartiennent  à l’école  vénitienne.  Tour  à tour 
austères,  charmants,  héroïques  ou  simples,  ils  furent  toujours 
et  en  tout  les  princes  de  la  couleur,  Giorgione  avec  plus  d’ori- 
ginalité peut-être  et  plus  d’imprévu  que  le  Titien.  Beaucoup 
des  fresques  du  Giorgione  ont  péri.  Notre  musée  a de  lui  une 
Sainte  Famille  et  un  Concert  champêtre.  Le  Titien,  qui,  poussa 
sa  carrière  jusqu’à  quatre-vingt-dix-neuf  ans,  presque  sans  fai- 
blir, fut  le  peintre  de  Gharles-Quint.  Ses  portraits  occupent  le 
premier  rang  parmi  ses  ouvrages,  et  peut-être  n’ont-ils  jamais 
été  surpassés.  Nous  possédons  dix-huit  de  ses  tableaux,  le 
Christ  mis  an  tombeau,  les  Pèlerins  d'Emmaüs,  le  Couronne- 
ment d’épines,  la  Vénus  du  Pardo,  un  portrait  de  François  I", 
et  celui  d’une  femme,  peinture  d’une  merveilleuse  beauté. 

Raphaël  Sanzio  naquit  à Urbin,  en  1483,  d’une  famille  de 
peintres.  Il  mania  le  pinceau  dès  le  jeune  âge,  et  eut  pour 
maître  le  Pérugin,  qu’il  imita  d’abord  docilement,  qu’il  égala, 
qu’il  dépassa  enfin.  Sa  croissance  artistique  n’eut  pas  la  fou- 
gue et  la  soudaineté  de  celle  de  Michel-Ange.  Trois  époques 
et  trois  manières  différentes  se  marquent  sensiblement  dans 
ses  œuvres.  Il  vint  à Florence  en  1503,  vécut  alternativement 
dans  cette  ville  et  à Pérouse,  et  ne  se  fixa  à Rome  qu’en  1 508, 
appelé  par  Bramante, son  parent.  Sa  Vierge  Belle  Jardinière, 
avec  d’autres  œuvres,  l’avait  déjà  illustré.  Jules  II  le  chargea 
de  décorer  les  salles  du  Vatican  ; il  y peignit  ces  magnifiques 
tableaux,  dont  nous  avons  plusieurs  copies  : la  Dispute  du 
saint  sacrement  onia.  Théologie,  V École  d'Athènes  ou  la  Phi- 
losophie, le  Parnasse  ou  la  Poésie,  la  Jurisprudence  et  la  Jus- 
tice, ou  Grégoire  IX  donnant  les  Décrétales,  et  Justinien  les 

TEMPS  MODERNES.  10 


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170 


CHAPITRE  XII. 


Pandectes.  Une  grandeur  plus  calme  et  plus  douce  que  celle 
de  Michel-Ange  indiqua  une  période  nouvelle  de  la  peinture. 
Tout  ce  qu’on  peut  imaginer  de  pureté  de  lignes  et  de  com- 
position harmonieuse,  d’innocence  virginale  et  de  maternité 
chaste,  respire  dans  ses  Vierges  et  ses  Saintes  Familles,  que 
l’œil  ne  peut  se  lasser  de  contempler.  Notre  musée  possède 
de  lui  une  Sainte  Famille  et  un  Saint  Michel  terrassant  le  dé- 
mon. Rome  admire  de  plus,  dans  les  loges  du  Vatican,  ce 
qu’on  appelle  sa  Bible,  52  sujets  de  l’Ancien  Testament,  exé- 
cutés par  ses  élèves  sur  ses  dessins  : dans  les  stanze  (cham- 
bres), les  quatre  magnifiques  compositions  citées  plus  haut, 
et  la  Délivrance  de  saint  Pierre;  dans  la  Pinacothèque,  la 
Transfiguration , qui  est  peut-être  son  chef-d’œuvre,  et  la 
Madonna  di  Foligno  ou  Vierge  au  donataire;  dans  la  salle  dite 
de  Constantin,  la  Vision  céleste  de  cet  empereur,  sa  Victoire 
sur  Maxence,  son  Baptême  et  la  Donation  faite  par  lui  de 
Rome  au  pape;  dans  les  fresques  de  laFarnesine  (villa Ghigi), 
le  gracieux  poème  de  Psyché  en  douze  tableaux  ; à S.  Agos- 
tino,  le  prophète  Isaie,  et  à S.  M.  délia  Pace,  les  Sibylles. 

Raphaël  fut  aussi  grand  architecte;  en  1514,  succédant  à 
Bramante,  il  construisit  cette  cour  du  Vatican  dont  il  décora 
les  loges.  Chargé  un  instant  de  diriger  la  construction  de 
Saint-Pierre,  il  traça  un  plan  plus  beau,  assure-t-on,  que  ce 
qui  a été  fait.  Certes,  il  est  oiseux  de  disputer  de  la  supério- 
rité de  Michel-Ange  ou  de  Raphaël.  Pourtant  le  second  n’a 
plus,  ni  dans  ses  œuvres  ni  dans  son  caractère,  cette  grandeur 
un  peu  farouche  mais  si  fière  du  premier.  Raphaël  vécut  tou- 
jours en  faveur,  riche,  menant  un  train  de  prince,  aspirant 
même  au  cardinalat,  enfin  comblé  des  dons  de  François  I", 
qui  lui  acheta  à haut  prix  son  grand  Saint  Michel.  Il  savait 
même  l’art,  qui  tient  du  courtisan,  de  tourner  ses  tableaux 
historiques  en  flatteries  pour  les  puissants  de  son  époque,  par 
un  anachronisme  qui  donnait  les  traits  de  François  I*'  à 
Charlemagne,  comme  il  donna  ceux  de  Jules  II  au  grand  prê- 
tre Onias  dans  le  tableau  d’Héliodore  chassé  du  temple,  double 
allusion,  car  cet  Héliodore  c’était  l’image  des  barbares  que  le 
fougueux  pontife  avait  voulu  chasser  d’Italie.  U mourut  jeune, 
en  1520;  il  avait  à peine  trente-sept  ans. 


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RÉVOLUTION  DANS  LES  LETTRES,  ETC.  171 

«Léonard,  par  l’exécution  et  le  caractère,  Michel-Ange 
par  l’invention  et  la  science  de  la  forme,  Gorrége,  par  la  ma- 
gie de  l’effet,  Giorgione,  et  Titien,  par  la  puissance  de  la  cou- 
leur avaient  atteint  un  degré  de  perfection  qui  ne  pouvait 
guère  être  surpassé  et  qui  ne  le  fut  pas  ; Raphaël  résuma  tou- 
tes ces  qualités,  non  pas  au  même  degré  de  perfection,  mais 
dans  tme  mesure  qui  a fait  de  lui  le  premier  des  peintres,  le 
peintre  imique.  Il  posséda  le  charme  ineffable  de  la  grâce, 
ainsi  que  l’entendirent  les  Grecs,  et  il  l’imprima  à toutes  ses 
oeuvres,  de  telle  sorte  que  ce  fut  pour  ainsi  dire  sa  si- 
gnature » 

Mais  pourquoi  ces  grands  honunes  n’ont-ils  pas  eu  de  suc- 
cesseurs; pourquoi  cette  floraison  splendide  de  l’art  italien 
s’est-elle  sitôt  fanée?  Est-ce,  comme  le  dit  une  vaine  rhétori- 
que, parce  que  tout  ici-has  n’est  qu’heur  et  malheur,  les  té- 
nèbres après  la  lumière,  la  mort  après  la  vie  ? Il  y a des  éco- 
les, comme  celle  de  France,  qui,  une  fois  constituées,  ont  eu 
des  intermittences,  mais  ont  toujours  vécu,  tandis  que  celle 
d’Italie  est  restée  trois  siècles  au  tombeau.  C’est  que  l’art  ita- 
lien manquait  de  la  force  morale  qui  fait  vivre  ; il  aimait  le 
beau  et  n’aimait  que  cela.  Ce  n’est  point  assez.  La  patrie,  la 
liberté,  les  sentiments  et  les  idées  qui  font  porter  haut  la  tête 
et  le  cœur,  on  ne  les  connaissait  plus.  Le  noble  Michel-Ange 
excepté,  tous  disaient  comme  Gellini  : « Je  sers  qui  me  paye.» 
Ge  mal  devenait  général  : les  écrivains  tendaient  la  main 
comme  les  artistes.  Paul  Jove  avait  deux  plumes,  ime  d’or 
pour  les  louanges  bien  payées,  une  d’argent  pour  celles  qui 
l’étaient  moins. 

Pour  les  arts,  Tltalie  est  au  seizième  siècle  la  grande  insti-  ‘ 
tutrice  des  nations.  La  France  entrait  d’elle-même  dans  la  voie 
nouvelle,  et,  sous  Louis  XII,  élevait  déjà  de  gracieux  monu- 
ments à Rouen  (le  palais  de  justice),  à Gaillon  (le  château),  à 
Paris  (l’hôtel  de  la  Tremoille) , etc  ; mais  il  est  vrai  de  dire 
que  l’Italie  de  Raphaël  et  de  Michel- Ange  avait  beaucoup  à 
nous  apprendre.  François  I"  lui  emprunta  à la  fois  des  maîtres 

4.  Saint-Albin,  de  la  Peinture  en  Italie.  Jules  Pippi,  ou  Jules  Romain,  est 
le  plus  fameux  des  élèves  de  RaphaéL 


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172 


CHAPITRE  Xll. 


et  des  modèles.  U acheta  plus  de  cent  statues,  acquit  de  Léo- 
nard de  Vinci  la  Joconde;  de  Raphaël  le  Saint  Michel  et  la 
Sainte  Famille.  Il  attira  par  ses  %ards  autant  que  par  ses  fa- 
veurs les  artistes  les  plus  distingués  de  l’Italie,  le  vieux  Léo- 
nard de  Vinci,  le  Rosso,  le  Primatice,  André  del  Sartho, 
Benvenuto  Gellini,  pour  lui  bâtir  des  châteaux  ou  décorer  ses 
palais  de  Fontainebleau,  de  Saint-Germain,  de  Madrid,  de 
Chambord,  de  Chenonceaux.  A l’exemple  du  roi,  les  grands 
remplacèrent  leurs  sombres  demeures  féodales  par  d’élégan- 
tes constructions.  Ainsi  Montmorency  bâtissait  Écouen  et 
Chantilly,  Duprat  sa  fastueuse  habitation  de  Nantouillet,  Sam- 
blançay  le  château  du  même  nom,  près  de  Tours. 

Plusieurs  de  ces  édifices,  notamment  Chambord,  furent 
construits  par  des  artistes  français.  Le  génie  de  nos  archi- 
tectes et  de  nos  sculpteurs  grandit  au  contact  de  l’art  italien, 
et  ce  siècle  ne  compte  pas  moins  de  cinq  hommes  de  premier 
ordre,  architectes,  sculpteurs  ou  peintres.  Pierre  Lescot,  de 
Paris,  donna  en  1541  le  plan  du  Louvre  et  construisit  une 
partie  de  la  façade  où  se  trouve  le  pavillon  de  l’Horloge.  Phi- 
libert Delorme,  né  à Lyon,  commença  le  château  des  Tuile- 
ries par  ordre  de  la  reine  Catherine  de  Médicis,  et  dessina  le 
plan  du  tombeau  de  François  I^à  Saint-Denis.  Les  bas-reliefs 
sont  l’œuvre  d’un  Français  dont  le  nom  est  resté  inconnu, 
mais  qui  a eu  pour  élève  Jean  Goujon,  le  Phidias  français  et 
le  Corrége  de  la  sculpture.  Jean  Goujon  sut  réunir  la  science 
de  l’anatomie  à la  sûreté  et  au  fini  du  ciseau,  la  force  à la 
grâce.  Les  morceaux  les  plus  remarquables  qui  nous  restent 
de  lui  sont  ses  cariatides  de  la  salle  des  Gardes  au  Louvre, 
les  délicieuses  figures  de  la  fontaine  des  Innocents,  et  un 
groupe  de  la  Diane  chasseresse. 

Germain  Pilon,  du  Mans,  se  distingua  par  une  extraordi- 
naire facilité.  On  lui  doit  les  sculptures  du  mausolée  de  Henri  II, 
les  tombeaux  du  chancelier  Birague,  de  Guillaume  du  Bellay 
et  surtout  le  groupe  des  trois  Grâces^  taillé  dans  im  seul  bloc 
de  marbre. 

Jean  Cousin,  né  à Soucy,  près  de  Sens,  en  1401,  fut  à la 
fois  sculpteur  et  peintre.  Sa  statue  de  l’amiral  Chabot  le  place 
à côté  de  Germain  Pilon  j mais  ü fut  au  seizième  siècle  sans 


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RÉVOLUTION  DANS  LES  LETTRES,  ETC.  173 

rival  en  ï'rance  pour  les  vitraux  et  la  peinture  à l’huile.  Tou- 
tefois notre  école  de  peinture  ne  commence  qu’au  siècle  sui- 
vant avec  Lesueur  et  Poussin. 

L’Allemagne,  au  contraire  de  nous,  possédait  des  peintres 
et  n’avait  pas  de  sculpteurs.  Albert  Durer  et  Holbeïn  sont 
encore  aujourd’hui  fameux,  mais  n’eurent  pas  le  successeur. 
La  réforme  fut  aussi  fatale  à l’art  de  l’Allemagne  qu’à  sa  lit- 
térature. 

L’Espagne  et  l’Angleterre,  encore  moins  bien  partagées, 
n’eurent  au  seizième  siècle  ni  artistes,  ni  monuments.  L’école 
hollandaise  n’existait  pas  : elle  date  du  siècle  suivant;  celle  de 
Flandre,  fondée  depuis  longtemps  et  illustrée  parVanEyck,  et 
Hemmelinck,  attendait  en  sommeillant  la  venue  de  Rubens. 

Vers  le  milieu  du  quinzième  siècle,  le  Florentin  Finiguerra, 
fort  connu  déjà  par  son  habileté  à nieller  parvint  à tirer  de 
belles  épreuves  des  dessins  qu’il  avait  gravés  sur  cuivre.  De 
sorte  qu’au  même  moment  où  Gutenberg  trouvait  le  moyen 
de  multiplier  à l’infini  les  ouvrages  des  savants  et  des  grands 
écrivains,  Finiguerra  donnait  celui  de  populariser  par  tout  le 
monde  civilisé  l’image  au  moins  des  chefs-d’œuvre  des  artis- 
tes immortels  *.  La  gravure  à l’eau  forte  fut  inventée  peu  de 
temps  après,  et  deux  grands  artistes,  l’Allemand  Albert  Dü- 
rer  (1471-1528)  et  le  Bolonais  Marc- Antoine  Raimondi 
(1488-1546),  portèrent  aussitôt  cet  art  à un  grand  degré  de 
perfection.  Leurs  gravures  sont  encore  recherchées  aujour- 
d’hui. Albert  Dürer,  qui  était  aussrun  grand  peintre,  les 
composait  lui-même.  Marc-Antoine  a reproduit  les  chefs- 
d’œuvre  de  Raphaël  *. 


4.  On  appelle  nielles  les  ornements  faits  avec  un  métal  fondu  ou  en  émail, 
qu’on  a coulé  dans  les  dessins  tracés  en  creux  ou  sur  un  autre  métal.  Le 
moyen  âge  avait  connu  et  fort  bien  pratiqué  cet  art  qui  devait  conduire  à la 
gravure,  mais  qui  n’y  conduisit  qu’au  couimencemeut  des  temps  modernes. 

2.  La  plus  ancienne  gravure  sur  bois  que  l’on  possède  encore,  le  Saint- 
Christofihe,  est  de  1423,  et  la  plus  ancienne  sur  mêlai,  la  Flagellation,  de  1446, 
sont  cependant  toutes  deux  allemandes.  Les  premières  estWipes  de  Finiguerra 
sont  sans  date. 

3.  La  plus  ancienne  gravure  à l’eau-forte  qui  soit  connue  est  celle  de 
W’enceslas  d’OImütz  au  Britisli  Muséum;  elle  porte  la  date  de  i496  et  est,  par 
conséquent,  de  dix- neuf  ans  antérieure  i la  plus  ancienne  d’Âlbert  Dürer,  qui 
porte  la  date  de  i&is. 

• t 


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174 


CHAPITRE  XII. 


Le  moyen  âge  n’avait  eu  que  des  instruments  fort  impar- 
faits, le  rebec,  le  monocorde,  le  clavicorde,  l’épinette,  qui 
offraient  bien  peu  de  ressources  aux  compositeurs.  Mais  au 
seizième  siècle,  le  rebec  des  ménestrels  devint,  par  l’addition 
d’une  quatrième  corde  et  par  quelques  changements  de  forme, 
le  violon,  c’est-à-dire  l’instrument  le  plus  important  de  l’or- 
chestre. Il  semble  que  ce  soit  en  France  que  cette  innovation 
ait  eu  lieu.  Le  clavecin,  qui  est  pour  le  compositeur  un  or- 
chestre tout  entier,  prit,  vers  1 500,  une  grande  importance, 
quand  un  simple  menuisier  d’Anvers,  Hans  Buckers,  porta 
l’étendue  du  clavier  à quatre  octaves  et  doubla  les  cordes  de 
chaque  note  pour  obtenir  des  effets  plus  variés  et  ime  sono- 
rité plus  grande.  Les  instruments  ne  faisant  plus  défaut,  les 
compositeurs  parurent  et  les  écoles  se  fondèrent.  En  1527, 
un  autre  Flamand,  Adrien  Willaert,  maître  de  chapelle  à 
Saint -Marc  de  Venise,  fonda  la  première  école  véritîible  de 
musique.  Au  lieu  de  simples  motets,  on  composa  dès  lors  des 
messes  et  des  psaumes  à plusieurs  chœurs,  chacun  de  quatre 
parties.  La  musique  dramatique  ne  prit  naissance  qu’à  la  fin 
du  siècle,  le  premier  opéra  régulier  ou  drame  lyrique  la  Mort 
d'Eurydice,  tragédie  avec  couplets  et  chœurs,  ayant  été  re- 
présentée à Florence  à l’occasion  du  mariage  de  Henri  IV 
avec  Marie  de  Médicis  ; mais  la  musique  religieuse  atteignait 
déjà  à sa  plus  grande  hauteur  avec  Palestrina  (1529-1594), 
qui  s’attacha  à donner  à ses  mélodies  un  caractère  en  rapport 
avec  le  sens  des  paroles  qu’elles  accompagnaient.  L’Eglise  ré- 
pète encore  ses  accents  inspirés,  son  Slahat  et  son  Miserere. 
Dès  lors  le  goût  musical  s’étendit.  Henri  VIII,  Élisabeth, 
Charles  IX  prétendront  au  titre  de  bons  musiciens. 

litt  renai««ance  de«  «cleuces. 

La  science  hésitait  encore  entre  les  rêveries  du  moyen  âge 
et  la  raison  sévère  qui  la  guide  aujourd’hui.  Ainsi  le  mathé- 
maticien Cardan  (né  à Pavie,  1501-1570),  croyait  à l’astrolo- 
gie et  surtout  voulait  y faire  croire  les  autres  ; Paracelse,  d’Ein- 
siedeln  en  Suisse  (1493-1541),  était  médecin  et  thaumaturge, 
Cornélius  Agrippa,  ingénieur,  général,  théologien,  fut  quinze 


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RÉVOLUTION  DANS  LES  LETTRES,  ETC.  175 

OU  vingt  fois  condamné  à mort  comme  sectateur  des  sciences 
occultes.  Que  de  gens  tiennent  au  moyen  âge  ! que  de  gens, 
même  parmi  les  esprits  les  plus  fermes,  comme  Ambroise 
Paré  et  Jean  Bodin,  continuaient  de  croire  au  diable,  aux  in- 
cubes, aux  sorcières.  Celles-ci  pullulaient  depuis  que  l’inqui- 
sition les  envoyait  au  bûcher,  et  il  y eut,  durant  un  siècle  et 
demi,  ime  de  ces  épidémies  morales  qui,  de  nos  jours  heureu- 
sement, ne  durent  que  quelques  mois.  Des  milliers  de  fous 
qu’il  eût  fallu  traiter  par  l’ellébore,  comme  disait  Alciat,  pé- 
rirent dans  les  flammes.  En  quelques  années  on  fit  6500  pro- 
cès de  sorcellerie  dans  l’électorat  de  Trêves,  30  000  en  Angle- 
terre. Un  conseiller  du  duc  de  Lorraine  se  vante  d’avoir 
supplicié  900  sorciers  en  quinze  années.  Dans  la  seule  ville 
de  Wurtzbourg,  158  furent  brûlés  en  1627  et  1628.  Peu  de 
guerres  ont  été  aussi  sanglantes  que  les  boucheries  légales  de 
l’inquisition  contre  ces  malheureux.  Un  jésuite  allemand,  le 
P.  Spé,  eut  le  courage  de  s’élever  contre  ces  procédures  abo- 
noinables  *.  Son  nom  mérite  d’être  tiré  de  l’oubli  et  placé  à 
côté  de  celui  de  notre  Malebranche,  qui  voulait  qu’on  ne 
poursuivît  pas  les  prétendus  sorciers. 

Mais  si  les  vaines  imaginations  du  moyen  âge  gardaient  un 
empire  à peine  ébranlé,  la  froide  et  sévère  raison  perçait  çà  et 
là  ces  ténèbres  pesantes,  comme  les  hautes  montagnes  portent 
leurs  cimes  en  pleine  lumière  au-dessus  des  nuages  qui  roulent 
pesamment  le  long  de  leurs  flancs  et  dans  les  vallées  humides 
et  sombres. 

Aux  temps  modernes  appartiennent,  par  leur  esprit  et  le 
caractère  de  leurs  travaux,  Tartaglia  (mort  à Venise  en  1557), 
qui  résolut  l’équation  du  troisième  degré  par  de  nouvelles 
formules,  et  qui  appliqua  les  mathématiques  à l’art  de  la 
guerre;  Vésale,  de  Bruxelles,  médecin  de  Gharles-Quint  et  de 
Philippe  U,  qui  créa  Tanatomie  humaine  et  enseigna  long- 

1.  Causio  criminalis....  RbitUel,  1634,  traduit  eu  français  sous  le  titre 
i’Avis  aux  criminalistes,  Lyon,  1660,  par  un  médecin  de  Besançon  qui  n’osa 
signer.  Ce  n’est  qu’i  la  Dn  du  dix-septième  siècle  que  l’accusation  de  sorcel- 
lerie a été  abandonnée  par  les  tribunaux.  Cf  Denisart,  Colt,  de  jurispr,,  aux 
mots  Sorciers  Cl  Devins  ; Calmeil,  Sur  la  folie  depuis  la  Renaissance,  On  pen- 
dit encore,  de  ce  chef,  deux  femmes  en  Angleterre  en  1716  et  on  en  brûla 
une  i Wurtzbourg  en  1749,  une  autre  à Claris  en  1786. 


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176 


CHAPITRE  XII. 


temps  en  Italie;  Ferrari  de  Bologne  (1522-1566),  qui  donna 
une  ingénieuse  méthode  pour  la  solution  des  équations  du 
quatrième  degré;  et  un  peu  plus  tard  le  Français  Viète  (1540- 
1603),  qui  trouva  l’application  de  l’algèbre  à la  géométrie  et 
précéda  Descartes  et  Newton  dans  la  voie  de  l’analyse  mathé- 
matique. 

Les  arts,  les  lettres  mêmes,  ne  peuvent  se  développer  que 
dans  certains  milieux.  La  science  est  plus  indépendante  des 
circonstances  extérieures  ; il  ne  faut  donc  pas  s’étonner  si  le 
premier  savant  de  ce  siècle  fut  un  Polonais  : Copernic,  né  à 
Thorn  en  1473,  et  qui  fît  ses  études  à Graco vie.  Elles  embras- 
sèrent toutes  les  connaissances  : il  s’occupa  de  philosophie,  fut 
reçu  docteur  en  médecine,  et  étudia  le  dessin  et  la  peinture 
pour  mieux  profiter  d’un  voyage  qu’il  fit  en  Italie.  A Rome,  il 
professa  les  mathématiques  avec  une  grande  distinction.  De 
retour  dans  son  pays  et  pourvu  d’un  canonicat,  il  s’occupa  de 
son  grand  travail  sur  le  système  du  monde.  Il  passa  en  revue 
toutes  les  idées  de  ses  contemporains  et  des  anciens  : il  vit  les 
Égyptiens  faire  tourner  Mercure  et  Vénus  autour  du  soleil; 
mais  le  soleil  lui-même,  ainsi  que  Mars,  Jupiter,  Saturne  au- 
tour de  la  terre  ; il  vit  Apollonius  de  Perge  donner  le  soleil 
pour  centre  à tous  les  mouvements  planétaires,  mais  le  faire 
tourner  aussi  autour  de  la  terre  ; dans  tous  ces  systèmes  la 
terre  était  le  centre  du  monde.  La  faire  déchoir  de  ce  rang  su- 
prême, quelle  audace  ! Quelle  atteinte  portée  aux  préjugés 
vulgaires,  à celui  surtout  qui  fait  que  l’homme  se  croit  le 
centre  de  toutes  les  choses  ! Copernic  l’osa  ; il  donna  à la 
terre,  outre  le  mouvement  de  rotation  sur  son  axe,  imaginé 
déjà  par  quelques  philosophes  anciens,  un  mouvement  de  gra- 
vitation, entrevu  autrefois  par  Philolaos,  autour  du  soleil, 
immobilisé  désormais  au  centre  du  monde.  Dès  l’année  1507, 
Copernic  était  en  possession  de  son  nouveau  système,  il  passa 
le  reste  de  sa  vie,  trente-six  années,  à le  vérifier  par  l’observa- 
tion et  le  calcul.  Telle  était  la  hauteur  du  génie  de  ce  grand 
homme,  que  plusieurs  des  conséquences  qu’il  avait  tirées  de  ses 
principes,  sans  être  lui-même  à portée  de  les  vérifier,  furent 
plus  tard  reconnues  vraies.  En  attendant,  il  était  en  butte  aux 
sarcasmes  et  aux  railleries  de  la  foule.  On  le  jouait  sur  le 


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RÉVOLUTION  DANS  LES  LETTRES,  ETC.  177 

théâtre,  comme  on  avait  joué  Socrate.  « Que  voulez-vous,  di- 
sait-il à ses  amis,  je  ne  sais  pas  ce  qui  plaît  au  vulgaire,  et  le 
vulgaire  ne  comprend  pas  ce  que  je  sais.  » Du  reste,  son 
grand  ouvrage  de  Revolulionibus  orbium  cœlestium,  dédié  au 
pape  Paul  III,  ne  parut  que  l’année  de  sa  mort  ; la  gloire 
commença  pour  lui  au  moment  où  finit  sa  vie  (1543). 

Ainsi,  tandis  que  les  navigateurs  découvraiènt  et  livraient  à 
l’activité  humaine  de  nouveaux  mondes,  la  science  découvrait 
et  livrait  à leurs  méditations  les  vraies  lois  de  l’univers.  Com- 
ment s’étonner  que  le  siècle  qui  voyait  ces  grands  résultats  de 
i’ audace  et  de  l’intelligence  se  soit  abandonné  à la  redoutable 
puissance  de  la  pensée  ! 


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CHAPITRE  XIU. 


CHAPITRE  XIII. 

LA  RÉVOLUTION  DANS  LES  CROYANCES, 
ou' LA  RÉFORME. 

Etat  du  clergé  au  seizième  siècle.  — Luther  : la  réforme  en  Allemagne 
et  dans  les  États  Scandinaves  (1517-1.')55).  — Zwingli  et  Calvin:  la 
réforme  en  Suisse,  en  France,  aux  Pays-Bas  et  en  Écosse  (1517-1559). 
— La  réforme  en  Angleterre  (1531-1562).  — Principales  différences 
entre  les  Églises  protestantes. 

Atat  dn  clergé  an  Mclslème  «lècle. 

Un  des  hommes  d’État  les  plus  distingués  du  seizième 
siècle,  le  cardinal  Pôle,  écrivait  au  pape  Léon  X qu’il  était 
dangereux  de  rendre  les  hommes  trop  savants.  C’est  en  effet 
la  renaissance  des  lettres  qui  causa  en  partie  la  réforme  reli- 
gieuse. L’étude  des  anciens  ouvrit  à la  pensée  des  horizons 
inconnus . L’invention  de  l’imprimerie,  la  découverte  de  l’Amé- 
rique, les  progrès  de  l’industrie,  l’immense  extension  du  com- 
merce, éveillèrent  dans  les  esprits  des  idées  nouvelles. 
L’homme  sentait  grandir  son  intelligence  en  même  temps  qu’ü 
voyait  s’accroître  son  domaine. 

Êlonné  de  toutes  ces  nouveautés,  il  se  mit  à douter  de 
beaucoup  de  choses  anciennes.  L’esprit  de  curiosité  et  d’exa- 
men se  porta  sur  tout,  il  avait  transformé  les  arts,  les  lettres, 
l’état  social,  il  voulut  transformer  aussi  les  institutions  reli- 
gieuses. 

Il  se  passa  alors  quelque  chose  d’analogue  à ce  que  nos 
pères  ont  vu.  La  littérature  du  dix-huitième  siècle,  par  son 
habitude  de  remonter  en  tout  aux  principes,  prépara  la  révo- 
lution politique  et  sociale  de  1789  ; celle  du  seizième,  par  son 
culte  pour  les  deux  antiquités,  sacrée  et  profane,  qui  venaient 


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LA  RÉVOLUTION  DANS  LES  CROYANCES.  179* 

d’être  comme  retrouvées,  mena  à la  réforme  religieuse  dont 
le  vrai  caractère  est  un  mélange  d’esprit  rationaliste  pris  aux 
païens,  et  d’ardeur  théologique  empruntée  à la  Bible,  à saint 
Paul,  à saint  Augustin. 

Mais  le  premier  auteur  de  cette  révolution  fut  le  clergé  lui- 
même.  L’esprit  religieux  se  mourait.  Qu’y  avait-il  de  com- 
munavec  l’Eglise  des  premiers  jours,  pauvre,  humble,  ardente, 
et  l’Église  opulente,  souveraine,  oisive,  de  ce  Léon  X,  qui  vi- 
vait en  gentilhomme  de  la  Renaissance  avec  des  veneurs,  des 
artistes,  des  poètes,  bien  plus  qu’avec  des  théologiens,  ou 
celle  de  ce  cardinal  Bembo,  qui  écrivait  à Sadolet  : « Ne  lisez 
pas  les  épîtres  de  saint  Paul,  de  peur  que  ce  style  barbare  ne 
vous  corrompe  le  goût.  Laissez  ces  niaiseries,  indignes  d’un 
homme  grave  ; Omitte  has  nugas;  non  enim  decent  gravera 
virum  taies  ineptiæ.  » Et  les  moines,  que  n’en  disait-on  pas? 
On  ne  change  point  les  voies  du  monde  avec  des  satires: 
Érasme,  Hutten  et  tous  les  pamphlets  n’auraient  rien  pu  au 
treizième  siècle.  Ils  pouvaient  beaucoup  au  seizième,  parce 
que  des  abus,  qui  alors  n’existaient  point,  ou  qui  n’étaient 
que  très-faibles  encore,  s’étaient  produits,  trois  siècles  plus 
tard,  avec  une  redoutable  intensité  dans  la  discipline  et  les 
mœurs  du  clergé.  Écoutons  le  dernier  des  Pères  de  l’Église. 
« Il  y avait,  dit  Bossuet  ‘,  plusieurs  siècles  qu’on  désirait  la 
réforme  de  la  discipline  ecclésiastique:  « Qui  me  donnera, 
c disait  saint  Bernard,  que  je  voie,  avant  que  de  mourir,  l’É- 
c glise  de  Dieu  comme  elle  était  dans  les  premiers  jours  ?»  Si 
ce  saint  homme  a eu  quelque  chose  à regretter  en  mourant, 
ç’a  été  de  n’avoir  pas  vu  un  changement  si  heureux.  Il  a gémi 
tonte  sa  vie  des  maux  de  l’Église.  Il  n’a  cessé  d’en  avertir  les 
peuples,  le  clergé,  les  évêques , les  papes  même  ; il  ne  crai- 
gnait pas  d’en  avertir  aussi  les  religieux  qui  s’en  affligeaient 
avec  lui  dans  leur  solitude  et  louaient  d’autant  plus  la  bonté 


4.  Histoire  des  variations.  Édit.  Didot,  t.  IV,  p.  7 et  8.  Jean  de  Médicia, 
qni  fut  pape  sous  le  nom  de  Léon  X,  était  dans  sa  jeunesse  chanoine  de  trois 
cathédrales,  curé  de  neuf  églises,  prieur  de  quinze  ahbayes.  On  en  trouve 
la  liste  dans  Fabroni,  Leoais  X vita,  t797.  Des  évêques  avaient  de  même 
plusieurs  sièges  épiscopaux.  Ainsi  le  cardinal  de  Lorraine  avait  trois  arche- 
vêchés, Reims,  Lyon  et  Narbonne;  quinze  évêchés,  dont  Alby,  Montauban, 
Nantes,  Luçon,  etc.  Georges  d’Amboise  était,  pour  le  moins,  aussi  bien  renté. 


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180 


CHAPITRE  Xm. 


divine  de  les  y avoir  attirés,  que  la  corruption  était  plus 
grande  dans  le  monde.  Les  désordres  s’étaient  encore  aug- 
mentés depuis.  L’Église  romaine,  la  mère  des  Églises,  qui, 
durant  neuf  siècles  entiers,  en  observant  la  première,  avec 
une  exactitude  exemplaire,  la  discipline  ecclésiastique,  la 
maintenait  de  toute  sa  force  par  tout  l’univers,  n’était  pas 
exempte  de  mal;  et  dès  le  temps  du  concile  de  Vienne,  un 
grand  évêque,  chargé  par  le  pape  de  préparer  les  matières 
qui  devaient  y être  traitées,  mit,  pour  fondement  de  l’ouvrage 
de  cette  sainte  assemblée,  qu’il  y fallait  réformer  l'Église  dans 
le  chef  et  dans  les  membres.  Le  grand  schisme,  arrivé  im  peu 
après,  mit  plus  que  jamais  cette  parole  à la  bouche  non-seu- 
lement des  docteurs  particuliers,  d’un  Gerson,  d’un  Pierre 
d’Ailli,  des  autres  grands  hommes  de  ce  temps-là,  mais  en- 
core des  conciles  ; et  tout  en  est  plein  dans  le  concile  de  Pise 
et  dans  le  concile  de  Bâle,  où  la  réformation  fut  malheureuse- 
ment éludée  et  l’Église  replongée  dans  de  nouvelles  divisions. 
Le  cardinal  Julien  représentait  à Eugène  IV  les  désordres  du 
clergé,  principalement  de  celui  d’Allemagne  : « Ges  désordres, 
lui  disait-il,  excitent  la  haine  du  peuple  contre  tout  l’ordre 
ecclésiastique;  et,  si  on  ne  le  corrige,  on  doit  craindre  que  les 
laïques  ne  se  jettent  sur  le  clergé,  à la  manière  des  hussites, 
comme  ils  nous  en  menacent  hautement.  » Si  on  ne  réformait 
promptement  le  clergé  d’Allemagne,  il  prédisait  qu’après 
l’hérésie  de  Bohême,  et  quand  elle  serait  éteinte,  il  s’en  élè- 
verait bientôt  une  autre  encore  plus  dangereuse  ; « car  on 
dira,  poursuivait-il,  que  le  clergé  est  incorrigible  et  ne  veut 
point  apporter  de  remède  à ses  désordres.  On  se  jettera  sur 
nous,  continuait  ce  grand  cardinal,  quand  on  n’aura  plus  au- 
cune espérance  de  notre  correction.  Les  esprits  des  hommes 
sont  en  attente  de  ce  qu’on  fera,  et  ils  semblent  bientôt  de- 
voir enfanter  quelque  chose  de  tragique.  Le  venin  qu’ils  ont 
contre  nous  se  déclare  : bientôt  ils  croiront  faire  à Dieu  un 
sacrifice  agréable  en  maltraitant  ou  en  dépouillant  les  ecclé- 
siastiques comme  des  gens  odieux  à Dieu  et  aux  hommes  et 
plongés  dens  la  dernière  extrémité  du  mal.  Le  peu  qui  reste 
de  dévotion  envers  l’ordre  sacré  achèvera  de  se  perdre.  On 
rejettera  la  faute  de  tous  ces  désordres  sur  la  cour  de  Rome, 


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RÉVOLUTION  DANS  LES  CROYANCES. 


181 


qu’on  regardera  comme  la  cause  de  tous  les  maux,  parce 
qu’elle  aura  négligé  d’y  apporter  le  remède  nécessaire.  » Il  le 
prenait  dans  la  suite  d’un  ton  plus  haut  : e Je  vois,  disait-il, 
que  la  cognée  est  à la  racine,  l’arbre  penche,  et  au  lieu  de  le 
soutenir  pendant  qu’on  le  pourrait  encore,  nous  le  précipitons 
à terre.  » Il  voit  une  prompte  désolation  dans  le  clergé  d’Al- 
lemagne. Les  biens  temporels  dont  on  voudrait  le  priver  lui 
jiaraissent  comme  l’endroit  par  où  le  mal  commencera  : « Les 
corps,  dit-il,  périront  avec  les  âmes.  Dieu  nous  ôte  la  vue  de 
nos  périls,  comme  il  a coutume  de  faire  à ceux  qu’il  veut  pu- 
nir: le  feu  est  allumé  devant  nous,  et  nous  y courons.  » 

« C’est  ainsi  que,  dans  le  quinzième  siècle,  ce  cardinal,  le 
plus  grand  homme  de  son  temps,  en  déplorait  les  maux  et  en 
prévoyait  la  suite  funeste  : par  où  il  semble  avoir  prévu  ceux 
que  Luther  allait  apporter  à toute  la  chrétienté,  en  com- 
mençant par  l’Allemagne  ; et  il  ne  s’est  pas  trompé  lorsqu’il  a 
cru  que  la  réformation  méprisée  et  la  haine  redoublée  contre 
le  clergé  allaient  enfanter  une  secte  plus  redoutable  à l’Église 
que  celle  des  Bohémiens.  » 


liUthcr  t sa  réforme  en  Allemagne  et  dans  les  lÉtats 
Scandinaves  (IStV-lSSft). 

Ainsi,  Bossuet  lui-même  l’atteste,  dans  plusieurs  parties  de 
la  chrétienté,  là  surtout  où  le  clergé  possédait,  comme  en 
Allemagne,  presque  un  tiers,  comme  en  Angleterre,  presque 
un  cinquième  des  terres,  et,  au  milieu  de  tant  de  richesses, 
oubliait  la  discipline,  les  esprits  étaient  préparés  à une  révo- 
lution, lorsque  Luther  parut.  Né  à Eisleben,  en  1483,  ce  fils 
d’un  pauvre  mineur  saxon  devint  le  docteur  le  plus  écouté  de 
l’université  de  Wittenberg.  « Il  avait  de  la  force  dans  le  gé- 
nie, de  la  véhémence  dans  ses  discours,  une  éloquence  vive 
et  impétueuse  qui  entraînait  les  peuples  et  les  ravissait,  une 
hardiesse  extraordinaire  quand  il  se  vit  soutenu  et  applaudi, 
avec  un  air  d’autorité  qui  fraisait  trembler  devant  lui  ses  disci- 
ples : de  sorte  qu’ils  n’osaient  le  contredire  ni  dans  les  grandes 
ni  dans  les  petites  choses.  » (Bossuet.) 

Les  guerres  de  Jules  II  avaient  épuisé  le  trésor  pontifical. 

TEMPS  MODERNES.  11 


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182 


CHAPITRE  XllI. 


Vinrent  ensuite  les  magnificences  de  Léon  X,  qui  dépensa 
100  000  ducats  k son  couronnement,  et  en  donnait  500 
pour  un  sonnet.  Aussi  fut-il  réduit,  pour  vivre,  à engager 
les  joyaux  de  Saint-Pierre  et  à vendre  des  charges  qui  aug- 
mentèrent de  40  000  ducats  les  dépenses  annuelles  du  gou- 
vernement. Le  temple  splendide  commencé  par  Jules  II  sur 
un  plan  qui  devait  en  faire  la  plus  grandiose  basilique  de  la 
chrétienté,  Saint-Pierre  de  Rome,  menaçait  de  rester  in- 
achevé. LéonX  accorda  des  indulgences  à tous  ceux  qui  con- 
tribueraient de  leur  argent  à son  achèvement.  L’archevêque 
de  Mayence,  chargé  de  publier  ces  indulgences  en  Allemagne, 
les  fit  prêcher  en  Saxe  par  le  dominicain  Tetzel.  Il  y eut  de 
grands  abus  commis,  et  dans  les  promesses  exagérées  faites  aux 
fidèles  qui  achetaient  de  ces  promesses  de  salut,  et  dans  l’emploi 
qu’on  fit,  sous  leurs  yeux  mêmes,  d’une  partie  de  leur  argent. 
Les  augustins  jusqu’alors  chargés  de  la  vente  des  indulgences, 
s’irritèrent  de  voir  cette  lucrative  mission  passer  aux  domi- 
nicains. Le  dépit  leur  dévoila  les  abus,  et  ces  abus  furent  ru- 
dement attaqués  par  leur  plus  éminent  docteur,  Martin  Lu- 
ther, que  ses  études  théologiques  avaient  fait  entrer  dans  une 
voie  toute  contraire.  Il  s’était  en  eflet  arrêté  déjà  au  principe 
qui  resta  le  fondement  des  Églises  protestantes,  la  justification 
par  la  foi  seule,  tandis  que  la  doctrine  des  indulgences  suppose 
aussi  la  justification  par  les  œuvres.  Tel  fut  le  commencement 
de  la  réforme. 

Luther  ne  s’en  prit  d’abord  qu’à  Tetzel.  <r  II  attaqua  pre- 
mièrement les  abus  que  plusieurs  faisaient  des  indulgences  et 
les  excès  qu’on  en  prêchait.  Mais  il  était  trop  ardent  pour  se 
renfermer  dans  ces  bornes  ; des  abus  il  passa  bientôt  à la 
chose  même.  Il  avançait  par  degrés  ; et  encore  qu’il  allât  tou- 
jours diminuant  les  indulgences  et  les  réduisant  presque  à rien 
par  la  manière  de  les  expliquer  dans  le  fond,  il  faisait  semblant 
d’être  d’accord  avec  ses  adversaires,  puisque,  lorsqu’il  mit  ses 
propositions  par  écrit,  il  y en  eut  une  couchée  en  ces  termes  : 
« Si  quelqu’un  nie  la  vérité  des  indulgences  du  pape,  qu’il 
soit  anathème.  » (Bossuet.) 

Ce  fut  le  jour  de  la  Toussaint  (1517)  que  Luther  afficha  à 
la  porte  de  la  grande  église  de  Wittenberg  95  propositions 


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RÉVOLUTION  DANS  LES  CROYANCES. 


183 


conœmant  les  indulgences.  Tetzel  y répondit  par  110  contre- 
propositions.  La  lutte  était  engagée.  Pour  se  défendre,  Luther 
porta  pour  la  première  fois  les  yeux  sur  des  questions  redouta- 
hles,  et,  entraîné  par  l’ardeur  du  combat,  laissa  bientôt  là 
Tetzel  et  les  indulgences  pour  s’en  prendre  au  pape  lui-même 
et^aux  dogmes  catholiques;  « peu  à peu  il  s’échauffa  contre 
l’Eglise,  et  s’enfonça  dans  le  schisme.»  (Bossuet.) 

A la  première  nouvelle  de  ces  disputes,  « c’est  une  querelle 
de  moines,  » avait  répondu  Léon  X à ceux  qui  pressentaient 
un  novateur  dans  ce  théologien  si  hardi,  et  il  avait  oublié 
Luther  et  Tetzel  pour  retourner  entendre  la  Calandra  de  Bi- 
biena  ou  la  Mandragore  de  Machiavel.  Cependant,  le  bruit 
croissant,  il  envoya  à Augsbourg,  en  1518,  un  légat,  le  car- 
dinal Gajétano,  qui  essaya,  par  caresses  et  par  menaces,  d’é- 
branler le  moine  saxon;  mais  Luther  s’était  affermi  dans 
ses  doctrines  : il  récusa  le  cardinal  comme  juge,  et  en  ap- 
pela du  pape  mal  informé  au  pape  mieux  informé.  C’était 
encore  reconnaître  l’autorité  pontificale;  l’année  suivante, 
l’électeur  de  Saxe,  Frédéric  le  Sage,  son  protecteur,  étant 
devenu,  par  la  mort  de  l’empereur  Maximilien,  vicaire  de 
l’empire,  il  fit  un  pas  de  plus,  il  en  appela  du  pape  au  con- 
cile général. 

En  formant  cet  appel,  Luther  ne  dépassait  pas  encore  les 
idées  des  Pères  de  Bàle  et  de  Constance,  qui  avaient  proclamé 
l’autorité  des  conciles  généraux  supérieure  à celle  du  souverain 
pontife;  mais,  après  avoir  rejeté  le  pape,  il  fut  conduit  à re- 
jeter les  conciles;  après  les  conciles,  les  Pères,  c’est-à-dire 
toute  autorité  humaine,  pour  se  placer  face  à face  avec  l’Ecri- 
ture, pour  n’écouter  plus,  comme  il  disait,  que  la  parole  de 
Dieu,  ne  voulant  entre  elle  et  lui  aucun  intermédiaire.  Mais 
l’Écriture  n’est  point  toujours  si  claire,  si  accessible  à toutes 
les  intelligences,  qu’un  interprète  ne  soit  pas  nécessaire,  si 
l’on  veut  maintenir  l’imité  de  croyance;  cet  interprète,  l’Église 
catholique  le  reconnaissait  dans  le  pape.  Luther  le  suppri- 
mant, chacun  put  interpréter  à sa  guise  les  livres  saints  ; 
l’unité  de  l’Église  fut  détruite,  « la  tunique  sans  couture  fut 
déchirée»;  les  sectes  se  multiplièrent,  et  quelques  esprits 
pervers,  lisant  dans  l’Écriture  ce  que  leurs  passions  mauvaises 


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184 


CHAPITRE  XHI. 


voulaient  y trouver,  donnèrent  naissance  à des  doctrines  mons- 
trueuses qui  épouvantèrent  tous  les  partis. 

Dès  l’année  1519,  Luther  était  allé  fort  loin  sur  cette  pente  : 
déjà  il  attaquait  l’autorité  des  papes,  les  sacrements,  les  vœux 
monastiques,  et  il  touchait  aux  redoutables  questions  de  la 
grâce  et  du  libre  arbitre.  En  1520,  il  adressa  au  pape  son 
livre  de  la  Liberté  chrétienne,  qui  ne  permit  plus  à Léon  X 
de  temporiser.  Le  15  juin  1520,  une  bulle  fut  lancée  contre 
lui,  qui  condamna  41  propositions  extraites  de  ses  bvres,  et 
le  menaça  de  l’excommunication,  s’il  ne  se  rétractait  dans 
les  soixante  jours.  Mais  que  pouvait  cette  arme  usée  depuis 
qu’elle  servait  à tant  de  choses,  même  aux  plus  petites,  comme 
à frapper  ceux  qui  réimprimaient  Tacite  ou  l’Arioste  en  con- 
currence avec  l’éditeur  pontifical.  Luther,  rompant  à jamais 
avec  Rome,  brûla  à Wittenberg  la  bulle  du  pontife  aux  ap- 
plaudissements d’une  foule  enthousiaste. 

Ce  qui  lui  donnait  tant  d’audace,  c’est  que  le  nombre  de 
ses  partisans  croissait  tous  les  jours.  Le  peuple  était  charmé 
qu’on  l’appelât  à bre  lui-même  les  Écritures  traduites  par 
Luther  en  allemand,  et  qu’on  dénonçât,  comme  une  violation 
de  l’Évangile,  les  richesses  du  clergé.  Les  princes,  qui  ne 
pouvaient  plus  suffire  avec  leurs  ressources  du  moyen  âge 
aux  dépenses  croissantes  du  luxe  qui  naissait,  de  l’administra- 
tion qui  se  développait,  des  armées  qu’il  fallait  solder,  enten- 
dirent avec  plaisir  protester  contre  ces  grands  domaines  de 
l’Église  si  fort  à leur  convenance.  Beaucoup  enfin  étaient 
flattés  qu’on  fit  descendre  du  sanctuaire  sur  la  place  publique 
ces  grandes  questions  qui  les  troublaient,  et  cédaient  à l’irré- 
sistible attrait  de  la  bberté  religieuse,  que  Luther  faisait  bril- 
ler à leurs  yeux,  sauf  à en  user  contre  lui-même,  comme  il 
s’en  était  servi  contre  le  pape. 

Cependant,  quand  l’interrègne  cessa,  Gharles-Quint,  qui 
avait  besoin  du  pape  contre  François  I",  et  qui  tenait  à re- 
mettre la  paix  religieuse  dans  l’empire,  convoqua  une  grande 
diète  à Worms  (1521).  Luther  y vint  avec  un  sauf-conduit, 
et  refusa  solennellement  de  rétracter  aucune  de  ses  opinions, 
à moins  qu’on  ne  lui  en  montrât  la  fausseté  par  l’Écriture 
sainte.  La  diète  mit  le  réformateur  au  ban  de  l’empire  ; mais 


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185 


RÉVOLUTION  DANS  LES  CROYANCES. 

telle  avait  été  l’attitude  du  peuple  et  celle  d’un  grand  nombre 
de  princes,  qu’on  n’osa  violer  le  sauf-conduit  impérial.  Plus 
heureux  que  ne  l’avait  été  Jean  Huss„  Luther  put  sortir  de 
Worms,  et  son  protecteur  le  tint  caché  près  d’un  an  dans  le 
château  de  la  Wartbourg  en  Thuringe. 

De  cette  retraite  où  il  termina  sa  traduction  de  la  Bible  en 
langue  vulgaire,  Luther  répandit  impunément  ses  doctrines 
dans  toute  l’Allemagne  : l’imprimerie  donnait  à ses  pamphlets 
une  publicité  sans  bornes.  Ils  pénétraient  dans  les  chaumières 
comme  dans  les  palais.  Le  réformateur  ménageait  d’ailleurs 
les  princes,  si  puissants  depuis  la  chute  des  Hohenstaufen. 
La  sécularisation  des  biens  de  l’Église  était  une  prime  offerte  à 
leur  convoitise  : en  1525,  le  grand  maître  de  l’ordre  Teutoni- 
que  se  déclara  duc  héréditaire  de  Prusse,  sous  la  suzeraineté 
de  la  Pologne.  Une  grande  partie  des  domaines  ecclésiasti- 
ques de  la  basse  Allemagne  furent  envahis.  Dès  l’année  1525, 
l’électeur  de  Saxe,  le  landgrave  de  Hesse-Gassel,  les  ducs  de 
Mecklembourg,  de  Poméranie,  de  Zell,  et  un  grand  nombre 
de  villes  impériales  avaient  embrassé  la  réforme,  et  en  même 
temps  sécularisé  les  biens  de  l’Église  situés  sur  leur  terri- 
toire. 

Les  grands  auraient  bien  voulu  se  charger  seuls  de  la  di- 
rection et  des  profits  de  la  réforme  ; mais  le  peuple  s’en  mêla 
et  voulut,  à sa  manière,  prendre  part  à cette  vaste  curée. 
D’ailleurs,  il  avait  de  longs  ressentiments  contre  l’oppression 
féodale  que  les  seigneurs  ecclésiastiques  comme  les  séculiers 
faisaient  peser  sur  lui  depuis  des  siècles.  De  terribles  insur- 
rections, de. vraies  jacqueries  avaient  déjà  éclaté  en  1471 
et  1492.  En  1500,  l’association  du  Soulier  avait  été  une  me- 
nace contre  les  nobles  ; des  soulèvements  eurent  encore  lieu 
en  1505  et  1513.  Les  principaux  foyers  de  celte  démagogie 
étaient  les  Pays-Bas  et  la  Souabe.  Quand  les  prédications  de 
Luther  tombèrent  sur  ces  esprits  irrités,  elles  les  enflammè- 
rent d’une  nouvelle  et  sauvage  ardeur.  Laissant  de  côté  les 
questions  théologiques,  ils  allèrent  tout  droit  aux  questions 
sociales,  et  traduisant  l’esprit  de  charité  de  l’Évangile  en  un 
esprit  d’égoïsme,  ils  demandèrent  l’égalité  absolue,  la  com- 
munauté des  biens  et  le  renversement  de  toute  autorité  reli- 


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CHAPITRE  Xm. 


gieuse  ou  civile.  Ces  terribles  sectaires,  qui  entraînèrent  tous 
les  paysans,  de  la  Souabe  à la  Thuringe,  se  donnaient  le  nom 
d’anabaptistes,  parce  qu’ils  se  régénéraient,  disaient-ils,  par 
un  second  baptême.  Leur  chef  fut  Thomas  Munzer.  Luther 
ne  se  contenta  pas  de  les  désavouer;  il  prêcha  contre  eux 
une  guerre  d’extermination.  Dispersés  à Frankenhausen,  les 
paysans  périrent  par  milliers  (1525). 

La  guerre  des  paysans  effraya  tout  le  monde  : les  princes 
catholiques  s’autorisèrent  du  danger  qu’avait  un  instant  couru 
l’ordre  social  pour  se  confédérerà  Dessau  (1525).  Les  princes 
réformés,  par  contre,  signèrent  l’union  de  Torgau  (1526). 
L’Allemagne  se  trouva  séparée  en  deux  ligues,  indépendantes 
du  pouvoir  impérial,  et  la  guerre  parut  imminente.  Mais 
Charles-Quint,  occupé  tour  à tour  par  François  I"  et  par 
Soliman,  temporisait  pour  ne  se  point  créer  un  nouvel  ennemi 
en  Allemagne.  On  parlait  bien  de  faire  résoudre  la  question 
par  une  assemblée  des  docteurs  de  l’Église;  mais  des  deux 
côtés  on  redoutait  de  voir  se  réunir  un  concile  où  les  réformés 
savaient  bien  d’avance  qu’ils  seraient  en  minorité,  où  la  cour 
de  Rome  craignait  de  retrouver  les  traditions  des  conciles  de 
Bâle  et  de  Constance. 

En  1529,  les  Ottomans  ravageaient  la  Hongrie;  pour  obte- 
nir les  secours  de  tous  les  princes  allemands,  Charles-Quint 
fit  proclamer,  à la  diète  de  Spire,  la  liberté  de  conscience, 
mais  en  défendant  la  propagation  des  nouvelles  doctrines  sur 
la  Cène  (1529)  : les  réformés  protestèrent  contre  cette  excep- 
tion. Le  nom  de  protestants  leur  en  est  resté.  L’année  sui- 
vante, ils  présentèrent  à la  diète  d’Augsbourg  une  confession 
officielle  de  leurs  croyances  qui  fut  dès  lors  le  symbole  et  le 
lien  de  tous  les  partisans  de  Luther  (1530).  Ils  resserrèrent 
leur  union  à Smalkalde  (1531),  et  l’empereur,  menacé  par 
Soliman  II,  leur  accorda  la  paix  ou  intérim  de  Nuremberg 
(1532).  Deux  ans  après,  ils  se  trouvèrent  assez  forts  pour  ré- 
tablir le  duc  de  Wurtemberg,  Ulric,  et  imposer  aux  catholiques 
le  traité  de  Cadan  en  Bohême,  qui  accordait  aux  luthériens  le 
libre  exercice  de  leur  culte. 

Cependant  les  anabaptistes  reparurent  à Munster,  en  West- 
phalie,  sur  les  confins  de  la  Hollande,  mais  cette  fois  avec  une 


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RÉVOLUTION  DANS  LES  CROYANCES.  187 

organisation  plus  régulière,  plus  effrayante.  Jean  Matthiesen, 
boulanger  de  Harlem,  était  leur  prophète  suprême.  Ils  chas- 
sèrent de  la  ville  l’évêque,  tous  les  riches,  tous  ceux  qui  ne 
voulurent  pas  se  faire  rebaptiser,  et  alors  commencèrent  d’af- 
freuses saturnales  de  démagogie  extatique.  Ils  pillèrent  les 
églises  et  les  couvents,  brûlèrent  tous  les  livres,  excepté  la 
Bible,  et  mirent  les  biens  en  commun.  De  cette  démagogie 
biblique  sortit  un  despotisme  effréné.  Un  maréchal  ferrant 
ayant  mal  parlé  des  prophètes,  Matthiesen  assembla  la  com- 
mune sur  le  marché  et  tua  le  malheureux  d’un  coup  de  feu. 
Puis  il  s’écria  que  le  Père  lui  ordonnait  de  repousser  l’ennemi, 
et  il  se  précipita  seul,  une  hallebarde  à la  main,  hors  de  la 
ville;  il  n’eut  pas  franchi  la  porte  qu’il  fut  tué.  Un  garçon 
tailleur  de  Leyde,  Jean  Bocold,  lui  succéda  comme  prophète 
suprême,  et  quelque  temps  après  comme  roi,  après  qu’un  des 
prédicateurs  eut  annoncé  qu’il  lui  avait  été  révélé  que  Jean 
de  Leyde  devait  régner  sur  toute  la  terre  et  occuper  le  trône 
de  David,  jusqu’au  temps  où  Dieu  le  père  voudrait  lui  rede- 
mander le  gouvernement. 

Le  nouveau  roi  établit  la  pluralité  des  femmes  et  s’entoura 
d’une  cour  somptueuse,  tandis  que  le  peuple  mourait  de 
faim,  car  l’évêque  de  Munster  tenait  la  ville  étroitement  as- 
siégée. Une  des  reines,  rapporte  un  récit  contemporain,  ayant 
dit  un  jour  à ses  compagnes  qu’elle  ne  croyait  pas  conforme 
à la  volonté  de  Dieu  qu’on  laissât  tant  de  misères  peser  sur 
les  pauvres  gens,  le  roi  la  conduisit  au  marché  avec  ses  autres 
femmes,  lui  ordonna  de  s’agenouiller  au  milieu  de  ses  com- 
pagnes prosternées  comme  elle,  et  lui  trancha  la  tête.  Les 
autres  reines  chantaient  : Gloire  à Üieu  au  haut  des  cieux!  et 
tout  le  peuple  se  mit  à danser  autour  du  cadavre  de  la  vic- 
time. Cependant  il  n’avait  plus  à manger  que  du  pain  et  du 
sel!  Vers  la  fin  du  siège  la  famine  fut  si  grande  que  l’on  dis- 
tribuait régulièrement  la  chair  des  morts.  La  ville  fut  enfin 
emportée  le  jour  de  la  Saint-Jean  (1535).  Jean  de  Leyde,  pris 
vivant,  fut  déchiré  avec  des  tenailles  ardentes.  La  nouvelle 
Sion,  soutenue  par  cette  ivresse  de  fanatisme  et  de  débauche, 
s’était  défendue  quinze  mois  contre  toutes  les  forces  de  l’Al- 
lemagne du  nord. 


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188 


CHAPITRE  XIII. 


Les  catholiques  imputaient  à la  réforme  la  responsabilité 
des  scandales  de  Munster,  et  le  schisme  politique  de  l’Alle- 
magne prenait  de  jour  en  jour  un  caractère  plus  prononcé. 
L’empereur  attendait,  temporisait,  s’efforçait  d’éviter  un  con- 
flit pour  lequel  il  ne  se  sentait  pas  prêt.  Il  n’avait  pas  trop  de 
toute  son  activité  au  milieu  d’une  telle  complication  d’affaires  : 
il  avait  à défendre  l’Autriche  contre  les  incessantes  attaques 
du  sultan,  et  le  royaume  de  Naples  contre  les  corsaires  bar- 
baresques;  il  était  engagé  avec  le  roi  de  France  dans  une 
lutte  formidable.  Seul,  en  face  de  Soliman  II,  de  Barberousse 
et  de  François  I",  il  lui  fallait  encore  maîtriser  l’indiscipline 
de  ses  armées  et  la  turbulence  des  communes  flamandes,  or- 
ganiser l’administration  du  nouveau  monde,  étendre  sa  pensée 
et  son  action  d’un  bout  à l’autre  du  globe,  de  Bude  à Mexico, 
de  Gand  à Tunis.  C’est  ce  qui  explique  ses  longs  ménage- 
ments à l’égard  de  la  réforme.  D’ailleurs  la  haine  des  catholi- 
ques contre  les  protestants  n’allait  pas  jusqu’à  vouloir  sacrifier 
à l’empereur  les  libertés  de  l’Allemagne,  et  comme  le  temps 
durait  encore  où  les  citoyens  portaient  eux-mêmes  les  armes, 
il  n’y  avait  pas  d’armée  permanente  avec  laquelle  l’empereur 
pût  être  certain  de  briser  toute  résistance. 

Mais  après  la  paix  signée  avec  la  France  à Crespy  (1544), 
il  résolut  d’agir.  Abandonné  par  les  confédérés  de  Smalkalde, 
François  I"  les  abandonnait  à son  tour.  Soliman  venait  de 
tourner  ses  forces  contre  la  Perse.  Charles  se  trouvait  donc 
sans  ennemis  au  dehors.  Le  concile  œcuménique,  au  juge- 
ment duquel  en  appelaient  depuis  si  longtemps  les  deux  par- 
tis, s’était  enfin  réuni  à Trente  (1545),  et,  dès  les  premières 
sessions,  tout  espoir  de  conciliation  entre  les  doctrines  oppo- 
sées disparut.  La  guerre  fut  dès  lors  inévitable.  Luther  mou- 
rut à temps  pour  ne  pas  la  voir,  en  1546. 

Comme  il  arrive  toujours  dans  une  confédération,  le  désor- 
dre se  mit  au  sein  du  parti  protestant.  Les  alliés  de  Smalkalde 
ne  surent  pas  concerter  leurs  efforts  et  succombèrent  isolé- 
ment. Charles,  au  contraire,  montra  de  la  fermeté,  de  la  dé- 
cision, et,  malgré  la  défection  du  pape,  termina  tout  en  deux 
campagnes. 

La  haute  Allemagne  était  soumise  dès  1546;  la  mort  de 


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RÉVOLUTION,  DANS  LES  CROYANCES.  189 

François  I",  au  commencement  de  1547,  détermina  l’empe- 
reur à pousser  activement  les  hostilités.  A la  bataille  de 
Mühlber^,  l’infanterie  espagnole  culbuta  du  premier  choc  les 
milices  saxonnes,  et  les  deux  chefs  de  la  ligue  tombèrent  au 
pouvoir  de  Gharles-Quint,  l’électeur  de  Saxe  qui  fut  pris  sur 
le  champ  de  bataille,  le  landgrave  deTîësse,  qui  vint  de  lui- 
même  se  livrer  (1547).  L’empereur  reprit  à son  compte,  mais 
chrétiennement,  la  lettre  de  César  : « Je  suis  venu,  disait-il, 
j’ai  vu,  Dieu  a vaincu.  » 

Charles-Quint  put  croire  alors  que  le  rêve  tant  de  fois  pour- 
suivi de  l’unité  allemande  allait  se  réaliser,  que  le  pouvoir 
impérial  était  mis  hors  de  page.  Mais  il  fut  vite  détrompé.  Il 
voulut  trancher  la  question  religieuse  sans  le  pape;  son  inté- 
rim d’Augsbourg,  formulaire  théologique  destiné  à rappro- 
cher les  deux  partis  religieux,  mécontenta  tout  le  monde 
^(1548).  D réservait  à son  fils  l’Espagne,  les  Pays-Bas,  Naples 
et  l’Amérique;  il  voulut  lui  assurer,  en  outre,  la  couronne 
impériale.  Son  frère,  (ju’il  avait  déjà  fait  élire  roi  des  Ro- 
mains, et  la  diète,  s’y  refusèrent.  Il  avait  rempli  de  soldats 
les  cités  de  l’Allemagne  ; il  traînait  orgueilleusement  à sa  smte 
les  deux  chefs  des  protestants  captifs,  et  il  faisait  assiéger  la 
seule  ville  qui  résistât  encore,  Magdebourg  ; elle  tomba  après 
dix  mois  de  siège;  mais  celui  qui  venait  de  l’abattre  avait 
trouvé  dans  ce  succès  même  le  moyen  de  ruiner  la  fortune 
impériale.  C’était  Maurice  de  Saxe.  Protestant,  il  avait,  par 
haine  et  par  ambition,  combattu  l’électeur  de  Saxe,  son  pa- 
rent, et  l’empereur  lui  avait  donné  en  récompense  la  dignité 
électorale.  Son  ambition  satisfaite,  il  commença  à redouter  la 
puissance  de  l’empereur.  R avait  trahi  ses  coreligionnaires 
pour  faire  sa  fortune,  il  trahit  l’empereur  pour  la  consolider. 
Il  se  fit  charger  d’attaquer  Magdebourg  afin  d’avoir  un  pré- 
texte de  réunir  des  troupes,  prolongea  ce  siège  à dessein,  et 
pendant  qu’ü  durait,  négocia  avec  les  protestants,  avec  le  roi 
de  France  Henri  II  (traité  de  Friedewald,  1551),  conduisant 
tout  avec  un  si  merveilleux  secret,  que  Charles,  le  plus  subtil 
politique  de  ce  temps,  n’avait  pas  encore  le  premier  soupçon, 
quànd  il  apprit  que  Maurice  avait  déjà  traversé  l’Allemagne 
avec  de  grandes  forces,  qu’il  marchait  sur  Inspruck,  qu’il 


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190 


CHAPITRE  Xni. 


allait  l’y  surprendre.  L’empereur  malade  n’eut  que  le  temps 
de  s’échapper  au  milieu  de  la  nuit,  et  franchit,  porté  dans 
une  litière,  sous  la  pluie,  sous  la  neige,  les  montagnes  du 
Tyrol  (1552).  Il  fallut  remettre  en  liberté  le  landgrave  et 
l’électeur,  et  par  la  convention  de  Passau  accorder  aux  protes- 
tants une  entière  liberté  de  conscience  (1552). 

C’était  donner  au  nouveau  culte  une  existence  légale.  La 
paix  d’Augsbourg  (1555)  rendit  ces  concessions  définitives. 
Elle  confirma,  en  outre,  aux  possesseurs  actuels,  la  propriété 
des  biens  ecclésiastiques  sécularisés  antérieurement  à la  con- 
vention de  Passau.  Mais  la  clause  du  réservat'ecclésiastique, 
qui  empêchait  pour  l’avenir  les  sécularisations,  en  obligeant 
les  ecclésiastiques  à résigner  leurs  bénéfices  avant  de  passer 
au  nouveau  culte  ; en  outre,  l’exclusion  des  calvinistes  de  la 
paix  d’Augsbourg  et  l’interdiction  du  culte  réformé  hors  des 
terres  des  princes  protestants,  seront  la  source  de  discordes 
d’où  la  guerre  de  Trente  ans  sortira. 

Dans  le  nord  de  l’Europe  l’établissement  de  la  réforme  fut 
provoqué  par  des  causes  et  décidé  par  des  intérêts  purement 
politiques.  L’union  de  Calmar  venait  d’être  rétablie  après  la 
bataille  de  Bogesund,  en  Westrogothie,  où  Stenon-Sture,  le 
dernier  des  administrateurs  suédois , avait  été  mortellement 
blessé  (1520).  Christian  II,  qui  régnait  sur  le  Danemark  et  la 
Norvège,  de  puis  1513,  se  fit  proclamer  monarque  héréditaire 
de  la  Suède.  Il  crut  assurer  son  pouvoir  en  se  débarrassant 
des  principaux  citoyens  du  pays.  En  un  seul  jour,  94  séna- 
teurs, prélats  ou  riches  bourgeois,  furent  frappés  de  la  hache  : 
puis  on  égorgea  600  personnes,  sans  distinction  d’âge  ni  de» 
sexe  ; des  gibets  furent  élevés  dons  , toutes  les  villes , et  des 
exactions  sans  pitié  ruinèrent  le  pays. 

La  Suède  n’attendit  pas  longtemps  un  vengeur.  Dès 
l’année  suivante , Gustave  Vasa , de  l’antique  race  des 
Folkungs,  s’échappa  de  la  prison  où  le  retenait  Christian, 
et  après  des  aventures  qui  sont  restées  célèbres,  souleva 
les  intrépides  mineurs  de  la  Dalécarlie,  tailla  en  pièces  les 
Danois  près  d’Upsal,  et  assiégea  Stockholm.  La  ville  résista 
deux  ans,  malgré  les  secours  que  Gustave  avait  obtenus  de 
Lubeck.  Enfin  le  Néron  du  Nord  fut  déposé  par  l’aris- 


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RÉVOLUTION  DANS  LES  CROYANCES. 


191 


tocratie  danoise  qu’il  avait  irritée,  moins  par  ses  crimes,  que 
par  sa  prédilection  pour  les  petites  gens,  et  par  sss  édits  en 
faveur  des  paysans  (1523).  A sa  place,  les  nobles  procla-  , 
mèrent  son  oncle  Frédéric,  duc  de  Holstein,  en  lui  faisaùt  j 
jurer  une  capitulation  qui  consacrait  leurs  privilèges,  leur 
rendait  le  droit  de  vie  et  de  mort  sur  leurs  paysans,  et  recon- 
naissait que  la  couronne  était  élective.  De  leur  côté,  les  États 
de  Suède  déférèrent  le  titre  de  roi  à Gustave  Vasa,  et  Stock- 
holm lui  ouvrit  ses  portes  (1523).  L’année  suivante,  Frédéric, 
soutenu  par  la  puissante  marine  de  Lubeck,  entrait  aussi  à 
Copenhague. 

Gustave  ne  possédait  guère  que  le  nom  de  roi  : il  trouvait 
le  sol  aux  mains  de  la  noblesse  et  du  haut  clergé,  les  paysans, 
les  bourgeois  et  les  prêtres  inférieurs  en  proie  au  dénûment 
ët  à l’ignorance.  Les  habitants  du  Norland  ne  vivaient  que 
d’écorces.  Gustave  alors  résolut  de  renverser,  à son  profit,  et 
dans  l’intérêt  du  peuple,  l’autorité  des  évêques.  Leur  alliance 
avec  les  Danois  dans  la  dernière  guerre  les  avait  rendus 
odieux;  mais  ils  étaient  tellement  redoutables  par  leurs  ri- 
chesses que  le  roi  n’osa  les  attaquer  de  front,  et  employa  contre 
eux  toutes  les  ressources  d'une  habileté  peu  scrupuleuse. 
D’abord  il  toléra  les  prédications  de  deux  luthériens,  Olaüs  et 
Laurent  Pétri  ; ensuite  il  leur  donna  son  appui  moral  en  nom- 
mant l’un  secrétaire  d’État,  l’autre  professeur  à l’Université 
d’Upsal.  Enfin  il  les  autorisa  à publier  leur  traduction  des  li- 
vres saints  en  langue  vulgaire.  Tout  cela  servait  peu  : le 
peuple  ne  savait  pas  lire. 

AJors  Gustave  intéresse  l’aristocratie  laïque  à ses  projets, 
n permet  aux  nobles  de  revendiquer  les  domaines  usurpés 
par  l’Église  au  détriment  de  leurs  ancêtres,  donne  l’exemple 
lui-même  en  s’emparant  d’une  riche  abbaye  qui  avait  autre- 
fois appartenu  à sa  famille,  et,  invoquant  la  détresse  du  trésor 
public,  il  attribue  à l’État  les  deux  tiers  des  dîmes,  l’argen- 
terie et  les  cloches  des  églises  (1526).  Aux  États  généraux  de 
Westeras  (1527),  le  prestige  de  ses  victoires,  l’ascendant  de 
son  autorité,  la  séduction  de  son  éloquence,  charment  et  en- 
traînent les  députés.  Les  États  lui  accordent  le  droit  de  con- 
férer les  différentes  dignités  ecclésiastiques,  déclarent  que  lès 


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CHAPITRE  XIII. 


domaines  du  clergé  appartiennent  à l’État,  demandent  enfin 
que  la  religion  soit  ramenée  à sa  pureté  primitive.  Séparation 
de  l’Église  romaine,  sécularisation  des  biens  ecclésiastiques, 
adhésion  aux  principes  de  Luther,  tout  ce  qu’enseignait  ou 
pratiquait  la  réforme  en  Âllemagne,  se  trouvait  sanctionné  et 
consacré  en  Suède  par  les  représentants  de  la  nation. 

Gustave  ne  perdit  pas  un  instant.  Sa  part  du  produit  des 
dîmes  lui  avait  permis  d’organiser  une  armée  régulière.  Il 
parcourut  le  royaume  avec  14  000  hommes,  mettant  partout 
à exécution  les  décrets  de  Westeras.  13  000  fermes  furent  con- 
fisquées au  profit  du  roi  ou  de  lanoblesse.  Le  roi  pouvait  main- 
tenant rejeter  tout  masque,  il  fit  ouvertement  profession  de 
luthéranisme,  nomma  Laurent  Pétri  archevêque  d’Upsal  et  se 
fit  sacrer  par  lui  (1528).  L’année  suivante  (1529),  le  concile 
d’Œrébro  régla  le  dogme  et  la  liturgie.  Par  ménagement  pour 
les  sentiments  populaires,  on  maintint  la  hiérarchie  et  la 
plupart  des  cérémonies  du  culte  catholique;  mais  dans  tout  le 
reste  on  adopta  les  doctrines  des  protestants  d’Allemagne. 

La  réforme,  en  Suède,  porta  la  royauté  au  pouvoir  absolu. 
Gustave  Vasa  justifia  cette  révolution  par  ses  services  : l’agri- 
culture, l’industrie,  le  commerce,  la  marine,  prirent  un  rapide 
essor,  et  la  Suède  entra  dans  le  système  général  de  la  politi- 
que européenne,  par  une  alliance  avec  la  France  (1542),  qxii 
a duré  presque  sans  interruption  jusqu’à  la  Révolution  fran- 
çaise, et  qui  s’est  renouée  de  nos  jours. 

Les  prédications  de  Luther  avaient  de  bonne  heure  retenti 
en  Danemark.  Dès  l’année  1520,  Christian  II  avait  appelé 
Copenhague  un  prédicateur  réformé  ; sa  chute  n’arrêta  point 
le  mouvement.  Son  successeur,  Frédéric  I",  gagné  aux  idées 
nouvelles  avant  même  de  monter  sur  le  trône,  proclama 
d’abord  la  tolérance  religieuse,  pour  laisser  libre  carrière 
aux  novateurs,  dès  l’année  1525,  et  se  déclara  hautement 
pour  la  réforme;  deux  ans  après,  la  diète  d’Odensée  confirma 
la  liberté  de  conscience,  autorisa  la  rupture  des  vœux  monas- 
tiques, le  mariage  des  prêtres  et  soumit  les  prélats  à la  justice 
du  roi.  A la  diète  de  Copenhague,  Frédéric  I*''  approuva  la 
confession  de  /bides  protestants  danois  (1530).  Son  fils,  Chris- 
tian III,  alla  plus  loin.  A peine  sorti  de  la  terrible  guerre  du 


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RÉVOLUTION  DANS  LES  CROYANCES. 


193 


Comte,  qui  amena  la  ruine  de  la  Hanse,  il  renversa  la  hiérar- 
chie catholique.  On  déclara  les  évêques  déchus  de  leur  auto- 
rité temporelle  et  spirituelle;  on  confisqua  leurs  domaines 
pour  les  réunir  au  fisc,  et  à leur  place  on  établit  sept  surin- 
' tendants  chargés  du  spirituel,  et  autant  de  grands  baillis  pour 
la  gestion  du  temporel  (1536).  Mais  le  clergé  luthérien  ne 
conserva  qu’une  faible  partie  de  l’ascendant  moral  et  de  l’in- 
fluence politique  qu’avaient  possédés  les  pasteurs  catholiques; 
et  l’aristocratie  danoise  qui  avait  imposé  à Christian  III  la  ca- 
pitulation que  son  père  avait  jurée,  ne  trouva  dès  lors  plus 
d’obstacle  à ses  volontés.  Elle  supprima  les  États  généraux, 
s’arrogea  le  droit  de  contrôler  les  nominations  à tous  les  em- 
plois, tint  la  royauté  en  tutelle  et  courba  le  peuple  sous  le  plus 
dur  esclavage.  Gela  dura  120  années,  jusqu’en  1660,  où,  avec 
le  secours  des  bourgeois  et  du  clergé  réformé,  la  royauté  da- 
noise se  rendit  absolue  et  héréditaire. 


Zwingll  et  CalTiiii  la  réforme  en  HnloMe,  en  France, 
aux  Payo-JBas  et  en  Keooae  (tSt9-f  SS9). 

La  réforme  fut  d’abord  prêchée  en  Suisse  par  un  curé  de 
Zurich,  Ulrich  Zwingli,  contemporain,  mais  non  inspiré  de 
Luther.  Dès  1517,  il  avait  déclaré  l’Évangile  la  seule  règle 
de  foi.  Un  jour  que  des  vendeurs  d’indulgences  le  priaient 
de  ne  pas  entraver  leur  commerce,  parce  que  cet  argent  ser- 
virait à édifier  le  plus  beau  temple  de  l’Univers,  il  montra 
au  peuple  les  cimes  neigeuses  des  Alpes,  dorées  par  les 
rayons  du  soleil  couchant  : « Voilà,  s’écria-t-il,  le  trône  de 
l’Éternel;  contemplez  ses  œuvres,  adorez-le  dans  ses  magni- 
ficences; cela  vaut  mieux  que  les  offrandes  aux  moines  et  que 
les  pèlerinages  aux  ossements  des  morts.  » La  religion  évan- 
gélique de  Zwingli  se  répandit  dans  la  plus  grande  partie  de 
la  Suisse  allemande,  dans  les  cantons  commerçants  de  Zurich, 
de  Berne,  de  Bâle,  d’Appenzell,  de  Claris  et  de  Schaffhouse. 
Mais  les  cantons  primitifs  restèrent  fidèles  au  culte  catholi- 
que. Lucerne,  Uri,  Schwitz,  Unterwalden,  Zug,  Fribourg  et 
Soleure,  formèrent,  en  1528,  avec  le  Valais,  une  ligue  pour 
la  défense  de  la  foi  catholique.  Les  réformés  s’unirent  de  même 


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CHAPITRE  Xni. 


à Berne  Tannée  suivante  et  la  guerre  civile  devint  inévitable. 
Un  moment  contenues  par  les  efforts  de  quelques  hommes  de 
bien,  qui  firent  signer  une  paix  de  religion  (1529),  les  haines 
religieuses  amenèrent  enfin  de  sanglantes  collisions.  Zwingli 
fut  tué  dès  le  commencement  des  hostilités.  Vainqueurs  à Cap- 
pel,  et  près  du  mont  de  Zug  (1531),  malgré  l’infériorité  du 
nombre,  les  catholiques  imposèrent  la  paix  à leurs  ennemis. 
Chaque  canton  resta  maître  de  régler  souverainement  son 
culte  ; mais  la  doctrine  évangélique  fut  expulsée  des  bailliages 
communs. 

Les  protestants  trouvèrent  une  ample  compensation  à cette 
défaite.  Genève  se  sépara  de  l’Église  romaine.  La  réforme 
avait  été  indigène  à Zurich  : elle  fut  apportée  à Genève  par 
des  étrangers,  par  des  Français.  Gouvernée  par  son  évêque, 
sous  le  protectorat  des  ducs  de  Savoie,  cette  ville  se  trouva, 
vers  le  commencement  du  seizième  siècle,  divisée  en  deux 
camps.  Les  mameluks  ou  esclaves  soutenaient  les  droits  du 
duc  Charles  III,  les  huguenots  (eidgenossen,  confédérés  par 
serment),  défendaient  les  libertés  de  la  ville.  La  réiorme 
donna  un  nouvel  aliment  aux  inimitiés  politiques.  Les  mame- 
luks se  déclarèrent  pour  la  vieille  foi  catholique,  les  hugue- 
nots embrassèrent  la  doctrine  contraire.  Grâce  à l’appui  de 
Berne,  le  parti  huguenot  Temporta.  La  ville,  protégée  par 
François  I",  maintint  contre  la  Savoie  son  indépendance,  et 
Berne  enleva  au  duc  le  pays  de  Vaud  (1536). 

A ce  moment  arriva  Calvin.  C’était  un  Français,  de  Noyon, 
qui  venait  de  publier  le  livre  de  VInstilution  chrétienne,  plus 
redoutable  que  les  ouvrages  de  Luther,  parce  qu’il  était  plus 
systématique , plus  audacieux  ; car  tandis  que  le  docteur  de 
Wittenberg  laissait  subsister  dans  l’Église  tout  ce  qui,  selon 
lui,  n’était  pas  condamné  parla  parole  de  Dieu,  Calvin  voulait 
abolir  tout  ce  qu’il  prétendait  n’être  pas  prescrit  par  TÉvan- 
gile.  Forcé  de  quitter  la  France,  puis  l’Italie,  Calvin  trouva  un 
asile  à Genève.  Deux  influences  s’y  disputaient  le  pouvoir, 
celle  des  réformateurs  politiques,  qu’on  appelait  les  libertins, 
et  celle  des  réformateurs  religieux.  Calvin  assura  la  prédo- 
minance aux  rigoristes.  Ce  ne  fut  pourtant  point  sans  combat. 
Les  politiques  réussirent  à le  chasser  de  la  ville  (1541).  Calvin 


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RÉVOLUTION  DANS  LES  CROYANCES.  195 

eut  alors  et  exerça  jusqu’à  sa  mort  un  pouvoir  absolu.  Il  or- 
ganisa le  gouvernement  de  Genève  au  profit  presque  exclusif 
des  ministres  du  culte  réformé.  Par  une  singulière  inconsé- 
quence, la  secte  qui,  en  acceptant  la  triste  et  dure  doctrine  de 
la  prédestination,  anéantissait  toute  responsabilité  morale, 
s’imposa  la  loi  d’une  morale  plus  rigide.  La  cité  changea  d’as- 
pect : à la  facilité  des  mœurs  succéda  un  puritanisme  guindé. 
Plus  de  fêtes,  de  divertissements,  de  conversations.  Plus  de 
spectacles  et  de  société  ; l’inflexible  niveau  d’une  règle  austère 
pesa  sur  la  vie.  Un  poète  fut  décapité  pour  ses  vers;  Calvin 
voulait  que  l’adultère  fût  puni  de  mort,  comme  l’hérésie,  et 
il  fit  brûler  Michel  Servet,  qui  ne  pensait  pas  de  la  même  ma- 
nière que  lui  sur  le  mystère  de  la  Trinité.  Ces  hommes  qui 
avaient  tant  besoin  de  tolérance  ne  la  comprenaient  pas  mieux 
que  leurs  adversaires.  Le  plus  fervent  disciple  de  Calvin, 
Théodore  de  Bèze,  demandait  aussi  la  mort  contre  les  héréti- 
ques, et  accusait  le  parlement  de  Paris  d’incrédulité,  parce 
qu’il  ne  brûlait  pas  assez  de  sorcières.  A quoi  im  magistrat 
répondait  : «Voyez  plutôt  nos  registres.  » 

Si  le  despotisme  théocratique  de  Calvin  enleva  aux  Géne- 
vois  jusqu’aux  jouissances  les  plus  innocentes  de  la  liberté, 
il  est  juste "dê  ré^connaître  que,  sous  cette  vigoureuse  impul- 
sion, Genève  acquit  en  Europe  une  importance  considérable. 
Elle  fut  pendant  toute  la  durée  du  seizième  siècle  et  au  dix- 
septième  la  citadelle  et  comme  le  sanctuaire  de  la  réforme. 
Calvin  donna  lui-même  l’exemple  de  la  vie  la  plus  austère  et 
la  plus  active.  Il  prêchait  tous  les  jours,  faisait  trois  leçons  de 
doctrine  par  semaine,  traduisait  la  Bible  en  français,  écrivait 
des  traités  de  théologie,  et  répondait  à tous  ceux  qui  l’inter- 
rogeaient de  tous  les  points  de  l’Europe.  Sa  correspondance 
remplirait  trente  volumes  in-folio,  et  la  bibliothèque  de  Ge- 
nève garde  de  lui  2025  sermons  manuscrits. 

Lorsqu’il  mourut,  en  1564,  ses  disciples  continuèrent  son 
œuvre,  Théodore  de  Bèze  en  France,  et  JohnKnox  en  Écosse. 

Par  suite  du  mariage  de  Maximilien  avec  l’héritière  de 
Charles  le  Téméraire,  les  dix-sept  provinces  des  Pays-Bas 
avaient  passé  de  la  maison  de  Bourgogne  à celle  d’Autriche. 
Elles  formaient,  sous  la  surveillance  et  la  direction  d’un  gou- 


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CHAPITRE  XIII. 


verneur  général  nommé  par  le  souverain,  une  sorte  d’État 
fédéral;  chacune  d’elles  avait  sa  constitution  et  son  assemblée 
représentative.  Ainsi  l’autorité  du  prince  se  trouvait  limitée 
dans  les  Pays-Bas  par  des  institutions  libres  et  surtout  par 
l’esprit  indépendant  de  la  population  néerlandaise. 

Les  Pays-Bas  étaient  trop  voisins  de'l’Allemagne  pour  que 
la  réforme  n’y  pénétrât  pas  de  bonne  heure.  Une  traduction 
de  la  Bible  en  flamand  y parut  presque  en  même  temps  que 
la  traduction  allemande  de  Luther,  et  c’est  en  Hollande  que 
se  réfugièrent  les  débris  de  l’anabaptisme  vaincu  à Munster. 
Mais  Charles-Quint,  bien  que  gêné  par  les  privilèges  des 
cités,  l’était  moins  cependant  que  dans  l’empire  pour  empê- 
cher les  propagations  des  nouvelles  doctrines.  Il  lança  les 
édits  les  plus  sévères,  surtout  celui  de  1550,  après  sa  victoire 
de  Mühlberg  sur  les  protestants  allemands.  Dès  1 522  il  avait 
établi  une  inquisition  spéciale,  et  de  nombreuses  condamna- 
tions à mort  furent  prononcées.  Mais  ces  rigueurs  n’abouti- 
rent qu’à  changer  la  nature  de  l’hérésie.  Le  luthéranisme  dis- 
parut des  Pays-Bas  ; le  calvinisme  prit  sa  place,  descendu  de 
la  Suisse  par  l’Alsace,  ou  venu  de  la  Grande-Bretagne  pen- 
dant le  règne  d’Édouard  VI,  grâce  à la  multiplicité  des  rela- 
tions commerciales  qui  unissaient  les  deux  pays  ; il  se  pro- 
pagea surtout  dans  les  provinces  bataves.  On  verra  plus  loin 
la  terrible  lutte  qu’il  eut  à y soutenir  contre  Philippe  II. 

C’est  aussi  le  calvinisme  qui  l’emporta  en  France.  Les  doc- 
trines et  les  écrits  de  Luther  y avaient  eu  peu  de  succès.  De 
ce  côté-ci  du  Rhin,  la  science  théologique  avait  chez  nous  \in 
centre,  la  Sorbonne  ; la  foi  se  trouvait  par  conséquent  mieux 
défendue;  et  la  royauté  n’avait  pas  besoin  de  la  réforme  pour 
mettre  la  main  sur  les  domaines  du  clergé,  puisque  le  con- 
cordat donnait  au  roi  la  disposition  des  bénéfices.  Enfin 
on  trouvait  moins  d’abus  au  sein  du  clergé  gallican,  parce 
qu’il  avait  moins  de  richesses  et  de  pouvoir  ; et,  si  beaucoup 
de  nobles  des  provinces  regrettaient  les  domaines  jadis  cé- 
dés par  leurs  pères  à l’Église,  si  les  doctrines  indépen- 
dantes des  novateurs  plaisaient  à leur  esprit  féodal,  si  des 
désirs  d’affranchissement  politique  se  mêlèrent  pour  eux  à 
des  désirs  de  liberté  religieuse,  le  peuple  des  grandes  villes 


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RÉVOLUTION  DANS  LES  CROYANCES.  197 

resta  profondément  catholique.  La  réforme  en  France  fut 
pour  le  plus  grand  nombre  sans  doute  une  question  de 
conscience  et  de  conviction;  elle  fut  pour  beaucoup  aussi, 
quelquefois  même  à leur  insu;  un  réveil  de  l’esprit  aristocra- 
tique, une  réaction  féodale  contre  l’ascendant  de  la  royauté  et 
de  la  cour. 

La  réforme  ne  fit  que  d’insignifiants  progrès  avant  Calvin. 
C’est  V Institution  chrétienne,  publiée  par  lui  en  1535,  qui 
fixa  les  incertitudes  des  lettrés  et  donna  une  formule  précise  à 
leurs  vagues  inspirations.  Le  calvinisme  s’empara  rapidement 
d’une  portion  considérable  de  la  petite  noblesse,  de  quelques 
bourgeois  et  de  plusieurs  magistrats  ; la  plupart  de  nos  grands 
jurisconsultes  et  de  nos  érudits  y adhérèrent  publiquement 
ou  en  secret  ; mais,  à l’exception  des  provinces  méridionales, 
où  le  souvenir  des  doctrines  et  de  la  guerre  des  Albigeois, 
celui,  plus  récent,  des  scandales  d’Avignon,  entretenaient 
contre  l’Eglise  romaine  de  profondes  rancunes,  le  peuple, 
surtout  dans  les  grandes  villes,  ferma  l’oreille  au  nouvel  évan- 
gile. 

François  I"  ne  lui  était  point  favorable  ; mais  il  avait  à 
ménager  contre  Charles-Quint  l’alliance  des  protestants  d’Al- 
lemagne. Il  était  difficile  qu’il  tendit  la  main  aux  réformés 
d’outre-Rhin,  et  qu’en  même  temps  il  fit  brûler  les  réformés 
de  France.  Telle  est  pourtant  la  continuelle  et  triste  al- 
ternative que  présente  sa  politique.  Est-il  en  guerre  avec 
l’empereur?  il  ferme  les  yeux  sur  les  efforts  des  prêcheurs 
calvinistes,  et  il  promulgue  l’édit  de  Coucy  qui  suspend  toute 
poursuite  pour  fait  de  religion  (1535).  La  paix  est-elle  signée, 
et  n’a-t-il  plus  besoin  de  la  ligue  de  Smalkalde?  il  cherche  à 
arrêter  par  des  supplices  la  propagande  protestante.  A la  fin 
de  son  règne,  sur  les  instances  de  Montmorency  et  du  car- 
dinal de  Toumon,  il  révoqua  l’édit  de  tolérance  de  Coucy  et 
ordonna  le  massacre  des  Vaudois,  dont  les  croyances  étaient 
vieilles  de  plus  de  trois  cents  ans. 

Paisibles  et  payant  régulièrement  l’impôt , gens  de  mœurs 
pures  et  simples , les  Vaudois  habitaient  deux  petites  villes , 
Mérindol  et  Gabrières,  et  une  trentaine  de  villages  des  Alpes 
de  Provence  (département  de  Vaucluse).  Ils  avaient  déjà  été 


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198 


CHAPITRE  XIII. 


condamnés,  en  1540,  comme  hérétiques,  à la  requête  du  pré- 
sident d’Oppède  et  de  l’avocat  général  au  parlement  d’Aix, 
Guérin.  On  avait  sursis  à l’exécution.  Mais,  en  avril  1545, 
des  ordres  précis  et  rigoureux  arrivèrent  de  la  cour  au  par- 
lement d’Aix.  La  baron  de  la  Garde,  assisté  du  président 
d’Oppède  et  de  l’avocat  général  Guérin,  entrèrent  inopiné- 
ment avec  des  soldats  sur  le  territoire  de  ces  malheureux. 
L’arrêt  portait  que  les  hommes  et  les  femmes  devaient  être 
brûlés  vifs,  les  serviteurs  et  les  enfants  chassés,  les  lieux 
rendus  inhabitables,  les  bois  coupés  et  abattus.  Il  fut  trop 
scrupuleusement  exécuté  : 3000  Vaudois  furent  massacrés  ou 
brûlés  dans  leurs  habitations;  660  condamnés  aux  galères  ; le 
reste  dispersés  dans  les  bois  et  les  montagnes  où  la  plupart 
moururent  de  faim  et  de  misère  ; il  ne  demeura  pas  une  mai- 
son, pas  un  arbre,  quinze  lieues  k la  ronde  (1545). 

Henri  II  poursuivit  les  nouvelles  doctrines  avec  rigueur. 
L’édit  de  Châteaubriant  (1551)  ordonna  de  juger  les  protes- 
tants sans  appel,  ferma  les  écoles  et  les  tribunaux  à quicon- 
que n’avait  pas  un  certificat  d’orthodoxie,  et,  par  un  usage 
renouvelé  des  plus  mauvais  jours  de  l’empire  romain,  assura 
aux  délateurs  le  tiers  des  biens  de  leurs  victimes.  Mais  la  per- 
sécution fut  impuissante.  En  quelques  années,  le  nombre  des 
églises  protestantes  s’éleva  de  une  à deux  mille.  « La  moitié 
de  la  noblesse,  une  partie  du  clergé,  et  peut-être  un  dixième 
du  peuple,  dit  avec  exagération  un  contemporain,  étaient 
attachés  k la  réforme.  Malgré  les  édits,  malgré  les  supplices, 
ils  étaient  si  opiniâtres  et  si  résolus  en  leur  religion,  que  lors 
même  qu’on  était  le  plus  décidé  k les  faire  mourir,  ils  ne  lais- 
saient pour  cela  de  s’assembler  ; et,  plus  on  faisait  de  puni- 
tions, plus  ils  se  multipliaient.  » {3lémoires  de  Castelnau.) 

La  persécution  eût  été  certainement  violente  sans  la  mort 
prématurée  de  Henri  II.  A ce  moment,  la  lutte  s’engageait  au 
sein  même  du  parlement  et  l’effervescence  arrivait  k son 
comble.  Sur  la  nouvelle  que  les  huguenots  avaient  trouvé  des 
défenseurs  dans  ce  grand  corps  judiciaire,  le  roi  s’était  trans- 
porté quelques  jours  avant  le  fatal  tournoi,  au  milieu  des  ma- 
gistrats, et  avait  ordonné  de  continuer  en  sa  présence  la  déli- 
bération qui  portait  sur  les  édits  lancés  contre  les  hérétiques. 


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RÉVOLUTION  DANS  LES  CROYANCES.  199 

Deux  membres,  Dufaur  et  Anne  Dubourg,  ne  cachèrent  point 
leur  sympathie  pour  les  persécutés  ; le  second  se  fit  même 
presque  accusateur.  « Je  sais,  dit-il,  qu’il  est  certains  crimes 
qu’on  doit  impitoyablement  punir,  tels  que  l’adultère,  le  blas- 
phème et  le  parjure  ; mais  de  quoi  accuse-t-on  ceux  qu’on  livre 
au  bras  du  bourreau?  » Le  roi  se  croyant  insulté  et  bravé  en 
face,  les  fit  aussitôt  saisir,  et  commanda  qu’on  instruisit  leur 
procès.  Sa  mort  n’arrêta  pas  l’affaire,  qui  fût  suivie  au  milieu 
des  plus  terribles  péripéties.  Les  ministres  de  l’Église  réformée 
tinrent  à Paris  leur  premier  synode  national,  pour  rédiger  une 
pétition  en  faveur  des  prisonniers.  Le  12  décembre,  entre  cinq 
et  six  heures  du  soir,  le  président  Minard,  violent  ennemi  de 
Dubourg,  fut  tué  d’un  coup  de  pistolet  au  sortir  de  l’audience. 
Ce  coup  tuait  aussi  Dubourg  : il  fut  condamné  au  bûcher  et 
brûlé  en  place  de  Grève.  La  persécution  allait,  comme  aux 
Pays-Bas  et  partout,  amener  les  complots  et  l’épouvantable 
guerre  que  nous  aurons  bientôt  à raconter. 

De  France,  le  calvinisme  était  passé  en  Écosse,  pays  avec 
lequel  nous  avions  d’étroites  relations  et  où  ses  progrès  furent 
facilités  par  les  dispositions  naturelles  du  peuple  et  la  fai- 
blesse du  gouvernement. 

Après  la  mort  prématurée  de  Jacques  V (1542,  voy.  p.  117), 
sa  veuve,  Marie  de  Guise,  proclamée  régente  au  nom  de  sa 
fille,  Marie  Stuart,  avait  laissé  la  direction  des  affaires  au 
cardinal  Beaton,  homme  d’État  habile,  mais  d’un  caractère 
dur  jusqu’à  la  cruauté.  De  nombreux  supplices  furent  or- 
donnés par  lui  pour  fait  de  religion.  Aucun  n’excita  l’indi- 
gnation générale  à un  plus  haut  degré  que  celui  de  George 
\Vishart,  brûlé  vif  sous  les  yeux  du  cardinal.  Les  réformés, 
pour  venger  la  mort  de  leur  coreligionnaire,  assassinèrent 
Beaton,  dont  ils  pendirent  le  cadavre  aux  créneaux  du  châ- 
teau Saint- André  (1546). 

La  réforme  se  propagea  dès  lors  en  Écosse  avec  rapidité, 
bien  que  combattue  par  la  régente,  sœur  des  Guises.  Les  plus 
illustres  et  les  plus  puissantes  familles  du  pays  l’adoptèrent  ; 
Jean  Knox  se  mit  à la  tête  du  mouvement.  Frappé  de  plusieurs 
condamnations,  brûlé  même  en  effigie,  il  s’enfuit  en  Angle- 
terre, où  il  devint  chapelain  d’Édouard  VI,  et,  après  l’avéne- 


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200 


CHAPITRE  XIII. 


ment  de  la  catholique  Marie  Tudor,  en  Suisse,  où  il  connut 
Calvin.  Quand  Élisabeth  eut  fait  triompher  le  protestantisme 
en  Angleterre,  Knox  fut  rappelé  de  Genève.  Disciple  de  Cal- 
vin, il  organisa  l’Église  écossaise  sur  le  modèle  de  l’Église 
génevoise.  La  hiérarchie  fut  abolie;  dans  le  presbytéranisme, 
c’est  le  nom  que  prit  l’Église  d’Écosse,  tous  les  ministres  sont 
égaux.  Knox  aurait  voulu  consacrer  les  domaines  du  clergé 
catholique  à l’entretien  du  nouveau  culte;  mais  les  nobles 
s’en  étaient  saisis,  et  ils  les  gardèrent.  Il  fut  plus  heureux 
dans  ses  efforts  contre  lés  monuments  catholiques.  Églises, 
bibliothèques,  archives,  tombeaux  même,  rien  de  ce  qui  sem- 
bla entaché  d’idolâtrie  ne  trouva  grâce  devant  ce  furieux  ico- 
noclaste (1560).  Ainsi  la  réforme  écossaise  prit  dès  le  début 
un  caractère  de  violence  et  de  fanatisme  particulier. 

XA  réforme  en  Angleterre  Cl&si-fsea). 

L’Angleterre  avait  toujours  montré  à l’égard  du  saint-siège 
un  esprit  d’indépendance  qui  allait  souvent  jusqu’à  l’hérésie. 
Ainsi,  au  quatorzième  siècle,  Wiclef  et  les  Lollards,  ses  dis- 
ciples, avaient  rencontré  les  plus  vives  sympathies  ; et  la  mé- 
fiance, sinon  la  haine  contre  Rome,  était  générale  dans  le 
clergé  comme  dans  le  peuple.  Ce  fut  pourtant  un  incident 
vulgaire  et  coupable,  l’amour  du  roi  Henri  VIII  pour  Anne  de 
Boleyn,  qui  amena  le  schisme  d’Angleterre. 

Henri  VIII  était  marié  depuis  2k  ans  avec  Catherine  d’Ara- 
gon, quand  il  découvrit  un  jour,  en  1527,  qu’il  était  parent 
de  sa  femme  à un  degré  prohibé  parles  canons  de  l’Église.  Il 
demanda  au  pape  de  prononcer  l’annulation  du  mariage. 
Clément  VII  était  alors  prisonnier  de  Charles-Quint,  et  Cbar- 
K_les-Quint  était  l’osele  de  Catherine.  « Je  me  trouve,  écrivait 
le  pontife,  entre  l’enclume  et  le  marteau.  » H négocia;  mais 
le  roi,  impatient  de  ces  lenteurs,  se  fît  proclamer  par  son  par- 
lement protecteur  et  chef  suprême  de  l’Église  d’Angleterre 
(153l);  l’année  suivante  il  épousa  Anne  de  Boleyn.  Clé- 
ment VII  lança  une  sentence  d’excommunication  contre  le 
roi  (1534).  Henri  y répondit  en  s’enfonçant  davantage  dans  le 
schisme.  Le  parlement,  toujours  docile,  décréta  la  suppres- 


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RÉVOLUTION  DANS  LES  CROYANCES.  201 

sion  des  ordres  monastiques,  et  le  roi  confisqua  les  biens  des 
couvents  (1536). 

Henri  VIII,  en  se  séparant  du  sainl^-siége,  prétendait  pour- 
tant rester  orthodoxe  : il  se  souvenait  d’avoir  écrit  contre 
Luther;  et  dans  ses  chartes  ou  protocoles  diplomatiques  il 
prenait  avec  la  même  fierté  son  titre  de  défenseur  de  la  foi, 
et  celui  de  roi  de  France.  Malheur  au  catholique  qui  niait  la 
suprématie  religieuse  du  roi,  il  était  décapité  1 Malheur  aussi 
au  dissident  qui  niait  la  présence  réelle,  il  était  brûlé  ! 

Dès  1S31,  les  supplices  commencèrent.  Trois  protestants 
furent  brûlés  afin  que  nul  ne  doutât  de  l’orthodoxie  du  roi  ; 
en  1535,  il  fit  décapiter  le  cardinal-évêque  Fisher,  qui  réprou- 
vait le  divorce  du  roi,  et  le  chancelier  Thomas  Morus,  qui 
refusait  de  reconnaître  sa  suprématie  religieuse  : le  dernier 
est  un  beau  caractère  et  un  des  grands  esprits  du  siècle.  De- 
puis ce  jour,  le  voluptueux  et  sanguinaire  Henri  VIII  rappela 
pour  l’Angleterre  les  plus  affreux  tyrans  de  Rome.  Il  épousa 
six  femmes,  en  répudia  deux,  Catherine  d’Aragon  (1532)  et 
Anne  de  Glèves  (1540),  en  envoya  deux  à l’échafaud,  cette 
Anne  de  Boleyn,  la  cause  du  schisme  (1536),  et  Catherine 
Howard,  pour  des  désordres  antérieurs  à son  union  avec  le 
roi  (1542);  une  troisième,  Catherine  Parr,  faillit  y monter 
pour  ses  opinions  religieuses.  La  sixième,  Jeanne  Seymour, 
qu’il  avait  épousée  après  Anne  de  Boleyn,  était  morte  en 
donnant  le  jour  au  prince  qui  fut  Édouard  VI  (1537).  Quand 
le  parlement,  pour  apprendre  aux  Anglais  ce  qu’ils  devaient 
croire  ou  ne  pas  croire,  eut  adopté  le  bill  des  six  articles,  que^ 
les  réformés  appelèrent  bill  de  sang  (1539),  une  inquisition 
plus  terrible  que  celle  d’Espagne  couvrit  l’Angleterre  de  bû- 
chers. Parmi  les  victimes,  on  compte  2 reines,  2 cardinaux, 
3 archevêques,  18  évêques,  13  abbés,  500  prieurs  ou  moines, 
14  archidiacres,  60  chanoines,  plus  de  50  docteurs,  12  ducs, 
marquis  ou  comtes,  29  barons,  335  nobles,  110  femmes  de 
condition,  etc.;  au  total  72  000  condamnations  capitales.  Ja- 
mais révolution  n’eut  des  sources  plus  impures,  et  ne  s’étabbt 
par  des  voies  plus  sanglantes  et  plus  honteuses.  Au  meurtre 
se  joignait  la  spoliation.  Tous  les  biens  meubles  et  immeubles 
des  couvents  avaient  été  saisis  par  le  roi.  Ce  n’était  pas  assez. 


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202 


CHAPITRE  Xm. 


II  multiplia  les  amendes,  les  confiscations,  les  impôts,  altéra 
les  monnaies,  et,  malgré  toutes  ces  extorsions,  chargé  de 
dettes,  il  fit  banqueroute  pour  apurer  ses  comptes.  Cette  ban- 
queroute se  fit  au  reste  légalement.  Le  parlement,  par  un 
vote  spécial,  dispensa  le  roi  de  rendre  ce  qu’il  avait  emprunté. 
Ce  même  parlement  avait  donné  force  de  loi  aux  ordonnances 
royales.  Ainsi,  les  Anglais  qui  n’avaient  cru  sacrifier  que  leur 
liberté  politique,  quand,  après  la  guerre  des  deux  Roses,  ils 
avaient  laissé  Henri  VII  saisir  le  pouvoir  absolu,  voyaient 
maintenant  l’argent,  le  sang,  les  croyances  mêmes  de  la  na- 
tion, sacrifiés  à un  abominable  tyran. 

Mais,  en  publiant  une  traduction  des  livres  saints  en  lan- 
gue vulgaire,  Henri  VIII  devint,  sans  le  vouloir,  un  propa- 
gateur d’hérésie.  A côté  de  la  réforme  royale,  bornée  à quel- 
ques modifications  insignifiantes  dans  la  liturgie , et  à la 
suppression  de  l’autorité  du  saint-siège,  grandit  une  réforme 
populaire  qui  s’écarta  profondément  des  dogmes  et  de  la  dis- 
cipline catholiques.  Poursuivis  avec  acharnement  par  les  dé- 
fenseurs du  culte  officiel,  les  dissidents  voudront  conquérir  la 
liberté  religieuse,  et  feront  cause  commune  avec  les  promo- 
teurs de  la  liberté  politique.  La  chute  des  Stuarts  et  du  des- 
potisme en  Angleterre  n’aura  pas  d’autre  cause.  (Pour  la 
politique  étrangère  de  Henri  VIII,  voy.  les  chap.  xi  et  xii.) 

Schismatique,  mais  orthodoxe  avec  Henri  VIII,  l’Angleterre 
s’éloigna,  sous  Édouard  VI,  de  la  doctrine  catholique.  Le  ré- 
gent, Sommerset,  très-zélé  pour  la  réforme,  proscrivit  la 
messe,  ordonna  l’usage  de  la  Bible  en  langue  vulgaire,  abolit 
les  fêtes  et  permit  aux  laïques  la  communion  sous  les  deux  es- 
pèces (1548)  ; Wanvick,  qui  renversa  Sommerset  (1 549),  et  le 
fit  exécuter  trois  ans  après,  était  catholique  au  fond  du  cœur; 
mais  il  avait  besoin  des  protestants  et  s’appuya  sur  eux  pour 
écarter  du  trône  la  princesse  Marie,  fille  de  Catherine  d’Ara- 
gon. Et  en  effet,  à peine  Édouard  VI  eut-il  'expiré  avant  d’a- 
voir atteint  sa  dix -septième  année,  que  Warwick  proclama 
Jeanne  Gray,  jeune  femme  intéressante  par  son  savoir  et  ses 
vertns,  mais  qui  n’avait  que  des  droits  éloignés  à la  couronne, 
étant  arrière-petite-fille  de  Henri  VII. 

Telle  était  la  vénération  des  Anglais  pour  le  sang  de  leurs 


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RÉVOLUTION  DANS  LES  CROYANCES. 


203 


rois  qu’ils  respectaient  le  principe  d’hérédité,  même  lors-  i 
qu’il  était  en  opposition  avec  leurs  intérêts  ou  leurs  passions.  | 
Warwick  fut  abandonné  même  par  les  protestants,  et  la  mal- 
heureuse Jeanne  Gray  paya  de  sa  vie  le  règne  de  dix  jours 
que  l’ambition  d’un  autre  lui  avait  imposé  (1553). 

Marie  se  déclara  hautement  catholique,  rétablit  les  évê- 
ques qui  avaient  refusé  le  serment  de  suprématie,  et  punit  / 
ceux  qui  l’avaient  prêté.  Puis  elle  épousa  le  fils  de  Charles- 
Quint,  son  Çûusin  Philippe  II,  malgré  les  prières  des  commu- 
nes, et  contre  le  vœu  de  toute  la  nation.  Alors  l’Angleterre 
fut  solennellement  réconciliée  avec  le  saint-siège.  Les  déten-  , 
leurs  des  biens  des  couvents  s’étaient  déclarés  prêts  à rentrer 
dans  l’Église  catholique,  pourvu  qu’on  leur  garantît  la  posses- 
sion tranquille  de  ce  qu’ils  avaient  pris  (1554).  Mais  de  ce 
moment  aussi  les  supplices  commencèrent  : de  février  1555  à 
septembre  1558,  400  réformés  périrent,  dont  290  par  le  feu. 

Les  protestants  ont  flétri  la  reine  Marie  du  surnom  de  la  san- 
glante, titre  qui  conviendrait  aussi  bien  à leur  grande  reine 
Élisabeth.  Au  reste,  Marie  fut  toute  sa  vie  malheureuse.  Per- 
sécutée pendant  sa  jeunesse,  elle  se  vit  sur  le  trône  dédaignée 
par  l’ingrat  Philippe  II,  à qui  elle  avait  voué  toute  son  affec- 
tion. Il  l’entraîna  dans  sa  guerre  contre  laFrance  : l’Angleterre 
y perdit  Calais.  Marie  ne  survécut  que  quelques  mois  à ce 
désastre.  Elle  répéta  plusieurs  fois  avant  d’expirer  que  si  l’on 
ouvrait  son  cœur,  on  y trouverait  écrit  le  nom  de  Calais  (J  558). 

La  mort  prématurée  de  Marie  Tudor  fit  arriver  au  trône  sa 
sœur  Élisabeth,  fille  d’Anne  de  Boleyn  et  protestante.  Elle 
avait  jusque-là  caché  ses  sentiments  secrets,  et  elle  parut  d’a- 
bord hésitër  sur  la  question  religieuse.  Elle  se  fit  même  sacrer 
selon  le  rit  catholique,  et  elle  chargea  l’ambassadeur  anglais 
près  du  sai}|t-siége  de  notifier  au  pape,  Paul  IV,  son  avène- 
ment. Élisabeth  se  serait  certainement  prononcée  pour  la  ré- 
forme, mais  la  hautaine  et  violente  réponse  du  pontife  préci- 
pita sa  décision.  Le  18  février  1557,  la  chambre  (Jes  lords 
déclara  la  reine  gouvernante  suprême  de  l’Église  ainsi  que  de 
l’État.  On  annula  toutes  les  lois  religieuses  de  Marie.  Un  ser- 
ment, impliquant  la  reconnaissance  de  la  suprématie  spiri- 
tuelle de  la  couronne,  fut  imposé  à quiconque  avait  le  moin- 


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204 


CHAPITRE  Xlll. 


dre  rapport  avec  le  gouvernement.  Tous  les  évêques,  à 
l’exception  d’un  seul,  le  refusèrent,  et  furent  destitués  ; mais 
sur  7386  ecclésiastiques  du  second  ordre,  180  curés  seulement, 
et  95  bénéficiers,  imitèrent  ce  désintéressement.  L’organisa- 
tion de  l’Église  anglicane  ne  fut  réglée  que  trois  ans  plus  lard 
par  le  bill  des  trente-neuf  articles  (1562).  La  religion  nou- 
velle maintint  la  hiérarchie  épiscopale,  et  son  clergé  est  en- 
core aujourd’hui  de  beaucoup  le  plus  riche  de  toute  la  chré- 
tienté. Née  à la  voix  du  pouvoir  temporel,  elle  lui  est  restée 
constamment  dévouée,  et  a soigneusement  nourri  dans  le 
peuple  anglais  la  haine  du  papisme. 

Depuis  l’année  i 532,  l’Angleterre,  du  moins  la  classe  offi- 
cielle de  ce  pays,  avait  changé  quatre  fois  de  religion,  selon  le 
caprice  de  ses  princes  : triste  spectacle  qui  ne  fut  donné  nulle 
part  ailleurs,  et  qui  montre  la  puissance  acquise  par  la  royauté 
sous  les  Tudors.  Jusqu’à  présent,  ces  changements  n’avaient 
été  qu’une  affaire  d’administration  intérieure;  mais  la  question 
religieuse  va  devenir  une  question  nationale,  et  la  réforme  sera 
profondément  enracinée  dans  le  sol  anglais,  par  les  efforts 
mêmes  que  feront  les  étrangers  pour  l’en  extirper.  A partir  du 
règne  d’Élisabeth,  le  protestantisme  devint  une  partie  du 
patriotisme  anglais,  à ce  point  qu’on  ne  fut  plus  éloigné  de 
considérer  comme  traîtres  ceux  qui  restèrent  attachés  à l’É- 
glise romaine  et  qui,  en  réalité,  mettant  leur  conscience  au- 
dessus  de  leur  pays,  vécurent  longtemps  en  conspiration  per- 
manente contre  l’ordre  nouveau. 

Principales  dlirércnces  entre  les  l^gllses  protcstantcss. 

Ainsi,  en  moins  d’un  demi-siècle,  la  Suisse,  la  Grande-Bre- 
tagne, la  Suède,  le  Danemark,  la  moitié  de  l’Allemagne  et 
une  partie  de  la  France,  s’étaient  séparés  du  catholicisme.  La 
chrétienté,  qui,  au  moyen  âge  avait  été  si  bien  unie,  se  trou- 
vait divisée.  La  religion  romaine  dominait  dans  le  midi  de 
l’Europe,  le  protestantisme  dans  le  nord.  Mais  le  principe 
protestant  étant  la  libre  interprétation  des  Écritures,  il  s’était 
produit  déjà  au  sein  de  la  Réforme  quantité  de  sectes  dont  le 
nombre  devait  s’accroître  encore. 


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RÉVOLUTION  DANS  LES  CROYANCES. 


205 


Cependant  trois  grands  systèmes  dominaient  : le  luthéra- 
nisme, le  calvinisme  et  l’anglicanisme.  Le  premier  était  gé- 
néralement adopté  dans  le  nord  de  l’Allemagne  et  dans  les 
États  Scandinaves  ; le  second  en  Suisse,  en  France,  dans  les 
Pays-Bas  et  en  Écosse;  le  troisième,  comme  son  nom  l’indi- 
que, en  Angleterre. 

Ils  avaient  un  dogme  commun  qui  est  le  vrai  fond  du  pro- 
testantisme, la  doctrine  de  la  justification  par  la  grâce.  Luther 
le  défendit  contre  Érasme  dans  son  livre  de  servo  arbitrio,  où 
se  trouvent  de  si  étranges  maximes  touchant  l’inutilité  des 
oeuvres  pour  le  salut,  même  l’innocuité  des  œuvres  mauvaises 
pour  la  damnation,  la  foi  suffisant  seule  à la  justification. 
Calvin  poussa  cette  doctrine  à ses  dernières  et  monstrueuses 
conséquences,  en  enseignant  la  prédestination  des  élus  et  des 
damnés. 

Des  trois  Églises  réformées,  la  plus  éloignée  de  l’orthodoxie 
était  le  calvinisme,  la  plus  voisine  l’anglicanisme.  Les  calvinis- 
tes, en  effet,  comme  les  sacramentaires,  rejetaient  entière- 
ment le  dogme  de  la  présence  réelle,  et  voyaient  dans  l’Eu- 
charistie, non  le  sacrifice  effectif  de  Jésus-Christ,  mais  une 
simple  commémoration  de  la  Cène.  Les  luthériens  n’admet- 
taient pas  la  transsubstantiation, c’est-à-dire  le  changementdes 
espèces  du  pain  et  du  vin  en  corps  et  en  sang  du  Sauveur  ; ils 
croyaient  pourtant  que  Jésus-Christ  y était  présent,  comme 
le  feu  est  dans  un  fer  chaud,  pour  emprunter  la  comparaison 
de  Luther  lui-même.  Ainsi,  au  lieu  d’accepter  le  mystère 
comme  les  catholiques,  ou  de  le  nier  comme  les  calvinistes, 
ils  le  remplaçaient  par  un  autre  plus  compliqué,  auquel  ils 
donnaient  les  noms  bizarres  à’impanation  et  à'invination. 
Quant  aux  anglicans,  ils  n’étaient  séparés  des  catholiques  sur 
ce  dogme  fondamental  que  par  des  nuances  équivoques,  la 
confession  de  foi  de  l’Eglise  anglicane,  en  1562,  ayant  à 
dessein  évité  de  se  prononcer  sur  cette  question,  et  déclarant 
à la  fois  que  la  Cène  est  la  communion  du  corps  et  du  sang 
de  Jésiis-Christ,  mais  que  le  communiant  ne  reçoit  Jésus- 
Christ  que  spirituellement.  Au  fond,  les  anglicans  sont  des 
calvinistes  par  le  dogme  et  des  catholiques  par  la  liturgie. 

Des  sept  sacrements  de  l’Église  catholique,  ils  n’en  re- 

TEMPS  MODERNES.  2 


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206 


CHAPITRE  XIII. 


connaissaient  que  deux,  le  baptême  et  la  Cène  : le  premier 
considéré  comme  un  simple  engagement  d’élever  chrétien- 
nement reniant,  le  second  dépouillé  de  tout  mystère,  l’un  et 
l’autre  n’étant  pas  indispensables  au  salut;  les  luthériens, 
deux  aussi,  le  baptême  et  l’eucharistie,  mais  en  transformant 
le  dernier,  reçu  par  les  anglicans  dans  des  termes  qui  rap- 
prochaient leur  Église  de  celle  des  catholiques.  D’ailleurs  les 
communions  protestantes  s’accordaient  à rejeter  les  cinq 
autres  sacrements,  car  la  confirmation  et  l’ordination  des 
prêtres  gardées  par  les  anglicans,  l’étaient  non  pas  à titre  de 
sacrements , mais  seulement  comme  rites  pieux  ; et  s’ils  con- 
seillaient la  confession,  au  lit  de  mort,  ils  n’en  faisaient  pas 
une  condition  impérative. 

C’est  surtout  par  la  discipline  que  différaient  entre  elles  les 
Églises  réformées.  On  ne  doit  pas  s’en  étonner,  puisque  la 
réforme  avait  eu  pour  occasion  et  pour  cause  principale  les 
abus  qui  s’étaient  introduits  dans  le  clergé.  Sous  ce  rapport, 
les  cultes  protestants  se  rattachaient  à deux  principaux  modes 
d’organisation.  Le  luthéranisme  admettait  une  certaine  hié- 
rarchie, l’anglicanisme  une  hiérarchie  complète  ; la  discipline 
calviniste  reposait  sur  le  principe  de  l’égalité  des  ministres 
entre  eux.  C’est  dans  la  Grande-Bretagne  que  les  deux  systè- 
mes arrivèrent  h leur  développement  le  plus  complet.  Ainsi 
l’Église  anglicane,  avec  ses  archevêques,  ses  évêques,  ses 
divers  degrés  dans  le  sacerdoce,  sa  liturgie,  ses  immenses 
revenus,  ses  collèges  et  ses  établissements  d’instruction  et  de 
charité,  ne  différait  presque  en  rien  de  l’organisation  extérieure 
des  Églises  catholiques , sauf  la  simplicité  du  costume,  la 
froide  austérité  du  culte,  l’emploi  de  la  langue  vulgaire  et  le 
mariage  des  prêtres.  Soumise  à la  suprématie  royale,  son 
existence  se  trouva  intimement  unie  au  maintien  de  la  mo- 
narchie, et  le  clergé  fut  en  Angleterre  l’appui  le  plus  sûr  de 
la  royauté. 

Sa  voisine,  au  contraire,  l’Église  presbytérienne  d’Écosse, 
avait  des  tendances  démocratiques.  Là,  point  de  distinction 
de  grade  ou  de  richesse  entre  les  membres  du  clergé.  A peine 
sont-ils  séparés  des  fidèles  par  la  nature  de  leurs  fonctions. 
Encore  les  sectes  puritaines  ne  tarderont-elles  pas  à suppri- 


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RÉVOLUTION  DANS  LES  CROYANCES.  207 

mer  toute  délégation  spéciale  du  sacerdoce.  Tout  chrétien 
sera  propre  au  divin  ministère,  qui  aura  le  talent  ou  l’inspi- 
ration. Dans  les  Etats  Scandinaves,  les  évêques  avaient  été 
conseiTés  sous  lenomde surintendants;  maïs  les  évêques  luthé- 
riens ne  gardaient  rien  de  la  richesse  et  de  l’influence  politi- 
que de  leurs  prédécesseurs  catholiques.  Les  princes  ou  les 
souverains  avaient  eu  grand  soin  d’imposer  k leur  nouveau 
clergé  les  plus  strictes  limites  de  l’aisance,  et  de  l’exclure  en- 
tièrement du  temporel.  Mais  si  la  confusion  des  deux  pouvoirs 
avait  eu  au  moyen  âge  de  déplorables  résultats,  la  subordina- 
tion de  l’Église  à l’État  dans  les  pays  luthériens  eut  le  fâcheux 
effet  de  priver  les  ministres  de  Tindépendance  et  de  la  dignité 
nécessaires  à leurs  fonctions. 

Les  Églises  calvinistes  étaient  plus  pauvres  encore  ; mais 
comme  elles  ne  devaient  leur  origine  qu’à  elles-mêmes,  elles 
avaient  une  grande  liberté  et  un  empire  moral  considérable. 
A Genève,  en  France,  en  Écosse,  magistrats  et  seigneurs  fu- 
rent plus  d’une  fois  contraints  d’écouter  la  voix  énergique  de 
leurs  pasteurs. 

En  résumé,  l’unité  religieuse  de  l’Europe  était  brisée,  et 
dans  le  camp  de  la  réforme  les  sectes  dissidentes  pullulaient. 
Née  de  l’esprit  de  révolte,  la  réforme  fut  d’abord  infidèle  à 
son  caractère.  Les  anglicans  et  les  luthériens  remirent  à leurs 
princes  le  pouvoir  spirituel  qu’ils  refusaient  au  pape,  de  sorte 
qu’on  vit  ceux  qui  tenaient  le  glaive,  écrire  de  l’autre  main 
des  articles  de  foi,  et  les  imposer  souspeine  de  mort  ou  d’exil*. 

« Luther  nous  a mis  sur  la  tête,  disait  le  doux  Mélanch- 
thon,  un  joug  de  fer,  au  lieu  d’un  joug  de  bois.  » Dans  ces 
pays  donc  la  révolution  religieuse  vint  d’abord  en  aide  à la 


1.  En  1558,  les  dDCleurs  de  Leipzig  et  de  Wiltemberg  analhématisôrent 
comme  hérétiques  les  ministres  d’iéna  et  tous  ceux  qui  admettaient,  si  petite 
qu’elle  Tût,  une  coopération  de  l’homme  à la  justification  que  le  Saint-Esprit 
opère  en  lui;  ils  excitèrent  les  ducs  de  Saxe,  comme  évéques-nés  de  leur  ter- 
ritoire, à sévir  contre  eux.  Les  théologiens  qui  refusèrent  de  signer  le  formu- 
laire d’iéna  furent  enlevés  par  des  soldats,  jetés  en  prison  ou  bannis.  Plus 
tard,  l'électeur  Auguste  fit  périr  son  chancelier  dans  les  tortures,  condamna 
le  gendre  de  Mélanchthon  à une  prison  perpétuelle  et  chassa  quiconque  n’ac- 
cepta pas  une  Jormule  de  concorde  qu’il  avait  rédigée.  La  doctrine  sjrnergiste 
ou  de  la  coopération  nécessaire  de  l'homme  à sa  justification  avait  été  ensei- 
gnée par  Mélanchthon  et  a été  généralement  adoptée  par  les  luthériens. 


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208 


CHAPITRE  XIII. 


révolution  politique,  puisqu’elle  ajouta  aux  droits  des  princes 
celui  plus  nouveau  encore  de  gouverner  les  consciences.  C’é- 
tait un  emprunt  de  plus  aux  usages  de  Rome  impériale,  con- 
séquence naturelle  d’une  réforme  qui  prétendait  n’être  qu’un 
retour  aux  temps  apostoliques. 

Les  calvinistes,  après  la  dure  domination  de.  Calvin,  se 
souvinrent  mieux  de  leur  origine.  Ils  ne  reconnurent  le  pou- 
voir spirituel  qu’à  l’assemblée  des  fidèles,  c’est-à-dire  à l’É- 
glise même.  La  constitution  politique  de  la  plupart  des  pays 
calvinistes,  la  Suisses,  la  Hollande,  l’Écosse,  préparait  d’ail- 
leurs cette  solution. 

C’est  aussi  dans  la  Suisse  que  le  meilleur  usage  avait  été 
fait  des  biens  de  l’Église  pour  fonder  des  hospices  et  des  écoles.. 
En  général,  le  protestantisme,  remplaçant  presque  tout  le  culte 
par  la  lecture  et  la  méditation  de  la  Bible,  répandit  largement 
dans  le  peuple  l’instruction  primaire. 

On  vient  de  voir  qu’en  politique,  cette  révolte  contre  l’au- 
torité spirituelle  aboutit,  en  beaucoup  de  lieux,  à une  servi- 
tude plus  grande  vis-à-vis  du  pouvoir  temporel  ; il  arriva  de 
même,  pour  la  civilisation  générale,  que  cette  insurrection 
de  l’esprit  d’examen  ne  profita  point  d’abord  aux  progrès  de 
la  raison  publique.  En  Allemagne,  toutes  les  intelligences  se 
tournèrent  vers  la  théologie.  On  délaissa  les  lettres  antiques 
pour  ne  s’occuper  plus,  comme  aux  beaux  jours  de  la  scola- 
stique, que  de  questions  puériles,  parce  qu’elles  étaient  inex- 
tricables. La  Renaissance  en  mourut,  peintres  et  poètes  dis- 
parurent devant  les  fureurs  iconoclastes  des  uns  et  les  em- 
portements théologiques  des  autres  ‘ ; mais  les  adiaphoristas, 
les  synergistes , les  accidentaires , les  substantialistes , les 
crypto-calvinistes  pullulèrent  et  donnèrent  le  spectacle  impie 
d’hommes  qui  prétendaient  à régler  les  choses  du  ciel  et  à 
mesurer  la  puissance  de  Dieu , à déterminer  son  action  et  à 
rédiger  ses  décrets,  ce  qui  ne  les  empêchait  pas  d’avoir  sans 
cesse  à la  bouche  des  mots  de  haine  et  de  mort,  en  parlant 
de  Celui  qui  a jeté  partout  sur  le  monde  la  vie  et  l’amour. 


i . Érasme  disait  en  'l  528  (Ép.  MCI)  : Ubieunqae  régnât  latherianùmus , ibi 
litterarum  est  interitus,  ' 


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RÉVOLUTION  DANS  LES  CROYANCES.  209 

On  verra  bientôt  que  le  contre-coup  de  la  Réforme  produi- 
sit des  conséquences  semblables  en  Italie  et  en  Espagne. 

Luther  et  Calvin,  le  premier  qui  remit  aux  princes  le  pou- 
voir spirituel,  le  second  qui  brûla  Michel  Servet,  ne  sout 
donc  à aucun  point  de  vue  ce  qu’on  a voulu  les  faire  ; les  pô- 
res  de  la  liberté  moderne.  Mais  sur  le  champ  où  l’homme 
laboure  et  sème,  bien  souvent  lève  une  moisson  qu’il  n’atteu- 
daù  pas.  La  négation  de  l’autorité  dans  l’ordre  spirituel  con- 
duisait inévitablement  à la  négation  de  l’autorité  dans  l’ordre 
philosophique  et  social.  Luther  et  Calvin,  bien  sans  le  vou- 
loir, menaient  à Bacon  et  à Descartes,  comme  Bacon  et  Des- 
cartes, à leur  insu,  menèrent  à Locke  et  à Mirabeau. 

Il  est  curieux  de  voir  que  le  grand  travail  de  la  civilisation 
moderne  arrêté  dans  les  pays  où  les  deux  doctrines  opposées 
arrivèrent  à leur  plus  complète  expression,  fut  continué  par 
celui  qui  repoussant  à la  fois  Luther  et  l’Inquisition,  pro- 
clama, dès  le  seizième  siècle,  par  deux  de  sas  grands  hommes, 
L’Hôpital  et  Henri  IV,  la  nécessité  de  la  tolérance  religieuse. 
La  France  de  Jean  Goujon  et  de  Corneille,  du  Poussin  et  de 
Molière,  ramassa  le  sceptre  des  arts  et  des  lettres  tombé  des 
mains  défaillantes  de  l’Italie,  et  le  garde  encore. 

A un  autre  égard,  la  révolution  religieuse  se  rattache  aussi 
à la  révolution  économique.  Dans  les  pays  protestants,  la  di- 
minution des  fêtes  augmenta  les  jours  de  travail,  comme  la 
fermeture  des  couvents  accrut  le  nombre  des  travailleurs.  La 
production  en  devint  plus  grande,  par  conséquent  les  produits 
à meilleur  marché.  Là  est  une  des  raisons  de  la  supériorité 
industrielle  et  commerciale  des  pays  protestants  sur  ceux  qui 
restèrent  sévèrement  catholiques  comme  l’Italie,  l’Espagne, 
la  Bavière  et  l’Autriche*. 


< . Voyez  Macaulay,  Introduclion  i V Histoire  d’Angleterre. 


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210 


CHAPITRE  XIV. 


LIVRE  rv. 

LA  RESTAURATION  CATHOLIQUE  ET  LES  GUERRES 
DE  RELIGION  ; PRÉPONDÉRANCE  DE  L’ESPAGNE. 


CHAPITRE  XIV. 

LE  CONCILE  DE  TRENTE  ET  LA  RESTAURATION 
CATHOLIQUE. 

Réformes  à la  cour  pontificale  et  tentatives  de  conciliation  avec  les  pro> 
testants.  — Mesures  défensives;  l’Inquisition  (1542),  l’Index,  les 
Jésuites.  — Concile  de  Trente  (1545-1563). 


Béforme  h la  cour  pontificale  et  tentativea  de  conetilatlon 
aVee  leo  proteatanta. 

La  papauté , prise  aii  dépourvu , avait  en  quelques  années 
perdu  la  moitié  de  son  empire.  La  nécessité  d’une  réforme 
de  l’Eglise  dans  ses  mœurs  et  dans  sa  discipline  avait  d’abord 
été  le  texte  développé  par  tous  les  ennemis  du  saint-siège.  Il 
fallait  leur  ôter  cette  arme.  Les  successeurs  de  Clément  VII 
le  comprirent,  ét  alors  commença,  à la  cour  pontificale  et  dans 
toute  l’Église  catholique,  un  admirable  travail.  Réformer  la 
discipline  ecclésiastique , imposer  au  clergé  la  pureté  des 
mœurs,  réveiller  la  foi  des  peuples,  voilà  quelle  fut  l’œuvre 
entreprise  par  cinq  pontifes  qui  gouvernèrent  l’Église  pen- 


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211 


LE  CONCILE  DE  TRENTE,  ETC. 

dant  la  seconde  moitié  du  seizième  siècle,  Paul  III,  Paul  IV, 
Pie  IV,  Pie  V et  Sixte-Quint. 

Paul  III,  qui  à certains  égards  tenait  encore  de  l’âge  an- 
térieur, inaugura  cette  nouvelle  politique,  en  n’élevant  au 
cardinalat  que  des  hommes  distingués  par  leurs  talents  et 
leurs  vertus.  Les  protestants  eux-mêmes  ne  purent  qu’applau- 
dir à la  promotion  de  prélats  tels  que  Gontarini,  Sadolet, 
Garaffa  et  Ghiherti.  La  rote  *,  la  pénitencerie,  la  chancellerie 
romaine  reçurent  une  meilleure  organisation.  L’abus  des  dis- 
penses, la  simonie  furent  poursuivis,  et  il  y eut  un  moment 
où  ce  travail  parut  conduire  à la  fin  souhaitée,  à une  réconci- 
liation avec  les  protestants  ; car  les  conseillers  les  plus  écoutés 
du  pape , surtout  Gontarini  , admettaient  le  dogme  fonda- 
mental des  protestants  , la  justification  par  la  grâce,  et  mon- 
traient un  ardent  désir  d’introduire  des  réformes  dans  les 
mœurs  et  dans  la  discipline. 

Au  colloque  de  Ratisbonne,  en  1541 , où  le  sage  Gontarini 
était  venu  comme  légat  du  pape,  on  put  croire  la  paix 
enfin  conclue.  L’empereur,  qui  se  préparait  à une  grande 
guerre  contre  la  France , désirait  vivement  arriver  à un  com- 
promis; Luther  lui-même,  bien  fatigué  de  ses  luttes  contre 
les  anabaptistes  et  contre  les  sacramentaires,  bien  désabusé 
en  voyant  les  princes  s’emparer  de  sa  réforme  pour  en  tirer 
profit,  ne  semble  pas  y avoir  été  très-opposé.  Les  protestants 
envoyèrent  à la  conférence  leurs  plus  pacifiques  théologiens, 
Bucer  et  Mélanchthon.  Mais  les  princes  réformés  furent 
moins  dociles  que  les  docteurs.  Ils  intervinrent  dans  la  dis- 
cussion; ils  rédigèrent  les  articles  « à leur  façon,  » dit  Lu- 
ther lui-même  ; « Notre  excellent  prince,  ajoute-t-il,  m’adonné 
à lire  les  conditions  qu’il  veut  proposer  pour  avoir  la  paix 
avec  l’empereur  et  nos  adversaires.  Je  vois  qu’ils  regardent 
toute  cette  affaire  comme  une  comédie  qui  se  joue  entre  eux. 


4 . Rote,  tribunal  de  onze  docteurs  ecclésiastiques  nommés  auditeurs  de  la 
rote,  et  pria  dans  les  quatre  grandes  nations  catholiques  d’Italie,  de  France, 
d’Allemagne  et  d’Espagne,  parce  que  ce  tribunal  est  chargé  de  Juger  toutes 
les  questions  relatives  aux  bénéfices  ecclésiastiques  dans  toute  la  catholicité. 
Le  nom  de  rote,  qui  signifie  roue , vient  sans  doute  de  la  mosaïque  circulaire 
qui  décore  la  salle  où  ils  se  réunissent. 


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212 


CHAPITRE  XIX. 


tandis  que  c’est  une  tragédie  entre  Dieu  et  Satan  ; où  Satan 
triomphe  et  Dieu  est  immolé.  Mais  viendra  la  catastrophe. ...» 
(Lettre  du  4 avril  1541}.  Les  princes,  en  effet,  qui  s’étaient 
emparés  des  biens  de  l’Eglise,  ne  pouvaient  vouloir  d’une  paix 
qui  les  eût  condamnés  à restitution,  ou  qui  tout  au  moins 
eût  arrêté  leurs  empiétements. 

Il  y eut  même  une  sourde  opposition  de  la  part  de  quel- 
ques catholiques.  François  I**'  redoutait  l’influence  que  cette 
pacification  donnerait  à l’empereur  dans  l’empire.  Une  Alle- 
magne unie  lui  semblait  à craindre.  D’autres,  comme  l’arche- 
vêque de  Mayence,  craignaient  le  prix  dont  la  paix  serait 
payée.  « On  serait  forcé  , écrivait-il  au  pape,  de  faire  trop  de 
concessions.  » Gontarinifut  désavoué  par  le  saint-siège,  comme 
l’avaient  été  les  docteurs  protestants  par  leurs  princes. 

L’espoir  d’une  réconciliation  étant  perdu , l’Église  s’arma 
pour  le  combat. 


ncanreff  défenaiveH.  li'lni|iilBltloii  (fftdS),  l'Index, 
lee  déeultee. 

En  15(i2,  une  nouvelle  Inquisition  , dont  le  tribunal  supé- 
rieur siégea  à Rome,  fut  instituée.  Six  inquisiteurs  généraux 
eurent  mission  de  rechercher  et  de  punir,  en  deçà  comme  au 
delà  des  monts,  toute  atteinte  à la  foi.  Ni  rang  ni  dignité  ne 
pouvaient  soustraire  à leur  juridiction.  Ils  avaient  droit  de 
faire  incarcérer  les  suspects , de  frapper  même  de  la  peine 
capitale  les  coupables  et  de  vendre  leurs  biens.  II  leur  était 
enjoint,  en  un  mot,  de  tout  faire  pour  étouffer  et  extirper  les 
hérésies  qui  avaient  éclaté  dans  la  communauté  chrétienne. 
L’Inquisition  se  mit  aussitôt  à l’œuvre , avec  une  telle  éner- 
gie, que  les  routes  qui  conduisaient  d’Italie  en  Suisse  et  en 
Allemagne  se  couvrirent  de  fugitifs.  La  crainte  régna  d’un 
bout  de  la  Péninsule  à l’autre.  Même  la  duchesse  de  Fer- 
rare,  toute  fille  de  France  qu’elle  était,  fut  inquiétée*.  « Elle 
mêle  des  larmes  à son  vin,  » disait  Marot.  Les  académies 
furent  dissoutes  à Modène,  à Naples.  Tout  examen  des  choses 

i . Madame  Renée,  seconde  fille  de  Louis  XII  et  d’Anne  de  Bretagne. 


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213 


LE  CONCILE  DE  TRENTE,  ETC. 

de  la  foi  fut  interdit;  tout  ce  qui  sentait  la  nouveauté  fut  sur- 
veillé, proscrit.  On  établit  la  congrégation  de  Vindex  et  les 
listes  des  livres  prohibés  se  multiplièrent  ; aucun  ouvrage  an- 
cien ou  moderne  ne  put  être  imprimé  qu’avec  permission  des 
inquisiteurs.  Dans  toute  l’Italie,  Venise  seule  subordonna 
l’inquisiteur  à l’autorité  civile.  Un  cardinal,  des  évêques  fu- 
rent jetés  en  prison,  des  individus  de  moindre  condition  noyés 
ou  brûlés.  Ces  moyens  réussirent , et  l’unité  catholique,  l’or- 
thodoxie furent  sauvées  dans  la  Péninsule  ; mais  à quel  prix! 
L’asservissement  des  Italiens  à la  maison  d’Autriche  avait  tué 
la  vie  politique  ; les  mesures  pour  extirper  ou  prévenir  l’hé- 
résie tuèrent  la  vie  littéraire.  On  cessa  de  penser;  l’art  tomba 
comme  les  lettres*  ; et  l’Italie  devint  pour  trois  siècles  la 

r 

4 . De  la  Jtrutalem  du  Tasse  on  tomba  à la  Secchiu  rapita  de  Tassoni  ; de 
Raphaël  et  de  Michel-Ange  an  Bernin.  Le  grand  art  devint  celui  des  Arlequins 
et  des  Pantalons.  L’empereur  Malbias  donna  la  noblesse  i l'arlequin  Ceccbini. 
En  1 806,  alasséna  ne  trouva  pas  une  seule  imprimerie  dans  les  Calabres,  et  bien 
peu  de  gens  aujourd’hui  même  7 savent  lire.  Le  réveil  commença  an  dix-hui- 
tième siècle , par  la  musique  et  les  sciences,  deux  choses  dont  on  pensait  bien 
n'avoir  rien  à craindre.  Je  lis  dans  un  tout  récent  livre  de  M.  Ph.  Chasles, 
Galileo  Galilei,  sa  vie,  son  procès  et  ses  contemporains,  les  lignes  suivantes  : 
a S’il  est  triste  de  reconnaître  qu’un  aussi  grand  esprit  que  Galilée  ait  mal 
soutenu  le  choc  de  ses  ennemis,  il  est  utile  de  savoir  d’où  lui  venait  cette 
faiblesse.  C'est  que  nulle  force  vive  ne  subsistait  plus  dans  les  âmes.  L’édu- 
cation des  siècles  et  le  Joug  étranger  les  avaient  laites  telles,  que  chacun, 
même  parmi  les  plus  grands,  privé  de  valeur  personnelle,  courbé  sous  l'auto- 
rité, se  prosternait  ou  rampait.  En  vain  les  lumières  abondaient  alors;  les 
conduites  étaient  basses.  Le  sentiment  du  devoir  était  aboli.  Le  christianisme, 
qui  n’avait  pas  relevé  Byzance,  ne  pouvait  relever  l'Italie.  Les  cITorts  et  les 
exemples  sublimes  des  Borromée  et  de  leurs  émules  étaient  impuissants;  le 
catholicisme  cessait  d’être  une  doctrine  vivante  pour  des  âmes  mortes.  Le 
culte  de  la  tradition  exagérée  faussait  la  théologie  chrétienne,  dont  le  premier 
dogme  est  la  responsabilité  personnelle;  la  formule  tuait  l'esprit.  Aucune  dis- 
cussion, aucune  variété,  aucune  vie.  Point  d’espoir;  nul  avenir.  Les  diversités 
de  caractère  et  d’idée,  les  contrastes  entre  les  forces  sociales  n’ayant  point  de 
développement  pour  leur  lutte  légitime,  refoulaient  l'homme  sur  lui-même; 
et  comme  il  ne  lui  restait  plus  que  des  appétits  et  des  passions,  il  abritait 
sous  l’hypocrisie  l’envie,  la  haine,  la  licence,  la  sensualité,  la  fraude,  qui, 
systématisés,  organisés,  polis,  n’en  devenaient  que  plus  hideux.  On  ne  se 
renouvelait  moralement  ni  par  les  grandes  actions  ni  par  les  grandes  œuvres; 
le  développement  du  moi  s’opérait  dans  le  sens  du  mal.  La  littérature  aussi 
se  faisait  de  pratique,  par  imitation,  arrangement  de  phrases  et  métaphores 
recherchées.  La  sincérité,  bannie  de  partout,  manquait  aux  arts  comme  â la 
vie.  On  substituait  de  vaines  recettes  à l’étude  de  la  nature  et  à la  recherche 
de  l’idéal  ; l’architecture  elle-même  devenait  mensonge,  et  le  genre  colossal 
prêtait  à des  constructions  mesquines  un  simulacre  de  grandeur.  C’est  au  mi- 
lieu de  cette  immense  détresse  morale  que  Galilée  naquit.  » 


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214 


CHAPITRE  XIV. 


terre  des  morts.  Les  mœurs  y gagnèrent-t-elles?  Les  Sigis- 
bés  et  les  bandits  répondent  pour  la  moralité  privée  et  pu- 
blique. Là  où  l’on  ne  trouve  ni  citoyens,  ni  soldats,  ni  ar- 
tistes, ni  poètes,  ni  écrivains,  où  pourrait-on  trouver  des 
hommes? 

L’Inquisition  n’était  qu’une  mesure  de  défense  : il  fallait 
maintenant  attaquer  la  réforme  jusque  chez  elle.  Assez  long- 
temps le  catholicisme  avait  reculé  : il  s’agissait  de  marcher 
en  avant.  Le  saint-siège  multiplia  la  pieuse  milice  qui  com- 
battait pour  lui. 

Toutes  les  grandes  époques  de  l’Église  sont  marquées  par 
la  création  de  nouveaux  ordres  monastiques  ou  la  réforme  des 
ordres  anciens  : ainsi  la  réforme  des  couvents  sous  les  Gar- 
lovingiens,  celle  de  la  règle  de  Saint-Benoît  aux  dixième  et  on- 
zième siècles,  la  création  des  ordres  mendiants  au  treizième. 
En  1522 , on  vit  encore  la  réforme  des  camaldules;  en  1525, 
celle  des  franciscains  qui  donna  naissance  aux  capucins; 
vers  1530,  la  création  des  barnabites,  qui  avait  été  précé- 
dée six  ans  auparavant  de  celle  des  théatins  par  Garaffa  (le 
pape  Paul  VI).  Les  membres  de  ce  dernier  ordre  faisaient 
vœu  de  chasteté,  d’obéissance  et  de  pauvreté  ; mais  ils  ne  men. 
diaientpas,  attendaient  les  aumônes  sans  les  aller  chercher, 
ce  qui  avait  donné  lieu  à de  gp'aves  abus,  et  se  mêlaient  à 
la  vie  active , à la  société , par  la  prédication  et  l’administra- 
tion des  sacrements,  par  des  visites  aux  malades  et  aux  pri- 
sonniers. Ge  nouvel  ordre  attira  bientôt  l’attention  sur  lui  par 
les  vertus  de  ses  membres,  et  ce  fut  dans  son  sein  que  se  re- 
cruta le  haut  clergé  de  l’Italie. 

Mais  celui  qui  jeta  le  plus  d’éclat  fut  l’ordre  des  jésuites. 
Cette  grande  société  s’est  étendue  partout,  et  partout  elle  a 
eu  des  ennemis.  Le  monde  s’est  épuisé  à en  dire  du  bien  et 
du  mal.  Son  fondateur,  Ignace  de  Loyola,  gentilhomme  bis- 
caïen,  d’un  esprit  romanesque,  traversa  l'ascétisme  pour  ar- 
river à une  des  plus  fortes  conceptions  politiques  qui  fut  ja- 
mais. Il  eut  l’idée  de  faire , outre  les  vœux  ordinaires,  un 
quatrième  vœu  particulier  d’obéissance  au  pape.  Ainsi,  contre 
le  protestantisme  qui  s’appuyait  sur  le  libre  examen,  et  qui 
poussait  l’esprit  à la  révolte,  Ignace  de  Loyola  faisait  appel  à 


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215 


LE  CONCILE  DE  TRENTE,  ETC. 

la  soumission  absolue.  La  réforme,  qu’elle  le  voulût  ou  non, 
quand  elle  n’était  pas  confisquée  par  les  princes,  établissait 
la  liberté  ; les  jésuites  firent  équilibre  à cette  tendance  en  se 
rejetant  vers  l’extrémité  contraire  ; ils  travaillèrent  à restaurer 
l’autorité.  Les  autres  ordres  se  séparaient  du  monde  pour 
vivre  dans  le  silence  et  la  prière , dans  l’ombre  et  la  solitude 
du  cloître;  les  jésuites  se  dispensèrent  des  pratiques  de  dévo- 
tion faites  au  chœur  en  commun,  et  qui,  dans  les  couvents 
des  autres  ordres,  prenaient  un  temps  si  considérable  ; ils  ne 
voulurent  même  pas  s’astreindre  à porter  un  costume  mona- 
cal; ils  n’eurent  que  l’habit  ecclésiastique  ordinaire;  souvent 
même  ils  le  déposaient  pour  prendre  celui  de  marchands  dans 
l’Inde,  et  à la  Chine  celui  de  mandarins.  Ils  faisaient  vœu  de 
pauvreté,  mais  pour  l’individu  seulement,  non  pour  la  corpo- 
ration; ce  qui  permettait  à celle-ci  d’acquérir.  Politique, 
science,  littérature,  ils  ne  négligèrent  aucun  moyen  d’in- 
fluence, aucune  source  de  pouvoir,  rapportant  tout  à la  reli- 
gion et  à l’autorité  du  souverain  pontife.  Confesseurs  des 
princes  en  Europe , et  apôtres  de  la  foi  en  Amérique  et  aux 
Indes,  ils  eurent  des  savants,  des  diplomates,  des  martyrs  ; 
ils  eurent  aussi  d’habiles  professeurs , car  un  de  leurs  princi- 
paux buts  fut  de  conquérir  le  droit  d’élever  la  jeunesse  , et 
ils  se  montrèrent  souvent  dignes  de  cette  mission  par  leur 
savoir  et  par  leurs  vertus. 

Nous  parlons  ici  des  premiers  temps  del’ordre  des  jésuites, 
de  l’âge  héroïque,  quand  ils  n’ont  encore  que  l’ambition  d’une 
légitime  influence  avec  les  talents  et  les  vertus  qui  y condui- 
sent. Mais  lorsqu’ils  en  auront  la  possession  incontestée  et  la 
jouissance,  alors,  l’institut  s’écartera  dans  sa  conduite  des  rè- 
gles austères  établies  par  son  fondateur.  On  travaillera  moins 
pour  l’Église  que  pour  la  corporation  ; on  ne  confondra  plus 
les  intérêts  du  saint-siège  et  ceux  de  l’ordre.  A l’austérité 
d’une  vie  pure,  on  substituera  une  mollesse  de  principes  plus 
propre  à gagner  des  partisans  qu’à  faire  des  chrétiens  vérita- 
bles. Après  avoir  justement  combattu  la  doctrine  protestante 
de  la  justification  par  la  grâce,  en  faisant  une  large  part  au 
libre  arbitre,  on  arrivera  à présenter  presque  toutes  les  œu- 
vres comme  excusables,  ce  qui  rendra  la  morale  inutile^  et, 


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216 


CHAPITRE  XIV. 


après  avoir  soutenu  en  politique  la  souveraineté  du  peuple 
jusqu’à  enseigner  qu’il  est  permis  de  tuer  un  tyran,  on  se 
jettera  violemment  du  côté  opposé.  Mais  nous  sommes  loin 
encore  de  l’époque  où  les  confesseurs  deviendront  courtisans, 
où  quelques-uns  des  successeurs  de  l’héroïque  saint  François- 
Xavier  changeront  les  missions  en  entreprises  de  commerce. 

L’organisation  de  la  société  de  Jésus  était  admirablement 
combinée.  D’abord  son  général  est  élu  à vie,  pour  que  la 
même  direction  préside  toujours  au  gouvernement  de  la  so- 
ciété. Au-dessous  de  lui  sont  les  profès,  qui  ont  fait  vœu  de 
chasteté,  de  pauvreté,  d’obéissance  absolue,  et  qui  sont  char- 
gés des  missions  partout  où  elles  seront  nécessaires,  au  milieu 
des  hérétiques  comme  au  milieu  des  barbares;  après  eux 
viennent  les  coadjuteurs  spirituels,  revêtus  du  caractère  de 
prêtre,  mais  voués  spécialement  à l’instruction  publique. 
Tandis  que  les  profès  parcouraient  sans  cesse  le  monde  pour 
prêcher,  confesser  et  convertir,  les  coadjuteurs,  fixés  dans  les 
localités  avec  les  scolastiques,  qui  formaient  la  troisième  et 
dernière  classe,  y gagnaient  de  l’influence  et  s’emparaient  de 
l’éducation  de  la  jeunesse.  Jusqu’alors  elle  était  restée  entre 
les  mains  des  littérateurs,  dont  les  habitudes  profanes  et 
païennes  étaient  devenues  singulièrement  suspectes  depuis  la 
réforme.  Les  jésuites  se  chargèrent  de  les  remplacer,  et  ils 
réussirent  par  une  méthode  d’enseignement  plus  juste  et  une  « 
meilleure  division  des  études.  D’ailleurs  l’instruction  dans 
leurs  collèges  était  gratuite,  comme  la  messe  dans  leurs 
églises.  Enfin,  pour  qu’aucun  soin  ne  vînt  distraire  les  coadju- 
teurs et  les  scolastiques  de  leurs  travaux,  les  collèges  purent 
avoir  des  revenus  dont  l’administration  fut  confiée  à des  coad- 
juteurs Iniques. 

Des  lois  sévères  assurèrent  la  discipline  de  l’ordre  et  le  main- 
tien de  sa  hiérarchie.  Les  vœux  ne  pouvaient  être  prononcés 
qu’à  trente  ans,  afin  que  l’ordre  ne  fût  pas  exposé  aux  re- 
pentirs dangereux,  et  que  les  chefs  eussent  le  temps,  durant 
un  long  noviciat,  de  connaître  les  qualités  propres  à chacun, 
pour  décider  ensuite  où  il  servirait  le  mieux.  Aucun  membre, 
disent  les  Constitutions,  ne  peut  recevoir  de  lettres  ou  en 
écrire  sans  qu’elles  soient  lues  par  un  supérieur. — En  entrant  j 


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LE  CONCILE  DE  TRENTE,  ETC. 

dans  la  société,  le  novice  doit  faire  une  confession  générale, 
et  dire  ses  qualités  aussi  bien  que  ses  défauts.  C’est  le  supé- 
rieur qui  lui  donne  un  confesseur  et  se  réserve  l’absolution 
pour  les  cas  qu’il  lui  est  utile  de  savoir.  — Personne  ne  doit 
désirer  un  grade  plus  élevé  que  le  sien,  et  défense  est  faite  à 
tous  les  membres  de  rechercher  une  dignité  ecclésiastique.  — 
Si  le  coadjuteur  laïque  ne  sait  ni  lire  ni  écrire,  il  ne  peut  l’ap- 
prendre qu’avec  la  permission  des  supérieurs.  — On  doit  se  lais- 
ser gouverner  par  ses  supérieurs  avec  une  complète  abnégation 
et  une  soumission  aveugle,  comme  le  bâton  qui  sert  suivant  la 
volonté  de  celui  qui  le  porte.  L’obéissance  la  plus  absolue 
prend  la  place  de  tous  les  autres  mobiles  de  l’activité  humaine. 

L’ordre  nouveau  fit  les  plus  rapides  progrès.  C’était  en  1540 
que  le  pape  avait  approuvé  sa  création,  sous  conditions  ; en 
1543,  qu’il  l’avait  confirmée  pleinement.  Lorsque  Ignace 
mourut,  en  1556,  la  société  comptait  déjà  14  provinces, 
lOO  collèges,  1000  membres.  L’Espagne  et  l’Italie  étaient 
conquises,  l’Autriche  et  la  Bavière  occupées,  la  France,  les 
Pays-Bas  entamés,  et  de  hardis  missionnaires  parcouraient  le 
Levant,  le  Brésil,  l’Inde,  le  Japon  et  l’Éthiopie.  Aussi  les  pa- 
pes reconnaissants  accordèrent-ils  à cette  milice  dévouée  tous 
les  privilèges  des  autres  ordres,  et  en  outre  le  pouvoir  de  con- 
férer les  grades  académiques,  d’esercer  le  ministère  sacré 
dans  toutes  les  églises,  même  pendant  l’interdit,  de  donner 
l’absolution  dans  les  cas  réservés  au  saint-siège  ; enfin,  d’être 
affranchis  de  toute  juridiction  locale. 


Coneiie  de  Trente  (ftS4IS-i  SUS). 

Ainsi,  au  sein  de  l’Église  catholique,  on  réformait  des  abus, 
on  s’animait  d’une  piété  ardente,  et  on  s’armait  de  discipline 
et  d’obéissance  pour  le^  grand  combat  des  doctrines.  Afin  de 
resserrer  son  imité,  l’Église  eut  son  dernier  concile  œcumé- 
nique. Paul  in  le  convoqua  à Trente.  Il  était  réclamé  depuis 
lonjgtemps  par  tous  les  partis  ; mais  tous  les  partis  le  crai- 
gnaient également,  parce  qu’aucun  d’eux  n’était  assuré  d’y 
faire  prévaloir  ses  intérêts  personnels.  Quand  il  se  réunit 
enfin  en  1545,  la  rupture  était  définitive;  les  protestants  ne 
temps  modernes.  13 


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CHAPITRE  XIV. 


s’y  firent  point  représenter.  Toutes  les  puissances  catholiques 
envoyèrent  à Trente  leurs  ambassadeurs  et  leurs  prélats.  Le 
concile  fut  souscrit  par  4 légats,  1 1 cardinaux,  25  archevê- 
ques, 1 68  évêques,  39  procurateurs  d’évêques  absents,  et  7 gé- 
néraux d’ordre*.  Ainsi,  par  le  nombre,  aussi  bien  que  par 
les  talents,  et  la  renommée  de  ses  membres,  le  concile  de  Trente 
ne  resta  inférieur  à aucun  des  dix-huit  conciles  œcuméniques 
qui  l’avaient  précédé. 

Dès  les  premières  sessions,  l’influence  pontificale  domina. 
L’inquisiteur  Carafifa  et  le  jésuite  Lainez  dirigeaient  les  débats, 
emportaient  toutes  les  décisions.  Aussi  plus  de  ménagements, 
toujours  stériles  ; plus  de  concessions,  désormais  dangereuses. 
Le  dogme  catholique  fut  affirmé  avec  une  inexorable  franchise 
et  la  théologie  dégagée  des  nuages  amassés  sur  elle  parla  dia- 
lectique. On  déclara  que  l’interprétation  des  livres  saints  n’ap- 
partenait qu’à  l’Église.  Toutes  les  doctrines  protestantes  sur 
la  grâce  et  sur  la  justification  furent  condamnées,  l’indispen- 
sabilité  des  sept  sacrements  maintenue,  et,  pour  fonder  éner- 
giquement l’unité  en  rendant  les  dissidences  impossibles,  on 
décida  qu’il  serait  fait,  pour  l’enseignement,  un  catéchisme, 
que  saint  Charles  Borromée  se  chargea  de  rédiger  (le  Caté- 
chisme romain);  pour  le  culte,  un  bréviaire  et  un  missel 
■■  {Bréviaire  romain),  que  Pie  V publia;  pour  les  études  théo- 
logiques, une  édition  nouvelle  de  la  Yulgate,  que  Sixte-Quint 
et  Clément  YIII  donnèrent. 

Fermes  et  unis  en  tout  ce  qui  ne  regardait  que  la  foi,  les 
Pères  du  concile  se  divisèrent  sur  certaines  questions  de  dis- 
cipline ecclésiastique.  Ainsi,  presque  toiïs  les  prélats,  excepté 
ceux  d’Italie,  attachés  particulièrement  au  pape,  s’obstinaient 
à vouloir  qu’on  décidât  que  leur  institution  était  divine.  Mais, 
en  recevant  leurs  bulles  du  pape,  comment  pouvaient-ils  être 
établis  purement  de  droit  divin?  Si  le  concile  constatait  ce 
droit,  le  pape  n’était  plus  qu’un  évêque  comme  eux.  Sa  chaire 


1.  Ces  nombres  vsrièrent,  bien  entendu.  Ce  qui  ne  changea  pas,  ce  Tut  la 
majorité  de  prélats  italiens  qu’on  eut  soin  d’y  maintenir  toujours  ; dans  les 
derniers  temps  on  en  compta  1 87  contre  83  étrangers.  Les  légats  avaient  fait 
décider  qu'on  voterait  par  tête  et  non  par  nation,  ce  qui  mettait  le  concile  é 
la  discrétion  des  Italiens  st  par  conséquent  de  Rome.  ' ■ 


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LE  CONCILE  DE  TRENTE,  ETC. 

était  la  première  dans  l’Église  latine,  mais  non  le  principe 
des  autres  chaires  : elle  perdait  son  autorité;  et  cette  ques- 
tion, qui  d’abord  semblait  purement  théologique,  tenait  en 
effet  à la  politique  la  plus  délicate.  Transféré  de  Trente  à 
Bologne  en  1546  par  Paul  III,  rétabli  à Trente  par  Jules  III 
en  1551,  le  concile  fut  obligé  de  se  disperser  en  1552,  à l’ap- 
proche des  luthériens , commandés  par  Maurice  de  Saxe , et 
resta  dix  ans  interrompu. 

Cette  longue  interruption  doit  être  attribuée  surtout  au.\ 
embarras  politiques  où  se  trouva  jeté  le  saint-siège  après  l’as- 
sassinat de  Pierre-Louis  Farnèse,  en  1547,  par  un  agent  du 
gouverneur  espagnol  de  Milan.  Paul  III  voulut  un  instant 
rompre  avec  l’empereur  et  se  jeter  dans  les  bras  delà  France; 
sa  mort,  en  1549,  et  l 'avènement- du  pacifique  Jules  III  pré- 
vinrent cette  rupture.  Elle  éclata  sous  Garaffa,  devenu  pape 
sous  le  nom  de  Paul  IV,  en  1555.  Cet  énergique  pontife,  eût 
voulu  rendre  la  liberté  à l’Italie  : « Quel  que  puisse  être  le 
sentiment  des  autres,  je  veux  servir  mon  pays.  Si  ma  voix 
n’est  pas  entendue,  j’aurai  du  moins  la  consolation  de  l’avoir 
élevée  pour  défendre  une  cause  aussi  grande,  et  je  penserai 
qu’un  jour  on  pourra  dire  qu’un  Italien,  un  vieillard,  penché 
sur  le  bord  de  la  tombe  et  que  l’on  n’eût  pensé  n’avoir  plus 
qu’à  se  reposer  et  à pleurer  sur  ses  fautes,  avait  l’âme  rem- 
plie de  ce  glorieux  dessein.  » Il  entendait  toutefois  ne  se  relâ- 
cher en  rien  de  sa  sévérité  contre  les  hérétiques,  de  son  zèle  ar- 
dent pour  la  réforme  catholique  ; mais  laluttedanslaquelleil  osa 
s’engager  contre  l’Espagne  (v.  p.  1 28)  divisa  trop  profondément 
les  puissances  catholiques  pour  qu’on  pût  rappeler  le  concile. 

Lorsque  l’épée  du  duc  d’Albe  eut  anéanti  les  derniers  res- 
tes de  l’indépendance  italienne,  le  saint-siège  regagna  large- 
ment au  spirituel  ce  qu’il  venait  de  perdre  au  temporel.  Dans 
les  dernières  sessions  du  concile  de  Trente,  qu’il  rouvrit  en 
1562,  le  pape  Pie  IV,  par  les  concessions  politiques  qu’ilavait 
faites  à Philippe  II,  conjura  les  réformes  religieuses  qu’on 
paraissait  disposé  à lui  arracher.  En  cessant  d’invoquer  ses 
droits  sur  1m_^  couronnes,  il  obtint  qu’on  ne  parlât  plus  de  ré- 
former dans  son  chef.  Le  concile,  au  lieu  de  s’élever 

au-dessus  de  lui,  à l’exemple  des  Pères  de  Constance  et  de 


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220 


CHAPITRE  XIV. 


Bâle,  s’abaissa  devant  son  autorité.  Le  pouvoir  spirituel  du 
saint- siège  fut  affermi  sur  toute  la  catholicité.  Le  pape^resta 
seul  juge  des  changements  à opérer  dans  la  discipline,  infail- 
lible dans  les  choses  de  la  foi  ; interprète  suprême  des  canons, 
chef  incontesté  des  évêques  ; et  Rome  put  se  consoler  de  la 
perte  définitive  d’une  partie  de  l’Europe,  en  voyant  sa  puis- 
sance doublée  dans  les  nations  catholiques  du  Midi,  qui  se  ser 
rèrent  religieusemënt  autour  d’elle. 

La  réforme  ecclésiastique  s’acheva  sous  le  pape  PieV  (1566- 
1572).  L'inflexible  vieillard  fit  admettre  dans  la  plupart  des 
États  italiens  l’inquisition  romaine,  et  surveilla  sévèrement  la 
foi  et  les  mœurs.  Les  évêques  furent  astreints  îi  la  résidence, 
les  moines  à la  réclusion,  les  laïques  à l’observation  des  céré- 
monies du  culte.  Celui  qui  violait  le  repos  du  dimanche  avait, 
la  troisième  fois,  la  langue  percée  et  était  envoyé  aux  galères; 
le  médecin  ne  pouvait  visiter  trois  fois  un  malade  qui  ne  s’était 
point  confessé.  Le  Collège  germanique,  iondé  par  les  jésuites, 
devint  une  pépinière  de  prêtres  pour  l’Italie  et  l’Allemagne. 
Enfin,  pour  compléter  ce  retour  vers  les  temps  de  la  grande 
activité  pontificale,  Pie  V se  fit  l’âme  de  la  croisade  qui  se 
termina  par  la  glorieuse  victoire  de  Lépante. 

Grégoire  XIII  suivit  dans  le  gouvernement  spirituel  l’im- 
pulsion vigoureuse  qui  avait  été  donnée  par  Pie  V.  Il  mérita 
bien  de  toutes  les  nations  par  sa  réforme  du  calendrier  Ju- 
lien' (1582).  Mais  sa  charité  ne  sut  pas  connaître  de  bornes  et 
tomba  dans  la  profusion.  Comme  souverain  temporel,  il  man- 
qua d’ordre  et  d’énergie  ; il  laissa  le  brigandage  s’organiser 
sur  une  grande  échelle  dans  les  États  romains. 


1.  L’année  solaire  est  de  365  jours  5 'heures  48'  61"  6"'.  Les  astronomes 
de  Jules  César  lui  avaient  donné  près  de  tt'  9"  de  trop,  parte  qu’ils  la  fai- 
saient de  365  jours  et  6 heures.  Us  ne  comptaient  même  l’année  civile  que 
pour  365  jours;  mais  ils  lui  ajoutaient  tous  les  quatre  ans  un  jour  complé- 
mentaire, afin  de  compenser  les  0 heures  retranchées  chaque  année.  Le 
calendrier  Julita  fut  suivi  jusqu  a l'année  1583.  A cette  époque,  les  14'  9' 
accordées  en  trop  à l’année  civile,  avaient  formé  dix  jours  dont  l’année  civile 
était  plus  longue  que  l’année  solaire.  Pour  rétablir  le  rapport  exact,  Gré- 
goire Xlll  retrancha  ces  dix  jours  et  décida  que  le  5 octobre  de  l’année  4 582 
serait  pris  pour  le  4 6.  En  outre,  il  établit  qu'à  l’avenir  on  retrancherait  trois 
bissextiles  dans  l’espace  de  400  ans,  et  que  cette  suppression  tomberait  sur 
les  années  séeulaires  dont  le  chiffre  ne  serait  pas  divisible  par  400.  Ainsi , 
l’an  4600  fut  bissextile;  4 700  et  4 800  ne  le  furent  pas;  4 900  ne  le  sera  point, 


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221 


LE  CONCILE  DE  TRENTE,  ETC. 

Heureusement  il  eut  pour  successeur  Sixte-Quint  (1585- 
1590).  Cet  ancien  gardeurde  pourceaux,  nourri  par  charité 
dans  un  couvent,  était  âgé  de  64  ans  lorsqu'il  fut  élevé  à la 
papauté.  Cet  honneur  sembla  l’avoir  i-ajeuni  ; de  là  le  conte 
qu'au  moment  de  son  exaltation  il  jeta  loin  de  lui  ses  béquil- 
les. D’abord  il  s’attaqua  aux  brigands,  mit  à prix  la  tête  de 
leurs  chefs  et  rendit  leurs  parents  responsables.  « Tant  que  je 
vivrai,  dit-il  le  jour  même  de  son  couronnement,  tout  crimi- 
nel subira  la  peine  capitale  ; » et  il  tint  parole.  Les  gouver- 
neurs et  les  juges  qui  marquaient  des  dispositions  à une  clé- 
mence hors  de  saison  furent  remplacés  par  d’autres  plus 
sévères  ; les  cardinaux  chargés  de  faire  exécuter  ses  édits  dans 
les  provinces  suivirent  ponctuellement  ses  intentions  rigou- 
reuses, et  à Bologne  il  en  coûta  la  vie  à un  noble,  le  comte 
Pepoli,  pour  avoir  donné  retraite  à des  bandits.  A la  nouvelle 
de  quelque  assassinat,  le  bon  Grégoire  XIII  se  contentait  de 
lever  les  mains  au  ciel  en  gémissant  ; Sixte-Quint  disait  : « On 
pourra  m’appeler  féroce  et  sanguinaire;  mais  j’ai  vu  dans 
l’Écriture  que  le  meilleur  sacrifice  que  l’on  puisse  faire  à 
Dieu,  est  de  punir  le  crime  et  de  foudroyer  les  scélérats  et  les 
perturbateurs  du  repos  public.  » — « Cependant,  dit  Duclos, 
je  maintiens  qu’il  y a eu  moins  d’exécutions  sous  son  règne 
qu’il  n’y  avait  auparavant  de  meurtres  dans  un  mois.  » C’est 
par  cette  sévérité  que  disparut  une  race  d’assassins  et  de  vo- 
leurs, si  fortement  établis  qu’on  traitait  avec  eux  pour  faire  as- 
sassiner, mutiler  un  ennemi,  saccager  une  propriété,  et  qu’a- 
près  avoir  commis  toutes  sortes  d’horreurs,  on  trouvait  dans 
les  palais  des  cardinaux  et  des  princes  un  asile  assuré  contre 
les  poursuites  des  gens  de  justice.  Au  bout  de  deux  ans  les 
ambassadeurs  le  félicitèrent  solennellement  sur  la  sécurité 
des  routes  du  domaine  pontifical. 

Les  finances  étaient  dans  le  plus  grand  désordre.  Le  règne  pré- 

mais  l’année  2000  aura  300  jours.  La  réforme  grégorienne  fut  adoptée  aussi- 
tôt dans  tous  les  pays  catholiques , plus  tard  chez  les  protestants  : en  Angle- 
terre, seulement  en  <752;  de  lé,  la  distinction  entre  Vancien  et  le  nouveau 
style,  qui  diffèrent  de  <0  à <<  jours.  Les  Russes  et  les  chrétiens  du  rite  grec 
gardent  encore  le  calendrier  Julien,  et  la  différence  entre  eux  et  nous  est  au- 
jourd’hui de  <2  jours.  Quand  nous  comptons  le  <"  janvier,  ils  marquent  le 
20  décembre. 


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222 


CHAPITRE  XIV. 


cèdent,  au  dire  de  Sixte-Quînt,  avait  dévoré  les  revenus  de  trois 
pontificats.  Il  eut  recours,  pour  les  rétablir,  à une  écoonmie 
aussi  intraitable  que  sa  justice,  et  à l’établissement  de  nouvel- 
les taxes  de  consommation.  Il  put  ainsi  former  une  réserve  de 
4 millions  et  demi  de  scudi,  et  fournir  aux  dépenses  de  travaux 
utiles.  Il  agrandit  Rome  et  l’orna.  C’est  lui  qui  a fait  venir  de 
22  milles,  sur  le  Capitolin  etle  Quirinal,  Vaqua  felice  qui  entre- 
tient 2 7 fontaines.  La  population  s’éleva  à plus  de  100000  âmes, 
chiffre  qu’elle  n’avait  pas  atteint  depuis  des  siècles. 

Il  fit  ériger  par  l’architecte  Fontana  l’obélisque  de  Caligula, 
entreprise  dans  laquelle  Jules  II  et  Paul  III  avaient  échoué. 
Il  bâtit  la  bibliothèque  du  Vatican,  et  y annexa  une  imprime- 
rie destinée  à faire  des  éditions  correctes  et  exactes,  en  toutes 
sortes  de  langues,  de  l’Écriture,  des  Pères  de  l’Église  et  des 
ouvrages  de  lituipe,  corrompus  et  altérés  par  le  temps,  la 
négligence  des  hommes  ou  la  mauvaise  foi  des  éditeurs. 

Comme  chef  spirituel  de  la  chrétienté,  il  suivit  les  traditions 
austères  de  ses  prédécesseurs, publia  une  infinité  de  bulles  pour 
réformer  la  discipline  des  ordres  religieux,  fixa  le  nombre  des 
cardinaux  à 70  et  les  divisa  en  trois  ordres,  6 évêques,  50  prê- 
tres et  14  diacres,  ayant  chacun  pour  titre  le  nom  d’une  église 
de  Rome  : on  ne  s’est  point  écarté,  depuis,  de  cet  arrangement. 

Ainsi,  réforme  dans  l’administration  temporelle  des  États 
pontificaux  et  réforme  dans  le  sein  de  l’Église,  voilà  le  résul- 
tat des  efforts  faits  par  la  papauté  et  par  le  catholicisme  dans 
la  seconde  moitié  du  seizième  siècle.  La  première  de  ces  deux 
réformes  fut  abandonnée,  et  cet  abandon  a produit  les  dangers 
qui  menacent  aujourd’hui  le  temporel  du  saint-siège;  mais  la 
seconde  fit  la  grandeur  du  clergé  catholique  au  siècle  suivant. 

La  discipline,  en  effet,  étant  raffermie,  les  mœurs  purifiées, 
le  scandale  des  immenses  richesses  et  de  la  vie  mondaine  des 
évêques  restreint,  l’esprit  religieux  se  ranima.  L’ascétisme  et 
l’exaltation  reparurent.  On  revit  des  miracles,  des  saints,  des 
martyrs,  ceux  que  la  Propagande  envoya  dans  les  dangereu- 
ses missions  des  Deux-Mondes.  La  réforme  des  ordres  reli- 
gieux continua;  des  ordres  nouveaux  se  fondèrent,  d’où  l’on 
exclut  le  plus  habituellement  la  dévotion  toute  du  dehors  des 
anciens  moines,  en  remplaçant  les  longues  psalmodies  et  les 


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223 


LE  CONCILE  DE  TRENTE,  ETC. 

macérations  brutales  par  le  travail  de  l’esprit,  les  élans  du 
cœur,  surtout, par  la  charité.  Ces  trois  tendances  seront  admi- 
rablement représentées  : l’une,  par  les  bénédictins  de  Saint- 
Maure,  les  prêtres  de  l’Oratoire  et  les  solitaires  de  Port  Royal; 
l’autre,  par  sainte  Thérèse  et  saint  François  de  Salles  ; la  troi- 
sième, par  saint  Jean  de  Dieu  et  notre  saint  Vincent  de  Paul. 

Mais  à Trente  et  à Rome  on  avait  espéré  autre  chose  en- 
core de  cette  restauration  du  catholicisme.  L’image  de  Gré- 
goire VII  avait  passé  devant  les  yeux  de  ses  successeurs,  et 
l’Église  régénérée  avait  repris  nécessairement  l’ambition  de 
ses  grands  pontifes.  Par  malheur  pour  elle,  cette  constitution 
de  la  monarchie  pontificale  avait  lieu  au  moment  où  les  au- 
tres monarchies  européennes  arrivées,  elles  aussi,  au  pouvoir 
absolu,  ne  pouvaient  s’abaisser  sous  quelque  autorité  que  ce 
fût,  ni  admettre  qu’un  prince  étranger  eût  action  directe  dans 
leurs  États.  Si  donc  les  décisions  du  concile  de  Trente  en 
matière  de  foi  furent  acceptées  par  les  puissances  catholiques, 
il  n’en  lut  pas  de  même  de  ses  décisions  en  matière  de  disci 
pline.  La  Pologne  et  le  Portugal,  seuls  aux  deux  extrémités 
de  l’Europe  catholique,  n’élevèrent  aucune  objection  contre 
elles.  Mais  nos  parlements  les  repoussèrent  comme  contraires 
aux  libertés  de  l’Église  gallicane,  de  sorte  que  le  concile  de 
Trente  n’a  jamais  été  formellement  reçu  en  France.  L’Empire, 
la  Hongrie  suivirent  cet  exemple,  et  les  Allemands  gardèrent, 
comme  les  Français,  la  doctrine  de  Constance  et  de  Bâle,  la  su- 
périorité des  conciles  sur  le  pape,  que  Bossuet  et  toute  notre 
Église  proclamèrent  en  1682.  Philippe  II  lui-même  n’admit  les 
actes  de  Trente  qu’avec  certaines  restrictions.  Et  le  gouverne- 
ment de  Venise  empêcha  les  communications  directes  de  son 
clergé  avec  le  saint-siège.  Peu  àrpeu  les  souverains  catholiques 
s’attribuèrent  une  partie  des  prérogatives  que  les  princes  pro- 
testants avaient  prises  de  vive  force.  C’est  contre  ces  droits  de 
l’autorité  civile  que  l’Église  lutte  depuis  50  ans  avec  une  éner- 
gie croissante.  L’ultramontanisme  a repris  au  dix-neuvièmé 
siècle  l’œuvre  du  seizième:  c’est  bien  tard;  car,  s’il  y a plus  d’en- 
semble, il  se  trouve  moins  de  force,  et  l’esprit  du  monde  est 
dans  d’autres  voies. 


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224 


CHAPITRE  XV. 


CHAPITRE  XV. 

LES  GUERRES  DE  RELIGION  (18»9-1»98). 

Les  chefs  catholiques  et  les  chefs  protestants.—  Lutte  des  deux  religions 
aux  Pays-Bas  : formation  de  la  république  des  Provinces-Unies  (1566- 
1609).  — Lutte  des  deux  religions  en  Angleterre  : Élisabeth  et  Marie 
Stuart;  la  grande  Armada  (1559-1588).  — Les  guerres  religieuses  en 
France  (1562-1598). 


' Leu  chefM  catholiques  et  lea  chefiM  proteMtanta. 

L’Église  restaurée  pouvait  mainteuaut  combattre  par  la  pa- 
role, il  lui  fallait  un  bras  pour  combattre  aussi  par  l’épée. 

A peu  de  distance  de  Madrid,  dans  une  solitude  affreuse, 
sur  le  versant  méridional  du  Guadarrama,  que  balayent  des 
vents  d’une  violence  extrême,  s’élève  un  immense  monument 
de  granit  : ce  sont  dix-sept  corps  de  bâtiments  se  coupant  à 
angle  droit,  et  renfermant  vingt-deux  cours  ; aux  quatre  coins 
s’élèvent  quatre  grandes  tours  : le  tout  simule  un  gril  renversé, 
en  mémoire  de  l’instrument  de  torture  qui  servit  à supplicier 
saint  Laurent  ’.  La  porte  de  la  grande  entrée  de  ce  sombre 
édifice,  oü  la  cour  vient  pourtant  passer  chaque  année  l’ar- 
rière-saison,  ne  s’ouvre  que  deux  fois  pour  les  princes,  à leur 
naissance  et  à leur  mort.  C’est  à la  fois  un  monastère  et  un 
palais,  le  Versailles  et  le  Saint-Denis  de  l’Espagne  : on  l’ap- 
pelle l’Escurial.  Là,  dans  cette  triste  demeure , vécut  un 
homme  qui  régna  42  ans  siA  le  plus  vaste  empire  du  monde, 
et  que  les  écrivains  protestants  ont  nommé  le  démon  du  Midi. 


'I.  C’esl  le  jour  de  la  fête  de  ce  saint,  le  to  août,  que  Philippe  II  avait 
ftaKiié  la  bataille  de  Saint-Quentin,  et  ce  fut  en  commémoration  de  cette  vic- 
toire qu’il  fit  construire  l’Escurial,  à 85  kilomètres  nord-ouest  de  Madrid. 


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LES  GUERRES  DE  RELIGION. 


225 


En  Espagne,  il  portait  quatre  couronnes  : celles  de  Castille, 
de  Navarre  et  d’Aragon,  plus  tard  celle  de  Portugal.  Il  était 
maître  de  la  Sicile  et  delà  Sardaigne,  de  Naples  et  de  Milan, 
en  Italie;  du  Roussillon,  de  la  Franche-Comté,  du  Charolais, 
de  l’Artois  et  de  la  Flandre,  en  France  ; des  Pays-Bas  aux 
Bouches  de  l’Escaut,  de  la  Meuse  et  du  Rhin  ; de  Tunis  et 
d’Oran,  sur  la  côte  septentrionale  de  l’Afrique  ; du  cap  Vert, 
des  Canaries,  des  îles  Fernando-Po,  Annobon  et  Sainte-Hé- 
lène, c’est-à-dire  de  l’Atlantique  ; du  Mexique,  du  Pérou,  du 
Chili,  c’est-à-dire  de  l’Amérique;  de  Cuba,  Saint-Domingue, 
la  Martinique,  la  Guadeloupe,  la  Jamaïque,  c’est-à-dire  du 
golfe  du  Mexique,  Enfin  il  avait  dans  l’Océanie,  les  Philippi- 
nes, et  il  héritera  des  colonies  portugaises  aux  côtes  d’Afrique, 
de  l’Inde  et  de  l’Océanie.  Le  soleil  ne  se  couchait  pas  sur  ses 
États,  et  l’on  disait  alors  : c Quand  l’Espagne  remue  , le 
monde  tremble.  > 

Pour  défendre  tant  de  royaumes,  il  avait  les  moissons  d’or 
du  nouveau  monde,  dont  Charles-Quint  n’avait  eu  que  les 
prémices,  les  troupes  les  mieux  disciplinées , les  généraux 
les  plus  habiles  de  l’Europe  : Philibert  Emmanuel,  le 
vainqueur  de  Saint-Quentin  ; le  duc  d’Albe,  le  vainqueur 
de  Mühlberg;  son  frère  naturel  don  Juan  d’Autriche,  qui 
remportera  la  grande  victoire  de  Lépante  ; le  duc  de  Parme, 
le  plus  habile  tacticien  de  ce  siècle.  Dans  ses  ports  de  guerre 
on  comptait  100  vaisseaux  de  ligne;  dans  ses  ports  de  com- 
merce 1000  navires  au  long  cours  ; dans  tous  ses  États  enfin 
il  avait  le  pouvoir  absolu,  et  en  Espagne  le  dévouement  de 
tout  un  peuple.  « Les  Espagnols  ne  sont  pas  à l’aimer,  di- 
sait Gontarini;  ils  l’adorent,  et  ils  craindraient  d’offenser 
Dieu  lui-même  en  transgressant  ses  ordres  vénérés.  » A 
toutes  ces  forces  il  faut  joindre  celle  que  Philippe  II  tirait 
de  lui-même. 

Ou  l’a  vu  (p.  123)  après  l’abdication  de  son  père,  Charles- 
Quint,  poursuivre  contre  la  France  une  première  guerre  que 
le  traité  de  Gateau-Cambrésis  termina  (1559).  Il  était  alors 
rentré  en  Espagne  pour  n’en  plus  sortir.  Désormais,  ce  fut  du 
fond  de  son  cabinet  qu’il  gouverna,  par  l’éloquence  de  ses 
diplomates  qu’il  négocia,  par  l’épée  de  ses  généraux  qu’il 


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CHAPITRE  XV. 


combattit.  Mais  Philippe  avait  au  plus  haut  point  la  passion 
du  pouvoir,  une  grande  assiduité  au  travail,  les  yeux  toujours 
ouverts  sur  le  monde,  depuis  le  Mexique  jusqu’au  fond  de  la 
Sicile,  pour  surveiller  ses  ministres  et  son  empire;  enfin  il  sa- 
vait conserver  une  âme  impassible,  un  front  sévère  et  froid 
au  milieu  des  chagrins  de  la  politique  et  du  trouble  des  pas- 
sions. Quand  on  lui  apprit  que  sa  flotte  invincible  était 
anéantie,  il  se  contenta  de  dire  : « Je  ne  l’avais  pas  envoyée 
pour  combattre  les  éléments.  » 

Mais  qu’allait  fiiire  cet  homme  qui  commandait  déjà  à tant 
' de  nations  ? Gharles-Quint  avait  rêvé  la  prépondérance,  sinon 
la  domination  universelle,  et  était  mort  à la  peine;  le  fils  re- 
prit l’idée  du  père  avec  une  exaltation  politique  et  religieuse 
que  le  vainqueur  de  Pavie  n’avait  point  connue'.  Aux  yeux  de 
Philippe  II,  les  protestants  n’étaient  pas  seulement  les  enne- 
mis de  l’autel,  mais  du  trône.  Aussi  se  fit-il  le  champion  armé 
du  catholicisme,  autant  par  politique  que  par  conviction; 
car  il  comprenait  bien  que  l’Église,  avec  son  unité  et  sa  forte 
discipline,  était  le  plus  ferme  appui  des  couronnes  absolues, 
et  il  poursuivit  les  réformés,  non-seulement  dans  ses  États, 
où  il  détruisit  jusqu’aux  moindres  germes  d’hérésie,  mais  par 
toute  la  terre.  Comme  il  haïssait  le  protestantisme  autant  qu’il 
le  craignait,  il  ne  recula  devant  aucun  moyen  pour  écraser  ce 
principe  ennemi.  Ce  fut  la  pensée  de  toute  sa  vie.  Il  y consa- 
cra de  rares  talents,  il  y dépensa  toutes  ses  forces  militaires, 
tout  son  or  qu’il  jeta  à pleines  mains  pour  soudoyer  en  Hol- 
lande l’assassinat,  en  Angleterre  les  conspirations,  en  France 
la  guerre  civile.  Nous  verrons  avec  quels  succès  et  aussi  avec 
quels  résultats. 

Lorsque  les  deux  rois  de  France  et  d’Espagne  avaient  signé 
si  rapidement  la- paix  de  Gateau-Cambrésis,  c’était  pour  por- 
ter dans  le  gouvernement  l’esprit  nouveau  qui  animait  l’Église 
et  livrer  à i’hérésie  un  combat  sans  pitié.  L’un  se  chargea  de 
l’étouffer  en  France,  l’autre  de  l’empêcher  de  naître  en  Italie 
et  en  Espagne,  puis  de  l’écraser  aux  Pays-Bas  et  en  Angle- 
terre. Henri  II  mort,  ses  fils,  les  derniers  Valois,  continuèrent 
son  dessein  et  n’eurent  d’abord  besoin  que  des  conseils  de 
l’Espagne. 


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LES  GUERRES  DE  RELIGION.  227 

Le  premier,  François  II,  régna  moins  d’un  an  et  demi 
(1559-1560);  le  second,  Charles  IX,  en  avait  vingt-quatre 
quand  il  mourut  (1574);  le  troisième,  qui  seul  arriva  à l’âge 
d’homme,  resta  toujours,  par  certains  côtés  de  son  caractère, 
dans  une  sorte  de  minorité  ou  de  tutelle  d’où  il  ne  sortait  que 
par  des  emportements  furieux.  Cette  liguée  des  Valois  était 
donc  incapable  de  conduire  en  France  la  grande  bataille  des 
croyances;  mais  à côté  d’elle  se  trouvaient  d’autres  esprits 
énergiquement  trempés,  par  malheur,  bien  plus  pour  le  mal 
que  pour  le  bien. 

Et  d’abord  leur  mère,  l’italienne  Catherine  de  Médicis, 
esprit  sans  conviction,  caractère  sans  scrupules,  qui  voulait 
avoir  sous  ses  fils  le  pouvoir  qu’elle  n’avait  pas  eu  sous  son 
époux,  et  qui  n’essaya  jamais  de  gouverner  qu’en  prenant  les 
hommes  par  leurs  vices  et  leurs  passions  mauvaises.  Ce  pou- 
voir, deux  familles  le  lui  disputaient  : l’une  étrangère,  celle 
des  Guises,  l’autre  très-nationale,  celle  des  Bourbons  que  leur 
naissance  rapprochait  du  trône,  mais  que  le  souvenir  de  la 
grande  trahison  du  connétable  faisait  tenir  en  suspicion. 

Cadets  de  la  maison  ducale  de  Lorraine,  les  Guises  étaient 
venus  fort  pauvres  en  France  et  s’y  étaient  rapidement  élevés 
par  leurs  services.  Ils  avaient  eu  de  bonne  heure  d’étroites 
relations  avec  Rome  et  une  grande  ambition.  Ils  se  disaient 
héritiers  de  la  maison  d’Anjou  et  avaient  revendiqué  la  cou- 
ronne de  Naples,  ce  qui  avait  resserré  leurs  liens  avec  le  saint- 
siège.  Leur  nièce,  Marie  Stuart,  était  reine  d’Écosse  : ils  la 
firent  reine  de  France  en  lui  donnant  François  II  pour  époux. 
A la  cour  ils  prétendaient  au  titre  et  aux  honneurs  de  princes 
étrangers;  ils  mécontentaient  la  noblesse  en  prenant  le  pas 
sur  elle,  et  le  premier  prince  du  sang,  le  chef  de  la  maison  de 
Bourbon,  en  se  faisant  donner  par  le  roi  devenu  leur  neveu 
toute  l’administration  du  pays.  Hommes  d’ambition  bien  plus 
que  de  foi,  ils  organisèrent  les  catholiques  en  parti,  quand  ils 
virent  les  protestants  former  une  faction  autour  des  Bourbons 
leurs  rivaux  ; de  sorte  que  les  guerres  de  religion  furent  chez 
nous,  du  moins  pour  la  plupart  des  chefs,  une  lutte  de  poli- 
tique tout  autant  que  de  croyance,  et,  à de  certains  égards,  le 
dernier  grand  combat  de  la  féodalité  contre  l’autorité  royale 


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228 


CHAPITRE  XV. 


triomphante.  Pour  la  soutenir,  les  Guises,  naturellement,  se 
rapprochèrent  plus  encore  de  Rome,  et,  après  avoir  pris  long- 
temps les  conseils  de  Philippe  II,  prirent  son  or,  ses  soldats 
et  furent  sur  le  point  de  mettre  la  France  à ses  pieds. 

£n  face  de  ces  défenseurs  de  la  catholicité,  les  chefs  du  pro- 
testantisme étaient  : Gondé,  de  la  maison  de  Bourbon,  le  Ta- 
citurne ou  prince  d’Orange,  et  Élisabeth  d’Angleterre,  qui 
n’arrivèrent  probablement  à la  conviction  religieuse  que  par 
l’intérêt  politique  ; enfin  un  homme  qui  au  point  de  vue  moral 
leur  est  supérieur  à tous,  Goligny  ; quant  au  Béarnais,  il  n’é- 
tait encore  qu’un  enfant. 

Voilà  les  acteurs,  voyons  le  drame  qui  se  déroule  sur  trois 
scènes  principales,  en  France,  en  Angleterre  et  aux  Pays-Bas. 
Le  spectacle  semble  manquer  d’unité  par  cette  diversité  des 
théâtres,  qui  ont  chacun  leur  action  indépendante,  et  aussi 
par  la  diversité  des  intérêts  engagés.  Les  sept  provinces  des 
Pays-Bas  veulent  faire  respecter  leurs  vieilles  libertés,  et  l’An- 
gleterre son  indépendance.  En  France  le  débat  va  même  plus 
loin,  et,  au  fond  de  la  lutte,  finit  par  se  trouver  une  question 
de  gouvernement  et  d’ordre  social  : c’est  le  moyen  âge  qui 
veut  renaître  avec  ses  privilèges  de  villes,  de  châteaux  et  de 
provinces.  Mais  chaque  siècle  imprime  aux  choses  sa  physio- 
nomie particulière,  parce  qu’il  y a des  épidémies  morales 
comme  des  épidémies  physiques,  et  tout  aussi  contagieuses. 
Dans  la  seconde  moitié  du  seizième  siècle  toute  question  prend 
la  forme  religieuse,  et,  à regarder  l’Europe  du  haut  du  Vati- 
can ou  de  l’Escurial,  on  verra  un  même  but  poursuivi  : le 
triomphe  de  l’Église  telle  que  le  concile  de  Trente  venait  de 
la  constituer,  et  la  domination  ou  la  prépondérance  de  Phi- 
lippe II,  son  chef  militaire. 

Il  serait  intéressant  de  suivre  ce  grand  drame  dans  son  en- 
semble : 

A la  déclaration  de  guerre  faite  par  les  rois  de  France  et 
d’Espagne  à l’hérésie  ',  dès  l’année  1 559  répondent  les  actes 

4 . En  France  : arreslalion  d'Anne  Dubourg , et  édit  d’Écouen  qui  menace 
de  mort  les  protestants  ; en  Espagne  : auto-da-ré  même  en  présence  du  roi , 
persécutions  contre  l’arciievéque  de  Tolède;  aux  Pays-Bas  : Mits  sanglants  et 
création  de  nouveaux  évêchés  ; en  Écosse  : édit  sévère  de  Marie  de  Guise 


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LES  GUERRES  DE  RELIGION.  229 

du  parlement  qui  établissent  Élisabeth  chef  suprême  de  l’É- 
glise anglicane  (1559),  la  conspiration  d’Amboise  (1560),  la 
sécularisation  de  tous  les  évêchés  du  Brandeboui^  et  la  sup- 
pression de  l’ordre  religieux  et  militaire  de  Livonie. 

La  mort  de  François  II  (1560)  suspend  la  crise  en  France; 
mais  elle  éclate  par  le  massacre  de  Vassy  (1562).  Élisabeth 
secourt  les  réformés  de  France  ; la  mort  devant  Orléans  arrête 
la  guerre,  que  Philippe  II  et  Catherine  de  Médicis  continuent 
sourdement. 

En  1 564,  le  pape  confirme  par  une  bulle  les  décrets  du  con- 
cile de  Trente,  et  l'an  d’après,  les  conférences  de  Bayonne 
signalent  la  bonne  entente  des  deux  gouvernements  de  France 
et  d’Espagne  pour  l’extirpation  de  l’hérésie. 

La  persécution  redoublant,  le  feu  éclate  aux  Pays-Bas  et 
gagne  la  France  ; 1566,  compromis  de  Bréda;  1567  et  1568, 
seconde  et  troisième  guerres  de  religion. 

En  1 568,  Philippe  II  pousse  son  fils  au  suicide,  sa  femme  à 
la  mort  et  les  Mauresques  à la  révolte.  Il  étabUt  l’inquisition 
dans  les  colonies  espagnoles,  et  fait  décapiter,  aux  Pays-Bas, 
d’Egmont  et  de  Horn.  Mais  en  Écosse  les  fautes  et  la  chute 
de  Marie  Stuart  assurent  la  victoire  aux  réformés. 

Comme  les  forces  de  l’ESpagne  sont  employées  dans  l’An- 
dalousie contre  les  Maures,  sur  la  Méditerranée  contre  les 
Turcs,  aux  Pays-Bas  contre  les  gueux,  il  ne  reste  pour  la 
France  et  l’Angleterre  que  la  ressource  des  conspirations.  La 
victoire  de  Lépante  (1571)  les  encourage,  et  Norfolk  essaye 
de  renverser  Élisabeth  au  profit  de  Marie  Stuart  ; Catherine 
de  Médicis  cherche  k en  finir  avec  le  parti  calviniste  par  le 
massacre  de  -la  Salut-Barthéleiny.Le  catholicisme  triomphe! 

Mais  le  protestantisme  mutilé  et  sanglant  se  relève  plus  fort; 
les  Turcs  chassent  les  Espagnols  de  Tunis  (1574),  les  Belges 
s’unissent  aux  Bataves  (1576)  et  Élisabeth  les  prend  sous  sa 
protection  (1578).  L’acquisition  du  Portugal  n’est  point  pour 
Philippe  II  un  accroissement  de  force,  parce  qu’il  use  mal  de 
cet  avantage  (1580),  et  l’assassinat  du  Taciturne  irrite  les 

contre  les  réformés;  en  Italie  : nombreuses  victimes  i Naples,  à Rome  et  eu 
Lombardie. 


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230 


CHAPITRE  XV. 


Hollandak  et  toutes  les  populations  protestantes,  au  lieu  de 
les  abattre.  Les  Anglais  ravagent  impunément  les  colonies 
espagnoles,  les  Hollandais  celles  du  Portugal.  En  1585,  le 
duc  d’Anjou  meurt,  le  roi  de  Navarre  devient  l’héritier  de  la 
couronne  de  France,  et  l’année  suivante  Élisabeth  fait  com- 
mencer le  procès  de  Marie  Stuart,  dont  la  tête  tombe  quel- 
ques mois  après  sur  l’échafaud.  Partout  le  protestantisme 
redevient  menaçant  ; il  faut  un  effort  suprême  : les  Guises 
traitent  avec  Philippe  II  (1586),  la  Ligue  s’apprête  à lui  ouvrir 
la  France,  tous  les  États  du  roi  catholique  s’épuisent  à 
lui  donner  la  flotte  et  l’armée  qui  ramèneront  les  Pays-Bas  et 
l’Angleterre,  ensuite  la  France  sous  la  foi  catholique  et  sous 
la  loi  de  l’Espagne. 

Mais  l’invincible  Armada  est  détruite  (1588),  les  Guises 
sont  assassinés  (1589),  la  Ligue  vaincue  (1593).  Élisabeth  et 
Henri  IV  triomphent.  L’édit  de  Nantes  et  la  paix  de  Vervins 
sont  signés  à trois  semaines  de  distance,  et  Philippe  U meurt 
quatre  mois  après  (1598).  L’indépendance  de  l’Europe  est 
sauvée,  la  tolérance  a gagné  sa  première  victoire,  et  la  liberté 
de  l’esprit  commence.  Un  État  nouveau,  les  Provinces-Unies, 
vient  s’asseoir  parmi  les  nations  ; un  État  ancien,  l’Angle- 
terre, a la  révélation  de  sa  puissance  future,  et  la  France  est 
placée  par  un  grand  prince  à la  tête  de  l’Europe.  Mais  si 
puissant  avait  été  l’effort  contraire,  que  l’Espagne  en  resta 
comme  brisée  pour  plus  de  deux  siècles. 

Voilà  le  dessein  général  de  ce  grand  tableau  ; pour  le  pein- 
dre, il  faudrait  une  place  dont  je  ne  dispose  point  ici,  et  je 
suis  réduit  à présenter  successivement  ces  trois  histoires  qu’il 
eût  mieux  valu  montrer  d’ensemble. 


liHtte  dei*  deux  rellKlOM  aax  Pays-Bai*  i rorniatfon  de  la 
république  des  Proviaees-Vnfes  (tâdO-f BOO). 


Les  Pays-Bas  étaient,  au  seizième  siècle,  le  plus  riche  pays 
de  l’Europe;  dans  la  seule  année  1566  ils  avaient  reçu  de 
Lisbonne,  d’Italie  et  d’Angleterre  pour  80  millions  de  den- 
rées. Bruges  seule  avait  acheté,  cette  année,  pour  près  de 
10  millions  de  laine  d’Espagne.  Anvers  faisait,  disait-on,  plus 


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LES  GUERRES  DE  RELIGION.  231 

d’affaires  en  un  mois  que  Venise  en  deux  ans.  Elle  avait,  en 
1566,  mille  maisons  de  commerce.  Chaque  jour  300  vaisseaux 
entraient  dans  son  port,  et  chaque  semaine  2000  chariots  lui 
arrivaient  d’Allemagne,  de  France  ou  de  Lorraine.  Lille, 
Courtrai,  Valenciennes,  Douai,  Bruxelles  étaient  presque 
aussi  riches  et  actives.  La  Flandre,  dit  un  écrivain  espagnol, 
semblait  alors  ne  faire  qu’une  seule  ville,  tant  les  cités  popu- 
leuses s’y  pressaient!  Flandriam  continnam  urbem.  Il  n’y  a 
pas  à s’étonner  si  l’impôt  des  Pays-Bas  rapportait  plus  que 
celui  de  la  Castille , si  Philippe  U put  tirer  de  ce  pays , en 
1558,  Jusqu’à  35  millions. 

Charles-Quint,  son  père,  avait  cruellement  persécuté  les 
réformés  des  Pays-Bas  : on  parle  de  50  000  victimes  ; mais. 
Flamand  de  cœur  comme  de  naissance,  son  administration, 
tout  ce  qui  touche  à l’hérésie  mis  à part,  avait  été  en  général 
bienveillante  et  habile.  Il  avait  favorisé  le  commerce  des  Fla- 
mands en  lui  ouvrant  des  débouchés  ; il  les  aimait  comme  ses 
compatriotes,  il  s’entourait  d’eux,  il  leur  confiait  les  princi- 
pales chaînes  de  son  empire.  Tout  changea  sous  Philippe  II, 
La  noblesse  flamande  perdit  son  crédit  à la  cour,  au  profit  de 
la  grandesse  espagnole.  Des  hommes  habitués  à l’éclat  des 
grandes  affaires,  au  mouvement  de  la  guerre  et  de  la  politi- 
tique,  se  virent  condamnés  à l’inaction  et  à l’abaissement. 

Le  peuple  n’était  pas  mieux  traité.  Il  avait  prêté  l’oreille 
aux  prédications  des  réformés  qui  retentissaient  autour  de  lui. 
Philippe  II,  pour  arrêter  les  progrès  de  l’hérésie,  érigea  qua- 
torze nouveaux  évêchés  dans  les  Pays-Bas,  qu’il  dota  aux  dé- 
pens des  abbayes  du  pays;  il  introduisit  les  décrets  du  concile 
de  Trente,  et,  pour  assurpr  l’exécution  de  ces  mesures,  il  mit 
des  troupes  espagnoles  eh  garnison  dans  les  principales  villes, 
et  des  étrangers  dans  les  principales  fonctions.  C’était  comme 
une  invasion  des  Pays-Bas  par  les  Espagnols.  Ce  petit  pays, 
qui  ne  demandait  qu’à  être  libre  de  fabriquer  et  de  vendre,  se 
voyait  enchaîné  à une  monarchie  qui  épuisait  ses  ressources  à 
des  plans  impossibles,  qui  demandait  chaque  jour  davantage, 
et  chaque  jour  donnait  moins  de  rdpos  et  de  sécurité. 

Atteints  dans  leur  amour-propre  national  et  dans  leurs  in- 
térêts, menacés  dans  leur  liberté  religieuse  comme  dans  leurs 


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CHAPITRE  XV. 


libertés  politiques,  les  Néerlandais,  nobles  ou  bourgeois, 
grands  ou  petits,  catholiques  ou  réformés,  se  plaignirent. 
L’opposition  était  vive  surtout  contre  le  cardinal  Granvelle, 
qui  s’était  chargé  d’établir  aux  Pays-Bas  le  pouvoir  absolu  et 
l’unité  religieuse.  La  gouvernante  Marguerite  de  Parme  es- 
saya de  conjurer  par  des  concessions  le  mécontentement  pu- 
blic. Les  troupes  espagnoles  furent  rappelées,  Granvelle  fut 
destitué,  mais  les  édits  qu’il  avait  promulgués  restèrent;  et  la 
noblesse  donnant,  en  1566,  l’exemple  de  la  résistance,  signa 
le  compromis  de  Bréda,  par  lequel  la  plupart  des  gentils- 
hommes flamands  se  promirent  une  mutuelle  assistance.  Ils 
demandèrent  ensuite  à la  gouvernante  le  redressement  de 
leurs  griefs. 

Marguerite  répondit  qu’elle  appuierait  leurs  réclamations 
auprès  du  roi.  Philippe  II  lui-même  avait  paru  disposé  à se 
départir  de  sa  sévérité  : il  en  avait  du  moins  donné  l’assurance 
au  comte  d’Egmont.  Une  transaction  était  encore  possible. 
Mais  le  peuple,  moins  patient  que  la  noblesse,  courut  aux 
armes,  brisa  partout  les  images  des  saints,  renversa  les  autels, 
brûla  les  chaires,  montrant,  dans  ses  représailles,  autant  de 
violence  que  ses  ennemis  avaient  montré  de  cruauté  dans  leurs 
persécutions.  Les  nobles,  effrayés,  se  rallièrent  autour  de  la 
gouvernante,  et  l’insurrection,  isolée  par  ses  excès  mêmes,  fut 
vaincue  partout. 

Il  appartenait  à la  clémence  de  rendre  cette  victoire  fé- 
conde. Mais  Philippe  II  ne  vit  dans  ces  troubles  que  la  justi- 
fication de  ses  mesures  antérieures.  Il  écrivait  au  pape  « qu’il 
perdrait  les  provinces,  ou  qu’il  y maintiendrait  la  religion 
catholique  ; » il  envoya  dans  les  Pays-Bas  sa  meilleure  armée 
et  son  meilleur  général,  le  duc  d’Albe  (1567).  Nul  n’était 
plus  capable  de  comprendre  et  d’exécuter  les  intentions  de 
Philippe  IL  D’autant  plus  cruel  qu'il  l’était  par  système,  et 
non  par  passion,  ce  qui  tranquillisait  sa  conscience,  il  regar- 
dait la  force  comme  le  seul  moyen  de  gouvernement.  Un  tri- 
bunal exceptionnel,  composé  d’étrangers  et  qui  reçut  le  nom 
trop  bien  mérité  de  tribunal  de  sang,  entra  aussitôt  en  fonc- 
tions. 18  000  personnes  furent  exécutées,  parmi  lesquelles  les 
comtes  de  Horn  et  d’Egmont,  30  000  dépouillées  de  leurs  biens  ; 


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LES  GUERRES  DE  RELIGION.  233 

100  000  sortirent  du  pays.  Le  duc  d’Albe  se  fit  représenter 
sur  la  place  publique  d’Anvers,  foulant  aux  pieds  les  Fla- 
mands abattus.  Pour  les  mieux  tenir  dans  la  dépendance,  il  se 
proposa  de  les  ruiner  en  les  soumettant  à l’impôt  désastreux 
de  i’Alcavala,  ou  au  dixième  du  prix  des  marchandises  ven- 
dues. Cet  impôt  fut  levé  de  telle  sorte,  qu’il  emporta  les  sept 
dixièmes  de  la  valeur  de  certaines  marchandises,  du  drap  par 
exemple.  C’était  la  destruction  de  la  fabrique  flamande.  Les 
bourgeois  de  Bruxelles  se  soulevèrent.  Dix-sept  d’entre  eux 
allaient  être  pendus,  quand  arriva  la  nouvelle  de  la  prise  de 
Briel  par  les  gueux. 

Lorsque  les  200  députés  étaient  venus  demander  à Margue- 
rite de  Parme  le  redressement  de  leurs  griefs,  un  seigneur, 
pour  rassurer  la  gouvernante  qui  se  montrait  fort  effrayée,  lui 
avait  dit  : « Ce  ne  sont  que  des  gueux.  » Les  rebelles  se  firent 
honneur  de  ce  nom  de  mépris,  et  le  prirent  pour  désigner 
leur  parti.  Les  rigueurs  barbares  du  duc  d’Albe  leur  donnè- 
rent de  nombreuses  recrues.  Après  avoir  longtemps  fait  la 
guerre  de  pirates  qui  ne  finissait  rien , ils  entreprirent  la 
guerre  sur  terre,  qui  pouvait  commencer  quelque  chose  ; ils 
s’emparèrent  de  Briel,  et  aussitôt  la  Hollande  et  la  Zélande 
prirent  les  armes  (1572). 

Ce  fut  le  signal  d’une  lutte  de  trente-sept  ans,  à la  suite 
de  laquelle  les  provinces  du  nord  se  constituèrent  en  républi- 
que. Au  début  de  la  guerre,  les  insurgés  ne  demandaient  que 
la  liberté  religieuse,  et  nul  doute  qu’ayant  à lutter  contre  un 
ennemi  aussi  redoutable  que  le  roi  d’Espagne,  les  Bataves 
n’eussent  succombé,  malgré  leur  héroïque  courage,  s’ils  fus- 
sent restés  sans  appui;  mais  ils  furent  soutenus  par  les  pro- 
testants d’Allemagne,  d’Angleterre  et  de  France,  servis  par 
la  nature  de  leur  pays  entrecoupé  de  canaux,  et  par  l’ambi- 
tion même  de  Philippe  II,  qui  poursuivait  trop  de  grandes 
affaires  à la  fois  pour  en  pouvoir  mener  une  seule  à bonne  fin. 

Surtout  ils  eurent  la  bonne  fortune  de  trouver  pour  chef 
Guillaume  de  Nassau,  prince  d’Orange.  Grand  dans  les  re- 
vers, comme  Coligny,  dont  il  épousa  la  fille,  nul  ne  sut  mieux 
profiter  des  moindres  süccès.  Il  concentra  dans  sa  main  toutes 
les  opérations  de  la  guerre  ou  de  la  politique,  et  fit  un  État 


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CHAPITRE  XV. 


puissant  de  quelques  petites  villes  révoltées.  On  sait  le  mot 
du  cardinal  Granvelle,  l’ancien  ministre  de  Charles-Quint  et 
de  Philippe  II.  On  lui  annonçait  que  le  duc  d’Âlbe  avait 
détruit  l’armée  du  prince  d’Orange.  « Le  Taciturne  est-il  pris? 
demanda-t-il.  — Non.  — Eh  bien  I le  duc  d’Albe  n’a  rien  fait.  » 

La  violence  ayant  échoué,  Philippe  rappela  le  duc  d’Albe 
et  le  remplaça  par  don  Luis  de  Requesens  (1573).  Ce  nouveau 
gouverneur,  doux  et  conciliant,  eût  réussi  peut-être  à rame- 
ner le  calme  si  l’argent  ne  lui  eût  manqué.  Laissée  sans  solde 
depuis  trois  ans,  et  sans  vivres,  l’armée  se  paya  de  ses  pro- 
pres mains,  en  mettant  à sac  les  principales  villes,  entre  au- 
tres Anvers  et  Maastricht.  Il  en  résulta  que  les  catholiques 
s’unirent  aux  protestants,  les  provinces  wallonnes  aux  pro- 
vinces bataves  : la  confédération  de  Gand  fut  conclue  (1576). 

Philippe  II  envoya  alors  aux  Pays-Bas  le  vainqueur  de 
Lépante.  Don  Juan  d’Autriche  s’efforça  de  faire  croire  à sa 
modération  et  à son  désir  de  la  paix.  Il  échoua  contre  les 
défiances  des  protestants.  Il  réussit  au  moins  à jeter  des 
germes  de  discorde  entre  les  Bataves  et  les  Wallons.  Ceux-ci, 
par  défiance  contre  le  calviniste  Guillaume  d’Orange,  appelè- 
rent en  1577,  pour  diriger  la  guerre  contre  l’Espagne,  le  ca- 
tholique Mathias,  archiduc  d'Autriche  (1577),  puis  le  duc 
d’Anjou,  frère  du  roi  de  France  Henri  III  (1578).  Don  Juan 
mourut  à 31  ans;  son  successeur,  le  duc  de  ParmeJAlexandre 
Farnèse,  profita  de  ces  divisions  : mêlant  habilement  la  diplo- 
matie à la  guerre,  il  parvint  à rompre  l’union  de  Gand,  et  les 
dix  provinces  wallonnes  étant  manufacturières  et  catholiques, 
les  sept  provinces  bataves  étant  commerçantes  et  calvinistes, 
l’opposition  des  intérêts  et  des  croyances  amena  l’opposition 
des  vues  politiques.  Les  Wallons  reconnurent  pour  roi  Phi- 
lippe II,  par  le  traité  de  Maëstricht  (1579). 

Mais  déjà  les  sept  provinces  du  nord  (Hollande,  Zélande, 
Gueldre,  Utrecht,  Frise,  Over-Yssel  et  Groningue),  avaient 
resserré  leur  union  à Utrecht,  et  s’étaient  constituées  en  ré- 
publique fédérative,  chacune  gardant  son  administration  dis- 
tincte, mais  toutes  soumises  à l’assemblée  des  Etats  généraux 
et  ayant  un  stathouder  ou  gouverneur  général  qui  fut  Guil- 
laume d’Orange  (23  janvier  1579).  Deux  ans  plus  tard,  les 


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LES  GUERRES  DE  RELIGION.  235 

États  généraux  de  la  Haye,  capitale  fédérale  des  Provinccs- 
Unies,  se  séparèrent  solennellement  de  la  couronne  d’Espa- 
gne, rompirent  le  sceau  de  Philippe  II,  et  le  déclarèrent 
déchu  de  toute  autorité  dans  les  Pays-Bas.  Celle  déclaration 
fut  le  titre  fondamental  de  la  nouvelle  république  (1581). 

Le  résultat  définitif  de  la  guerre  était  atteint.  Avec  tout 
son  génie,  et  malgré  l’assassinat  du  prince  d’Orange  par  un 
agent  de  l’Espagne  (1584)*,  Farnèse  ne  put  réduire  les  pro- 
vinces du  nord.  Celles  du  midi  (Brabant,  Limbourg,  Luxem- 
bourg, Flandre,  Artois,  Hainaut,  Namur,  Zutphen,  Anvers  et 
Malines)  essayèrent  même  un  instant  de  se  constituer  aussi 
en  État  indépendant  sous  le  duc  d’Anjou  (1581);  mais  ce 
prince  ne  fit  que  des  fautes  et  sortit  des  Pays-Bas  avec  honte. 
Leicester,  qu’Élisabeth  envoya  pour  les  soutenir,  ne  réussit 
pas  davantage  (1585).  La  reine  secourut  mieux  la  république 
en  détruisant  l’invincible  Armada  (1588).  Épuisé  par  ce  grand 
effort,  distrait  par  les  affaires  de  France,  où  il  envoya  plu- 
sieurs fois  Farnèse  et  les  successeurs  de  cet  habile  général, 
Philippe  II  sembla  renoncer  aux  Pays-Bas,  en  les  donnant 
pour  dot  à sa  fille  Isabelle  qui  devait  épouser  un  archiduc 
d’Autriche  (1598).  En  1609,  Philippe  lÙ  consentait  à une 
trêve  de  douze  ans  avec  les  États  généraux  de  la  Haye. 
L’indépendance  de  la  république  des  Sept-Provinces  ne  fut 
pourtant  officiellement  reconnue  par  l’Espagne  qu’au  traité 
de  Wesphalie,  en  1648. 


I.aUe  deM  deux  relisIon«i  en  Angleterre  t EliMbeth  et  marie 
Mtnart.  Ka  grande  Armada 


Dans  la  Grande-Bretagne,  la  lutte  du  catholicisme  et  de  la  ré- 
forme se  personnifia  en  deux  femmes,  Élisabeth  et  Marie  Stuart. 

t.  Philippe  II  avait priB,  dès  l’année  1573,  la  résolution  de  se  défaire  du 
Taciturne.  Louis  de  Rcquesens  reçut  celte  commission,  mais  ne  trouva  pas 
jour  é l’exécuter.  Don  Juan  d’Autriche  et  Alex.  Farnèse  eurent  plus  de  scru- 
pule. La  mise  à prix  est  du  15  mars  1680.  Quant  à Élisabeth  de  Valois  et  i 
don  Carlos,  dont  on  a reproché  la  mort  à Philippe  II , il  n'y  eut  pas  assassinat. 
Le  (Us  de  Philippe  II  s’est  tué  lui-même,  mais  ce  fut  un  suicide  désiré,  prévu 
et  secondé  par  le  père.  Voyez  sur  ces  questions  les  Mémoires  lus  à l’Académie 
de  Bruxelles  par  M.  Gachard  en  1858  cl  4 859.  ’ 


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236 


CHAPITRE  XV. 


D’un  esprit  élevé,  d’un  caractère  impérieux,  d’un  orgueil 
extrême,  ayant  beaucoup  d’énergie,  d’astuce  et  d’intelligence, 
la  fille  d’Anne  de  Boleyn,  Élisabeth,  avait  été  longtemps  con- 
trainte de  dissimuler  ses  sentiments  et  sa  foi  sous  le  règne 
terrible  de  sa  sœur,  qui  la  fit  un  moment  enfermer  à la  Tour, 
et  l’eût  proscrite  sans  l’appui  intéressé  que  lui  prêta  Phi- 
lippe II.  Marie  n’avait  pas  donné  d’enfant  à ce  prince,  et  si 
Élisabeth  disparaissait,  la  couronne  d'Angleterre  revenait  k la 
jeune  reine  d’Écosse,  Marie  Stuart,  par  conséquent  à son 
époux  le  dauphin,  qui  fut  le  roi  François  IL  Philippe  aimait 
mieux  courir  le  risque  de  voir  l’Angleterre  dans  l’hérésie 
qu’étroilemeut  unie  k la  France.  Élisabeth  avait  donc  vécu 
suspecte  et  surveillée,  loin  de  la  cour,  « et  avait  pris  cette  habi- 
tude de  fausseté  qui  s’allia  chez  elle  aux  altières  et  violentes 
passions  qu’elle  tenait  de  son  père.  Le  jour  de  son  avènement 
(17  novembre  1558),  elle  se  montra  ce  qu’elle  fut  tout  le  reste 
de  sa  vie.  Elle  prit  possession  du  trône  avec  aisance,  et  passa 
de  l’oppression  au  commandement  sans  surprise  et  sans  gêne. 
Elle  s’entoura  sur-le-champ  d’hommes  dévoués  et  habiles. 
Les  deux  principaux  furent  lord  Robert  Dudley,  qu’elle  nomma 
comte  de  Leicester,  et  qui  resta  son  favori  tant  qu’il  vécut,  et 
Guillaume  Gecil,  qui  fut  40  ans  son  premier  ministre.  Sa- 
chant garder  ceux  qu’elle  avait  su  choisir,  elle  fut  toujours 
bien  servie.  Elle  ne  permit  pas  k ses  favoris  de  devenir  un 
seul  moment  ses  maîtres,  et  ses  ministres  les  plus  expérimen- 
tés ne  furent  jamais  que  ses  utiles  instruments.  En  toute  ren- 
contre, elle  rechercha  les  conseils  et  se  réserva  les  décisions. 
Sa  volonté,  uniquement  dirigée  par  le  calcul  et  par  l’intérêt, 
fut  quelquefois  lente,  souvent  audacieuse,  toujours  souve- 
raine *.  » 

Philippe  aurait  voulu  renouer  avec  elle  ou  plutôt  avec  l’An- 
gleterre les  liens  qui  l’avaient  uni  k Marie  Tudor.  Il  lui  fit 
offrir  sa  main.  Élisabeth  se  garda  bien  de  se  donner  un  tel 
maître.  Lorsqu’elle  se  fut  déclarée  ouvertement  protestante, 
le  roi  lui  adressa  d’abord  des  remontrances,  puis  commença 
une  sourde  guerre  de  menées  ténébreuses  et  d’intrigues  qui 

<.  Mignel,  Histoire  de.  Marie  Stuart. 


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LES  GUERRES  DE  RELIGION.  . 237 

précéda  de  25  ans  la  rupture  ouverte.  Dès  1563,  l’ambassa- 
deur espagnol  distribuai!  60  000  écus  aux  prêtres  catholiques 
persécutés  par  Ébsabeth,  et  la  reine  le  faisait  arrêter  dans 
son  palais,  conune  fauteur  de  complots,  tandis  que  son  mi- 
nistre Gecil  déclarait  en  plein  parlement  que  Philippe  II  allait 
ordonner  une  descente.  Il  faisait  en  effet  de  grands  prépara- 
tifs dans  les  ports  des  Pays-Bas.  En  1564,  les  courses  de  cor- 
saires commencèrent  entre  les  deux  nations,  et  Élisabeth 
ayant  fait  saisir  (1567)  cinq  vaisseaux  qui  portaient  la  solde 
de  l’armée  de  Flandre,  le  duc  d’Albe,  par  représailles,  s’em- 
para des  biens  des  Anglais  en  Flandre. 

Philippe  comptait  sur  une  diversion  puissante  au  cœur 
même  de  la  Grande-Bretagne;  il  offrait  à la  reine  d’Ecosse 
de  l’or,  des  vaisseaux,  des  soldats  et  ses  conseils. 

Nièce  des  Guises,  élevée  à la  cour  brillante  du  roi  de  France,  ' 
Henri  II,  la  catholique  Marie  Stuart,  après  la  mort  de  son 
jeune  époux,  François  II,  se  trouva  jetée,  à 18  ans,  au  milieu 
d’un  pays  sauvage  et  fanatique.  L’Écosse,  dont  elle  devenait 
la  reine  nominale,  obéissait  bien  plutôt  au  farouche  John 
Euox.  Ce  réformateur  avait  eu  pour  maître  Calvin,  qu’il  sur- 
passait peut-être  en  énergie.  Arrêté,  après  l’assassinat  du 
primat  Beaton  (1546),  il  avait  passé  plusieurs  aimées,  en- 
chaîné sur  les  galères  de  France,  était  revenu  en  Écosse 
eu  1555,  et,  par  son  éloquence,  la  pureté  de  ses  mœurs,  son 
ardeur  infatigable,  son  exaltation  habilement  tempérée  par  la 
prudence,  il  avait  réussi  à introduire  les  doctrines  calvinistes 
dans  sa  patrie.  Dès  l’année  1557,  les  seigneurs  protestants 
s’étaient  unis  par  un  covenant  (ligue)  public,  et,^  grâce  aux 
secours  d’Élisabeth,  avaient  obtenu,  par  le  traité  d’Édimbourg, 
le  renvoi  des  troupes  françaises,  ce  qui  les  rendit  maîtres  du 
gouvernement  (1560).  La  mort  de  la  régente,  Marie  de  Lor- 
raine, en  cette  même  année,  précipita  la  ruine  du  catholicisme 
en  Écosse.  La  confession  de  Knox  fut  solennellement  adoptée 
par  le  parlement  (7  août  1560).  Les  ministres  de  la  nouvelle 
Église  dressèrent  le  Livre  de  discipline^  destiné  à régler  parmi 
eux  le  gouvernement  chrétien.  Ils  désapprouvaient  la  hiérar- 
chie anglicane  presque  autant  que  la  hiérarchie  romaine.  La 
souveraineté  religieuse  appartint  donc  au  peuple  qui,  reconnu 


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238 


CHAPITRE  XV. 


comme  la  source  de  l’autorité  ecclésiastique,  élut  seul  les  mi- 
nistres. Le  royaume  fut  divisé  en  10  diocèses,  à la  tête  des- 
quels durent  être  placés  10  ministres  investis  du  titre  de  sur- 
intendants.  Une  école  fut  fondée  dans  chaque  paroisse,  « afin 
de  pourvoir  à l’éducation  vertueuse  et  pieuse  de  la  jeunesse.  » 
Et  l’Écosse  se  trouva  être  alors  une  sorte  de  république  pro- 
testante, dirigée  par  des  seigneurs  et  des  ministres,  sous  le 
protectorat  de  l’Angleterre . * 

Tout  cela  s’accomplit  avant  que  la  jeune  et  brillante  veuve  de 
François  II  fût  revenue  de  France.  Marie  ne  quitta  ce  pays 
qu’à  regret.  « La  galère  étant  sortie  du  port  (de  Calais),  et 
s'étant  élevé  un  petit  vent  frais,  on  commença  à faire  voile. 
Elle,  les  deux  bras  sur  la  poupe  de  la  galère  du  côté  du  ti- 
mon, se  mit  à fondre  à grosses  larmes,  jetant  toujours  ses 
beaux  yeux  sur  le  port  et  lieu  d’où  elle  était  partie,  pronon- 
çant toujours  ces  tristes  paroles  : « Adieu,  France!...  » jus- 
qu’à ce  qu’il  commença  à faire  nuit....  Elle  voulut  se  coucher 
sans  avoir  mangé  et  ne  voulut  descendre  dans  la  chambre  de 
poupe,  et  lui  dressa-t-on  là  son  lit.  Elle  commanda  au  timo- 
nier, sitôt  qu’il  serait  jour,  s’il  voyait  et  découvrait  encore 
le  terrain  de  la  France,  qu’il  l’éveillât  et  ne  craignît  de  l’ap- 
peler : à quoi  la  fortune  la  favorisa  ; car,  le  vent  s’étant  cessé 
et  ayant  eu  recours  aux  rames,  on  ne  fit  guère  de  chemin  cette 
nuit;  si  bien  que,  le  jour  paraissant,  parut  encore  le  terrain 
de  France,  et  n’ayant  failli  le  timonier  au  commandement 
qu’elle  lui  avait  fait,  elle  se  leva  sur  son  lit  et  se  mit  à con- 
templer la  France  encore  et  tant  qu’elle  put....  adonc  redou- 
bla encore  ces  mots  : « Adieu,  France!  Adieu,  France!  je  pense 
« ne  vous  voir  jamais  plus*.  » Elle  arriva  à Édimbourg  le 
21  août  1561,  ayant  échappé  avec  peine  aux  croisières  an- 
glaises *. 

Cependant,  à force  d’adresse  et  de  douceur,  elle  gagna  les 
sympathies  des  grands  et  l’affection  du  peuple,  et  les  premiè- 
res années  de  son  règne  s’écoulèrent  sans  de  grandes  difficul- 

A.  BranlAme. 

2.  Marie  Sluarl,  qui  descendait  d’une  fille  de  Henri  VH,  s’était  dite  légitime 
héritière  de  la  couronne  d’Angleterre  après  la  mort  de  Marie  Tudor  et  en 
arait  pris  le  nom  et  les  armes,  avec  son  époux  François  H. 


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LES  GUERRES  DE  RELIGION.  239 

tés,  parce  qu’elle  s’appuya  sur  son  frère  naturel,  lord  James 
Stuart,  qu’elle  créa  comte  de  Murray.  Mais  il  fallait  assurer 
la  succession  au  trône  : l’Écosse,  qui  avait  tant  de  fois  souf- 
fert de  la  minorité  de  ses  souverains,  désirait  que  la  reine 
contractât  im  second  mariage.  Marie,  recherchée  par  une 
foule  de  princes,  ne  voulut  faire  aucun  choix  sans  consulter 
Élisabeth,  dont  elle  se  trouvait  l’héritière;  car  la  reine  d’An- 
gleterre avait  déjà  annoncé  l’intention  de  ne  jamais  pren- 
dre d’époux,  craignant  de  se  donner  un  maître.  Élisabeth, 
jalouse  de  Marie  Stuart,  que  l’Europe  proclamait  la  plus  gra- 
cieuse et  la  plus  belle  des  femmes  de  ce  siècle,  montra  tant 
de  mauvais  vouloir,  que  Marie  finit  par  se  passer  de  son  aveu. 
Elle  épousa  son  cousin  Henri  Damley  (1565). 

Ce  fatal  mariage  fut  l’origine  de  ses  fautes  et  de  ses  mal- 
heurs. D’abord  ilia  brouilla  avec  l’ambitieux  Murray;  ensuite, 
sous  les  dehors  les  plus  séduisants,  Darnley  cachait  une  âme 
basse  et  des  goûts  crapuleux.  H aimait  à boire,  passait  une 
partie  de  son  temps  à la  chasse,  et  se  montrait  hautain, 
dur,  exigeant.  Marie,  élevée  dans  une  cour  pleine  d’esprit 
et  d’élégance,  le  prit  bientôt  en  dégoût.  On  sait  les  tra- 
giques événements  qui  suivirent.  Un  musicien  piémon- 
tais,  Rizzio,  le  favori  de  la  reine,  est  tué  à coups  d’épée  sous 
ses  yeux.  Elle  force  les  meurtriers  à s’exiler,  et  laisse,  par 
représailles,  le  comte  de  Bothwel  assassiner  Darnley.  On 
étrangla  le  malheureux  pendant  qu’il  dormait,  et  on  fit  sau- 
ter la  maison  (1567). 

Trois  mois  après,  Marie  Stuart  épousa  l’assassin.  Mais  toute 
l’Écosse  protestante  se  souleva.  Bolhwel  dut  s’enfuir,  se  faire 
pirate,  fut  pris  et  enfermé  à Malmoé  sur  le  Sund,  où  il  mou- 
rut en  1576.  Marie,  traînée  à Édimbourg,  au  milieu  des  cris 
et  des  outrages  de  la  populace,  fut  conduite  au  château  de 
Lochleven.  On  la  contraignit  à abdiquer  en  faveur  de^  Jac- 
ques VI,  son  fils  unique,  et  à reconnaître  pour  régent d’Écosse 
lord  Murray,  son  frère  naturel.  Elle  s’échappa,  grâce  au  dé- 
vouement d’un  Douglas,  et  se  mit  à la  tête  de  l’armée  qu’a- 
vaient réunie  les  Seaton  et  les  Hamilton.  Mais  ces  troupes, 
levées  à la  hâte,  furent  mises  en  déroute  près  de  Langside.  Au 
lieu  de  se  réfugier  en  France,  Marie  s’alla  remettre,  malgré 


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240 


CHAPITRE  XV. 


les  supplications  de  tous  ses  amis,  entre  les  mains  d’Élisa- 
beth (1568). 

Elle  croyait  trouver  en  Angleterre  un  asile  : elle  y trouva 
une  prison.  Pour  se  donner  le  droit  de  traiter  Marie  en  cri- 
minelle, Élisabeth  la  6t  traduire  devant  un  tribunal  composé 
de  seigneurs  anglais,  où  comparurent  Murray  et  les  princi- 
paux de  ses  adhérents.  Aprèscinq  mois  d’enquête,la  reined’ An- 
gleterre déclara  aux  deux  parties  que,  d’un  côté,  elle  n’avait  rien 
découvert  qui  pût  lui  faire  douter  de  l’honneur  du  comte  de 
Murray  ; de  l’autre,  qu’il  n’avait  prouvé  aucun  des  crimes  dont 
il  accusait  sa  souveraine.  En  conséquence,  Murray  repartit 
pour  l’Écosse,  chargé  d’une  somme  considérable  que  lui 
prêtait  Élisabeth,  et  Marie  fut  retenue  dans  une  captivité  per- 
pétuelle. On  ne  pouvait  insulter  plus  ouvertement  ù la  justice. 

Mais  aussi  les  jours  alcyoniens  furent  dès  ce  moment  finLs 
pour  Élisabeth,  et  l’expiation  de  l’injustice  commença.  Marie 
Stuart,  prisonnière,  fut  plus  dangereuse  qu’elle  ne  l’avait  ja- 
mais été  sur  le  trône,  car  elle  devint  le  drapeau  du  catholi- 
cisme; et,  par  sa  beauté,  par  ses  infortunes,  elle  fut  cause 
d’une  longue  suite  de  complots  intérieurs  et  de  menaces  étran- 
gères. Philippe  II  pensionna  les  Anglais  réfugiés  près  de  lui  et 
ouvrit  à leurs  prêtres  catholiques  des  séminaires  en  Flandre, 
pour  tenir  la  côte  anglaise  sous  la  menace  perpétuelle  d’une 
invasion  plus  redoutable  que  celle  d’une  armée  de  soldats.  En 
1569,  le  pape  Pie  V excommimia  la  reine  d’Angleterre  et 
délia  tous  ses  sujets  de  leur  serment  d’allégeance.  La  même 
année,  conspiration  du  duc  de  Norfolk,  prise  d’armes  des 
comtes  de  Northumberland  et  de  Westmoreland.  Le  mouve- 
ment fut  surtout  catholique.  Les  insurgés  avaient  peint  Jé- 
sus-Christ crucifié,  avec  les  cinq  plaies  sanglantes,  sur  une 
bannière.  Ils  formèrent  une  petite  armée  de  1000  cavaliers 
assez  bien  équipés  et  de  5 à 6000  hommes  de  pied.  Mais 
les  deux  comtes  n’osèrent  s’enfoncer  dans  le  sud  : Élisa- 
beth prit  les  mesures  les  plus  habiles,  et  les  révoltés  se  dis- 
persèrent sans  combat.  En  1570,  nouvelle  révolte  qui  fut 
également  comprimée.  En  1572,  Norfolk  recommença  ses  me- 
nées. Marie  Stuart  lui  promettait  sa  main.  Le  complot  fut 
découvert,  Norfolk  arrêté,  condamné  à mort  et  exécuté. 


LES  GUERRES  DE  RELIGION. 


241 


Cependant  la  lutte  entre  le  catholicisme  et  la  réforme  pre- 
nait un  caractère  d’atroce  acharnement.  En  France,  c’était  la 
Saint-Barthélemy  ; en  Espagne,  les  auto-da-fé  ; aux  Pays- 
Bas,  les  exécutions  du  sanguinaire  duc  d’Albe.  Menacée  par 
Philippe  II,  Élisabeth  envoya  aux  huguenots  de  France,  aux 
Flamands  révoltés  et  aux  Maures  des  Alpujarras,  de  l’argent, 
des  armes,  des  soldats.  Ses  corsaires  faisaient  une  guerre  de 
course  bien  plus  favorable  aux  Anglais  qu’aux  Espagnols,  les 
premiers  n’ayant  ni  grand  commerce,  ni  colonies,  ni  points 
vulnérables.  En  cinq  ans,  leurs  prises  montèrent  à une  valeur 
de  25  millions.  En  1577,  le  célèbre  Drake  rançonna  toutes 
les  villes  situées  sur  la  côte  du  Chili  et  du  Pérou,  captura  un 
nombre  considérable  de  navires,  et,  après  avoir  fait  le  tour  du 
monde,  revint,  au  bout  de  trois  ans,  avec  xm  butin  de  800  000  li- 
vres sterling  (1580).  Cavendish,  en  1585,  dévasta  une  se- 
conde fois  les  colonies  espagnoles  des  Indes  occidentales.  La 
même  année,  jilisabeth  signait  un  traité  d’alliance  avec  les 
Flamands  et  leur  envoyait  une  armée  de  6000  hommes,  avec 
son  favori,  le  comte  de  Leicester. 

Philippe  II  faisait  une  autre  guerre.  Avant  d’attaquer  ou- 
vertement la  reine,  il  chercha  à la  renverser  au  moyen  des 
catholiques  anglais,  que  la  reine  tenait  dans  la  plus  cruelle 
oppression.  Quiconque  célébrait  la  messe  ou  seulement  l’en- 
tendait, était  condanmé  à un  an  d’emprisonnement  et  à une 
amende  de  100  marcs.  Ce  n’étaient  que  visites  domiciliaires, 
incarcérations  préventives,  exécutions.  Pour  de  mauvais  pro- 
pos tenus  contre  la  reine,  on  était  envoyé  la  première  fois  au 
pilori,  la  seconde  fois  on  perdait  les  oreilles,  la  troisième  fois 
la  tête.  Rien  d’étonnant  à ce  que  les  catholiques  voulussent 
secouer  un  joug  odieux.  De  nombreux  complots  se  tramèrent  : 
un  prêtre  et  un  jésuite  anglais,  William  Allen  et  Parsons, 
en  étaient  l’âme  : près  de.  200  personnes  appartenant  à tous 
les  rangs  de  la  société  montèrent  sur  l’échafaud.  Les  protes- 
tants voyaient  dans  tout  catholique  un  conspirateur,  et  il  se 
forma  une  association  dont  les  adhérents  s’engageaient  à 
poursuivre  jusqu’à  la  mort,  non-seulement  les  personnes  qui 
attenteraient  à la  vie  de*  la  reine,  mais  encore  celles  en  faveur 
desquelles  on  ferait  de  pareilles  tentatives.  Cette  dernière 

TEMPS  MODBRNeü.  14 


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242 


CHAPITRE  XV. 


clause  était  dirigée  contre  Marie  Stuart  (1 584).  Un  nouveau 
complot  mit  directement  en  cause  la  reine  d’Êcosse.  Antony 
Babington,  jeune  catholique  anglais  d’un  caractère  enthou- 
siaste, avait  résolu  d’assassiner  Élisabeth  et  de  délivrer  Marie. 
Il  fut  exécuté  avec  deux  de  ses  complices.  On  les  éventra  vi- 
vants (1586). 

Cette  fois,  Marie  fut  traduite  devant  une  commission  an- 
glaise choisie  parmi  ses  plus  ardents  persécuteurs.  Elle  refusa 
d’abord  de  reconnaître  la  juridiction  à laquelle  on  prétendait 
la  soumettre.  Quand  on  lui  lut  la  lettre  par  laquelle  Élisabeth 
lui  annonçait  sa  mise  en  jugement,  elle  répondit  avec  indi- 
gnation : « Gomment  ! votre  maîtresse  croit-elle  donc  que  je 
dégraderai  mon  rang,  mon  État,  la  race  de  qui  je  descends: 
le  fils  qui  me  succédera,  les  rois  et  les  princes  étrangers,  dont 
les  droits  sont  lésés  dans  ma  personne  ? Jamais.  > Elle  consen- 
tit pourtant  à comparaître  devant  ses  juges.  Sa  défense  fut 
habile,  souvent  éloquente,  toujours  digne.  Iptroduite  au  mé- 
pris du  droit,  la  procédure  se  continua  au  mépris  des  formes. 
Marie  ne  fut  pas  confrontée  avec  les  témoins  : on  refusa  de 
produire  les  originaux  de  ses  lettres.  Elle  n’en  fut  pas  moins 
condamnée  à mort  par  tous  les  commissaires  (25  octobre 
1586).  Le  parlement  sanctionna  la  sentence.  Élisabeth  hésita 
quatre  mois  à faire  exécuter  l’injuste  arrêt,  non  qu’elle  eût  au- 
cun sentiment  de  pitié,  mais  par  crainte  pour  sa  réputation. 
Elle  essaya  de  faire  empoisonner  Marie.  Le  goôlier  ayant  été 
incorruptible,  elle  livra  au  bourreau  la  pauvre  reine  réfugiée. 
Marie  Stuart  montra  sur  l’échafaud  le  courage  le  plus  héroï- 
que. Œ Porte  ces  nouvelles,  dit-elle  à son  fidèle  serviteur  An- 
dré Melvil,  que  je  meurs  ferme  en  ma  religion,  vraie  Écos- 
saise, vraie  Française.  » Elle  donna  sa  bénédiction  à tous  ses 
serviteurs,  qui  fondaient  en  larmes.  Le  bourreau  même  lui 
demanda  pardon  à genoux.(18  février  1587).  ’ 

Cette  odieuse  exécution  mit  fin  aux  complots  des  catholiques 
contre  Élisabeth.  Jacques  VI  lui- même  se  rapprocha  de  celle 
qui  avait  tué  sa  mère,  mais  qui  pouvait  lui  léguer  ou  lui  reti- 
rer une  couronne. 

Philippe  II  s’occupa  seul  de  venger  Marie  Stuart  ; il  vou- 
lait bien  plutôt  abattre  cette  Angleterre  protestante,  le  prin- 


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LES  GUERRES  DE  RELIGION. 


243 


cipal  boulevard  de  Thérésie.  Le  3 juin  1588,  sortit  de 
l’embouchure  du  Tage  le  plus  formidable  armement  qu’eût 
jamais  vu  la  chrétienté:  135  gros  vaisseaux,  8000  matelots, 

19  000  soldats,  la  fleur  de  la  noblesse  espagnole,  et  Lope  de 
Véga  sur  la  flotte  pour  chanter  la  victoire.  Les  Espagnols, 
ivres  de  ce  spectacle,  décorèrent  cette  flotte  du  nom  d'invinci- 
ble Armada.  Elle  devait  rejoindre  aux  Pays-Bas  le  prince  de 
Parme,  et  protéger  le  passage  de  33000  vieux  soldats;  la  forêt 
de  Vaës,  en  Flandre,  s’était  changée  en  bâtiments  de  transport. 

L’alarme  était  extrême  en  Angleterre  : çn  montrait  aux 
portes  des  églises  les  instruments  de  torture  que  les  inquisi- 
teurs apportaient  sur  la  flotte  espagnole.  La  haine  de  l’étran- 
ger fît  même  oublier  les  haines  religieuses  : les  catholiques 
accoururent  en  foule,  dans  chaque  comté,  sous  l’étendard  du 
lord  lieutenant.  Un  d’eux,  le  lord  Montague,  vint  offrir  à la 
reine  un  régiment  de  cavalerie  commandé  par  lui-même,  par 
son  fils  et  par  son  petit-fîls.  La  reine  parut  à cheval  devant 
les  milices  assemblées  à Tilbury,  et  promit  de  mourir  pour 
son  peuple. 

Mais  la  force  de  l’Angleterre  était  dans  sa  marine.  La  cité 
de  Londres  équipa  seule  38  vaisseaux,  et  la  flotte  entière  s’é- 
leva à 191  navires  portant  15  272  hommes.  Sous  l’amiral  Ho- 
ward servaient  les  plus  grands  hommes  de  mer  du  siècle, 
Drake,  Haw'kins,  Forbiser.  Les  petits  vaisseaux  anglais  harce- 
lèrent la  flotte  espagnole  quand  elle  parut,  le  31  juillet,  en 
vue  des  côtes  d’Angleterre.  L’Armada  s’éleva  au  nord  jusqu’à 
Calais  pour  'prendre  à bord  les  troupes  de  Flandre  bloquées  ~ 
par  les  Hollandais;  mais  maltraitée  par  les  éléments,  assaillie 
sans  relâche  par  les  Anglais  et  leurs  brûlots,  la  flotte  espa- 
gnole ne  put  embarquer  les  troupes;  et  les  restes  de  cet  arme- 
ment formidable,  poursuivis  par  la  tempête  sur  les  rivages  de 
l’Écosse  et  de  l’Irlande,  qu’ils  tournèrent  pour  éviter  de  ren- 
contrer l’ennemi  dans  la  Manche,  vinrent  cacher  dans  les  ■* 
ports  de  l’Espagne  la  honte  et  l’impuissance  de  Philippe  II. 
L’expédition  avait  coûté  120  millions  de  ducats;  46  navires 
avaient  seuls  échappé  au  désastre,  et  14  000  soldats -avaient 
péri.  Ainsi," un  dessein  auquel  Philippe  II  avait  travaillé  cinq 
ans  et  réfléchi  dix-huit  échoua  en  quelques  jours. 


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244 


CHAPITRE  XV. 


Le  reste  de  la  vie  d'Élisabeth  ne  fut  au  dehors  qu’une  suite 
non  interrompue  de  succès.  Elle  rendit  inutiles,  les  efforts 
de  Philippe  II  pour  soulever  les  catholiques  d’Irlande.  Une 
flotte  anglaise  pénétra  même  impunément  dans  le  Tage,  et 
une  autre  saccagea  Cadix  (1596).  Le  roi  d’Espagne  épuisa 
ses  arsenaux  et  ses  trésors  pour  équiper  une  nouvelle  Ar- 
mada : la  tempête  la  détruisit  encore;  cette  dernière  ten- 
tative acheva  la  destruction  de  la  marine  espagnole.  Celle  du 
Portugal  était  tombée  en  même  temps  et  du  même  coup. 
Quand  on  avait  appris  à Philippe  II  le  désastre  de  la  grande 
Armada  et  cette  fin  douloureuse  de  ses  plus  chères  espérances, 
il  était  resté  impassible  et  menaçant.  « Une  branche  a été 
coupée,  dit-il,  mais  l’arbre  est  encore  florissant.  » Non,  l’arbre 
était  épuisé  de  sève  et  desséché.  La  guerre  avec  l’Angleterre 
avait  ruiné  la  marine  et  le  commerce  de  l’Espagne,  comme  l’in- 
tervention en  France  l’épuisa  d’or  et  abattit  sa  renommée 
militaire. 


Mjcm  guerres  de  religion  en  Vranee  (ISdt-fl&OS). 

La  lutte  entre  les  deux  religions  commença  en  France  par 
un  complot.  Les  réformés  qui  venaient  d’être  persécutés  par 
Henri  II,  et  qui,  sous  François  II,  l’époux  de  Marie  Stuart, 
étaient  encore  menacés  parles  Guises,  s’unirentaux mécontents 
de  toute  sorte  que  la  faveur  des  princes  lorrains  avaitsuscités  et 
se  crurent,  assez  forts  pour  s’emparer  du  gouvernement.  Tel 
est  le  sens  de  la  conspiration  d’Amboise , dont  le  chef  réel 
fut  le  prince  de  Condé,  et  le  chef  apparent  un  gentilhomme 
nommé  de  La  Renaudie  (1560).  Mais  le  gouvernement  était 
alors  dans  des  mains  viriles.  Les  Guises,  avertis  à temps,  se 
mirent  sur  leurs  gardes,  et  les  conjurés  se  trouvèrent  comme 
pris  au  piège.  Les  Guises  déshonorèrent  leur  victoire  par  d'a- 
troces vengeances  : ils  songeaient  même  à faire  tomber  la 
tête  d’un  prince  du  sang,  Louis  de  Bourbon,  lorsque  Fran- 
çois II  mourut  à 17  ans.  Catherine  de  Médicis,  deve.nue  ré- 
gente de  son  fils,  Charles  IX  (1560),  se  sépara  pour  quelque 
temps  de  cette  politique  impitoyable  et  écouta  les  avis  de 
Michel  de  L’Hôpital,  qu’elle  avait  nommé  chevalier.  Ce  grand 


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LES  GUERRES  DE  RELIGION.  245 

magistrat  voulait  imposer  aux  partis  la  tolérance.  C'était  « une 
de  ces  belles  âmes  frappées  à l’antique  marque,  un  autre 
Caton  le  Censeur;  il  en  avait  du  tout  l’apparence,  avec  sa 
grande  barbe  blanche,  son  visage  pâle,  sa  façon  grave.  » 
Lorsque,  après  la  défaite  des  conjurés  d’Amboise,  les  Guises,  • 
exaltés  par  le  succès  et  pensant  qu’il  fallait  en  finir,  deman- 
dèrent rétablissement  de  l’inquisition  espagnole , L’Hôpital 
avait  répondu  ; « Qu’est-il  besoin  de  tant  de  bûchers  et  de 
tortures?  Garnis  de  vertus  et  munis  de  bonnes  mœurs,  résis- 
tez  à l’hérésie.  » Il  disait  encore  : « Otons  ces  mots  diabo- 
liques, noms  de  partis  et  de  sédition,  luthériens  , huguenots, 
papistes  ; ne  changeons  pas  le  nom  de  chrétiens  ! » Du  vivant 
du  dernier  roi,  il  avait  déjà  fait  rendre  l’édit  de  Romorantin 
qui,  en  attribuant  aux  évêques  la  connaissance  du  crime  d’hé- 
résie , empêchait  du  moins  l’introduction  en  France  de  l’in- 
quisition. Par  l’édit  de  juillet  1561,  tout  en  déclarant  les 
prêches  illicites,  il  accorda  une  amnistie  générale,  et  suspen- 
dit l’exécution  des  sentences  pour  fait  de  religion  ; par  celui 
de  janvier  1562,  il  fit  un  pas  de  plus.  Se  croyant  assez  fort 
pour  mettre  en  pratique  ses  idées  de  tolérance , il  autorisa  le 
culte  calviniste  dans  les  campagnes  et  dans  les  villes  non  fer- 
mées de  murs,  mais  en  défendant  aux  protestants  de  tenir  des 
assemblées  et  de  réunir  des  soldats. 

Les  passions  étaient  trop  ardentes  pour  écouter  le  langage 
.d'un  honnête  homme  et  d’un  vrai  chrétien.  Les  concessions 
faites  aux  protestants  ne  firent  qu’irriter  les  catholiques  exal- 
tés et  rendre  les  Guises  populaires.  Catherine  espéra  qu’une 
conférence  entre  les  théologiens  des  deux  croyances  ramène-  < 
rait  l’accorcL  Le  colloque  de  Poissy,  troublé  par  de  mutuelles 
invectives,  rendit  la  scission  plus  irrémédiable  (1561).  Le  duc 
de  Guise  s’allia  étroitement  avec  Montmorency  et  Saint- 
André.  Les  protestants  crièrent  au  triumvirat  et  se  prépa- 
rèrent à oc  défendre  la  cause  à coups  d’arquebuse  , » comme 
le  conseillait  Théodore  de  Bèze. 

Le  massacre  de  Vassy  fut  le  signal  des  hostilités,  qui,  sept 
fois  suspendues,  en  trentw-deux  ans,  par  des  traités  précaires 
et  mal  observés,  sept  fois  recommencèrent. 

Le  mars  1562  , le  duc  de  Guise  passait  par  Vassy  en 


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246 


CHAPITRE  XV. 


Champagne.  C’était  un  dimanche,  il  s’y  arrêta  pour  entendre 
la  messe.  Les  chants  d’un  millier  de  protestants  réunis  dans 
une  grange  voisine  arrivèrent  jusqu’à  lui.  Quelques-uns  de 
ses  gens  voulurent  faire  cesser  ce  qu’ils  appelaient  ime  in- 
jure et  une  bravade  contre  leur  duc,  et,  sur  le  refus  des  pro- 
testants, mirent  l’épée  à la  main.  Ceux-ci  se  défendirent  à 
coups  de  pierres  ; le  duc  de  Cuise,  accouru  à l’aide  des  siens, 
fut  atteint  à la  joue  : alors  toute  sa  suite  se  jeta  sur  ces  mal- 
heureux sans  armes,  en  tua  60  et  en  blessa  plus  de  200,  sans 
distinction  d’âge  ni  de  sexe. 

Ce  massacre  fit  courir  les  protestants  aux  armes  ; Philippe  II 
et  Élisabeth  se  mêlèrent  à cette  première  lutte.  Dès  le  temps 
de  la  conjuration  d’Amboise,  le  roi  d’Espagne  avait  fait  dire 
aux  Guises  : « Si  vous  voulez  châtier  les  rebelles,  je  suis  à 
votre  disposition.  » Lors  du  colloque  de  Poissy,  le  cardinal  de 
Lorraine,  au  nom  du  clergé  français,  réclama  son  inter\’ention, 
et  sitôt  qu’il  sut  que  l’épée  avait  été  tirée,  il  envoya  à Montluc 
le  boucher  catholique,  3000  hommes  de  ces  vieilles  bandes 
espagnoles,  d’une  bravoure  à la  fois  si  froide  et  si  féroce.  La 
reine  d’Angleterre , de  son  côté,  donna  autant  de  soldats  à 
Gondé  et  de  l’argent,  à condition  qu’on  lui  livrerait  le  Havre, 
en  gage  des  sommes  qu’elle  avançait.  Guise  prit  Rouen,  et  la 
guerre  commença.  Ce  ne  fut  pas  seulement  une  lutte  ouverte  et 
loyale  entre  des  armées,  on  s’attaqua  de  ville  à ville,  de  château 
à château,  de  maison  à maison.  Les  protestants  tuaient  comme 
les  catholiques  ; mais  de  plus,  ils  dévastaient  les  églises,  vio- 
laient les  tombeaux,  brisaient  les  statues.  Que  de  chefs- 
d’œuvre  périrent  alors  I Nos  églises  portent  encore  la  marque 
de  ces  dévastations.  Gondé,  avec  7000  hommes  de  renfort 
qu’il  reçut  des  protestants  d’Allemagne,  vint  attaquer  les  fau- 
bourgs de  Paris.  Repoussé  par  les  Espagnols,  il  se  replia  vers 
le  Havre,  recueillit  les  Anglais  pour  revenir  en  plus  grande 
force,  mais  fut  arrêté  au  retour  par  le  duc  de  Guise,  près  de 
Dreux  ( 19  décembre  ).  15000  à 16000  hommes  s’y  trou- 
vèrent en  présence  de  chaque  côté.  Condé,  dans  une  pre- 
mière charge  , où  il  blessa  et  fit  prisonnier  le  duc  de  Mont- 
morency, enfonça  le  centre  des  catholiques  ; mais  les  Suisses 
royaux  rétablirent  le  combat , et  le  duc  de  Guise  acheva  la 


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LES  GUERRES  DE  RELIGION.  247 

victoire  par  un  mouvement  de  flanc  : le  prince  de  Gondé 
fut  pris. 

C’était  un  grand  succès  pour  Guise.  De  ses  deux  rivaux 
d’influence,  l’un,  le  maréchal  Saint-André,  était  tué;  l’autre, 
Montmorency,  était  captif  ; et  il  tenait  le  chef  même  de  l’ar- 
mée huguenote.  Il  le  traita  chevaleresquement,  voulut  qu’ü 
partageât  son  lit  et  dormit  bien  à côté  de  cet  ennemi  mortel, 
qui  avoua  n’avoir  pu  fermer  les  yeux.  On  avait  d’abord  an- 
noncé à Catherine  de  Médicis  que  la  bataille,  était  perdue, 
a Eh  bien  ! avait-elle  tranquillement  répondu,  nous  prierons 
Dieu  en  français.  > Les  Guises  l’effrayaient  ; et,  quand  elle  sut 
la  vérité,  ils  l’effrayèrent  bien  davantage,  malgré  la  joie  cpi’elle 
affecta  pour  leur  succès  ; elle  parla  de  négocier,  et  fit  rendre 
un  décret  d’amnistie  pour  tous  ceux  qui  poseraient  les  armes. 
Mais  Guise  n’entendait  pas  qu’on  relevât  ceux  qu’il  avait 
abattus;  il  poussa  vivement  sa  victoire  et  vint  assiéger  Or- 
léans, aJQn  de  couper  les  communications  entre  les  protestants 
du  nord  et  ceux  du  midi.  La  ville  n’eût  pas  résisté  longtemps 
sans  un  crime  du  fanatisme.  Un  protestant,  Poltrot  de  Méré, 
exalté  par  les  exemples  de  Judith  et  de  Débora,  d’Aod  et  de 
Jahel,  passa  dans  le  camp  du  duc  de  Guise  comme  transfuge, 
et,  le  trouvant  seul  un  soir,  lui  tira  un  coup  de  pistolet  qui 
le  blessa  mortellement  (18  février  1563). 

Guise  mort , Condé  et  Montmorency  captifs,  la  reine  mère 
restait  maîtresse  du  gouvernement.  Elle  voyait  bien  ce  qu’au 
fond  voulaient  cès  ambitieux , le  triomphe  de  leur  croyance 
sans  doute,  mais  aussi  celui  de  leur  pouvoir  ; elle  voyait  la 
guerre  civile  ébranler  le  respect  pour  l’autorité  royale.  « Quel 
roi?  disaient  les  gentilshommes  huguenots,  quand  on  leur 
parlait  de  Charles  IX,  nous  sommes  les  rois.  Celui  que  vous 
dites  est  un  petit  royet  de  rien  ; nous  lui  donnerons  des  verges 
et  lui  baillerons  un  métier  pour  lui  faire  apprendre  à gagner 
sa  vie  comme  les  autres.  » Et  des  paysans,  à leur  tour,  refu- 
saient les  anciens  droits  aux  gentilshommes.  « Qu’on  nous 
montre  dans  la  Bible,  disaient-ils,  si  nous  devons  payer,  ou 
non.  Si  nos  prédécesseurs  ont  été  sots  et  bêtes , nous  n’en 
voulons  point  être.  > Tout  le  vieil  édifice  social  était  ébranlé. 
Catherine  de  Médicis,  pour  arrêter  cette  agitation,  offrait  la 


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248 


CHAPITRE  XV. 


paix  à Gondé  ; il  la  signa  à Amboise  en  retour  d’un  édit  qui 
autorisait  le,culte  des  protestants  dans  les  maisons  des  nobles, 
dans  l’étendue  des  domaines  des  seigneurs  justiciers  et  dans 
une  ville  par  baillage  (12  mars  1563). 

Pour  montrer  leur  bonne  union,  catholiques  et  protestants 
firent  en  commun  une  expédition  contre  le  Havre,  que  les 
Anglais  voulaient  garder  et  qui  leur  eût  valu  mieux  que 
Calais.  . 

L’édit  d’Amboise  s’exécuta  d’abord  avec  loyauté  de  la  part 
du  gouvernement.  Mais  les  haines  politiques  et  religieuses 
étaient  trop  fortes  pour  s’apaiser  au  gré  de  la  cour  : au  lieu 
de  la  guerre  civile,  on  eut  des  assassinats.  Pour  amollir  les 
gentilshommes,  Catherine  multiplia  autour  d’elle  les  fêtes  et 
les  plaisirs  : les  mœurs  en  devinrent  plus  mauvaises  et  la  paix 
n’en  fut  pas  meilleûre.  La  reine  trouvait  d’ailleurs  les  Bour- 
bons trop  puissants.  Gomme  naguère,  en  face  du  grand  Guise, 
elle  avait  incliné  vers  les  réformés  : en  face  de  Condé,  elle 
pencha  vers  les  catholiques.  Elle  restreignit  peu  à peu  les  ga- 
ranties accordées  aux  protestants.  Les  crimes  commis  contre 
eux  ne  furent  point  recherchés.  Dès  que  le  roi  se  trouva  ma- 
jeur, sa  mère  le  conduisit  à travers  les  provinces  du  midi  pour  le 
montrer  aux  populations,  changeant  les  gouverneurs  suspects 
de  calvinisme,  faisant  détruire  les  fortifications  des  villes  pro- 
testantes. Enfin  elle  eut  à Bayonne  avec  le  duc  d’Albe  de  lon- 
gues conférences.  Cette  entrevue  avec  un  tel  homme  devait 
exciter  les  inquiétudes  des  huguenots.  On  répandit  que  le  gé- 
néral de  Philippe  II  avait  conseillé  à la  reine  le  massacre  des 
chefs  hérétiques,  disant  que  « la  tête  d’un  saumon  valait 
mieux  que  celle  de  10  000  grenouilles.  » 

Les  deux  partis  cherchaient  à se  surprendre  : les  protes- 
tants amassaient  de  l’argent  et  préparaient  leurs  armes  ; Ca- 
therine réorganisait  l’armée  royale  et  levait  en  Suisse 
6000  hommes.  Condé  tenta  un  coup  hardi;  il  essaya  de  sur- 
prendre la  cour  à Monceaux.  Catherine  n’eut  que  le  temps  de 
se  sauver  à Meaux,  d’où  la  cour  gagna  Paris  sous  la  protec- 
tion de  l’infanterie  suisse.  Condé,  avec  4000  hommes,  osa 
bloquer  la  capitale.  Les  habitants  forcèrent  le  vieux  Montmo-*- 
rency  à sortir  pour  livrer  bataille.  L’action  s’engagea  près  de 


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LES  GUERRES  DE  RELIGION.  249' 

Saint-Denis;  mais  le  connétable  prit  de  mauvaises  disposi- 
tions et  fut  tué.  Il  n'y  eut  d’ailleurs  ni  vaincus  ni  vainqueurs. 
Si  le  champ  de  bataille  resta  aux  calboliques,  les  huguenots 
y vinrent  le  lendemain  offrir  un  nouveau  combat  que  l’armée 
royale  n’accepta  pas  (1567). 

Condé  reçut,  quelque  temps  après,  9000  lansquenets  ou 
reîtres  allemands.  Dès  le  premier  jour,  ces  étrangers  réclamè- 
rent leur  solde.  Toute  l’armée  huguenote,  chefs  et  soldats,  se 
cotisa  pour  la  fournir.  On  se  dirigea  alors  sur  Chartres  afin 
d’intercepter  les  arrivages  de  la  Beauce  à Paris.  La  reine 
mère,  qui  n’avait  pas  voulu,  par  jalousie  de  pouvoir,  donner 
de-  successeur  au  connétable,  n’avait  point  d’homme  de 
guerre  à opposer  aux  réformés.  L’Hôpital  reprit  l’avantage 
et  parla  de  paix  ; on  la  fit  à Longjumeau  le  23  mars,  à con- 
dition que  les  protestants  restitueraient  les  places  qu’ils  oc- 
cupaient, mais  que  l’édit  d’Amboise  serait  rétabli  sans  res- 
triction. 

C’était,  comme  on  le  dit  de  la  suivante,  une  paix  boiteuse 
et  mal  assise.  Catherine  de  Médicis  ne  l’avait  signée  que  pour 
faire  une  autre  guerre.  Elle  se  proposait  d'enlever  le  même 
jour  Condé  et  Coligny  en  Bourgogne,  et  la  veuve  d’Antoine 
de  Bourbon,  Jeanne  d’Albret  en  Béarn,  pour  leur  faire  subir 
le  sort  des  comtes  de  Horn  et  d’Egmont.  Ils  échappèrent  tous 
trois.  Condé  et  Coligny,  après  une  course  de  cent  lieues,  ar- 
rivèrent à la  Rochelle,  où  Jeanne  d’Albret  les  rejoignit  avec 
son  fils,  Henri  de  Béarn. 

Catherine  avait  donc  manqué  son  coup,  mais  elle  se  croyait 
prête  pour  la  guerre.  Elle  la  déclara,  en  lançant  un  édit  qui 
défendait  sous  peine  de  mort  l’exercice  de  la  religion  préten- 
due réformée  et  ordonnait  aux  ministres  protestants  de  sortir 
du  royaume  sous  quinze  jours.  Tous  les  membres  du  parle- 
ment et  des  universités  furent  astreints  à prêter  serment  de 
catholicisme.  Pour  soutenir  de  pareils  édits,  il  eût  fallu  de 
grandes  forces  ; la  cour  n’avait  qu’une  armée  de  1 8 000  fan- 
tassins et  de  4000  chevaux.  Elle  fut  placée  sous  le  comman- 
dement du  jeune  duc  d’Anjou,  que  Catherine  voulait  mettre 
en  avant,  afin  de  pouvoir,  au  besoin,  l’opposer  à son  frère 
Charles  IX;  Tavannes  et  Biron  devaient  le  diriger. 


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250 


CHAPITIÆ  XV. 


Une  première  campagne  durant  l’hiver  fut  sans  résultat;  au 
printemps  suivant,  le  maréchal  de  Ta  vannes  voulut  isoler  dans 
le  midi  l’armée  protestante  des  secours  allemands  qu’elle  at- 
tendait du  nord  et  la  battre  avant  leur  arrivée.  On  manœuvra 
quelque  temps  sur  la  Charente  ; enfin  Tavannes  surprit  l’ar- 
rière-garde des  protestants  près  de  Jarnac  (13  mars  1569). 
Condé  y fut  pris  et  assassiné  après  l’action.  C’était  une  grande 
perte  que  celle  de  ce  prince  énergique  et  brave,  depuis  neuf 
ans  la  tête  et  le  bras*  du  parti.  Les  protestants  se  découra- 
geaient; une  femme  les  releva.  Jeanne  d’Âlbret  amena  au 
milieu  de  l’armée  découragée  son  fils,  Henri  de  Béarn  et  le 
jeune  prince  de  Condé.  « Mes  amis,  dit-elle,  voilà  deux  nou- 
veaux chefs  que  Dieu  vous  donne  et  deux  orphelins  que  je 
vous  confie.  » Le  prince  de  Béarn,  né  à Pau,  sévèrement  élevé 
comme  un  gentilhomme  campagnard,  n’avait  alors  que  15  ans. 
Simple,  brave  et  spirituel,  sachant  trouver  de  ces  mots  qui 
enlèvent,  il  plut  à tous  ; on  le  nomma  généralissime,  avec  Co- 
ligny  pour  conseiller  et  pour  lieutenant. 

Coligny  avait  beaucoup  des  qualités  nécessaires  à un  chef 
de  parti  dans  une  telle  guerre.  Protestant  convaincu  et  aus- 
tère, il  était  aimé,  respecté  des  ministres  comme  des  soldats; 
ce  n’était  peut-être  pas  im  très-grand  général  ni  un  politique 
bien  profond,  mais  il  ne  se  laissait  jamais  abattre,  ce  qui  est 
une  grande  force;  il  voyait  juste,  ce  qui  en  est  une  autre;  il 
savait  faire  ressource  de  tout  ; et  s’il  n’y  avait  pas  à espérer 
avec  lui  de  décisive  victoire,  il  n’y  avait  pas  non  plus  à crain- 
dre d’irrémédiable  défaite. 

Jarnac  n’avait  été  qu’un  combat  d’arrière-garde,  et  les  pro- 
testants n’y  avaient  perdu  que  400  hommes.  Coligny  restait 
donc  assez  fort  pour  défendre  Cognac  et  Angoulême.  Rejoint 
par  13  000  Allemands,  il  prit  même  l’offensive  et  fit  essuyer 
un  échec  à l’armée  catholique  près  de  la  Roche- Abeille.  Mais 
Tavannes  répara  le  mal.  Des  Allemands  catholiques,  des  Es- 
pagnols, envoyés  par  le  duc  d’Albe,  des  Italiens,  envoyés  par 
le  pape  Pie  V,  augmentèrent  les  forces  du  duc  d’Anjou.  Ac- 
culé déjà  à la  Loire,  le  duc  retourna  sur  ses  pas,  dégagea, 
par  une  diversion,  Poitiers,  que  Çoligny  assiégeait  depuis  six 
semaines,  et  parvint  à prendre  l’armée  protestante  entre  la 


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LES  GUERRES  DE  RELIGION.  251 

Dive  et  le  Thoué,  près  de  Moncontour.  La  position  était  dé- 
testable ; 6000  soldats  huguenots  restèrent  sur  le  champ  de 
bataille  (3  octobre). 

La  victoire  de  Moncontour  fut  cependant  inutile,  comme 
celle  de  Jamac.  Charles  IX,  jaloux  des  lauriers  que  l’on 
cueillait  pour  son  frère,  vint  à l’armée,  et,  au  lieu  de  pour- 
suivre les  protestants  jusqu’aux  Pyrénées,  perdit  son  temps  à 
assiéger  Niort  et  Saint-Jean  d’Angély.  Goligny  traversa  le 
midi  dans  toute  sa  largeur,  refaisant  au  fur  et  à mesure  son 
armée  ; et  il  apparut  tout  à coup  en  Bourgogne,  à la  tête  de 
toute  la  noblesse  protestante  du  Dauphiné  et  de  la  Provence. 
Une  armée  catholique  de  1 2 000  hommes  voulut  l’arrêter  à 
Arnay-le-Duc  ; ü la  battit  et  arriva  sur  le  Loing,  à peu  de 
distance  de  Paris. 

L’événement  le  montrait  bien  : on  ne  pouvait  venir  à 
bout,  par  la  guerre,  de  ce  parti  toujours  vaincu,  jamais  dé- 
truit; il  fallait  autre  chose.  Pour  désarmer  les  protestants, 
Catherine  de  Médicis  leur  fit  accorder  la  paix  ’de  Saint- 
Germain  avec  des  conditions  très-favorables  : le  libre  exer- 
cice du  culte  dans  deux  villes  par  province  et  dans  toutes  celles 
où  il  était  établi;  l’admission  des  calvinistes  à tous  les  em- 
plois, et  quatre  villes  de  sûreté,  la  Rochelle,  Cognac,  Mon- 
tauban,  la  Charité,  où  les  réformés  pourraient  tenir  garnison 
(8  août  1570).  « Paix  mauvaise  et  manquée,  véritable  coupe- 
gorge.  » 

A la  nouvelle  de  ce  traité,  il  n’y  eut  qu’un  cri  d’indigna- 
tion parmi  les  catholiques  étrangers  et  français.  Catherine  de 
Médicis  ne  s’en  émut  point,  et  suivit  sa  politique  toute  nou- 
velle. Le  mariage  du  jeune  prince  de  Béarn  avec  Marguerite, 
sœur  de  Charles  IX,  pouvait  cimenter  à jamais  la  paix;  elle  le 
mit  en  avant.  Il  était  de  l’intérêt  de  la  France  d’employer  au 
dehors  l’esprit  belliqueux  et  mutin  de  la  noblesse  protestante; 
elle  accepta  les  propositions  que  lui  faisait  Goligny,  de  con- 
duire ses  coreligionnaires  dans  les  Pays-Bas,  où  le  duc  d’ Albe 
venait  de  faire  périr,  dans  les  supplices,  18  000  personnes. 
Une  pareille  entreprise  plaisait  aux  huguenots,  et  semblait  un 
retour  à la  vieille  politique  étrangère,  oubliée  depuis  la  mort 
de  Henri  II.  Goligny  voyait,  dans  une  guerre  avec  l’Espagne, 


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252 


CHAPITRE  XV. 


Tin  moyen  de  maintenir  glorieusement  et  sûrement  la  paix  en 
France. 

Charles  IX  avait  alors  21  ans.  Esprit  assez  heureux,  mais 
caractère  à la  fois  faible  et  violent,  gâté  par  le  pouvoir  absolu, 
entouré  de  favoris  italiens  qui  lui  pervertissaient^  le  cœur,  il 
joua  fort  bien,  et  quelque  temps  k son  insu,  le  rôle  que  lui 
réservait  sa  mère.  Il  avait  trouvé  plus  d’une  fois  que  les  chefs 
huguenots  portaient  trop  haut  la  tête,  et  n’avait  pas  oublié 
les  conseils  homicides  que  le  duc  d’Albelui  donnait  Ôayonne. 
Mais  alors  il  était  impatient  du  joug  de  sa  mère,  envieux  des 
victoires  qu’on  attribuait  à son  frère.  Mobile  et  passionné,  il 
entra  avec  ardeur  dans  ces  nouveaux  projets,  écrività  Goligny, 
k Jeanne  d’Albret,  et  poussa  k la  prompte  conclusion  du  ma- 
riage de  Henri  de  Béarn  avec  sa  sœur.  La  reine  de  Navarre 
se  décida  k venir  k Paris,  puis  l’amiral.  « Enfin  nous  vous  te- 
nons, mon  père,  lui  dit  le  jeune  roi  en  l’embrassant,  et  vous 
ne  nous  échapperez  pas  quand  vous  voudrez.  » Après  le  chef, 
nombre  de  gentilshommes  huguenots  accoururent  pour  avoir 
leur  part  des  fêtes  et  des  bonnes  grâces  du  roi. 

Catherine  elle-même  fut  effrayée  ; elle  avait  tropbien  réussi. 
Le  roi  ne  voyait  plus  que  par  les  yeux  de  Goligny  ; il  pressait 
l’arrivée  des  dispenses  pour  le  mariage,  que  le  pape  voulait 
refuser  ; il  faisait  lever  des  troupes  pour  Goligny  et  rassem- 
blait une  flotte  contrela  Flandre.  Les  protestants,  encouragés, 
rédigeaient  en  synode,  k la  Rochelle, la  confession  qui  lui  sert 
encore  de  règle  aujourd’hui.  Catherine  fit  des  remontrances  k 
son  fils,  qui  les  reçut  fort  mal  ; il  semblait  alors  décidé  k ac- 
quérir c gloire  et  réputation  par  la  guerre  espagnole,  > et  il 
répondit  k sa  mère  qu’il  n’avait  pas  de  plus  grands  ennemis 
qu’elle  et  son  fils  le  duc  d’Anjou.  Mais  les  passions  travail- 
laient pour  Catherine.  Le  duc  d’Anjou,  les  Guises,  Tavannes, 
tous  les  seigneurs  catholiques  qui  avaient  combattu  la  ré- 
forme, voyaient  avec  colère  l’influence  passer  k leurs  ennemis. 
Philippe  II,  menacé  d’une  guerre  aux  Pays-Bas  qu’il  n’était 
point  en  état  de  soutenir,  fit  parler  la  religion  et  la  peur.  Il 
remontra  k Charles  IX  les  dangers  auxquels  l’hérésie  exposait 
les  rois,  proposa  une  alliance  offensive  et  défensive  contre  cet 
ennemi  commun  des  couronnes.  Toub  les  moyens  étant  bons. 


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LES  GUERRES  DE  RELIGION. 


253 


il  répandit  de  l’argent  dans  le  peuple  pour  exciter  des  trou*- 
blés.  Quand  la  cour  vint  à Paris,  avec  son  cortège  de  gen- 
tilshommes huguenots  et  de  ministres  protestants,  c le  sang 
mua  » aux  Parisiens  restés  tous  catholiques.  Un  premier  évé- 
nement jeta  le  trouble  dans  les  esprits.  Jeanne  d’Albret  mou- 
rut subitement  le  9 juin.  On  crut  à un  empoisonnement.  Quand 
le  mariage  fut  célébré,  le  1 8 août,  à la  porte  de  Notre-Dame, 
on  eut  grand’peine  à empêcher  une  émeute;  les  chaires  re- 
tentissaient dans  toutes  les  églises  de  malédictions  contre  les 
huguenots,  et  ceux-ci  ne  se  faisaient  point  faute  de  bravades 
dans  les  rues. 

Catherine  arrêta  alors  le  plan  le  plus  machiavélique  : 
c’était  de  faire  assassiner  Goligny  par  les  Guises  ; les  hugue- 
nots vengeraient  leur  chef  sur  ceux-ci  ; puis  les  troupes  royales 
surviendraient  pour  tomber  sur  les  uns  et  sur  les  autres 
comme  violateurs  de  la  paix  publique.  Le  22  août,  Goligny 
reçut,  en  sortant  du  Louvre,  im  coup  de  feu  tiré  par  Maure- 
vel,  assassin  de  profession  aux  gages  du  duc  de  Guise.  A la 
première  nouvelle  de  l’attentat,  Charles  IX  courut  auprès  de 
l’amiral  : « La  douleur  est  pour  vous,  dit-il,  l’injure  et  l’ou- 
trage sont  pour  moi,  » et  il  jura  de  le  venger. 

Le  lendemain,  le  roi  semblait  dans  les  mêmes  sentiments;  ' 
mais  la  reine  vint  l’assaillir  avec  le  duc  d’Anjou,  le  duc  d’An- 
goulême,  Tavannes,  le  chancelier  Birague,  le  maréchal  de 
Retz,  le  duc  de  Nevers,  les  trois  derniers,  Italiens  ; elle  repré- 
senta que  les  deux  partis  étaient  prêts  à en  venir  aux  mains  ; 
que  chacun  d’eux  élirait  un  chef,  et  qu’il  ne  resterait  plus  au 
roi  que  son  titre,  si  encore  il  lui  restait.  « La  guerre  est  iné- 
vitable, dit  Tavannes,  il  vaut  mifeux  la  gagner  à Paris  que  la 
mettre  en  doute  en  rase  campagne.  » On  hésitait  encore  sur  le 
nombre  des  victimes.  « Il  faut  tout  tuer,  dit  un  des  conseil- 
lers italiens,  le  péché  étant  aussi  grand  pour  peu  que  pour 
beaucoup.  » Charles,  jusqu’alors  immobile  et  sombre,  s’écria 
tout  à coup  que,  puisqu’on  trouvait  bon  de  tuer  l’amiral,  il 
voulait  qu’on  tuât  tous  les  huguenots  de  France,  « afin  qu’il 
n’en  restât  plus  un  pour  le  lui  reprocher  après.  » 

Le  duc  de  Guise  se  chargea  de  l’exécution.  On  en  connaît 
les  horribles  détails.  On  sait  aussi  que  Charles  reçut  les 

TEMPS  MODEHNES.  1 T> 


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CHAPITRE  XV. 


254 

brayantes  et  enthousiastes  félicitations  des  cours  de  Rome  et 
d’Espagne  pour  la  « si  sage  et  si  sainte  résolution  » qu’il  avait 
prise,  et  pour  se  réjouir  avec  lui  d’un  si  glorieux  succès.  » — 
« Soyez  bien  persuadé,  lui  écrivait  Philippe  II,  qu’en  faisant 
les  affaires  de  Dieu,  vous  ferez  encore  mieux  les  vôtres.  » 
Voilà  le  mot  odieux  de  cette  politique  atroce.  Et,  en  cas  de 
guerre,  il  promettait  tout,  hommes  et  argent;  il  ajoutait:  « Je 
voudrais  pouvoir  venir  en  personne  combattre  près  de  vous.  A 
mon  défaut,  le  duc  d’Albe  agira  avec  tout  le  zèle  nécessaire.» 
Et  il  le  suppliait,  « avec  toute  l’ardeur  de  sa  tendresse,  de 
continuer  et  de  parfaire  ce  qu’il  avait  si  bien  commencé.  » 
Un  trait  abominable  de  ces  boucheries,  c’est  que  la  haine 
personnelle,  la  rivalité  de  profession,  même  l’avidité  au  gain 
en  furent  aussi  les  mobiles.  Le  philosophe  Hamus  fut  tué  par 
un  rival;  à Angers,  le  duc  d’Anjou  fit  mettre  soigneusement 
sous  les  scellés  la  succession  des  morts , même  des  vivants, 
et  la  Saint-Barthélemy  ne  fut  pas  pour  lui  seul  un  moyen 
d’apurer  ses  comptes  et  de  remplir  la  caisse  *. 

Ce  grand  crime  fut  inutile,  comme  les  crimes  le  sont  tou- 
jours. Les  protestants  avaient  perdu  leurs  chefs;  le  premier 
moment  de  stupeur  passé,  ils  reprirent  les  armes  dans  plu- 
sieurs villes  avec  une  rage  désespérée.  L’armée  royale  s’en 
aperçut  aux  sièges  de  Sancerre  et  de  la  Rochelle.  Le  duc 
d’Anjou  commandait  devant  cette  dernière  place  et  ne  sut  pas 
la  prendre.  Nîmes,  Montauban,  cent  autres  villes  où  les  pro- 
testants dominaient  avaient  fermé  leurs  portes  ; et  en  même 
temps  la  reine  voyait  se  former  au  sein  même  des  catholiques, 
un  parti  nombreux  favorable,,  sinon  aux  calvinistes,  tout  au 
moins  aux  idées  de  tolérance.  Charles  IX,  rassasié  de  sang,  y 
venait  de  lui-même,  échappant  à sa  mère,  à Rome  et  à l’Es- 
pagne. Il  écrivait,  le  13  février,  au  duc  d’Anjou,  alors  devant 
la  Rochelle  : « Je  vous  prie  de  préférer  la  douceur  et  la  clé- 
mence.... de  tenter  l’amiable  jusqu’à  l’extrémité  sans  en 


A . La  femme  de  Philippe  11,  en  félicitant  son  frère  au  sujet  de  la  victoire  de 
Saint-Denys,  en  < 567,  lui  recommandait  de  n’oublier  pas  la  conflscation  des 
biens  du  prince  de  Condé,  a comme  c’est  raisonnable.  > L’original  de  la  lettre, 
déchiré  en  cet  endroit , ne  nous  permet  pas  de  constater  ai  la  reine  d'Es- 
pagne ne  demandait  pas  pour  elle-même  une  partie  de  ces  biens. 


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LES  GUERRES  DE  RELIGION.  255 

peindre  jamais  l’espérance....  la  force,  pour  heureuse  qu’elle 
puisse  être,  me  sera  toujours  dommageable,  d’autant  que  de 
la  ruine  de  ma  ville  et  sujets  il  ne  me  peut  revenir  que 
perte.  > La  paix  de  la  Rochelle  accorda  aux  réformés  la 
hberté  de  conscience. 

Ils  sortirent  donc  victorieux  d’une  lutte  commencée  pour 
leur  extermination.  Les  divisions  de  leurs  adversaires  avaient 
favorisé  leurs  héroïques  efforts. 

La  Saint-Barthélemy  avait  désuni  les  catholiques.  Beaucoup 
d’âmes  honnêtes  furent  révoltées,  et  l’ambition  du  duc  d’Alen- 
çon, frère  du  roi,  exploitant  ces  nobles  sentiments,  il  se  forma 
un  troisième  parti  que  les  deux  opinions  extrêmes  s’accordè- 
rent à flétrir  du  nom  de  politiques.  Mélange  de  mécontents, 
d'ambitieux  et  d’honnêtes  gens,  ce  nouveau  parti,  faible  à 
l’origine  par  son  petit  nombre  et  l’incohérence  de  ses  élé- 
ments, grandit  avec  le  temps,  grâce  au  progrès  des  idées  de 
tolérance.  C’est  à lui  que  Henri  IV  devra  son  triomphe. 

A Charles  IX,  mort  en  1574,  succéda  son  frère,  Henri  III, 
élu  quelque  temps  auparavant  roi  de  Pologne.  Ce  prince, 
distingué  par  son  esprit,  mais  à qui  ses  vices  ont  attiré  la 
haine  des  contemporains  et  le  mépris  de  la  postérité,  essaya 
de  mettre  en  pratique  les  maximes  de  Machiavel,  son  auteur 
favori,  et  les  leçons  d^  Catherine  de  Médicis  en  opposant  les 
deux  partis  l’un  à l’autre  pour  qu’ils  se  détruisissent  mutuel- 
lement. 

Les  politiques  s’étaient  unis  aux  protestants , François 
d’Alençon  à Henri  de  Navarre,  qui,  retenu  captif  depuis  la 
Saint-Barthélemy , venait  de  s’échapper.  Après  une  guerre 
mal  conduite,  qui  valut  pourtant  au  fils  du  grand  Guise,  au  Ba- 
lafré, un  triomphe,  la  victoire  de  Dormans  qu’il  gagna  sur  les 
Allemands  venus  au  secours  des  réformés,  le  roi  mit  fin,  par 
le  traité  de  Beaulieu,  à la  cinquième  guerre  civile,  en  don- 
nant au  prince  de  Condé  le  gouvernement  de  la  Picardie.  ^ 

Jacques  d’Humières,  gouverneur  dePéronne,  protesta  con- 
tre cette  nomination,  et  réunit  plus  de  500  gentilshommes  de 
cette  province  catholique  en  une  association  pour  la  défense 
delà  foi.  Cet  exemple  fut  bientôt  imité;  en  peu  de  temps, 
chaque  province  eut  sa  hgue.  Henri  de  Guise  s’empara  habi- 


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256 


CHAPITRE  XV. 


lement  de  cette  force  dispersée,  la  concentra  en  formant  une 
seule  association  de  toutes  les  ligues  particulières  et  s’en  fit  le 
chef.  Dès  ce  moment  il  y eut  deux  rois  en  France. 

La  ligue,  en  effet,  activement  servie  par  le  clergé,  sur- 
tout par  les  moines  et  par  les  jésuites,  se  rendit  maîtresse 
des  élections  lorsque  Henri  III  convoqua  les  États  généraux  à 
Blois,  et  domina  dans  l’assemblée  (1576).  On  contraignit  le  roi 
de  rétracter  l’édit  de  Beaulieu.  On  accorda  six  mois  aux  pro- 
testants pour  abjurer.  Mais,  en  même  temps  qu’on  forçait  le 
roi  à leur  déclarer  la  guerre,  on  lui  refusait  les  moyens  de  la 
faire. 

Faute  d’argent,  elle  languit;  les  protestants  perdirent  Is- 
soire,  la  Charité  et  Brouage.  Henri,  débarrassé  de  la  surveil- 
lance des  États,  profita  de  ces  légers  succès  pour  signer  un 
nouvel  édit  de  pacification  ou  paix  de  Bergerac,  qui  accordait 
aux  protestants  ime  liberté  de  conscience  plus  étendue  et 
mieux  spécifiée  que  dans  les  édits  précédents,  des  juges  par- 
ticubers  dans  les  huit  parlements  de  province,  neuf  places  de 
sûreté  et  des  troupes  ; mais  elle  assurait  la  prééminence  à la 
religion  romaine,  et  prononçait  l’abobtion  de  toute  confédéra- 
tion, tant  des  catholiques  que  des  réformés  (1577).  En  1580 
eut  lieu  une  septième  prise  d’armes,  sans  importance,  et  mar- 
quée seulement  par  la  prise  de  Gahors,  que  le  roi  de  Navarre 
emporta;  la  paix  de  Fleix  y mit  un  terme. 

Henri  III  n’avait  point  d’enfant.  Son  frère,  le  duc  d’Alen- 
çon, mourut  en  1584,  et  le  chef  des  protestants,  Henri  de 
Navarre,  se  trouva  l’héritier  présomptif  de  la  couronne.  Les 
catholiques,  c’est-à-dire  la  majorité  de  la  population  du  pays, 
se  voyaient  menacés  d’avoir  pour  roi  un  calviniste  : aussi  la 
Ligue  se  ranima-t-elle  avec  la  plus  vive  ardeur. 

Henri  de  Guise  vit  bien  que  le  moment  de  frapper  les  grands 
coups  était  venu  ; et  sans  hésiter,  il  signa,  le  31  décembre 
1584,  avec  Philippe  H,  le  traité  de  Joinville,  par  lequel  les 
parties  contractantes  s'engageaient  < à extirper  les  sectes  et 
hérésies,  à exclure  du  trône  de  France  les  princes  hérétiques  et 
à assurer  la  succession  des  Valois  à Charles,  cardinal  de  Bour- 
bon. » Ce  Charles  de  Bourbon,  vieillard  sans  enfant,  était 
mis  en  avant  pour  cacher  les  prétentions  des  Guises  jusqu’à 


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LES  GUERRES  DE  RELIGION. 


257 


ce  qu’ils  pussent  les  montrer  à découvert.  Déjà  couraient  par 
les  provinces  de  nouvelles  généalogies  qui  rattachaient  les 
Guises  à Charlemagne,  ce  qui  leur  attribuait  un  droit  supé- 
rieur à celui  des  Valois,  et  le  pape  Sixte-Quint  déclarait  les 
deux  Bourbons,  Henri  et  Condé,  déchus  de  leurs  droits  de 
princes  du  sang,  indignes  de  succéder  à la  couronne.  Le  par- 
lement protesta  en  vain  en  de  mémorables  remontrances, 
contre  cette  violence  faite  aux  consciences,  « lesquelles  sont 
exemptes  de  la  puissance  du  fer  et  du  feu,  » et  contre  la  bulle 
du  pape  qu’il  appelait  un  attentat  à l’indépendance  de  la  cou- 
ronne. 

Alors  commença  la  guerre  des  trois  Henri  (1586-1589), 
Henri  de  Navarre,  Henri  de  France  et  Henri  de  Guise.  Le  pre- 
mier débuta  par  une  grande  victoire,  la  seule  que  les  hugue- 
nots eussent  encore  remportée  en  bataille  rangée.  L’armée 
royale  fut  presque  entièrement  détruite  à Coutras,  et  son 
chef.  Joyeuse,  un  des  mignons  du  roi,  fut  tué  (1587).  Mais  au 
nord,  une  armée  que  les  princes  réformés  d’Allemagne  en- 
voyaient au  secours  de  leurs  coreligionnaires  de  France  fut 
vaincue  par  le  duc  de  Guise,  à Vimory  et  à Auneau.  Henri  III 
deux  fois  battu,  et  par  la  défaite  de  son  favori  et  parles  succès 
de  son  rival,  essaya  d’intimider  la  population  parisienne,  toute 
dévouée  à la  Ligue  et  au  duc  ; on  lui  répondit  par  une  insurrec- 
tion. La  ville  se  couvrit  de  barricades.  Les  quelques  milliers 
de  Suisses,  dont  il  s’était  entouré,  furent  enveloppés  et  désar- 
més. Lui-même  ne  s’échappa  qu’à  grand’peine  delà  ville. 

Au  moment  où  Guise  entrait  triomphant  à Paris  ( mars 
1580),  la  grande  Armada  quittait  les  ports  d’Espagne.  Tout 
semblait  donc  promettre  à Philippe  II  et  au  catholicisme 
romain  une  prochaine  et  éclatante  victoire.  Mais  en  juillet, 
les  Anglais  et  la  tempête  détruisent  l’Armada  ; Henri  III 
S6  reprend  à espérer.  H se  fait  humble  et  doux  avec  ses  en- 
nemis, accorde  toutes  leurs  demandes,  nomme  le  duc  de 
Guise  lieutenant  général  du  royaume,  promet  de  faire  une 
guerre  implacable  aux  huguenots,  et  convoque  les  Etats  à 
Blois.  Quand  il  y eut,  par  ce  moyen,  attiré  le  duc,  il  l’y  fit 
assassiner  (23  décembre).  Le  lendemain,  on  tua  le  cardinal 
de  Lorraine  à coups  de  hallebardes. 


Dc.'i  Gorx^le 


258 


CHAPITRE  XV. 


Mais  Guise  tirait  sa  force  de  la  Ligue,  et  non  la  Ligue  de 
lui.  A la  nouvelle  du  meurtre,  les  Parisiens  se  soulèvent;  le 
duc  de  Mayenne,  frère  de  la  victime,  est  nommé  lieutenant 
général  du  royaume;  les  plus  grandes  villes  adhèrent  au 
mouvement;  et  le  roi,  abandonné  de  tous,  est  réduit  à se  je- 
ter dans  les  bras  du  roi  de  Navarre.  Henri  de  Bourbon  con- 
clut avec  joie  une  alHance  qui  donne  à ses  armes  la  légabté. 
Les  deux  rois  viennent  assiéger  Paris  avec  40  000  hommes  ; 
mais  Henri  III  est  tué’  d’un  coup  de  couteau  par  le  jacobin 
Jacques  Clément  (1589). 

Le  roi  de  Navarre  fut  aussitôt  proclamé  roi  de  France,  mais 
beaucoup  de  catholiques,  même  des  protestants,  le  quittèrent. 
Il  fallut  lever  le  siège  de  Paris  et  courir  à Dieppe  au-devant 
des  secours  qu’Élisabeth  lui  envoyait.  Les  combats  d’Arques 
(1589),  rétablirent  sa  fortune  et  sa  renommée,  que  la  victoire 
d’Ivry  (1590)  consacra.  Paris  fut  de  nouveau  assiégé,  et  cette 
fois  eût  été  pris  si  Philippe  H ne  se  fût  décidé  à une  interven- 
tion active. 

Bravé  jusque  sur  les  côtes  d’Epagne  par  les  navires  anglais 
qui  venaient  insulter  Cadix  et  Lisbonne  et  enlever  ses  galions 
d’Amérique,  il  soutenait  encore  une  guerre  pénible  aux  Pays- 
Bas  contre  l’habile  Maurice  de  Nassau,  le  fils  de  sa  grande 
victime,  le  Taciturne.  En  1590,  il  était  même  menacé  de  per- 
dre ses  provinces  wallonnes;  cependant  il  donna  l’ordre  à son 
général,  Alexandre  Farnèse,  de  èecourir  à tout  prix  les  Pari- 
siens. Parti  de  Valenciennes  le  4 août,  le  duc  arriva  à Meaux 
le  23 , fort  à temps,  car  le  siège  durait  depuis  quatre  mois, 
a Deux  jours  encore,  et  ceux  de  Paris,  dit  une  relation,  eus- 
sent été  obligés  à ouvrir  leurs  portes,  s Henri  alla  au-devant 
des  Espagnols  pour  les  combattre  dans  les  plaines  de  Chelles. 
Le  duc  de  Parme,  habile  tacticien,  escarmoucha  avec  les 
Français,  les  occupa  pendant  quatre  jours,  et  le  cinquième, 
à la  faveur  d’un  épais  brouillard,  surprit  Lagny  sur  la  Marne, 
d’où  il  lança  une  flottille  de  bateaux  avec  des  soldats  et  des 
vivres,  pour  ravitailler  Paris.  Tout  l’efibrt  d’une  laborieuse 
campagne  était  perdu. 

Si  les  catholiques  espagnols  et  italiens  soutenaient  les  li- 
gueurs, les  protestants  n’abandonnaient  pas  Henri  IV.  H lui 


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LES  GUERRES  DE  RELIGION. 


259 


vint  7000  Anglais,  2000  Hollandais  ; et  le  vicomte  de  Turenne 
lui  amena  12  000  Allemands.  La  France  était  le  champ  de 
bataille  des  deux  religions. 

La  campagne  de  1591  ne  fut  pourtant  point  décisive.  Henri 
prit  Chartres,  un  des  greniers  de  Paris  (19  avril),  et  en 
novembre  essaya,  pour  dominer  la  Normandie  et  la  basse 
Seine,  d’emporter  Rouen.  Famèse  vint  encore  lui  arracher 
une  conquête  certaine  ; mais,  à la  prise  de  Caudebec,  il  reçut 
une  blessure  grave,  et,  pendant  qu’il  était  sur  son  lit  de 
souffrance,  Henri  IV  attaqua  son  armée  à Yvetôt,  lui  tua 
3000  hommes,  et  l’enferma  dans  une  position  désespérée, 
entre  la  Seine  et  la  mer.  Le  duc  de  Parme  se  tira  cependant 
de  ce  mauvais  pas  et  franchit  le  fleuve,  mais  mourut  en  re- 
prenant la  route  des  Pays-Bas.  Henri  se  trouva  délivré  de 
son  plus  redoutable  adversaire. 

En  ce  temps-là,  la  Ligue  était  pleine  de  divisions,  inévita- 
ble suite  des  revers.  Les  Seize  se  vengeaient  d’Arques  et 
d’Ivry  sur  les  catholiques  modérés,  et  envoyaient  à la  potence 
le  président  du  parlement,  Brisson  (novembre  1591).  Mayenne, 
effrayé,  proscrivit  ces  chefs  du  mouvement  populaire,  fit  saiàr 
et  décapiter  quatre  des  Seize,  cassa  leur  conseil  et  confia  les 
fonctions  municipales  à des  politiques  déclarés  (février  1592). 
C’était  supprimer  la  portion  turbulente,  mais  aussi  la  plus 
énergique  du  parti.  Dès  lors  une  sourde  opposition,  secrè- 
tement encouragée  par  l’Espagne,  entrava  les  projets  de 
Mayenne. 

Cependant  le  cri  public  réclamait  un  pouvoir  définitif. 
Mayenne  convoqua  un  simulacre  d’États  généraux.  Les  dépu- 
tés se  réunirent  à Paris  (janvier  1593).  Alors  parurent  au 
grand  jour  les  ambitions  rivales.  Mayenne,  le  jeune  duc  de 
Guise,  fils  du  Balafré,  et  Philippe  H,  voulaient,  chacun,  la  cou- 
ronne. Le  dernier  la  demandait  au  moins  pour  sa  Clle  Isabelle. 
« Quel  époux,  dit  un  député,  le  roi  Philippe  destine-t-il  à sa 
fille?  » On  attendait  le  nom  du  duc  de  Guise.  « L’archiduc 
Ernest  d’Autriche,  » répondit  l’ambassadeur  espagnol.  Ce  fut 
une  explosion  de  murmures.  L’ambassadeur  eut  beau  atté- 
nuer cette  faute  en  oS’rant  de  donner  pour  époux  à la  prin- 
cesse le  jeune  duc  de  Guise.  Il  était  trop  tard  : le  parlement 


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260 


CHAPITRE  XV. 


intervint  et  rendit  un  arrêt  contre  les  prétentions  du  roi  d’Es- 
pagne. Mayenne  y était  supplié  « d’empêcher  que,  sous  pré- 
texte de  religion,  la  couronne  ne  fût  transférée  en  des  mains 
étrangères.  » 

Ainsi,  après  trente  ans  de  guerres,  les  catholiques  et  les 
protestants  étaient  également  arrivés  à la  plus  manifeste  im- 
puissance. Ni  les  uns  ni  les  autres,  pas  plus  la  Ligue, 
malgré  l’or  et  les  soldats  de  Philippe  II,  que  le  roi  de  Na- 
varre, malgré  la  gloire  de  Coutras,  d’Arques  et  d’Ivry,  ne 
pouvaient  fonder  un  gouvernement  national.  La  France  re- 
poussait les  ligueurs  comme  instruments  et  complices  de  l’é- 
tjanger,  Henri  IV  comme  hérétique.  Il  n’y  avait  qu’un  moyen 
d’en  finir,  et  il  fallait  se  hâter,  car  le  royaume  tombait  en 
dissolution  ; le  roi  de  Navarre  devait  sacrifier  ses  croyances  à 
la  nation,  puisqu’elle  ne  voulait  pas  lui  sacrifier  les  sien- 
nes. La  conversion  de  Henri  était  nécessaire.  Le  pape  lui- 
même,  Sixte-Quint,  l’avait  indiquée  comme  le  seul  dénoû- 
ment  possible  de  la  crise  inextricable  où  se  tronvaient  l’Eu- 
rope et  la  France  : « Si  le  roi  de  Navarre  était  présent,  avait- 
il  dit,  je  le  supplierais  à genoux  de  se  faire  catholique.  > 

H coûtait  beaucoup  au  fils  de  Jeanne  d’Albret,  à l’élève  de 
Coligny,  de  rompre  avec  ces  huguenots,  « qui  l’avaient  apporté 
sur  leurs  épaules  de  deçà  la  rivière  de  Loire.  » Mais  c’était 
l’avis  même  des  plus  sages  d’entre  eux.  Le  25  juillet,  il  fit 
abjuration  à Saint-Denis. 

La  Ligue  n’avait  plus  de  raison  d’être.  Elle  retarda,  mais 
ne  put  empêcher  le  triomphe  du  Béarnais.  Brissac  lui  livra 
Paris  (22  mars  1594),  et  l’année  suivante  (sept.  1595),  il  reçut 
l’absolution  pontificale.  Les  ligueurs  ne  pouvaient  être  plus 
e.xigeants  que  le  Pape.  Le  duc  de  Guise  avait  cédé  déjà  (no- 
vembre 1593)  ; Mayenne  fit  sa  soumission  au  commencement 
de  1596.  Mais  tous  aussi,  comme  Brissac,  se  firent  chèrement 
acheter  leur  obéissance.  Une  courte  guerre  avec  l’Espagne, 
illustrée  par  le  combat  de  Fontaine-Française  (1595)  et  la 
reprise  d’Amiens  (1597),  amena  la  paix  de  Vervins.  Les  limi- 
tes des  deux  royaumes  furent  rétablies  sur  le  pied  du  traité 
de  Cateau-Gambrésis  (mai  1598).  Trois  semaines  auparavant, 
Henri  avait  affermi  la  paix  intérieure  en  signant  le  célèbre 


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LES  GUEREES  DE  RELIGION. 


261 


édit  de  Nantes  (avril  1598).  Rédigé  sur  les  bases  de  l’édit  de 
Bergerac,  l’édit  de  Nantes  assurait  aux  protestants  la  liberté 
de  conscience  partout,  la  liberté  du  culte  dans  l’intérieur  des 
châteaux  et  dans  un  grand  nombre  de  villes  ; des  chambres 
mi-parties,  dans  les  parlements,  pour  juger  les  procès  des  pro- 
testants avec  les  catholiques  ; des  places  de  sûreté  ; enfin,  ce 
qui  les  constituait  comme  un  État  dans  l’État,  le  droit  de  s’as- 
sembler par  députés  tous  les  trois  ans,  pour  présenter  au  gou- 
vernement leurs  réclamations. 


I 


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262 


CHAPITRE  XVI. 


CHAPITRE  XYI. 

SUITES  DES  GUERRES  DE  RELIGION  POUR  LA 
FRANCE,  L'ESPAGNE,  L’ANGLETERRE  ET  LA 
HOLLANDE. 

Décadence  et  ruine  de  l’Espagne.  — Prospérité  de  l’Angleterre  et  de  la 
Hollande. — Réorganisation  de  la  France  par  Henri  IV  (1598-1610). 


Décadence  e(  ruine  de  l'£«pairne. 

Lorsque  Philippe  II  mourut,  quatre  mois  après  le  traité  de 
Yervins  et  l’édit  de  Nantes,  il  n’avait  pas  seulement  vu  l’avor- 
tement de  ses  ambitieux  desseins  sur  l’Eurojie  occidentale,  il 
avait  pu  contempler  encore  la  ruine  de  ses  Etats  héréditaires. 
Le  démon  du  midi  avait  été  aussi  funeste  aux  siens  qu’à  ses 
ennemis.  Il  avait  perdu  la  moitié  des  Pays-Bas,  et,  des  trois 
couronnes  qu’il  avait  voulu  saisir,  une  seule  lui  restait,  mais 
privée  déjà  de  ses  plus  beaux  fleurons,  et  l’Espagne  n’était 
plus  qu’un  cadavre  vivant. 

Afin  de  conserver  son  unité  au  giland  drame  des  guerres  de 
religion,  je  n’ai  point  encore  parlé  de  faits  qui,  malgré  leur 
importance,  ne  sont  qu’épisodiques;  je  les  reprends  ici  dans 
le  but  d’achever  le  tableau  de  ce  règne  et  de  montrer  quelles 
furent  pour  l’Espagne  les  suites  de  cette  insatiable  ambition . 
Il  n’y  a pas  dans  l’histoire  de  plus  grande  leçon  morale. 

Ces  faits  épisodiques  sont  la  conquête  du  Portugal,  la  lutte 
que  Philippe  II  soutint  contrôles  Turcs  sur  la  Méditerranée, 
enfin  ses  intrigues  pour  dominer  la  mer  du  Nord  et  la  Balti- 
que en  s’emparant  du  Danemark. 

La  mort  du  roi  don  Sébastien  à Alcazarquivir,  au  sud  de 
Tanger,  dans  une  aventureuse  expédition  en  Afrique,  avait 
fait  passer  la  couronne'du  Portugal  à un  vieillard  infirme,  le 


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SUITES  DES  GUERRES  DE  RELIGION. 


263 


cardinal  don  Henri,  son  oncle,  âgé  de  67  ans.  Le  nouveau  roi 
mourut  en  1580.  Le  fils  naturel  d’un  de  ses  frères,  don  An- 
toine, grand  prieur  de  Grato,  se  fit  proclamer  à sa  place  ; mais 
Philippe  II  s’était  déjà  porté  comme  héritier  de  celte  couronne. 
Il  acheta  la  noblesse  ; et  le  duc  d’Albe,  entrant  en  Portugal 
avec  30  000  hommes,  vainquit  à Alcantara  don  Antoine,  qui 
se  réfugia  en  France.  En  deux  mois  le  royaume  fut  conquis,  et 
les  cortès  de  Thomar  reconnurent  solennellement  Philippe  II, 
à condition  què  le  Portugal  resterait  un  royaume  séparé  et 
indépendant,  avec  ses  tribunaux  propres  et  sa  capitale  (2  sept. 
1580).  Toute  la  Péninsule  se  trouva  réunie  sous  ses  lois,  et, 
de  plus,  les  Indes  orientales  et  les  colonies  portugaises,  c’est- 
à-dire  le  Brésil  en  Amérique  ; la  Guinée , l’Angola,  le  Ben- 
guéla,  le  scôtes  de  Zanguebar,  de  Quiloa,  de  Mozambique,  et 
nie  de  Socotora  en  Afrique;  Ormuz,  les  royaumes  de  Cam- 
baye,  de  Diu,  le  Malabar,  Geylan,  Malacca  et  Macao  en  Asie  ; 
les  Moluques  en  Océanie. 

Quel  avenir  de  prospérité  et  de  grandeur  s’ouvrait  pour 
l’Espagne,  si,  quittant  Madrid,  cette  capitale  sans  eau,  sans 
débouchés,  qui  alors  était  à peine  une  ville,  Philippe  II  eût 
établi  à Lisboime,  sur  le  plus  grand  fleuve  de  la  Péninsule, 
le  siège  de  son  gouvernement  ! Lisbonne  était  le  vrai  centre 
du  vaste  empire  colonial  des  Espagnols.  Si  le  roi  castillan  mé- 
connut en  cette  circonstance  les  intérêts  de  sa  grandeur,  il  y 
fut  peut-être  contraint  par  ses  préjugés  et  par  ceux  de  son  peu- 
ple ; mais  il  sembla  moins  le  roi  que  le  fléau  du  Portugal. 
Malgré  une  amnistie,  il  versa  des  flots  de  sang  ; 2000  prêtres 
ou  moines,  dit-on,  périrent  par  ses  ordres.  Toutes  les  places 
furent  vendues,  les  plus  riches  bénéfices  donnés  aux  Espa- 
gnols, les  anciens  domaines  de  la  couronne  aliénés,  la  noblesse 
écartée  des  emplois  et  reléguée  dans  ses  terres.  En  dix-huit 
ans,  il  n’y  eut  que  trois  gentilshommes  portugais  qui  reçurent 
des  titres  honorifiques.  Tout  était  réservé  aux  Gastillans. 

En  outre,  les  ministres  espagnols  semblèrent  travailler 
systématiquement  à la  ruine  de  ce  malheureux  pays.  Le  mo- 
nopole du  commerce  d’Amérique  fut  réservé  aux  seuls  Gastil- 
lans, tandis  que  les  charges  imposées  à l’Espagne  le  furent 
aussi  au  Portugal,  une  seule  exceptée,  celle  du  service  mili- 


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CHAPITRE  XVI. 


26  k 

taire.  Les  Portugais  étant  peu  employés,  parce  que  leur  fidé- 
lité était  suspecte,  les  Castillans  presque  seuls  remplirent  les 
cadres  de  l’armée,  et  ce  furent  eux  qui  s’épuisèrent  à défendre 
les  colonies  portugaises  contre  les  attaques  des  Anglais  et  des 
Hollandais.  Philippe  II  possédait  encore  le  Portugal  à sa 
mort  ; mais  le  sentiment  national  qu’il  avait  si  violemment 
froissé  n’attendait  qu’une  occasion  pour  éclater.  La  rupture 
aura  lieu  en  1 640.  , 

Si  donc  d’heureuses  circonstances  avaient  livré  à Philippe  II 
un  royaume,  et  lui  avaient  permis  de  résoudre  le  grand  pro- 
blème de  l’unité  de  la  Péninsule,  il  avait  tout  remis  en  ques- 
tion par  son  administration  injuste  et  inhabile,  tandis  que 
l’obligation  de  défendre  les  colonies  portugaises  contribua  à 
épuiser  la  population  delà  Castille,  et  que  la  possibilité  de  les 
attaquer  fit  la  fortune  maritime  de  la  Hollande. 

Dans  la  Méditerranée,  il  possédait  Naples,  la  Sicile,  la 
''Sardaigne,  les  Baléares,  et  il  était  protecteur  des  chevaliers  de 
Malte  ; il  pouvait  donc  dominer  aisément  cette  mer,  et  il  avait 
la  charge  d’en  faire  la  police  pour  le  commerce  européen.  En 
1558,  après  la  bataille  de  Saint-Quentin,  l’ancien  allié  de 
François  I**',  Soliman  II,  avait  fait  une  diversion  utile  à la 
France,  en  lançant  sa  flotte  sur  l’Italie  et  les  Baléares,  qu’elle 
ravagea.  Six  ans  plus  tôt,  les  Turcs,  maîtres  d’Alger  depuis 
1517,  avaient  enlevé  Tripoli  aux  chevaliers  de  Malte,  et  Dra- 
gut,  successeur  de  Barberousse,  envoyait  chaque  année  ses 
corsaires  piller  les  côtes  d’Espagne.  Philippe  II,  provoqué, 
ordonna,  en  1558,  une  expédition  par  terre  et  par  mer  d’O- 
ran  sur  Tlemcen  ; marins  et  soldats  périrent.  Une  grande 
expédition,  dirigée  l’année  suivante  contre  Tripoli,  et  qui 
comptait  1 5 000  soldats  montés  sur  200  vaisseaux,  éprouva  un 
affreux  désastre.  En  1563,  ce  fut  la  flotte  de  Naples  qui  fut 
détruite  par  une  tempête  ; et,  deux  ans  après,  Malte  fut  en- 
veloppée par  un  armement  immense  qui  portait  40  000  soldats, 
le  dernier  effort  de  Soliman.  Il  voulait  finir  son  règne  comme 
il  l’avait  commencé,  par  un  grand  succès  sur  les  chrétiens.  H 
avait  pris  Rhodes  aux  chevaliers  en  1526;  ü comptait  leur 
enlever  Malte  en  1565.  Le  grand  maître,  La  Valette,  plus 
heureux  que  Villiers  de  L’Isle-Adam,  résista  pendant  quatre 


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SUITES  DES  GUERRES  DE  RELIGION. 


265 


mois  à toutes  les  attaques.  Si  Malte  tombait  aux  mains  des 
Turcs,  la  Méditerranée  leur  appartenait  ; mais  ils  ne  purent 
s’en  emparer.  Ils  se  dédommagèrent  en  1570,  sous  Sélim  II, 
en  enlevant  Chypre  aux  Vénitiens  et  Tunis  aux  Espa- 
gnols. 

La  chrétienté  s’émut  cette  fois.  Une  coalition  se  forma  entre 
Venise,  le  pape  et  le  roi  d’Espagne.  Plus  de  300  navires,  por- 
tant 80  000  soldats  ou  rameurs  furent  réunis.  Le  commandant 
était  don  Juan,  frère  naturel  de  Philippe  U,  qui  venait  de  se 
signaler  en  réprimant  une  révolte  des  Maures  dans  les  Alpu- 
jarras.  Il  rencontra  la  flotte  turque  dans  le  golfe  de  Lépante 
(7  octobre  1571),  et  lui  infligea  un  épouvantable  désastre. 
30000  Turcs  furent  tués  ou  captifs,  170  de  leurs  galères 
furent  prises,  80  détruites,  40  à peine  se  sauvèrent.  Le  cé- 
lèbre écrivain  Cervantes,  qui  se  trouva  à cette  bataille,  y eut 
un  bras  emporté.  12  000  chrétiens  prisonniers  furent  rendus 
h la  liberté. 

Quand  le  pape  Pie  V apprit  cette  victoire,  il  entonna  le 
verset  fameux  : « Il  fut  un  homme  envoyé  de  Dieu  qui  s’ap- 
pelait Jean.»  La  chrétienté  était  dans  l’attente;  toute  laG-rèce 
s’agitait,  espérant  sa  délivrance,  et  le  sultan  craignait  pour 
Constantinople;  mais  Philippe  II  empêcha  son  frère  de  se 
faire  roi  d’Albanie  et  de  Macédoine,  et  ce  grand  succès  n’eut 
que  de  minces  résultats.  « Allah,  s’écria  Sélim  en  apprenant 
cette  défaite,  a donné  la  mer  aux  infidèles!  » Mais  il  disait  à 
l’ambassadeur  de  Venise  : « Quand  nous  vous  prenons  un 
royaume,  nous  vous  arrachons  un  bras  ; quand  vous  dispersez 
notre  flotte,  vousnous rasez  la  barbe,  ce  quinel’empêche  pasde 
repousser.  » Il  arma,  en  effet,  presque  aussitôt  250  vaisseaux,  ' 
et  Venise  effrayée  se  hâta  de  traiter.  Philippe  lui-même  con- 
vint, en  1578,  avec  Amurath  III,  d’une  trêve  qui  dura  autant 
que  son  règne.  Tripoli,  Tunis  et  Alger  restaient  aux  Turcs, 
qui,  par  leur  esprit  de  discipline  et  leur  courage,  prirent  sur 
cette  population  de  Maures  avides  et  d’Arabes  désorganisés  un 
ascendant  qui  dure  encore  là  où  la  France  ne  s’est  pas  mise  à 
leur  place.  Mais  ils  organisèrent  dans  ces  trois  États  un  bri- 
gandage régulier  qui  dépeupla  les  côtes  de  Sicile,  d’Italie  et 
d’Espagne,  qui  même  imposa  aux  États  européens  la  honteuse 


266 


CHAPITRE  XVI. 


obligation  de  payer  on  tribut  à ces  pirates  pour  donner  quel- 
que sécurité  à leur  commerce.  De  ce  côté  encore,  Philippe  II 
avait  complètement  échoué,  parce  que,  poursuivant  tant  de 
buts  divers,  il  dissémina  ses  forces  sur  toutes  les  routes  qui 
y conduisaient,  au  lieu  de  les  réunir  sur  une  seule. 

Il  ne  fut  pas  plus  heureux  en  Suède  et  en  Danemark. 
Charles-Quint  avait  fait  du  roi  de  Danemark,  Christian  II, 
son  beau-frère  et  son  allié,  et  l'avait  soutenu  pour  avoir  un 
appui  dans  le  nord,  sur  les  derrières  des  protestants  de  la 
Saxe  et  de  la  Hesse.  A une  offre  de  Christian  II  de  soumettre 
ses  trois  royaumes  k la  suzeraineté  de  l’Empire,  il  avait  même 
répondu  par  la  demande  de  reconnaître  la  suzeraineté  du  chef 
<le  la  maison  d’Autriche,  de  telle  sorte  que  si  les  enfants  du  roi 
ne  laissaient  pas  d'héritier  la  maison  d’Autriche  succédât  aux 
trois  courounes  du  nord 

Philippe  suivit  le  même  dessein  sans  avoir  les  mêmes  rai- 
sons d’y  dépenser  ses  ressources,  puisque  l’Allemagne  ne  lui 
appartenait  point.  En  1564,  il  envoya  un  subside  à Eric  XIV, 
successeur  de  Gustave  Vasa,  pour  l’aider  à continuer  la  guerre 
contre  le  roi  danois  Frédéric  II,  qu’il  voulait  renverser  au  pro- 
fit de  la  duchesse  de  Lorraine,  sa  parente  et  catholique. 
Voilà  aux  extrémités  du  nord  la  même  ambition  et  les  mêmes 
alliances.  Ce  plan  ne  réussit  pas.  Mais  Eric  XIV  ayant  été 
dépossédé  du  trône  en  1 568  p>ar  son  frère  Jean  III,  époux  do- 
cile de  la  catholique  Catherine  Jagellon,  Philippe  II  tourna 
ses  batteriès  de  ce  côté.  H poussa  le  nouveau  roi  à ramener 
son  peuple  dans  le  sein  de  l’Eglise  romaine,  lui  fît  envoyer 
des  députés  au  pape,  proscrire  les  livres  de  Luther,  et  ap- 
peler des  jésuites  auxquels  toutes  les  chaires  furent  livrées. 
Alors  derrière  l’intérêt  religieux  parut  l’intérêt  politique. 
Philippe  II  forma  une  ligue  avec  les  rois  de  Suède  et  de  Po- 
logne. On  se  proposait  le  partage  du  Danemark.  Le  roi  d’Es- 
pagne aurait  eu  pour  sa  part  le  Sund,  la  Seeland  avec  Co- 
penhague, la  Fionie  et  le  Jutland  (1578).  Mais  Catherine 
Jagellon  mourut  (1583);  avec  elle  l’influence  catholique 


i . Lettre  de  l’ambassadenr  de  Christian  II  auprès  de  Ch.  V , écrite  de 
Madrid  le  1 9 décembre  1523,  aux  Arch.  des  miss, , L V,  p.  473. 


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SUITES  DES  GUERRES  DE  RELIGION.  267 

tomba;  les  jésuites  furent  chassés,  et  les  projets  de  Philippe  II 
sur  la  Baltique  avortèrent. 

Le  Gis  de  Gharles-Quint  aurait  donc  pu  abdiquer  comme 
son  père  et  aller  comme  lui  cacher  au  fond  d’un  cloître  la  ruine 
de  ses  espérances.  Charles,  du  moins,  avait  combattu  pour 
une  cause,  à certains  égards,  légitime.  Il  avait  brisé  en  Italie 
la  prépondérance  de  la  France,  mauvaise  pour  nous,  comme 
elle  le  fut  pour  lui,  et  surtout  pour  l’ilalie  même.  Il  avait  ar- 
rêté le  flot  montant  de  la  domination  musulmane  et  tenté  de 
faire  de  l’Allemagne  une  nation  en  lui  donnant  l’unité  et  la 
paix.  Si  les  moyens  qu’il  employa  furent  désastreux  ; licence 
de  la  soldatesque,  ruineuses  extorsions,  entraves  de  toute  sorte 
à l’industrie  et  au  commerce,  il  poursuivit  du  moins  des  des- 
seins vraiment  grands,  et  il  descendit  noblement  du  trône 
pour  ne  pas  épuiser  ses  peuples  à une  œuvre  impossible.  Son 
Gis,  au  contraire,  s’opiniâtra  et  mourut  roi,  mais  roi  d’une 
nation  perdue. 

Gharles-Quint  avait  pris  son  point  d’appui  partout,  en  Es- 
pagne, en  Italie,  dans  l’Empire  et  aux  Pays-Bas,  de  sorte 
qu’aucun  de  ses  peuples  ne  porta  seul  le  poids  de  toutes  ses 
entreprises.  Philippe  II  demanda  à peu  près  tout  à l’Espagne 
et  l’épuisa  d’hommes,  d’argent  et  de  liberté. 

L’ Aragon  avait  gardé  quelques  privilèges,  il  les  lui  arracha 
à l’occasion  du  procès  d’Antonio  Perez.  Dans  toute  la  Pénin- 
sule, les  provinces  basques  conservèrent  seules  leurs  fucros. 

L’hérésie  lui  semblait  une  révolte  contre  le  roi  autant  que 
contre  le  ciel  ; il  laissa  libre  carrière  au  zèle  farouche  de  l’in- 
quisition, et  la  chargea  d’extirper  jusqu’au  moindre  germe  de 
la  pernicieuse  semence. 

Pour  assurer  l’unité  religieuse,  il  persécuta  avec  violence 
les  Maures  de  l’ancien  royaume  de  Grenade  et  la  persécution 
engendra  la  révolte.  Sous  Ferdinand  le  Gatholique,  on  les 
avait  contraints,  au  mépris  du  traité  de  Grenade,  à abjurer 
leurs  croyances;  Philippe  II,  en  1568,  les  obligea  à changer 
de  nom,  à abandonner  la  langue  et  le  costume  de  leurs  ancê- 
tres. Défense  leur  fut  faite  de  quitter  leur  résidence,  sans  la 
permission  du  magistrat,  de  posséder  une  arme,  pas  même  un 
bâton  ferré.  Un  soulèvement  général  éclata  le  même  jour  ; 


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268 


CHAPITRE  XVI. 


des  feux  allumés  sur  les  hauteurs  transmirent  de  montagne 
en  montagne  la  signal  de  l’indépendance  ; les  femmes  mêmes 
s’armèrent  de  longues  aiguilles  d’emballeurs  pour  percer  le 
ventre  des  chevaux.  Retranchés  dans  les  gorges  des  Alpujar- 
ras,  les  Maures  auraient  pu  tenir  longtemps  s’ils  eussent  été 
soutenus  par  leurs  frères  de  Tunis  et  d’Alger,  Mais  le  sultan 
Sélim  les  laissa  sans  secours.  L’infanterie  espagnole  et  son 
chef,  l’héroïque  don  Juan  d’Autriche,  eurent  bon  marché  de 
ces  bandes  sans  discipline  et  mal  armées.  Les  Maures  se 
soumirent.  Philippe  II  les  fit  transporter  en  Castille.  Au-des- 
sus de  dix  ans,  tous  devinrent  esclaves  (1569-1570).  Ce  n’é- 
tait pas  le  moyen  de  rendre  la  vie  à la  Péninsule. 

Tout  y dé^rissait;  l’activité  du  gouvernement,  absorbée 
par  les  vastes  soins  de  la  guerre  universelle  entreprise  contre 
l’hérésie,  ne  se  portait  plus  sur  le  développement  de  la  ri- 
chesse nationale.  Le  commerce  et  l’industrie,  cruellement  at- 
' teints  par  l’expulsion  des  juifs  et  la  révolte  des  Maures,  souf- 
fraient plus  encore  du  monopole  que  le  gouvernement  avait 
constitué  (voy.  p.  144  ).  De  tout  ce  qu’on  importait  en  Amé- 
rique, les  manufactures  espagnoles  en  fournissaient  à peine 
un  dixième  ; la  contrebande  donnait  le  reste . Les  milliers  de 
métiers  qui  travaillaient  jadis  à Séville  la  laine  et  la  soie, 
étaient  réduits  à quelques  centaines.  L’agriculture  succombait 
sous  les  ravages  périodiques  des  troupeaux  de  la  mesta,  qui 
l’hiver  descendaient  dans  les  plaines  chaudes  de  l’Andalousie» 
et  l’été  remontaient,  en  dévorant  tout  sur  leur  chemin,  vers 
les  montagnes  de  la  Calice.  La  population  décimée  par  la 
continuité  des  guerres,  par  l’émigration  aux  colonies,  était 
encore  appauvrie  dans  sa  source  par  la  multiplication  exces- 
sive des  monastères.  On  comptait  près  d’un  million  d’ecclé- 
siastiques dans  les  États  de  Philippe  II. 

Les  uns  allant  chercher  fortune  au  delà  des  mers,  les  autres 
courant  les  aventures  de  la  vie  du  soldat  ou  demandant  aux 
monastères  une  tranquille  oisiveté,  le  travail  national  se  trouva 
comme  suspendu.  L’Espagne  cessa  de  produire  ce  qui  lui 
était  nécessaire  et  dut  le  demander  aux  nations  voisines.  En 
vain,  les  galions  d’Amérique  échappés  aux  croiseurs  anglais 
et  bataves,  arrivaient  à Cadix;  l’or  qu’ils  apportaient  ne  fai- 


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SUITES  DES  GUERRES  DE  REUGION.  269 

sait  que  traverser  TEspagne  sans  la  féconder,  et  s’écoulait  ra- 
pidement vers  les  pays  producteurs.  Ainsi  s’explique  ce  fait 
qui  surprit  tant  les  contemporains,  que  le  roi  d’Espagne,  le 
maître  des  deux  Indes,  le  possesseur  des  plus  riches  dépôts 
métalliques  du  monde,  se  vit  obligé,  deux  fois  (1575 et  1596), 
de  suspendre  ses  payements,  comme  un  négociant  insolvable, 
et  laissa  à sa  mort  une  dette  deplusd’un  milliard.  On  ne  savait 
pas  encore  que  la  vraie  richesse  n’est  pas  l’or  qui  la  repré- 
sente, mais  le  travail  qui  la  crée. 

Philippe  II  mourut  en  1598,  d’un  mal  hideux,  la  maladie 
pédiculaire.  Il  laissait  après  lui  un  des  plus  terribles  exemples 
de  l’influence  fatale  du  despotisme  sur  la  vie  des  nations.  Un 
siècle  après,  le  marquis  de  Torcy  disait  de  l’Espagne  : « C’est 
un  corps  sans  âme,  » Philippe  II  avait  fait  d’elle  ce  que  nous 
disions  plus  haut  : un  cadavre  vivant.  Aujourd’hui,  il  se  ré- 
veille, Dieu  merci,  mais  si  profonde  avait  été  la  funeste  em- 
preinte que  d’honnêtes  gens  y sont  encore  condamnés  aux 
galères,  pour  avoir  lu  une  Bible  protestante  •. 


Prospérité  de  ^Anitleterre  et  de  la  Hollande. 

L’Angleterre  venait  de  passer  par  une  épouvantable  crise. 
Mais  les  menaces  de  Philippe  II  et  les  complots  des  catholi- 
ques avaient  eu  pour  con^quences  d’exalter  le  patriotisme 
anglais,  la  popularité  et  le  pouvoir  de  la  reine,  l’ardeur  enfin 
de  la  foi  anglicane  ; et  comme  l’Angleterre  était  sortie  victo- 
rieuse de  la  lutte,  elle  se  trouva  élevée  dans  l’opinion  de 
ses  enfants  et  dans  celle  de  l’Europe  de  toute  la  hauteur  dont 
l’Espagne  descendit.  Pour  conjurer  les  périls,  une  dictature 
avait  été  nécessaire  ; eUe  subsista,  après  le  péril  écarté,  et 
l’autorité  royale  resta  si  absolue,  que  l’historien  Hume  a pu 
dire  que  le  gouvernement  anglais  ressemblait  alors  au  despo- 
tisme oriental.  Il  lui  ressemblait  par  sa  force,  il  lui  ressem- 
blait aussi  par  ses  actes.  Élisabeth  persécuta  non-seulement 


1 . Manuel  Matomoros  a été  condamné,  le  30  décembre  4 861 , i sept  ans  de 
galères  avec  incapacité  perpétuelle  et  aux  dépens,  c’est-i-dire  i la  confiscation 
des  biens  pour  avoir  colporté  une  traduction  de  la  Bible  en  langue  vulgaire. 
IVautres  ont  été  condamnés  en  4 863. 


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270 


CHAPITRE  XVI. 


les  catholiques,  mais  aussi  les  non-conformistes,  puritains  ou 
indépendants,  qui,  dépassant  le  point  où  la  reine  voulait  ar- 
rêter la  réforme,  rejetaient  la  hiérarchie  épiscopale,  la  juri- 
diction des  cours  spirituelles  et  les  cérémonies  du  culte.  Contre 
les  uns  et  contre  les  autres,  c’est-à-dire  contre  le  sanctuaire 
de  la  conscience,  qui  doit  toujours  rester  libre,  Élisabeth  pro- 
mulgua im  effrayant  ensemble  de  lois  qui  forment  un  code 
odieux  et  qu’on  justifiait  par  l’excuse  banale  de  toutes  les  ty- 
rannies, la  nécessité  politique.  Et  quel  fut  le  résultat  de  cet 
arbitraire  et  de  ces  violences?  Voici  le  témoignage  d’un  pro- 
testant : « L’Église  ne  fut  pas  laissée  par  Élisabeth  dans  un 
état  qui  pût  valoir  des  éloges  à la  politique  de  ses  chefs.  Après 
quarante  ans  de  vexations  constamment  aggravées  contre  les 
non-conformistes,  leur  nombre  se  trouva  augmenté,  leur  po- 
pularité avait  poussé  de  plus  profondes  racines,  leur  intimité 
pour  l’ordre  établi  était  plus  irréconciliable.  > Une  révolution 
était  là  en  germe  ; le  second  successeur  d’Élisabeth  la  verra 
s’accomplir  contre  lui-même. 

Cette  tyrannie  religieuse  servit  le  despotisme  politique  ; car 
pour  mieux  atteindre  les  catholiques,  leurs  communs  adver- 
saires, les  fanatiques  des  deux  partis,  anglican  et  puritain, 
laissèrent  toute  latitude  à la  couronne  de  violer  les  lois.  Grâce 
à la  Chambre  Étoilée,  qui  citait  devant  elle  les  jurés,  lorsqu’ils 
acquittaient  un  accusé  que  la  cour  voulait  perdre,  et  les  con- , 
damnait  à d’énormes  amendes  ou  à une  prison  sans  terme 
fixe,  la  plus  précieuse  des  garanties  anglaises,  le  jury,  n’exis- 
tait plus.  Aussi  l’écrivain  que  nous  citions  tout  à l’heure  a pu 
dire,  sans  dépasser  la  mesure  de  la  vérité  : « Dans  les  procès 
de  haute  trahison,  nos  cours  de  justice  différaient  peu  des 
vraies  cavernes  d’assassins.  » Le  conseil  privé,  quelquefois  un 
seul  de  ses  membres,  prononçait  de  son  chef  des  emprisonne- 
ments arbitraires  ; et  les  ministres  employaient  toutes  les  ri- 
gueurs de  la  loi  martiale  avec  la  plus  extrême  facilité,  même, 
comme  il  arriva  une  fois,  pour  les  désordres  sans  gravité  de 
quelques  apprentis  tapageurs. 

Le  jury  à peu  près  supprimé,  restaient  les  parlements.  Éli- 
sabeth ne  voulut  souffrir  de  leur  part  aucune  remontrance.  En 
1582,  les  communes  ayant  pris  l’initiative  d’ordonner  un  jeûne 


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SUITES  DES  GUERRES  DE  RELIGION.  271 

et  des  prières  publiques,  on  les  força  de  demander  pardon. 
Quiconque  élevait  la  voix  librement,  dans  l’une  ou  l’autre  des 
deux  chambres,  était  aussitôt  saisi  et  arrêté.  Élisabeth,  d’ail- 
leurs, grâce  à son  extrême  économie,  n’eut  pas  souvent  be- 
soin de  réunir  le  parlement  pour  lui  demander  des  subsides. 
Elle  ménagea  la  bourse  de  ses  sujets  au  grand  profit  de  son 
pouvoir. 

D’ailleurs,  on  oublie  un  peu  le  parlement  et  ses  droits, 
lorsque  la  reine  nous  apparaît  entre  Shakspeare  et  Bacon,  en- 
tourée hommes  d’État,  tels  que  Burleigh,  de  marins  tels  que 
Drake,  Hawkins,  Forbiser,  Raleigh  et  Davis.  Drake  est  le 
premier  capitaine  qui  ait  fait  le  tour  dumonde,  Magellan  étant 
mort  en  route,  et  le  premier  qui  ait  doublé  le  cap  Horn,  dé- 
couverte qui  aurait  dû  lui  rester.  Quand  il  entra  en  Angle- 
terre, Élisabeth  se  rendit  sur  son  vaisseau  pour  l’armer  elle- 
même  chevalier.  Hawkins,  parent  de  Drake,  est  célèbre 
notamment  par  le  développement  qu’il  fait  prendre  à la  traite 
des  nègres,  commerce  qui  n’importait  pas  alors  le  déshonneur 
qu’on  y a justement  attaché  depuis,  Forbiser  fut  le  premier 
des  marins  anglais  qui,  après  Sébastien  Cabot,  chercha,  pour 
aller  en  Chine,  ce  passage  du  N. -O.  qu’on  vient  enfin  de 
trouver  aü  bout  de  trois  siècles  d’efforts  et  d’héroïsme;  et 
Davis  découvrit  le  détroit  qui  garde  encore  son  nom.  Gilbert 
établit  quelques  colons  à Terre-Neuve.  Raleigh  en  conduisit 
d’autres  dans  celte  partie  de  l’Amérique  septentrionale  à la- 
quelle il  donna,  en  l'honneur  de  la  reine  vierge,  le  nom  de 
Virginie,  et  importa  en  Europe  la  pomme  de  terre,  certaine- 
ment la  plus  précieuse  de  toutes  ses  découvertes.  Ce  fut  aussi 
lui  qui,  le  premier,  transporta  le  cerisier  en  Irlande.  Les  co- 
lons qu’il  avait  laissés  dans  la  Virginie  adoptèrent  l’usage,  qui 
de  là  passa  en  Angleterre,  de  fumer  le  tabac. 

L’industrie  prit  également,  sous  Élisabeth,  un  grand  essor. 
De  nombreux  émigrés  flamands,  fuyant  le  joug  espagnol,  vin- 
rent se  fixer  sur  divers  points  du  territoire,  notamment  dans  le 
Lancashire,  s’y  marièrent, et,  mettant  leur  industrie  au  service 
du  pays  qui  leur  avait  donné  asile,  accrurent  l’activité  déjà 
considérable  du  travail  de  la  laine.  Ce  sont  encore  des  Fla- 
mands qui,  à cette  époque,  remplacèrent  à Londres  les 


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272 


CHAPITRE  XVI. 


humbles  échoppes  oü  Ton  n’avait  vendu  jusque-là  que  de  la 
poterie  et  des  brosses,  par  de  vastes  magasins  où  s’étalaient 
les  produits  du  monde  entier.  N’oublions  pas  non  plus  qu’Ê- 
lisabeth  inaugura  en  personne,  le  25  janvier  1571,  sous  le 
nom  de  Royal  Échange,  la  bourse  de  Londres,  fondée  par  la 
munificence  de  son  banquier  Thomas  Gresham,  et  que  le  pré- 
cieux système  des  assurances  commerciales  commençait. 

Élisabeth  acheva  pourtant  ce  grand  règne  dans  la  tristesse 
et  le  deuil.  Le  brillant  comte  d’Essex,  qui  avait  succédé  dans 
son  affection  au  comte  de  Leicester,  ayant  fini  par  lasser  la 
patience  de  la  reine  par  sa  présomption,  fut  disgracié.  Parce 
qu’il  avait  vu  la  cour  à ses  pieds,  il  se  crut  assez  fort  pour 
chasser  les  ministres,  et,  le  8 février  1601,  il  parut  dans  les 
rues  de  Londres  l’épée  à la  main,  suivi  de  deux  ou  trois  cents 
partisans,  et  appela  le  peuple  à la  révolte.  Le  peuple  ne  bou- 
gea point  pour  une  équipée  dont  il  ne  voyait  pas  le  but  utile. 
Le  comte  fut  pris,  condamné  à mort,  et,  comme  il  s’obstina  à 
ne  point  demander  gprâce,  exécuté.  Mais,  à partir  de  ce  jour, 
Élisabeth  ne  fit  plus  que  languir.  Elle  mourut  le  3 avril  1 603, 
âgée  de  70  ans.  Elle  avait  fait  une  chose  qui  contribua  beau- 
coup à la  grandeur  de  l’Angleterre.  Elle  l’avait  jetée  irrévoca- 
blement dans  les  voies  du  protestantisme,  et  l’avait  mise  à la 
tête  des  États  réformés,  en  même  temps  qu’elle  lui  avait  ouvert 
la  mer  et  montré  le  sceptre  de  l’Océan  à saisir. 

Sous  ÉJisabeth  vécurent  deux  grands  hommes  qui  appar- 
tiennent encore  plus  à l’humanité  qu’à  leur  patrie,  Shakspeare 
et  Bacon.  Nul  poète  pourtant  ne  fut  plus  national  que  Shaks- 
peare : c’est  le  génie  anglais  personnifié,  dans  son  allure  fière 
et  libre,  sa  rudesse,  sa  profondeur  et  sa  mélancolie.  Le  théâtre 
entier  de  Shakspeare,  ses  grands  drames  historiques,  ses  co- 
médies de  mœurs  ou  de  féerie  forment  un  monument  unique 
dans  la  littérature  moderne.  Aujourd’hui  encore,  c’est  lui 
que  l’Angleterre  peut  opposer  avec  orgueil  à tout  ce  que 
les  anciens  et  les  modernes  ont  produit  d’admirable  dans 
l’art  dramatique.  Né  en  1564,  il  mourut  en  1616,  à 52  ans. 
Ses  principaux  ouvrages  sont  : Othello,  Hamlet,  Macbeth,  le 
Roi  Léar,  Richard  III,  Roméo  et  Juliette,  le  Marchand  de  Ve- 
nise, César  et  la  Tempête.  Bien  au-dessous  de  lui , mais  à un 


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SUITES  DES  GUERRES  DE  RELIGION,  i73 

rang  honorable  encore,  se  placent  Philippe  Sidney,  grand 
seigneur,  qui  fut  poète  et  diplomate,  Spencer,  l’auteur  de  la 
Reine  des  Fées,  et  Ben  Johnson,  poète  comique  et  satirique  qui 
fut  l’ami  de  Shakspeare. 

François  Bacon,  né  en  1561,  est  un  des  fondateurs  de  la 
philosophie  moderne.  Il  a,  dans  son  De  augmentis  scientia- 
rum,  publié  en  1605,  et  dans  son  Novum  organum,  publié 
en  1626,  ouvert  aux  sciences  une  voie  nouvelle,  en  les  affran- 
chissant à la  fois  de  la  routine  et  des  hypothèses  aventureuses 
pour  leur  substituer  l’observation  patiente  et  les  expériences 
répétées  ; malheureusement  il  dégrada  son  caractère  par  une 
cupidité  effrénée.  Il  fut  nommé  en  1619  grand  chancelier 
d’Angleterre;  et  il  fallut  envoyer  en  prison  comme  concus- 
sionnaire cet  homme  d’un  si  beau  génie  ‘. 

La  république  des  Provinces-Unies  n’avait,  elle,  ni  poêle 
ni  philosophe;  elle  n’était  pas  encore  arrivée  à ce  luxe  des 
grandes  sociétés  assises  et  tranquilles  ; mais  la  lutte  terrible 
qu’elle  venait  de  soutenir  avait  accru  ses  forces,  au  lieu  de 
les  épuiser.  Ce  sol  à demi  noyé,  que  la  nature  défend  déjà  si 
bien,  était  devenu  le  champ  de  bataille  de  la  liberté  religieuse 
contre  l’intolérance.  Tous  ceux  en  Europe  qui  fuyaient  le 
bûcher  ou  la  persécution  accouraient  sous  le  drapeau  des 
Provinces-Unies.  Voilà  comment  son  armée  fut  toujours  au 
complet,  sans  que  l’agriculture  et  la  marine  manquassent  ja- 
mais des  bras  qui  leur  étaient  nécessaires.  Les  seules  pro- 
vinces de  Hollande  et  de  Zélande  comptaient  70  000  matelots, 
et  tandis  qu’Ostende  soutenait  un  siège  de  39  mois  (1601-1604) 
qui  coûta  la  vie  à 60  000  soldats  confédérés , mais  aussi  à 
80  000  Espagnols , les  Bataves  couvraient  la  mer  de  leurs 
vaisseaux.  Dans  la  même  année  où  l’héroïque  cité  livrait  à 
Spinola  ses  remparts  écroulés,  les  pêcheurs  versèrent  dans  le 
trésor  public,  par  le  seul  impôt  placé  sur  leur  industrie,  la 
somme  énorme  de  5 millions  de  florins,  et  une  flotte  hol- 
landaise jetait  aux  extrémités  du  monde,  par  la  conquête  des 
Moluques,  les  fondements  d’un  nouvel  empire  colonial. 

1 . M.  Dizon  vient  de  publier  une  Fie  de  Bacon  d’après  des  docninenlR  iné- 
dits , et  sa  conclusion  est  que  le  clianceller  n’élail  pas  coupable. 


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274 


CHAPITRE  XVI. 


Les  Hollandais,  n’ayant  à peu  près  rien  à demander  à leur 
sol  pour  l’exportation,  se  firent  les  rouliers  de  l’Océan  et  les 
moissonneurs  des  mers.  Leurs  hardis  pêcheurs , sans  cesse 
à la  chasse  de  ce  butin  que  la  mer  féconde  leur  livrait,  appro- 
visionnaient de  salaisons  presque  toute  l’Europe,  même  les 
pays  catholiques  où  la  pratique  du  maigre  en  faisait  une  né- 
cessité. On  a eu  raison  de  dire  que  la  Hollande  avait  changé 
ses  tonnes  de  harengs  contre  des  tonnes  d’or.  En  outre,  leurs 
marchands  faisaient  la  commission;  ils  allaient,  avec  leurs 
navires,  prendre  les  denrées  où  elles  abondaient,  à vil  prix, 
pour  les  porter  où  elles  manquaient.  Chaque  année  2 ou 
3000  navires  hollandais  entraient  dans  nos  ports  pour  y en-  ' 
lever  nos  blés,  nos  vins,  nos  eaux-de-vie,  et  plus  de  400 
entraient  sous  pavillon  étranger  dans  les  ports  même  de  l’Es- 
pagne qui  payait  à ces  rebelles,  avec  les  trésors  du  Nouveau- 
~ Monde,  les  grains  de  la  Pologne  et  les  denrées  du  Nord  dont 
elle  manquait. 

Philippe  II  leur  avait  fermé  Lisbonne  en  1 594 . Dès  l’année 
suivante,  ils  formaient  la  Compagnie  des  pays  lointains,  pour 
aller  chercher  les  épices  aux  lieux  mêmes  de  production,  et 
les  succès  rapides  de  cette  Société  amenèrent  la  création,  en 
1602,  de  la  Compagnie  des  grandes  Indes  qui,  profitant  de  la 
haine  excitée  par  la  dureté  des  Portugais,  établit  des  comp- 
toirs et  des  forteresses  à Java,  à Amboine,  à Tidor,  à For- 
mose,  dans  l’ile  de  Ceylan,  à Malacca.  En  treize  années  elle 
arma  800  navires,  en  prit  à l’ennemi  545  dont  la  coque  et  la 
cargaison  lui  rapportèrent  180  millions  de  livres.  Les  divi- 
dendes des  actionnaires  ne  furent  jamais  au-dessous  de 
20  pour  100  et  s’élevèrent  parfois  jusqu’à  50.  Ces  beaux  jours 
sont  passés,  mais  ils  avaient  réuni  tant  de  richesses  dans  les 
mains  des  fils  des  gueux,  que  la  Hollande  est  encore  aujour- 
d’hui un  des  pays  où  les  capitaux  abondent  le  plus,  et  Ams- 
terdam un  des  grands  marchés  du  monde  pour  l’argent. 


BrorKanIsttdon  de  la  France  par  Henri  IV  (159S-1A10). 


Henri  avait  chèrement  payé  la  soumission  des  chefs  de  la 
Ligue  ; il  laissait  aux  protestants,  par  l’édit  de  Nantes,  une 


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SUITES  DES  GUERRES  DE  RELIGION. 


275 


existence  politique  considérable.  Il  entendait  bien  pourtant 
qu’il  n’y  eût  en  France  qu’une  seule  volonté,  la  sienne.  Au 
sortir  de  guerres  si  terribles,  le  pays  avait  besoin  de  repos, 
d’ordre  et  de  sécurité.  Henri  IV  voulut  lui  donner  ces  pre- 
mières conditions  de  l’existence  sociale.  Ligueurs  ou  protes- 
tants ne  cherchaient  qu’à  fonder  l’exploitation  de  la  société 
par  un  parti.  Le  roi  établit  au-dessus  de  toutes  les  passions 
individuelles  la  force  et  l’intelligence  d’un  gouvernement  ab- 
solu, mais  étrauger  aux  rancunes  du  passé , et  soucieux  des 
intérêts  généraux  et  de  la  grandeur  nationale. 

Le  désordre  était  extrême  dans  les  finances.  La  dette  pu- 
blique était  évaluée  à 345  millions  (près  de  1300  d’aujour- 
d’hui). Le  pays  payait  annuellement  170  millions  (valeur  ac- 
tuelle 622),  sans  compter  les  droits  seigneuriaux  et  les  corvées 
féodales.  Le  revenu  net  s’élevait  à peine  à 30  millions,  dont 
19  devaient  être  déduits  pour  faire  honneur  aux  engagements 
de  l’État.  Presque  tout  le  domaine  royal  était  aliéné.  Du  haut 
en  bas  de  l’administration  financière,  à tous  les  degrés,  on 
volait.  L’État  ne  savait  pas  au  juste  ce  qu’il  devait  recevoir, 
pas  même  ce  qu’il  recevait,  tant  il  s’égarait  de  recettes  en 
route.  Henri  IV  nomma,  en  1599,  surinrendant  des  finances 
un  de  ses  anciens  compagnons  d’armes,  Sully.  Le  nouveau 
ministre  voulut  se  rendre  compte  de  tout.  Une  chambre  de 
justice  poursuivit  les  agents  prévaricateurs;  les  percepteurs 
furent  tenus  d’avoir  des  comptes  exacts,  avec  pièces  justifica- 
tives à l’appui.  U interdit  aux  gouverneurs  de  lever  arbitraire- 
ment des  impôts  sur  les  provinces,  révisa  toutes  les  créances, 
en  annula  beaucoup,  et  haussa  les  baux  des  fermes  publiques. 
Nombre  d’offices  inutiles,  de  rentes  frauduleuses,  d’immuni- 
tés illégales  furent  supprimés,  d’autres  diminués.  Beaucoup 
de  gens  qui  s’étaient  faits  nobles  d’eux-mêmes  rentrèrent  dans 
la  classe  des  taillables.  L’hérédité  des  offices,  constituée  offi- 
ciellement, en  1604,  par  le  droit  annuel  delapanleWc,  fut  une 
mesure  moins  honorable  que  les  précédentes,  mais  vint  aussi 
en  aide  au  trésor  royal.  A la  vérité  dans  les  recettes  répondit  une 
sage  économie  dans  les  dépenses.  Aussi,  à la  fin  du  règne  de 
Henri  IV,  son  gouvernement  avait  acquitté  pour  147  millions 
de  dettes,  racheté  pour  80  millions  de  domaines,  éteint  8 mil- 


276 


CHAPITRE  XVI. 


lions  (le  rentes,  réduit  l’impôt  de  30  à 26  millions,  dont  22 
entraient  nets  à l’épargne,  employé  kO  millions  aux  fortifica- 
tions ou  aux  travaux  publics , assuré  le  service  de  l’année  * 
courante,  et  amassé  une  réserve  de  20  millions. 

L’économie  ménage  la  richesse  et  ne  la  crée  pas.  Henri  IV 
et  Sully  la  demandèrent  à l’agriculture,  au  commerce,  à l’in- 
dustrie. Henri  IV  portait  également  ses  vues  sur  ces  trois 
sources  de  la  fortune  publique  ; Sully  était  plus  exclusif  en 
faveur  de  l’agriculture  ; « Labourage  et  pâturage,  a-t-il  écrit 
dans  ses  Économies  royales,  sont  les  deux  mamelles  qui  nour- 
rissent la  France.  » Il  parcourut  deux  fois  les  provinces  (1596 
et  1598),  afîo  d’étu(ber  par  lui-même  les  besoins  du  pays,  et 
il  fit  rendre  la  grande  ordonnance  de  1600,  qui  remit  au  peu- 
ple l’arriéré  des  tailles,  20  millions  (aujourd’hui  73),  et  réduisit 
l’impôt  foncier  de  1 800  000  livres.  En  1596,  il  avait  renou- 
velé l’ancienne  défense  de  saisir  pour  dettes  publiques  ou 
privées  la  personne  des  laboureurs,  leurs  instruments  ou  bes- 
tiaux de  labour  ; de  sévères  ordonnances  portèrent  la  peine  de 
mort  contre  tous  gens  de  guerre  qui  couraient  les  champs,  con- 
tre quiconque  serait  trouvé  muni  d’armes  sans  être  employé  au 
service  du  roi  ou  gentilhomme.  Enfin,  en  1601,  Sully  permit 
l’exportation  des  grains,  mesure  hardie  pour  l’époque  et  bien 
entendue  qui  devait  enrichir  le  pays  loin  do  l’affamer.  Il  fa- 
vorisa le  dessèchement  des  marais.  Toute  terre  conquise  sur 
les  eaux  devint  terre  noble,  c’est-à-dire  non  taillable.  On  vit 
se  former  ainsi  tout  un  canton  de  Médoc  appelé  Petite  Flandre, 
à cause  du  grand  nombre  d’ouvriers  flamands  qui  furent  char- 
gés de  ces  travaux  sous  la  direction  du  Brabançon  Bradley,  le 
maître  des  digues.  Un  gentilhomme  protestant  du  Languedoc, 
Olivier  dé  Serre,  a mérité  d’être  appelé  le  père  de  l'agricul- 
ture française,  par  les  préceptes  qu’il  traça  dans  son  Théâtre 
de  l'agriculture  et  son  Ménage  des  champs,  qu’il  pratiquait 
lui-même  dans  ime  espèce  de  ferme-modèle. 

Sully  disait,  comme  Pline,  que  les  travaux  des  champs  font 
les  bons  soldats,  ex  agricuUura  strenuissimi  milites.  Le  brave 
gentilhomme  craignait  que  l’industrie  ne  désaccoutumât  les 
Français  de  cette  vie  active,  au  grand  air,  qui  donne  force  et 
santé,  et  qu’à  vivre  enfermée  dans  les  manuJfactures  la  popu- 


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SUITES  DES  GUERRES  DE  RELIGION.  277 

lation  ne  dégénérât.  11  s’opposait  anssi  à l’importation  des 
cultures  et  des  industries  étrangères,  dans  l’idée  que  Dieu 
avait  donné  à chaque  pays  abondance  et  disette  de  certaines 
choses  « afin  que,  par  le  commerce  et  trafic  de  ces  choses..., 
la  fréquentation,  conversation  et  société  humaine  soient  en- 
tretenues entre  les  nations.  » Henri  IV  pensait  autrement  : il 
s’efforça  de  propager  en  France  la  culture  du  mûrier  et  l’élève 
des  vers  à soie.  Les  Tuileries,  l’emplacement  des  Tournelles 
(place  royale)  furent  plantés  de  mûriers  ; il  voulait  qu’il  y en 
eût  une  pépinière  dans  chaque  élection,  et  il  commença  par 
les  généralités  de  Paris,  d’Orléans  et  de  Tours,  où  de  nom- 
breuses magnaneries  s’élevèrent,  pour  affranchir  la  France  du 
tribut  qu’elle  payait  depuis  si  longtemps  à l’Italie  en  achat  de 
soies.  Semblable  intention  se  révèle  dans  la  fondation  de  ma- 
nufactures de  crêpe  fin  de  Bologne,  de  fil  d’or,  façon  de  Milan, 
dont  il  entrait  en  France  chaque  année  pour  1 200  000  écus  ; 
de  tapisseries  de  haute  lisse,  de  cuir  doré,  de  verreries,  de 
cristaux,  de  glaces,  de  toiles  façon  de  Hollande,  etc.  C’était 
un  meilleur  moyen  de  retenir  l’or  dans  le  royaume  que  les 
prohibitions  par  lesquelles  Sully  voulait  en  arrêter  la  sortie. 
En  1 604,  le  roi  convoqua  une  assemblée  de  commerce.  On  y 
proposa  entre  autres  choses  une  réformation  générale  des 
corps  de  métiers,  et  la  fondation  de  haras  pour  éviter  à la 
France  la  nécessité  d’acheter  des  chevaux  de  guerre  à l’Alle- 
magrie,  à l’Espagne,  à la  Turquie,  à l’Angleterre. 

La  marine  militaire,  développée  par  François  I",  était  re- 
tombée si  bas  que  le  cardinal  d’Ossat  écrivait  en  1596,  à Vil- 
leroy  ; « Les  plus  petits  princes  d’Italie  encore  que  la  plu- 
part d’eux  n’aient  qu’un  poulce  de  mer  chacun , ont  néant- 
moins  chacun  des  galères  en  son  arsenal  naval;  et  un  grand 
royaume  flanqué  de  deux  mers  quasi  tout  de  son  long  n’a  pas 
de  quoy  se  défendre  par  mer  contre  les  pirates  et  corsaires, 
tant  s’en  faut  contre  les  princes.  » D’Ossat  révélait  en  même 
temps  l’importance  du  port  de  Toulon.  Sully  n’avait  point  de 
répugnance  pour  la  marine,  mais  les  colonies  lointaines  l’ef- 
frayaient. Les  vues  de  Henri  IV  allaient  plus  loin  que  celles 
de  son  ministre  ; pour  encourager  le  commerce  avec  l’Amé 
rique  du  Nord  qui  s’accroissait  à ce  point  que,  en  1578,  ij 

TEMPS  MOnPPNrS.  Ifi 


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278 


CHAPITRE  XVI. 


était  venu,  à Terre-Neuve  seulement,  150  navires  français, 
U envoya  Ghamplain,  gentilhomme  de  Saintonge,  fonder, 
au  Canada,  en  1604,  Port-Royal  (aujourd’hui  Annapolis), 
et  plus  tard  (1608)  Québec,  sur  le  fleuve  Saint-Laurent.  Le 
nom  de  ce  marin  est  resté  à un  des  grands  lacs  du  pays;  mais 
le  pays  lui-même  n’est  plus  à nous,  quoiqu’il  ait  gardé  notre 
langue  et  les  douces  souvenances  de  la  mère  patrie.  Henri 
songea  même  à créer  une  compagnie  des  Indes,  capable  de 
rivaliser  avec  celles  qui  se  formaient  en  Angleterre  et  en  Hol- 
lande : il  n’eut  pas  le  temps  de  réaliser  ce  projet  ; mais  il 
signa  avec  la  Turquie  un  traité  où  il  était  dit  que  toutes  les 
nations  chrétiennes  pourraient  commercer  librement  dans  le 
Levant  sous  la  bannière  et  la  protection  de  la  France  et  sous 
les  ordres  des  consuls  français.  Ce  pavillon  était  le  seul  qui 
fût  respecté  sur  les  côtes  barbaresques. 

On  voit  encore  çà  et  là,  sur  nos  collines,  quelques  vieux 
ormes  que  les  paysans  appellent  Rosnis.  Ce  sont  les  vestiges 
des  routes  tracées  par  Sully,  qui  savait  bien  que  le  pays  le 
plus  fertile  reste  pauvre  si  la  viabilité  y £st  mauvaise.  Les 
plans  de  tous  les  grands  canaux  dont  la  France  a été  plus 
tard  sillonnée  furent  conçus  alors.  Un  seul  put  être  exécuté, 
celui  de  Briare  qui  part  de  la  Loire  à Briare  et  joint  la  Seine 
à Moret,  à 9 kilomètres  de  Fontainebleau.  C’est  l’exemple  le 
plus  ancien  d’un  canal  avec  écluses  réunissant  deux  versants 
différents.  Sa  longueiu  est  de  55  kilomètres,  sa  pente  de 
117  mètres  rachetés  par  40  écluses. 

Les  légions  provinciales  de  François  1"  et  de  Henri  II  n’a- 
vaient pas  été  complètement  détruites  ; il  en  était  resté  des 
compagnies  dont  on  fit  des  régiments.  Il  n’y  avait  que  4 de 
ces  régiments  en  1595,  commandés  par  des  mestres  de  camp; 
Henri  les  porta  à 11,  Louis  XIII  à 30.  Mais  l’habitude  de 
solder  des  troupes  étrangères  subsista.  La  cavalerie  continuait 
d’être  dans  une  proportion  exagérée,  la  noblesse  ne  voulant 
servir  que  là.  La  maison  militaire  du  roi  formait  un  corps 
d’élite.  L’artillerie,  entre  les  mains  de  Sully,  prit  une  telle 
importance,  que  son  grand  maître  fut  compris  au  nombre  des 
grands  officiers  de  la  couronne.  Depuis  1572,  défense  était 
faite  à tout  seigneur  d’avoir  du  canon  en  son  château, 


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SUITES  DES  GUERRES  DE  RELIGION.  279 

sans  permission  expresse  du  roi.  Sully  établit  le  payement 
mensuel  de  la  solde  qui  n’était  auparavant  délivrée  que  deux 
ou  quatre  fois  par  ;an.  Le  surintendant  des  fortifications  date 
de  1598,  celui  des  vivres  de  1597.  C’étaient  deux  grands  ser- 
vices qui  jusqu’alors  allaient  à l’aventure  et  qu’on  régula- 
risait. Sully  veillait  de  près  sur  eux;  il  fit  réparer  nombre 
de  forteresses  et  remplir  les  arsenaux  que  la  guerre  civile 
avait  vidés.  Enfin  Henri  IV  eut  l’idée,  que  Louis  XIV  réalisa 
si  magnifiquement , d’assurer  un  asile  aux  vieux  soldats , 
mais  son  hôpital  de  la  Charité,  rue  de  Lourcine,  ne  lui  sur- 
vécut pas. 

La  sollicitude  de  Henri  IV  pour  la  prospérité  de  la  France 
lui  avait  acquis  un  légitime  popularité.  On  oubliait  ses  fai- 
blesses, pour  ne  voir  que  le  roi  qui  promettait  au  soldat  in- 
valide un  asile,  au  paysan  la  poule  au  pot  tous  les  dimanches. 
Mais  si  le  peuple  le  bénissait , il  n’en  était  pas  de  même  de 
certains  partis  et  de  certains  hommes  que  sa  grande  politique 
blessait  profondément.  La  faveur  de  Gabrielle  d’Estrées, 
qu’il  fit  duchesse  de  Beaufort,  celle  de  Henriette  d’Entraigues, 
qu’il  créa  marquise  de  Verneuil,  des  promesses  oubliées,  des 
services  rendus  au  roi  de  Navarre  et  que  le  roi  de  France  ne 
pouvait  pas  payer , faisaient  murmurer  les  uns  et  poussaient 
les  autres  jusqu’aux  complots. 

La  plus  célèbre  de  ces  conspirations  fut  celle  du  maréchal 
de  Biron.  L’étranger  y mit  aussi  la  main.  Le  duc  de  Savoie 
ne  se  consolait  pas  d’avoir  perdu  la  Bresse  ; l’Espagne,  d’avoir 
subi  tant  d’humiliations.  Ils  essayèrent  de  se  venger  en  pous- 
sant à la  révolte  les  seigneurs  français  qui , ayant  vu  le  roi  si 
pauvre  gentilhomme,  n’obéissaient  qu’à  regret.  L’habile  mais 
orgueilleux  Biron  était  au  premier  rang  de  ceux  qui  trou- 
vaient trop  lourd  le  joug  du  roi  et  de  la  loi.  Une  première 
fois,  en  1600,  Henri  pardonna,  et  il  eût  pardonné  une  se- 
conde, si  Biron  eût  consenti  à faire  les  aveux  qu’il  lui  deman- 
dait. Irrité  de  son  obstination  et  voulant  donner  à la  noblesse 
un  de  ces  exemples  que  Richelieu  multipliera,  il  laissa  exé- 
cuter la  sentence.  Biron  fut  décapité  (1602).  Un  autre  ancien 
ami  du  roi,  le  duc  de  Bouillon,  était  impliqué  dans  ce  com- 
plot, mais  il  s’enfuit  à temps.  Le  père  et  le  frère  de  la  mar- 


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280 


CflAPITRE  XVI. 


quise  de  Verneail  intriguèrent  encore,  en  1604,  avec  l’Es- 
pagne, et  furent  condamnés  à mort.  La  marquise  obtint  une 
commutation  de  peine. 

Ainsi  l’Espagne  ne  pouvant  plus  faire  la  guerre,  tramait  des 
complots.  Elle  avait  raison  de  craindre  , car  la  puissance  de 
cette  maison  d’Autriche,  maîtresse  de  tant  de  pays  et  si  for- 
tement appuyée  sur  l’Europe  catholique,  était  l’objet  conti- 
nuel des  méditations  de  Henri  IV.  La  détruire  était  son  rêve  ; 
mais  ce  rêve  s’ennoblissait  par  son  but,  l’établissement  dans 
l’Europe  d’un  système  politique  qui  mît  sous  la  garantie  de 
toutes  les  puissances  et  l’indépendance  des  religions  et  celle 
des  nationalités.  11  voulait  chasser  la  maison  d’Autriche  des 
Pays-Bas,  de  l’Italie  et  de  l’Allemagne;  faire  de  la  Hongrie, 
accrue  des  provinces  autrichiennes , un  puissant  royaume  ca- 
pable de  tenir  tête  aux  Turcs,  si  on  ne  venait  pas  à bout  de 
les  reléguer  en  Asie,  donner  la  Lombardie  au  duc  de  Sayoie, 
la  Sicile  à Venise  ; constituer  la  partie  péninsulaire  de  l’Italie 
en  un  seul  État  ayant  le  pape  pour  chef.  Gênes  et  Florence, 
avec  les  petites  seigneuries  voisines,  en  une  république  ; en 
former  une  autre  aux  Pays-Bas,  étendre  la  confédération 
suisse  au  Tyrol,  et  laisser  l’Allemagne  en  empire  électif. 
L’Europe  alors  avec  scs  six  royaumes  héréditaires  : France , 
Espagne,  Angleterre,  Suède,  Danemarck  et  Lombardie;  avec 
ses  cinq  dominations  électives:  Pologne,  Hongrie,  Bohème, 
Empire  et  papauté;  avec  ses  quatre  républiques:  Venise, 
Gènes  et  Florence,  Suisse,  Pays-Bas,  eût  composé  elle-même 
une  grande  république  ayant  un  conseil  suprême  de  députés 
de  tous  les  États,  qui  aurait  été  chaîné  de  prévenir  les  injus- 
tices et  les  collisions.  Le  règne  du  droit  aurait  remplacé  celui 
de  la  force.  Ce  projet  était  l’application  d’un  grand  principe,  le 
respect  des  nationalités  ; en  preuve  du  désintéressement  de  ses 
vues,  Henri,  dan^  ce  grand  remaniement  de  l’Europe,  ne  deman- 
dait rien  pour  la  France , rien  du  moins  qu’il  ne  parût  légi- 
time de  lui  accorder.  « Je  veux  bien,  disait-il,  que  la  langue 
espagnole  demeure  à l’Espagnol,  l’allemande  à l’Allemand, 
mais  toute  la  française  doit  être  à moi.  > Et  il  avait  jeté  les 
yeux  sur  la  Savoie  que  son  duc  laisserait  en  prenant  la  Lom- 
bardie, sur  la  Lorraine  dont  il  voulait  fi^cer  l’héritière  au 


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SUITES  DES  GUERRES  DE  RELIGION.  281 

dauphin,  sur  la  Belgique  et  la  Franche-Comté  qui  n’avaient 
nulle  raison  d’élre  à l'Espagne. 

Il  n’espérait  sans  doute  pas  accomplir  toutes  ces  choses  ; 
mais,  pour  en  exécuter  une  partie,  il  comptait  sur  l’alliance 
de  l’Angleterre , dont  la  reine  Élisabeth  vécut,  jusqu’à  sa 
mort  (1603), ‘dans  la  meilleure  intelligence  avec  la  France; 
sur  le  duc  de  Savoie  à quijil  offrait  les  15  000  hommes  de 
Lesdiguières,  déjà  campés  dans  le  Dauphiné,  ne  lui  deman- 
dant, en  retour,  que  de  se  tailler  un  royaume  dans  la  Lombar- 
die espagnole  ; sur  les  protestants  des  Pays-Bas  qu’il  soutenait 
contre  les  Espagnols  ; sur  ceux  d’Allemagne , qui  formaient 
alors  V Union  évangélique^  et  dont  un  des  principaux  chefs, 
Maurice,  landgrave  de  Hesse , vint  conférer  avec  lui.  Il  avait 
des  intelligences  jusque  parmi  les  populations  mauresques  de 
l’Espagne,  alors  sous  la  terreur  de  l’inquisition.  Le  duc  de 
Clëves  et  Juliers  venaient  de  mourir  « laissant  tout  le  monde 
sans  héritier.  > Protestants  et  catholiques  se  disputaient  déjà 
cette  riche  succession  ; c’était  un  prétexte  pour  intervenir  et 
commencer  la  guerre , que  la  haine  croissante  des  deux  partis 
religieux  dans  l’Empire  rendait  inévitable.  Les  préparatifs  les 
plus  redoutables  étaients  faits,  et  40  000  hommes  s’avançaient 
vers  les  frontières  de  la  Champagne , avec  une  artillerie  for- 
midable, lorsque  le  héros  que  tous  attendaient  fut  assassiné 
par  un  fanatique,  Ravaillac,  le  14  mai  1610. 

Sans  aimer  les  arts  comme  François  I",  Henri  H et 
Charles  IX,  Henri  IV  comprenait  ce  qu’ils  jettent  d’éclat  sur 
un  règne.  Il  ajouta  deux  pavillons  aux  Tuileries,  et  voulut 
continuer  jusqu’à  ce  château  la  grande  galerie  du  Louvre,  en 
passant  au  travers  des  remparts  de  la  ville , pour  ne  point  se 
trouver  enfermé  dans  son  palais,  un  jour  d’émeute,  comme 
Henri  III  avait  failli  l’être.  Il  n’eut  pas  le  temps  d’achever  ce 
naagnihque  travail.  Son  architecte  Androuet  Ducerceau,  fut 
assez  bien  inspiré  cette  fois  pour  suivre  les  premiers  plans. 
Il  termina  aussi  la  façade  de  l’hôtel  de  ville,  dont  les  fonde- 
ments avaient  été  jetés  sous  François  I**',  et  le  Pont-Neuf 
commencé  sous  Henri  lU.  En  1604  fut  posée  la  première 
pierre  de  la  place  Royale  oîi  apparaît  le  mélange  de  la  bri- 
que, de  la  pierre  et  de  l'ardoise,  genre  renouvelé  de  l’an- 


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282 


CHAPITRE  XVI. 


cienne  architecttire  italienne.  Déjà  la  lourde  et  basse  arcade 
remplace  les  portes  carrées  aux  angles  arrondis  des  châteaux 
de  la  Renaissance  ; la  croix  de  pierre  déserte  les  croisées  qui 
s’ouvrent  vides  et  nues,  froides  d’aspect,  avec  leur  grand  vi- 
trage. La  Renaissance  est  déjà  en  décadence  dans  les  arts, 
mais  pour  les  lettres  une  ère  nouvelle  va  commencer  ; Mon- 
taigne était  mort  trois  ans  après  l’avénement  de  Henri  IV, 
et  Malherbe,  '«le  pensionnaire  du  roi,»  créait  le  style  et  la 
langue  poétiques  dont  Corneille,  Racine  et  Boileau  allaient 
se  servir. 


4 


N 


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LOUIS  XIII  ET  RICHELIEU. 


283 


LIVRE  V. 

PRÉPONDÉRANCE  DE  LA  FRANCE  SOUS  LOUIS  XIII 
ET  LOUIS  XIV  ^ (1610-1715). 


CHAPITRE  XVII. 

LOUIS  xm  ET  RICHELIEU  : PACIFICATION 
INTÉRIEURE  (16101 643). 

Minorité  de  Louis  XIII  et  régence  de  Marie  de  Médicis  (1610-1617).  — 
Richelieu  abaisse  les  protestants  et  la  haute  noblesse  (1624-1642). 


Minorité  de  I.oalo  MI  et  résenee  de  Marie  de  Médiels 

(Mld-tdlV). 

Pendant  que  l’autorité  royale  recevait  en  Angleterre  de  si 
profondes  atteintes,  elle  conservait  en  France  l’avantage,  et, 
grâce  au  génie  de  Richelieu  (1624-1642),  devenait  complète- 
ment absolue.  Mais  le  ministère  du  cardinal  fut  précédé  par 
quatorze  années  de  troubles  et  de  guerres  civiles,  qui  failbrent 
mettre  en  péril  l’œuvre  de  Henri  IV.  Le  successeur  de  ce 
prince,  son  fils  Louis  XIII,  n’avait  que  9 ans.  Il  fallait  pour- 
voir au  gouvernement  pendant  la  minorité  de  cet  enfant.  L’u- 
sage attribuait  la  régence  aux  mères  de  rois  : Blanche  de 
Castille  avait  gouverné  pendant  la  minorité  de  Louis  IX,  Ca- 
therine de  Médicis  pendant  celle  de  Charles  IX  ; Marie  de 
Médicis,  qui  était  toujours  restée  sans  influence  et  presque 


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284 


CHAPITRE  XVII. 


comme  une  étrangère,  crut  nécessaire  de  donnerà  son  autorité 
une  sorte  de  sanction  légale.  Elle  s’adressa  au  parlement  de 
Paris.  Le  roi  était  mort  le  14  mai  ; dès  le  lendemain,  le  par- 
lement, sur  la  sommation  menaçante  du  duc  d’Êpernon,  déféra 
la  régence  à Marie  de  Médicis  (1610).  Bornée  de  cœur  et 
d’esprit,  la  veuve  de  Henri  IV  était  complètement  incapable 
de  continuer  l’œuvre  que  ce  grand  roi  avait  entreprise  : au  de- 
hors, après  quelques  instants  d’hésitation  qui  valurent  aux 
protestants  d’Allemagne  le  secours  d’une  armée  française  pour 
prendre  Juliers,  elle  abandonna  tous  les  projets  de  son  mari  ; 
au  dedans,  elle  renvoya  l’intègre  Sully  dans  ses  terres  et  ac- 
corda toute  sa  faveur  à un  aventurier  florentin,  Goncini,  qui 
se  fit  marquis  d’ Ancre,  puis  maréchal  de  France.  En  quel- 
ques années,  il  amassa  une  fortune  de  8 millions. 

Henri  IV  avait  ramené  les  grands  à l’obéissance  par  son 
énergie  et  surtout  par  son  habileté.  Il  s’était  tenu  au-dessus 
des  partis  pour  les  dominer.  Lui  mort,  ils  reparurent  avec 
leurs  intérêts  et  leurs  passions.  Les  protestants  étaient  mé- 
contents de  la  disgrâce  de  Sully;  mais,  tout  en  prenant  à 
Saumur  des  mesures  de  défense,  ils  disaient  : « Nous  avons 
pour  notre  conscience  toute  la  liberté  que  nous  devons  dési- 
rer, et  nous  ne  voulons  pas,  à l’appétit  de  quelques  factieux, 
abandonner  nos  femmes  et  nos  maisons.  > Pour  le  moment, 
ils  laissaient  donc  les  chefs  de  l’aristocratie,  Gondé,  les  deux 
Vendôme,  Longueville,  Mayenne  et  l’intrigant  duc  de  Bouil- 
lon, prendre  les  armes  contre  la  cour,  publier  des  manifestes 
où  ils  réclamaient  le  soulagement  des  misères  du  peuple.  Ge 
mouvement,  sans  but  et  sans  motif,  n’avait  d’autre  cause  que 
la  faiblesse  du  gouvernement.  Goncini  servait  de  prétexte.  Il 
fut  accepté  par  les  grands  dès  qu’il  paya  leur  adhésion.  Par 
le  traité  de  Sainte-Menehould,  il  donne  k tous  de  l’argent, 
des  dignités.  Le  prince  de  Gondé  reçut  450000  livres  en  es- 
pèces; le  duc  de  Mayenne  300  000,  four  se  marier;  M.  de 
Longueville  100  000  livres  de  pension,  etc.  L’épargne  que 
Henri  IV  avait  laissée  dans  les  caves  de  la  Bastille  fut  enta- 
mée. De  3 millions,  le  chiffre  des  pensions  s’éleva  à près  de  6. 
Mais  la  cour  ne  paya  pas  cette  année  les  rentiers  de  l’hôtel  de 
ville  (1614). 


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LOUIS  Xin  ET  RICHELIEU.  285 

Pour  colorer  leur  rébellion  et  déguiser  leur  cupidité,  les 
grands  avaient  demandé  la  convocation  des  états  généraux. 
L’assemblée  se  réunit  cinq  mois  après  la  paix  de  Sainte- 
Menehould  (27  mai  1614).  Le  tiers  état  fut  remarquable 
par  son  intelligence  des  besoins  du  pays,  et  trouva  dans 
Robert  Miron  un  éloquent  interprète.  Unissant  le  patrio- 
tisme au  bon  sens  et  à l’amour  de  l’ordre,  le  tiers  deman- 
dait que  l’inviolabilité  de  la  personne  royale  et  l’indépendance 
de  la  couronne  vis-à-vis  du  saint-siège  fussent  proclamées,  et  > 
réclamait  en  même  temps  la  publicité  des  affaires  de  finances, 
l’abolition  des  pensions  que  le  trésor  payait  aux  deux  autres 
ordres,  une  plus  juste  répartition  des  charges  publiques  entre 
les  citoyens,  l’extension  de  la  taille  aux  ordres  privilégiés,  etc. 
Ou  rejeta  la  première  proposition  comme  téméraire,  la  se- 
conde « parce  que  les  finances  sont  le  nerf  de  l’État,  et  que 
les  nerfs  sont  cachés  sous  la  peau...;  » les  autres  comme  au- 
tant d’attentats  contre  la  noblesse  et  le  clergé.  En  vain  Robert 
Miron  présenta  au  roi  le  tableau  des  misères  publiques  et 
les  moyens  d’y  remédier.  « Si  Votre  Majesté  n’y  pourvoit, 
dit-il,  il  est  à craindre  que  le  désespoir  ne  fasse  connaître  au 
peuple  que  le  soldat  n’est  autre  chose  qu’un  paysan  portant 
les  armes,  et  que,  quand  le  vigneron  aura  pris  l’arquebuse, 
d’enclume  il  ne  devienne  marteau.  » Mais  la  noblesse  montra 
les  dispositions  les  plus  hautaines  ; de  vives  et  tristes  alterca- 
tions eurent  lieu  entre  les  ordres.  La  cour  profita  de  ces  riva- 
valités  pour  ne  rien  accorder,  et,  après  avoir  fatigué  les  députés 
par  des  lenteurs  calculées,  on  prétendit  avoir  besoin  de  la 
salle  des  séances  pour  donner  un  ballet,  et  on  ferma  leur  lieu 
de  réunion  (24  mars  1615).  Les  députés,  du  reste,  avaient 
plutôt  l’instinct  que  le  sentiment  de  leur  rôle.  Aucune  protes- 
tation ne  s’éleva.  Ce  furent  les  derniers  états  généraux  avant 
ceux  de  1789. 

Le  prince  de  Condé  s’était  trop  bien  trouvé  de  sa  pre- 
mière révolte  pour  ne  pas  en  tenter  une  seconde  (1615).  U 
réussit  à obtenir,  par  le  traité  de  Loudun,  pour  lui-même, 

I 500  000  livres,  pour  ses  amis  à proportion  (1616).  Toute  la 
cour  se  pressait  autour  de  lui  ; il  sembla  un  instant  le  vérita- 
ble roi  de  France.  Goncini,  poussé  à bout  et  conseillé  depuis 


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286 


CHAPITRE  XVII.. 


quelque  temps  par  Richelieu,  alors  évêque  de  Luçon  et  au- 
mônier de  la  reine,  eut  enfin  le  courage  de  faire  mettre  le 
prince  à la  Bastille.  Cette  mesure  provoqua  de  la  part  des 
grands  une  révolte  ; il  leur  opposa  trois  armées  ; mais  le  roi 
se  mit  du  côté  des  mécontents,  et  conspira  avec  son  favori, 
Albert  de  Luynes,  contre  le  favori  de  sa  mère. 

Ce  nouveau  venu,  déjà  âgé  de  38  ans,  était  fils  d’un  officier 
de  fortune  ; il  avait  acquis  par  son  habileté  à dresser  des  pies- 
grièches  les  bonnes  grâces  du  prince  qui  le  prit  pour  confi- 
dent ; de  Luynes  représenta  au  roi  qu’il  était  en  âge  de  régner, 
et  qu’il  était  honteux,  à 1 5 ans,  de  se  laisser  mener  comme  un 
enfant.  Louis  fit  appeler  le  capitaine  des  gardes,  Vitry,  et  lui 
donna  l’ordre  d’arrêter  le  maréchal  d’Ancre,  en  recomman- 
dant de  le  tuer  s’il  résistait.  Vitry  s’empressa  d’obéir,  et, 
comme  Concini  tirait  son  épée  pour  la  rendre,  il  le  renversa 
mort  d’un  coup  de  pistolet.  Le  corps  du  malheureux  servit  de 
jouet  à une  populace  furieuse.  Sa  femme,  Léonora  Galigaï, 
fut  accusée  de  sorcellerie.  On  lui  demandait  par  quels  sortilè- 
ges elle  avait  acquis  tant  d’empire  sur  la  reine  mère.  « Par 
l’ascendant,  répondit-elle,  qu’un  esprit  supérieur  a sur  une 
âme  faible  !»  On  ne  la  condamna  pas  moins  à être  brûlée 
vive  (1617). 

Louis  Xin  croyait  sortir  de  tutelle  ; mais  de  Luynes  rem- 
plaça Concini.  Marie  de  Médicis,  avec  l’aide  des  seigneurs 
que  naguère  elle  combattait,  essaya  de  le  renverser,  et  se 
trouva  heureuse,  après  une  courte  guerre,  d’obtenir  le  gou- 
vernement d’Angers  (1619).  Une  seconde  tentative,  faite  l’an- 
née suivante,  ne  réussit  pas  mieux.  Richelieu,  son  premier 
aumônier,  obtint  cependant  la  confirmation  du  précédent 
traité  (1620). 

Les  protestants  étaient  restés  en  dehors  de  toutes  ces  intri- 
gues, grâce  aux  conseils  patriotiques  de  Duplessis-Mornay  et 
à la  prudence  de  Sully.  Mais,  à côté  de  ces  illustres  chefs, 
s’élevait  l’influence  rivîde  d’un  jeune  homme  aussi  brave  qu’é- 
loquent et  actif,  le  duc  de  Rohan.  Le  rétablissement  de  la 
religion  catholique  en  Béarn,  et  surtout  l'injonction  faite  aux 
réformés  béarnais  de  rendre  les  biens  ecclésiastiques  dont  ils 
s’étaient  emparés,  excitèrent  l’indignation  du  parti  huguenot. 


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LOUIS  XIU  ET  RICHELIEU. 


287 


La  voix  de  Sully  et  de  Moraay  fut  méconnue,  et,  dans  l’as- 
semblée de  la  Rochelle,  on  décréta  une  prise  d’armes  géné- 
rale. Les  protestants  songeaient  à fonder,  dans  les  marais  de 
l’Aunis,  une  Hollande  française,  dont  la  Rochelle  serait  l’Ams- 
terdam. Leurs  806  églises  formaient  16  provinces.  Sur  le 
refus  du  duc  de  Bouillon,  Rohan  obtint  le  commandement 
suprême. 

De  Luynes,  qui  s’était  créé  connétable,  vint  mettre  le  siège 
devant  Montauban  ; mais  il  échoua  et  fut  enlevé  par  une 
fièvre  maligne  (1621).  Le  roi  réussit  l’année  suivante  à chas- 
ser Soubise  de  l’ile  de  Ré  et  à prendre  Sainte-Foi.  Les  pro- 
testants demandèrent  la  paix.  Le  traité  de  Montpellier,  con- 
firmatif de  l’édit  de  Nantes,  leur  accorda  pour  villes  de  sûreté 
la  Rochelle  et  Montauban , mais  leur  interdit  de  tenir  aucune 
réunion  politique  sans  l’autorisation  du  roi  (1622). 

Rlekellen  abaisse  les  protestants  et  la  haute  noblesse 
' (a«t4-t04*). 

Marie  de  Médicis  avait  repris  son  ancienne  influence  : elle 
lit  entrer  dans  le  ministère  son  conseiller  habituel,  l’évêque 
de  Luçon,  pour  qui  elle  avait  obtenu,  en  1622,  le  chapeau  de 
cardinal.  Dès  qu’il  parut  au  conseil,  il  efiFaça  tous  ses  collè- 
gues. Sa  volonté  ne  connaissait  pas  plus  d’obstacles  que  son 
esprit  ne  connaissait  de  limites.  Avide  de  pouvoir,  mais  pour 
accomplir  de  grandes  choses,  il  prit  immédiatement  sur  le  roi 
im  ascendant  extraordinaire.  Louis  XIII  avait  assez  d’intelli- 
gence pour  concevoir  la  politique  la  plus  haute,  assez  de  vertu 
pour  aimer  le  bien,  et  trop  de  paresse  pour  le  réaliser.  Il 
laissa  faire  Richelieu,  et,  sauf  quelques  instants  de  défaillance, 
le  soutint,  pendant  1 8 années,  contre  la  haine  des  courtisans. 

Le  plan  de  Richelieu  était  grand  et  simple  : à l’intérieur, 
abaisser  la  haute  noblesse  et  imposer  à tous  la  loi  du  roi  ; ré- 
duire les  protestants  à n’être  plus  qu’une  communion  religieuse 
dissidente;  au  dehors,  renverser  la  prépondérance  de  la  mai- 
son d’Autriche,  voilà  le  triple  but  qu’il  poursuivit  durant  son 
glorieux  ministère. 

Au  commencement,  Richelieu  s’avança  trop.  Il  voulait  eié- 


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286 


CHAPITRE  XVII. 


cuter  à la  fois  tous  ses  projets.  H attaqua  et  les  Espagnols  et 
les  protestants.  LaValteline  est  une  petite  vallée  qui  établissait 
la  communication  entre  le  Milanais,  domaine  de  la  branche 
espagnole,  et  le  Tyrol,  possession  de  la  branche  allemande  de 
la  maison  d’Autriche.  Les  habitants,  sujets  de  la  république 
protestante  des  Grisons,  mais  catholiques,  s’étaient  révoltés  à 
l’instigation  de  la  cour  de  Madrid,  qui  fit  bâtir  chez  eux 
plusieurs  forts,  afin  de  les  protéger,  disait-on,  contre  les 
hérétiques.  Les  Grisons  réclamèrent,  et  le  pape  fut  choisi 
pour  médiateur.  Il  hésita  longtemps  et  allait  donner  raison 
aux  Espagnols,  quand  Richelieu  arriva  aux  affaires.  Il  écrivit 
aussitôt  à l’ambassadeur  français  à Rome  : « Le  roi  a changé 
de  ministère,  et  le  ministère  de  maxime;  on  enverra  une  ar- 
mée dans  la  Valteline,  qui  rendra  le  pape  moins  incertain  et 
les  Espagnols  plus  traitables.  » En  effet,  le  marquis  de  Cœu- 
vres  arriva  avec  8000  hommes  et  restitua  la  Valteline  aux  Gri- 
sons (1624). 

En  même  temps,  Richelieu,  croyant  avoir  enlevé  aux  pro- 
testants l’appui  de  l’Angleterre,  par  le  mariage  de  Henriette 
de  France  avec  Charles  I*"",  dirigea  contre  eux  une  attaque  vi- 
goureuse : la  flotte  rocheloise  fut  détruite.  Mais  le  cardinal  se 
vit  arrêté,  au  milieu  de  ses  succès,  par  un  complot  qui  n’allait 
à rien  moins  qu’à  l’assassinat  du  ministre,  peut-être  même  à 
la  déposition  du  roi.  Entraîné  par  quelques  courtisans,  Gas- 
ton, l’héritier  présomptif  de  la  couronne,  refusait  d’épouser 
Mlle  de  Montpensier  : les  ennemis  de  Richelieu  auraient  mieux 
aimé  que  le  prince  se  créât  hors  de  France  une  puissante  al- 
liance. L’emprisonnement  du  maréchal  d’Omano  n’effraya  pas 
plus  le  comte  de  Ghalais  que  les  avertissements  du  cardinal 
ne  l’arrêtèrent.  Richeheu  alors  accorde  la  paix  aux  huguenots 
et  signe  avec  l’Espagne  le  traité  de  Monçon  (1626),  pour  ne 
laisser  aucun  point  d’appui  aux  intrigues,  puis  fait  arrêter 
Ghalais  ; une  commission  le  condamne,  et  il  a la  tête  tranchée 
(1626).  G’était  donner  aux  grands  une  terrible  leçon.  Ils  en 
reçurent  ime  seconde  : deux  gentilshommes  de  la  plus  haute 
naissance,  Bouteville-Montmoréncy  et  le  marquis  de  Beuvront 
montèrent  sur  l’échafaud  pour  avoir  enfreint  l’édit  contre  les 
duels,  c G’ est  chose  inique,  disait  Richeheu  au  roi,  que  de 


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LOUIS  XllI  ET  RICHELIEU.  289 

vouloir  donner  exemple  par  la  punition  des  petits,  qui  sont 
arbres  qui  ne  portent  point  d’ombre  ; et  ainsi  qu’il  faut  bien 
traiter  les  grands  faisant  bien,  c’est  eux  aussi  qu’il  faut  plu- 
tôt tenir  en  discipline.  » Mais  si  le  cardinal  avait  le  droit  de 
punir  les  coupables,  il  faut  regretter  qu’il  en  ait  usé  avec  tant 
de  rigueur,  surtout  qu’il  ait  quelquefois,  comme  Louis  XI, 
donné  â la  justice  l’apparence  de  la  vengeance  et  fait  de  l’é- 
chafaud un  moyen  de  gouvernement  (16-27). 

Richelieu  avait  par  ces  mesures  recouvré  sa  liberté  d’ac- 
tion, il  en  profita  pour  préparer  une  attaque  décisive  contre 
les  réformés.  II  réorganise  l’armée,  la  marine  et  les  finances  ; 
il  supprime  la  charge  de  connétable  après  la  mort  de  Lesdi- 
guières,  achète  un  million  celle  de  grand  amiral  à Montmo- 
rency, et  fait  prendre  par  une  assemblée  des  notables  des 
mesures  vigoureuses  contre  les  traitants  ou  fermiers  de  l’É- 
tat qui  n’avaient  pas  rendu  de  comptes  depuis  cinq  ans.  En 
même  temps,  il  s’allie  avec  les  Hollandais  qui  lui  prêtent 
des  vaisseaux  contre  Gênes  et  il  les  emploie  contre  la  Ro- 
chelle. 

Charles  I"  ne  pouvait  laisser  succomber  cette  ville  sans 
tenter  quelque  chose  pour  elle.  Il  envoie  son  favori  Bucking- 
ham avec  une  flotte.  Les  Anglais  débarquent  dans  l’ile  de 
Ré  ; mais  ils  sont  repoussés  par  Toiras  et  Schomberg.  L’armée 
royale  investit  la  Rochelle  par  terre.  Pour  isoler  la  ville  de 
la  mer  et  arrêter  les  secours  anglais,  Richelieu  fait  construire 
une  digue  immense  et  la  garnit  de  canons.  Par  sa  vigilance 
et  sa  fermeté  il  rend  inutile  la  mauvaise  volonté  des  géné- 
raux et  des  grands  ; « Nous  serons  assez  fous,  s’écriait  Bas- 
sompierre,  pour  prendre  la  Rochelle.  » 

La  défense  fut  héroïque  ; mais  la  flotte  anglaise,  qui  se 
présenta  deux  fois  devant  la  digue , ou  n’osa,  ou  ne  put  la 
percer.  La  Rochelle  capitula  (1628)  : de  30000  habitants,  il 
en  restait  5000. 

Le  duc  'de  Rohan,  qui  luttait  péniblement  dans  le  Lan- 
guedoc contre  des  forces  trop  supérieures,  dut  poser  les 
armes.  La  paix  d’Alais  ou  édit  de  grâce  laissa  aux  protes- 
tants les  garanties  civiles  et  la  liberté  religieuse , que  leur 
avait  données  l’édit  de  Nantes  ; mais  leurs  places  de  sûreté 

TEMPS  MODERNES.  17 


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CHAPITRE  XVII. 


290 

furent  démantelées.  Ils  cessèrent  de  former  \m  État  dans 
l’État  (1629). 

L’unité  politique  de  la  France  était  rétablie,  la  trace  des 
guerres  religieuses  effacée.  Les  ennemis  de  Richelieu  n’en 
furent  que  plus  acharnés  à le  perdre.  Marie  de  Médicis  s’é- 
tonnait de  trouver  dans  son  ancien  amnônier  im  homme 
d’État  sérieux,  et  non  un  instrument  servile.  Elle  fut  sur 
le  point  d’arracher  au  roi  malade  un  ordre  d’exil.  Le  car- 
dinal allait  s’éloigner,  quand  La  Valette  et  Saint-Simon, 
le  père  du  célèbre  écrivain , lui  remontrèrent  que  tout  n’é- 
tait pas  encore  perdu.  Il  vit  le  roi  : quelques  heures  de 
conversation  lui  suffirent  pour  reprendre  tout  son  ascen- 
dant. Marie  de  Médicis,  qui  recevait  déjà  les  compliments 
de  la  cour,  fut  désabusée  par  le  désert  qui  se  fit  autour 
d’elle.  C’est  ce  qu’on  appela  la.  journée  des  Dupes  (1630). 
Elle  fit  aussi  des  victimes.  Les  deux  Marillac,  l’un  garde 
des  sceaux,  l’autre  maréchal  de  France,  s’étaient  décla- 
rés pour  la  reine  mère.  Le  dernier , accusé  de  concus- 
sions , fut  jugé  par  une  commission  extraordinaire,  dans  le 
palais  même  de  Richelieu,  à Ruel,  condamné  et  exécuté. 
Son  frère  mourut  dans  une  forteresse.  Quant  à Marie  de 
Médicis,  on  lui  donna  pour  prison  le  château  de  Compïè- 
gne : elle  s’échappa  six  mois  après  et  se  retira  à Bruxel- 
les (1631). 

Gaston  avait  quitté  la  cour,  trouvé  asile  chez  le  duc  de 
Lorraine,  et  pris  pour  femme  la  sœur  de  ce  prince  étranger. 
' Forcé  de  se  réfugier  en  Belgique,  il  parvint  à gagner  le  duc 
de  Montmorency,  gouverneur  du  Languedoc , et  rassembla 
quel(jues  milliers  d’aventuriers.  Mais  il  ne  trouva  sur  son 
passage  aucun  appui.  Les  villes  lui  fermèrent  leurs  portes. 
Il  rejoignit  pourtant  Montmorency  en  Languedoc , et  se 
trouva  alors  à 4 tête  d’une  petite  armée.  Quand  les  troupes 
royales  parurent,  Montmorency  attaqua  tête  baissée,  et  fut 
pris  après  une  résistance  héroïque.  Gaston  ne.  tenta  rien 
pour  le  d élivrer.  Le  dernier  rejeton  de  la  branche  aînée 
des  Mo  ntmorency , contemporaine  des  premiers  Capétiens, 
mourut  sur  l’échafaud  (1632).  Le  duc  de  Lorraine  paya  les 
frais  de  la  guerre.  Louis  XIII  occupa  militairement  son 


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LOUIS  XIII  ET  RICHELIEU. 


291 


duché,  qui  resta  jusqu’à  la  fin  du  siècle  aux  mains  de  la 
France  (1633). 

Cette  exécution  jeta  la  terreur  parmi  les  grands,  sans  em- 
pêcher de  nouvelles  conspirations.  En  dépit  de  sa  lâcheté, 
(jaston  trouva  encore  des  complices  ; mais  son  favori,  Puy- 
laurens,  fut  mis  à la  Bastille  et  y mourut  (1635).  Trois  ans 
après,  la  naissance  d’un  dauphin,  qui  fut  Louis  XIV , enleva 
à Gaston  le  titre  et  le  rang  d^héritier  du  trône  (1638).  Une 
humiliation  infligée  au  duc  d’Épemon,  le  plus  fier  des  grands 
seigneurs,  la  condamnation  à mort  du  duc  de  La  Valette 
pour  une  faute  militaire,  montrèrent  à tous  que  des  temps 
nouveaux  étaient  venus,  ceux  de  l’obéissance  militaire.  Pour- 
tant le  comte  de  Soissons,  de  la  maison  de  Condé , tenta  en- 
core de  renverser  le  terrible  cardinal  ; vainqueur  à la  Marfée, 
il  fut  tué  dans  le  combat  (1641). 

Richelieu  eut  à lutter  jusqu’à  la  fin  de  sa  vie.  Le  jeune 
Cinq-Mars,  qu’il  avait  placé  auprès  du  roi,  complota  sa  perte. 
Louis  XIII  lui-même  entra  dans  la  conjuration.  Mais  Cinq- 
Mars  se  perdit  en  signant  un  traité  d’alliance  avec  le  comte 
Olivarès,  ministre  dirigeant  d’Espagne.  Cette  intrigue  finit 
comme  toutes  les  autres,  par  des  supplices  : Cinq-Mars  eut  la 
tête  tranchée,  ainsi  que  son  ami  de  Thou  (1642),  et  le  duc  de 
Bouillon,  son  complice,  fut  contraint  de  cWer  au  roi  ses  deux 
places  fortes  de  Sedan  et  de  Raucourt. 

Dès  l’année  1626,  Richelieu  avait  ordonné  la  démolition 
des  forteresses  féodales  qui  ne  pouvaient  servir  à la  défense 
des  frontières.  Il  avait  aussi  aboli  les  grandes  charges  mili- 
taires de  connétable  et  de  grand  amiral,  lesquelles  donnaient 
trop  de  pouvoir  à ceux  qui  en  étaient  revêtus;  enfin  pohr  être 
partout  le  maître , il  avait  imposé'  au  parlement  le  silence 
sur  les  affaires  publiques  et  évité  de  réunir  les  Etats  gé- 
néraux. 

Ainsi  Richelieu  avait  fait  tout  plier  sous  son  autorité! 
Mais  ici  d’un  péril  on  était  tombé  dans  un  autre  : de  la  licence 
aristocratique  on  arrivait  à l’arbitraire  du  despotisme  royal, 
qui,  se  regardant  comme  au-dessus  de  toute  loi,  se  mettait 
quelquefois  au-dessus  de  la  justice  et  disposait  à son  gré  de 
la  fortune,  de  la  liberté  et  de  la  vie  des  citoyens.  On  vit  sous 


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292 


CHAPITRE  XVII. 


Richelieu,  non-seulement  des  confiscations  et  des  emprison- 
nements arbitraires,  mais  des  condamnations  capitales  pro- 
noncées par  lettres  patentes  adressées  au  parlement. 

Le  ministère  du  cardinal  de  Richelieu  n’a  pas  eu  pour 
seuls  résultats , à l’intérieur  du  royaume , la  ruine  des 
protestants  comme  parti  politique,  et  l’assujettissement  des 
grands  ; d’importantes  réformes  furent  auss-i  accomplies  ou 
préparées. 

Richelieu  ne  porta  pas,  dans  la  gestion  des  finances,  la  pa- 
tiente application  et  l’économie  sévère  d’un  bon  administra- 
teur qui  n’a  que  son  budget  à régler.  Les  nécessités  de  la 
guerre  élevèrent  les  dépenses  si  haut,  qu’il  employa,  pour  y 
faire  face,  les  moyens  non  pas  les  meilleurs , mais  les  plus 
prompts  et  les  plus  énergiques  , tels  que  la  création  de  nou- 
veaux offices,  l’accroissement  des  impôts,  et  des  emprunts 
souvent  répétés,  à des  taux  onéreux.  A sa  mort,  sur  80  mil- 
lions que  le  pays  donnait,  le  trésor  n’en  recevait  pas  33  , et 
la  dépense  étant  de  89,  le  déficit  s’élevait  à 56  ; le  revenu  de 
trois  années  était  mangé  d’avance.  Cependant,  l’esprit  d’ordre 
dont  il  était  animé  lui  fit  trouver  un  premier  remède,  qui 
devait  aider  plus  tard  à sortir  du  chaos  où  l’organisation 
financière  du  royaume  était  encore,  même  après  Sully.  Ce 
fut  la  création  des  intendants  (1635).  Ces  nouveaux  magis- 
trats, hommes  obscurs  et  révocables  à la  volonté  du  ministre, 
avaient  à la  fois  autorité  sur  la  justice,  sur  la  police  et  sur 
les  finances.  Agents  dociles  du  gouvernement,  ils  furent  char- 
gés d’arrêter  les  empiétements  des  parlements  sur  l’adminis- 
tration provinciale,  et  de  contre  - balancer  l’autorité  trop 
grande  des  gouverneurs,  qui,  étant  tous  de  haute  noblesse,  s’é- 
talent rendus  à peu  près  indépendalits  dans  leurs  provinces, 
et  les  regardaient  comme  un  patrimoine  qui  devait  passer  à 
leurs  enfants  ; et,  en  effet,  par  la  faiblesse  des  princes,  ils 
avaient  rendu  ces  charges  à peu  près  héréditaires  dans  leurs 
familles.  Richelieu  réussit  à les  dominer  à l’aide  des  inten- 
dants qui  exercèrent  au  nom  de  la  royauté , une  surveillance 
active  sur  toutes  les  parties  du  royaume,  concentrèrent  peu  à 
peu  entre  leurs  mains  tous  les  pouvoirs  civils  de  la  province,  et 
finirent,  sous  Louis  XIV,  par  ne  laisser  au  gouverneur  que 


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LOUIS  XIII  ET  RICHELIEU.  293 

l'autorité  militaire  et  la  représentation.  La  monarchie  y ga- 
gna et  avec  elle  l’unité  nationale.  Depuis  la  création  d’une 
armée  permanente,  sous  Charles  VII,  aucune  mesure  n’avait 
frappé  plus  profondément  la  nouvelle  féodalité. 

Une  des  suites  du  siège  de  la  Rochelle  fut  un  premier  es- 
sai d’organisation  de  notre  marine.  Richelieu  désigna  le 
Havre , Rrest  et  Brouage  pour  servir  d’arsenaux.  De  nom- 
breux vaisseaux  furent  armés,  et  dans  la  guerre  de  Trente 
ans,  les  flottes  de  France  dominèrent  sur  l’Océan  et  la  Médi- 
terranée. 

« Jusqu’où  allait  la  Gaule,  disait  Richelieu,  jusque-là  doit 
aller  la  France.  » Mais  les  Espagnols,  maîtres  des  Pays-Bas, 
de  la  Franche-Comté  et  du  Roussillon,  enveloppaient  encore 
de  trois  côtés  la  France  amoindrie,  et  tenaient  l’Italie  par 
Naples  et  Milan.  Il  commença  par  eux.  On  l’a  vu,  dès  les 
premiers  jours  de  son  ministère,  chasser  les  Espagnols  de  la 
Valteline.  Quelques  années  plus  tard],  il  intervint  en  Italie, 
en  faveur  d’un  prince  français,  le  duc  de  Nevers,  qui  venait 
d’hériter  du  Mantouan  et  du  Montferrat  que  les  Espagnols  et 
le  duc  de  Savoie  lui  disputaient.  Richelieu  marcha  lui-même 
vers  les  Alpes  avec  une  armée  de  36  000  hommes,  et 
Louis  XIII  força  le  pas  de  Suze.  Le  duc  de  Savoie  se  hâta 
de  signer  le  traité  de  Suze,  qui  fit  rentrer  les  Espagnols  dans 
le  Milanais.  Mais  l'année  n’était  pas  écoulée  que  le  cardinal 
était  forcé  de  revenir  sur  les  Alpes  avec  40000  hommes.  Les 
Impériaux  victorieux  en  Allemagne  étaient  entrés  chez  les 
Grisons,  les  Espagnols  dans  le  Montferrat  et  le  duc  de  Savoie 
négociait  avec  tout  le  monde.  La  Savoie  fut  conquise,  Pigne- 
rol  pris  (mars  1629).  La  paix  de  Gherasco,  dont  Mazarin 
fut  le  négociateur , rétablit  le  duc  de  Mantoue  dans  ses  États, 
et  obligea  Victor -Amédée  à livrer  à Louis  XIII,  avec  Pigne- 
rol,  le  libre  passage  des  Alpes  (avril  1631). 

Ainsi,  en  1631,  Richelieu  avait  séparé  en  Italie  les  do- 
maines des  deux  branches  de  la  maison  d’Autriche  qui  fai- 
saient effort  pour  se  rejoindre , et  rouvert  la  Péninsule  à la 
France,  mais  sans  l’y  engager.  Il  fit  bientôt  à ces  ennemis 
séparés  une  rude  guerre.  C’est  la  période  française  de  la 
guerre  de  Trente  ans  que  nous  racontons  plus  loin.  Elle  com- 


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294 


CHAPITRE  XVII. 


uïença  en  1635.  Richelieu  conduisit  les  opérations  avec  un 
tel  succès,  que  lorsqu’il  mourut,  le  1*'  décembre  1642,  h 
l’âge  de  cinquante-sept  ans , il  laissa  le  royaume  agrandi  de 
quatre  provinces  : Lorraine,  Alsace,  Artois  et  Roussillon  ; la 
Catalogne  et  le  Portugal  soulevés  contre  l’Espagne  ; les  Sué- 
dois et  nos  soldats  presque  aux  portes  de  Vienne. 

Il  avait  donc  tenu  la  promesse  qu’il  avait  faite  à Louis  XIII, 
en  entrant  au  ministère  : il  avait  relevé  le  nom  du  roi  au 
point  où  il  devait  être  parmi  les  nations  étrangères.  « On 
commençoit  à connoître,  dit  un  contemporain,  que  la  puis- 
sance du  roi  d’Espagne,  jusque-là  si  formidable  et  qui  devoit 
la  porter  à la  monarchie  universelle , n’étoit  pas  telle  qu’elle 
paroissoit,  et  que  la  France  avoit,  tout  au  contraire,  des  res- 
sources inépuisables  et  qu’on  ne  croyoit  point,  provenant  de 
l’union  de  toutes  ses  parties,  de  sa  grande  fertilité  et  du 
nombre  infini  de  soldats  qui  s’y  trouvent  toujours;  de  sorte 
qu’on  peut  dire  sans  exagération  que  la  France , bien  gou- 
vernée, peut  faire  de  plus  grandes  choses  que  tout  autre 
royaume  du  monde.  > 

Le  terrible  ministre  n’avait  pas  que  le  goût  du  pwuvoir  ; il 
avait  aussi  celui  des  lettres  et  des  arts  ; plusieurs  établisse- 
ments utiles  datent  de  son  ministère.  Il  institua  l’Académie 
française  en  1 635 , et  la  destina  à gouverner  la  langue  et  à 
régler  le  goût  ; il  agrandit  la  Sorbonne , la  Bibliothèque  et 
l’Imprimerie  royales  ; il  construisit  le  Palais  Cardinal  (Palais- 
Royal)  , le  collège  du  Plessis,  et  créa  le  Jardin  des  Plantes, 
aujourd’hui  le  Muséum  d’histoire  naturelle.  Il  montra  aux 
écrivains  une  déférence  à laquelle  ceux-ci  n’étaient  pas  habi- 
tués; il  pensionna  des  savants  et  des  poètes,  entre  autres 
Corneille  ; il  encouragea  le  peintre  Vouët,  et  il  rappela  de 
Rome  le  Poussin  ; enfin  il  vit  naître  le  grand  siècle  littéraire 
de  la  France,  comme  il  a commencé  le  grand  siècle  politique; 
car  le  Cid  est  de  l’année  1635,  et  le  Discours  de  la  Méthode 
de  1637,  Il  était  lui-même  un  écrivain  remarquable.  S’il  eut 
tort  de  vouloir  faire  des  tragédies  et  de  se  croire  l’égal  de  Cor- 
neille, il  composa  une  foule  d’ouvrages  théologiques  fort  esti- 
més de  son  temps  et  des  Mémoires,  un  Testament  politique, 
qui  le  sont  beaucoup  du  nôtre.  On  y trouve  souvent  de  l’em- 


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LOUIS  xm  ET  RICHELIEU. 


295 


phase  et  le  style  prétentieux  de  l’époque , mais  quelquefois 
aussi  une  énergie  toute  cornélienne. 

Louis  Xni  ne  changea  rien  k la  politique  du  cardinal,  et 
appela  au  conseil  celui  qui  pouvait  la  continuer,  Jules  Maza- 
rin,  l’ami  et  le  dépositaire  des  pensées  du  grand  ministre. 
Louis  ne  survécut  à Richelieu  que  six  mois  (14  mai  1643). 


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296 


CHAPITRE  XVllI. 


4 


CHAPITRE  XVIII. 

LA  GUERRE  DE  TRE!\TE  ANS. 

Les  pays  du  Nord  et  l’Allemagne  à l’époque  de  la  guerre  de  Trente 
ans.  — Guerre  de  Trente  ans  : Périodes  palatine  et  danoise  (1618- 
1626).  — Périodes  suédoise  et  française  (1630-1648). 


l.e«  paya  du  Kord  et  l’Allemagne  à l'époiiae  de  la  gnerre 
de  Trente  an*. 


Au  seizième  siècle  la  balance  politique  ne  changeait  pas  en- 
core dans  le  Nord,  quoique  à de  certains  signes  on  pût  déjà 
prévoir  que  la  Russie  allait  monter  et  la  Pologne  descendre. 
L’une,  en  effet,  se  rassemblait  peu  à peu  sous  la  main  des 
ducs  de  Moscou  et  sous  leur  autorité  absolue  ; l’autre,  à 
l’extinction  des  Jagellons,  en  1572,  devenait  un  royaume 
électif  ou  plutôt  une  république  aristocratique  et  turbulente 
qui  conférait  le  titre  de  roi  au  prince  étranger  dont  elle  con- 
cevait le  moins  d’ombrage.  C’est  ainsi  qu'en  1573  elle  avait 
élu  le  duc  d’Anjou,  qui  fut  notre  triste  Henri  III,  et  après  qu’il 
se  fût  sauvé  de  Varsovie,  Étienne  Battory,  prince  de  Transyl- 
vanie (1575);  enfin  en  1587,  Sigismond,  fils  du  roi  de  Suède 
Jean  III.  Sigismond,  privé  par  son  oncle  Charles  IX,  de  sa 
couronne  patrimoniale,  s’appuya  contre  lui  pour  la  ressaisir 
sur  l’Autriche  et  commença  en  1598,  entre  la  Pologne  et  la 
Suède,  une  guerre  qui  durait  encore  en  1629,  quand  Riche- 
lieu s’interposa  pour  la  faire  cesser.  Elle  eut  pour  principal 
théâtre  la  Livonie  et  la  Prusse,  et  la  Russie  y fut  mêlée.  La 
noblesse  polonaise  conservait  une  sève  militaire  qui  la  fit  pa- 
raître avec  honneur  dans  ces  longs  débats.  La  Russie,  au  con- 
traire, troublée  par  les  divisions  intestines  qui  l’affaiblirent, 
entre  l’extinction  de  la  descendance  mâle  de  Rurick  (1598)  et 


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• LA  GUERRE  DE  TRENTE  ANS. 


297 


l’avénement  des  Romanoff  (1613),  perdit  les  avantages  qu’elle 
devait  à Ivan  IV.  A la  paix  de  Stolbova  (1617),  elle  céda  à la 
Suède  la  Carélie  et  l’Ingrie,  c’est-à-dire  qu’elle  s’interdit  la 
Baltique;  à celle  de  Divilina,  en  1618,  elle  restitua  à la  Polo- 
gne Smolensk  et  Tchernigov,  ce  qui  la  refoulait  dans  ces  dé- 
serts d’où  elle  tentait  déjà  de  sortir.  A ce  moment  donc  où  la 
guerre  de  Trente  ans  éclatait  en  Allemagne,  Sigismond  avait 
glorieusement  défendu  sa  couronne  de  Pologne,  mais  il  n’avait 
pas  recouvré  celle' de  Suède  que  portait  depuis  1611  son  cou- 
sin, Gustave-Adolphe,  petit-fils  du  glorieux  fondateur  de  la 
maison  de  Wasa. 

Gustave  Wasa  avait  établi  en  Suède  l’autorité  à peu 
près  absolue  du  roi  et  la  réforme  luthérienne.  Celle-ci,  me- 
nacée par  son  fils  Jean  III,  parles  menées  du  roi  d’Espagne, 
Philippe  II,  et  par  les  attaques  du  roi  de  Pologne  Sigismond, 
s’enracina  dans  le  pays  et  y prit  ce  caractère  d’intolérance  fa- 
natique dont  elle  donne  maintenant  encore  des  preuves  si  dé- 
plorables. Un  autre  résultat  des  hostilités  entre  la  Suède  et  la 
Pologne  fut  que  celle-ci  ayant  été  secourue  par  l’Autriche, 
celle-là  se  trouva  naturellement  amenée  à prendre  les  armes 
contre  la  maison  de  Habsbourg,  quand  les  troupes  impériales 
arrivèrent  sur  les  bords  de  la  Baltique.  La  force  que  la 
royauté  a prise  en  Suède,  l’énergie  du  sentiment  luthérien 
dont  les  Suédois  sont  animés  nous  expliqueront,  avec  les 
talents  de  Gustave  et  les  fautes  de  ses  adversaires,  le  rôle 
brillant  que  la  Suède  jouera  bientôt  sur  le  continent  germa- 
nique. 

Le  Danemark  n’a  pas  ces  avantages.  En  1618,  son  roi, 
Charles  IV,  n’est  point  un  prince  remarquable,  et  le  gouver- 
nement est  faible  parce  qu’il  est  soumis  à une  sorte  d’oligar- 
chie formée  par  la  haute  noblesse.  En  outre,  si  la  marine 
danoise  est  respectable,  ses  troupes  de  terre  le  sont  peu,  parce 
que  ce  sont  encore  des  levées  féodales,  dont  les  seigneurs  bien 
^us  que  les  rois  disposent.  Quoiqu’il  possède  la  Norvège  et 
les  provinces  méridionales  de  la  Suède,  le  Danemark  ne  pa- 
raîtra pas  avec  honneur  dans  le  grand  conflit  qui  se  prépare. 

Quand  Gharles-Quint,  tombé  du  haut  de  ses  espérances, 
avait  résolu,  au  milieu  du  siècle  précédent,  d’abdiquer  ses 


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298 


CHAPITRE  XVIII. 


couronna,  il  avait  auparavant  promulgué  la  paixd’Augsbourg 
pour  mettre  un  terme  aux  guerres  de  religion  en  Allemagne 
(1555).  Cette  paix  ne  pouvait  être  qu’une  trêve;  car  les 
grandes  questions  n’y  avaient  pas  été  résolues.  La  lenteur  alle- 
mande fit  durer  cette  trêve  soixante-trois  ans. 

La  clause  d’où  une  guerre  nouvelle  devait  sortir  était  le 
^ réservât  ecclésiastique.  Elle  interdisait  aux  bénéficiers  ecclé- 
siastiques qui  passaient  dans  le  parti  protestant  d’y  porter  avec 
eux  les  grands  biens  dont  l’Église  leur  avait  donné  l’admini- 
stration temporaire.  Gela  était  juste;  mais  les  sécularisations, 
qui  faisaient  de  domaines  tenus  en  usufruit  une  propriété  hé- 
réditaire, avaient  valu,  parmi  les  grands,  plus  de  prosélytes  à 
Luther  que  ses  plus  vifs  traités  contre  la  cour  de  Rome.  Avant 
lui,  l’Église  catholique  possédait  en  biens-fonds  un  tiers  de 
l’Allemagne;  des  abbés,  des  évêques  y étaienf  princes.  Quelle 
tentation  n’éprouvaient-ils  pas  de  garder  pour  eux-mêmes  ces 
immenses  domaines  que  l’Église  leur  avait  confiés  pour  sub- 
venir aux  frais  du  culte  et  secourir  les  pauvres  ! Quelle  tenta- 
tion aussi  n’avaient  pas  les  princes  temporels  de  mettre  la 
main  sur  cette  riche  proie,  en  réduisantle  clergé  à la  pauvreté 
des  temps  apostoliques  ! 

Dans  le  nord  de  l’Allemagne,  les  protestants  envahirent 
ainsi  les  archevêchés  de  Magdebourg  et  de  Brême,  les  évê- 
chés de  Minden,  d’Halberstadt,  de  Verden,  de  Lubeck,  etc. 
Mais  dans  l’ouest  et  le  sud,  l’opposition  catholique  fut  plus 
forte.  En  1 582,  Gebhard  de  Truchsess,  archevêque  de  Cologne, 
et  comme  tel  un  des  sept  électeurs  de  l’Empire  et  duc  de 
Westphalie,  abjura  le  catholicisme,  se  maria,  et  prétendit 
conserver  l’électorat.  Le  pape  le  déclara  déchu,  et  institua  un 
nouvel  archevêque  qui  fut  mis  en  possession  de  Cologne  par 
im  corps  de  troupes  espagnoles.  Gebhard  avait  compté  sur  les 
protestants  ; mais  c’était  le  calvinisme  qu’il  avait  embrassé,  les 
luthériens  l’abandonnèrent  et  il  perdit  son  duché  (1584). 

Ici  les  réformés  étaient  battus;  ils  le  furent  encore  en  1589 
à Aix-la-Chapelle,  d’où  leurs  ministres  furent  chassés  ; à 
Strasbourg,  où  ils  essayèrent  inutilement  de  faire  arriver 
im  des  leurs  à l’évêché  (1592);  à Donauwerth  (1607),  d’où 
les  protestants  furent  expulsés,  et  qui  descendit  du  rang 


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LA  GUERRE  DE  TRENTE  ANS.  299 

de  ville  libre  à celai  de  simple  municipalité  du  duché  de 
Bavière. 

Ainsi  s’accomplissait  le  projet  de  restauration  catholique 
entrepris  en  Allemagne  par  le  saint-siège.  Les  protestants, 
effrayés  de  tous  les  coups  qui  les  frappaient,  songèrent  enfin 
k se  défendre  en  s’organisant.  Ils  conclurent  en  1608  V Union 
évangélique.  Leurs  adversaires  ne  voulurent  pas  rester  désar-  , 
mes  en  face  de  cette  menace,  et  formèrent  de  leur  côté,  l’année 
suivante,  la  Ligue  catholique,  sous  la  direction  du  duc  Maxi- 
milien de  Bavière. 

Ce  prince  avait  montré  de  bonne  heure  une  haine  implaca- 
ble et  farouche  contre  la  Réforme.  Dès  l’âge  de  seize  ans,  il  « 
écrivait  à sa  mère,  lors  du  meurtre  de  Henri  III  par  Jacques 
Clément  : « J'ai  appris  avec  un  plaisir  indicible  que  le  roi  de 
France  avait  été  assassiné.  J’attends  avec  impatience  la  con- 
firmation de  cette  nouvelle.»  Le  membre  le  plus  influent  de 
la  ligue,  après  lui,  était  l’archiduc  Ferdinand  de  Styrie,  plus 
tard  empereur,  qui  déclarait  aimer  mieux  mendier  son  pain 
que  de  tolérer  l’hérésie  dans  ses  États.  Il  avait  chassé  les 
pasteurs  protestants  ; il  fit  sauter  leurs  églises  avec  de  la  poudre 
et  brûler  en  une  seule  fois  10  000  bibles.  Puis,  sur  le  lieu  de 
l’exécution,  il  avait  posé  la  première  pierre  d’un  couvent  de 
capucins.  En  face  de  tels  hommes,  le  parti  protestant,  affaibli 
déjà  par  les  haines  religieuses  de  luthériens  à calvinistes  et  des 
luthériens  entre  eux,  n’avait  aucun  prince  remarquable. 
Les  chefs  donnaient  à l’Allemagne  le  spectacle  des  plus  scan- 
daleuses rivalités.  Le  duc  de  Neubourg  s’était  fait  catholique 
pour  acquérir  Clèves  et  Juliers,  après  l’ouverture  de  cette 
riche  succession  (1609);  l’électeur  de  Brandebourg  se  fit  cal- 
viniste pour  le  même  motif.  L’un  appela  les  Espagnols,  l’autre 
lès  Hollandais.  Henri  IV  allait  intervenir  quand  il  fut  assassiné. 

La  maison  d’Autriche  n’était  pas  en  état  de  profiter  de  ces 
divisions  de  l’Allemagne  et  de  celles  de  la  Réforme.  Ce  n’était 
même  pas,  on  vient  de  le  voir,  dans  ses  États  héréditaires  que 
le  catholicisme,  reprenant  l’offensive,  avait  placé  son  point 
d’appui,  mais  en  Bavière.  Depuis  la  mort  de  Ferdinand  I" 
(1564),  frère  de  Charles-Quint  et  son  successeur  dans  l’Em- 
pire, la  branche  allemande  de  cette  maison  avait  laissé  k la 


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CHAPITRE  XVllI. 


300 

branche  espagnole  le  grand  rôle  en  Europe.  Les  attaques  des 
Turcs,  la  turbulence  des  Hongrois  et  des  Bohémiens,  enfin  le 
partage  des  États  de  Ferdinand  entre  ses  fils,  avaient 
rejeté  celte  maison  dans  la  situation  d’où  Charles-Quint  l’avait 
fait  sortir.  La  couronne  impériale  lui  restait,  mais  elle  n’en 
tirait  pas  plus  de  force  qu’elle  ne  lui  en  prêtait.  Maximilien 
II  (1564-1576),  prince  éclairé  et  sage,  avait  été  fort  occupé 
par  les  Turcs,  les  Transylvains  et  les  affaires  de  Pologne,  où 
il  voulut  se  faire  nommer  roi  après  la  fuite  de  Henri  III  ; il  le 
fut  fort  peu  par  l’Allemagne  où  il  prêchait  pourtant  aux  réfor- 
més, sans  en  être  écouté,  la  tolérance  qu’il  pratiquait  lui- 
même.  Son  fils,  Rodolphe  II  (1576-1612),  fut  au  contraire 
faible,  incapable  et  superstitieux.  Il  passa  sa  vie  avec  des 
alchimistes  et  des  astronomes  qui  étaient  encore  des  astrolo- 
gues, quoique  parmi  eux  fût  Ticho-Bralié.  Pendant  qu’il  ob- 
servait les  astres  et  faisait  dresser  les  tables  Rodolphincs,  ses 
armées  étaient  battues  par  les  Turcs  et  il  perdait  ses  cou- 
ronnes. Son  frère  Mathias,  sous  prétexte  qu’il  mettait  en  péril 
la  fortune  de  leur  maison,  prit  les  armes  et  l’obligea, en  1608, 
à lui  céder  la  Hongrie,  l’ Au  triché  et  la  Moravie,  avec  le  titre 
de  roi  désigné  de  Bohême. 

Cette  querelle  domestique  rendit  les  protestants  plus  hardis 
dans  les  provinces  héréditaires.  Mathias  leur  accorda  en  Au- 
triche la  liberté  du  culte  et  Rodolphe  fut  contraint  par  un  sou- 
lèvement formidable  des  Bohémiens  de  signer  les  fameuses 
lettres  de  majesté  par  lesquelles  il  reconnaissait  l’existence 
légale  d’une  confession  signée  en  1575  par  les  Bohémiens, 
accordait  aux  protestants  le  droit  d’ouvrir  des  écoles,  de  bâtir 
des  églises,  et,  chose  plus  grave,  leur  permettait  de  se  donner 
des  chefs  permanents  chargés,  sous  le  nom  de  défenseurs  de 
la  foi,  de  veiller  à l’exécution  des  lettres  de  majesté  (Il  juillet 
1609).  En  1611,  Mathias  força  son  frère  de  résigner  entre 
ses  mains  la  couronne  de  Bohême.  Il  ne  restait  à Rodolphe 
que  celle  de  l’empire,  les  électeurs  allaient  la  lui  reprendre 
lorsqu’il  mourut. 

Mathias  ne  se  trouva  ni  plus  habile  ni  plus  fort.  On  fit 
contre  lui  ce  qu’il  avait  fait  contre  Rodolphe.  On  lui  imposa 
pour  coadjuteur  et  pour  héritier  cet  archiduc  Ferdinand  de 


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LA  GUERRE  DE  TRENTE  ANS. 


301 


Styrie,  dont  on  a vu  plus  haut  l’énergie.  La  tolérance  dont 
les  protestants  avaient  joui  un  moment,  dans  les  États  hérédi- 
taires, fut  remplacée  par  la  persécution.  Ils  furent  chassés  de 
leurs  emplois,  privés  de  leurs  églises,  et,  l’Autriche  délivrée 
de  l’hérésie,  Ferdinand  annonça  ouvertement  le  dessein  d’a- 
néantir les  libertés  religieuses  delà  Bohême. 


Onerre  de  Trente  ano  : Périodes  palatine  et  danoise 

(tSlS-lSSS). 

En  1618,  des  utraquisles  (ceux  qui  communient  sous  les 
deux  espèces),  ayant  voulu  bâtir  des  églises  pour  leur  culte, 
en  furent  empêchés.  Les  défenseurs,  ayant  à leur  tête  le  comte 
de  Thurn,  homme  impétueux  et  violent,  invoquèrent  les  lettres 
de  majesté.  Sur  une  réponse  dérisoire,  l’émeùte  éclata.  Ils  se 
rendirent  à l’hôtel  de  ville  de  Prague,  et,  « selon  un  vieil  usage 
de  Bohême,  » jetèrent  les  gouverneurs  par  les  fenêtres  (23 
mai  1618). 

/ Cet  événement  marque  le  commencement  de  la  guerre  mé- 
morable dite  de  Trente  ans,  qui  étendit  ses  ravages  du  Danube 
à l’Escaut,  des  rives  du  Pô  à celles  de  la  Baltique,  ruina  les 
villes,  dévasta  les  campagnes,  décimant  la  population,  et  ra- 
menant la  barbarie.  Préparée  par  une  foide  d’accidents, 
elle  commença  par  une  question  religieuse,  la  lutte  des  deux 
religions,  et  elle  finit  par  une  question  politique,  l’abaisse- 
ment de  la  maison  d’Autriche,  la  grandeur  de  la  maison  de 
i France. 

Les  Boliémiens,  après  la  défénestration  de  Prague,  organi- 
sent la  défense  et  élisent  pour  roi  l’électeur  palatin,  chef  de 
rUnion  évangélique,  gendre  du  roi  d’Angleterre,  neveu  du 
stathouder  de  Hollande  (1619).  Mais  Frédéric  V ne  songe 
qu’aux  fêtes,  tandis  que  Ferdinand  II,  devenu  empereur  par 
la  mort  de  Mathias  (1619),  déploie  la  plus  grande  activité  ; il 
traite  avec  le  roi  de  Pologne  qui  lui  envoie  des  secours,  avec 
l’électeur  de  tSaxe,  qui  n’en  donne  pas  aux  Bohémiens  ; il  ob- 
tient du  pape  des  subsides,  de  la  ligue  catholique  et  du  roi 
d’Espagne,  chef  de  sa  maison,  des  soldats.  Assiégé  dans  Vienne 
par  les  Bohémiens  du  comte  de  Thurn  et  les  Hongrois  de 


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302 


CHAPITRE  XVm. 


Bethlen  G-abor,  menacé  jusque  dans  son  cabinet  par  les  mem- 
bres des  États  d’Autriche  qui  veulent  le  forcer  à capituler,  il 
résiste  à toutes  les  obsessions,  et  sa  fermeté  donne  aux  secours 
de  la  ligue  le  temps  d’accourir.  Leur  arrivée  change  la  face 
des  choses  : les  bourgeois  s’arment,  la  confiance  renaît,  et  le 
comte  de  Thurn,  rappelé  en  Bohême  par  une  défaite  de  son 
collègue,  Ernest  de  Mansfeld,  lève  le  siège  de  Vienne. 

Une  ambassade  française  envoyée  par  de  Luynes  avait, 
dans  le  même  temps,  décidé  Gabor  à signer  une  trêve;  elle 
rendait  un  autre  service  à l’empereur  en  persuadant  aux 
princes  de  l’Union  évangélique  d’abandonner  l’électeur  pala- 
tin. Voilà  comment  de  Luynes  faisait  au  dehors  les  affaires 
de  la  France. 

L’empereur  peut  prendre  alors  l’offensive  contre  le  seul 
ennemi  qui  lui  reste.  Tandis  que  les  Espagnols  entrent  dans 
le  Palatinat  et  les  Saxons  dans  la  Lusace,  l’armée  de  la  Ligue 
triomphe  des  Bohémiens  à la  bataille  de  la  Montagne-Blan- 
che, près  de  Prague  (1620).  Réduite  à demander  grâce,  dé- 
pouillée de  ses  privilèges,  la  Bohême  assiste  avec  terreur  au 
supplice  des  chefs  de  l’insurrection  ; 27  sont  décapités,  29 
n’échappent  au  même  sort  que  par  la  fuite  ; 928  seigneurs 
sont  dépouillés  de  leurs  biens  ; 30  000  familles  sortent  du 
pays  où  la  Réforme  est  proscrite.  Deux  siècles'  après  la 
Bohême  se  ressentait  encore  de  cette  cruelle  restauration  du 
catholicisme. 

Cependant  le  malheureux  électeur,  mis  au  ban  de  l’empire 
(1621),  fuyait  jusqu’en  Hollande,  n’osant  défendre  même  son 
patrimoine  héréditaire,  où  les  Espagnols  de  Spinola  s’établi- 
rent. Ce  succès  ranime  l’ambition  des  cours  de  Vienne  et  de 
Madrid.  On  reprend  les  anciens  projets  de  Charles-Quint  et 
de  Philippe  II  ; on  rêve  la  réduction  de  la  Hollande,  celle  du 
protestantisme  ; bientôt  on  rêvera  jusqu’à  la  ruine  des  liber- 
tés allemandes. 

Mais  un  homme  qui  n’a  pour  lui  que  son  épée  relève  la 
cause  de  Frédéric  V.  Les  violences  commises  par  Ferdinand 
en  Bohême  donnent  au  comte  de  Mansfeld  une  armée.  Tant 
de  gens  se  trouvent  ruinés  que  la  guerre  leur  paraît  une  res- 
source. A la  tête  de  20000  aventuriers  qui  ont  pour  solde  le 


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LA  GUERRE  DE  TRENTE  ANS. 


303 


pillage,  Mansfeld  échappe  aux  poursuites  du  général  bavarois, 
Tilly,  à travers  la  Bohême  et  le  haut  Palatinat,  traverse  toute 
la  Franconie,  pénètre  dans  le  Palatinat  du  Rhin,  où  l’élec- 
teur accourt  le  rejoindre,  où  il  bat  les  Espagnols  et  Tilly  lui- 
même  à Mingelsheim  (1622).  Mais  les  Espagnols  et  Tilly  se 
réunissent,  tandis  que  Mansfeld  et  le  burgrave  de  Bade-Dour- 
lach  se  séparent.  Le  dernier  est  battu  à Wimpfen,  dans  la 
Hesse  ; Christian  de  Brunswick,  autre  aventurier  qui  pille  les 
églises,  et  avec  les  châsses  des  saints  fait  frapper  une  monnaie 
où  il  grave  ces  mots  pour  légende  : » Ami  de  Dieu,  ennemi 
des  prêtres,  » lève  20  000  hommes  dans  le  nord  de  l’Alle- 
magne ; il  veut  rejoindre  Mansfeld  ; l’armée  combinée  l’arrête 
et  le  bat  à Hochst  sur  le  Mein  ; le  Palatinat  est  de  nouveau 
perdu,  Mansfeld  s’ouvre  un  passage  jusqu’aux  frontières  de 
Champagne  qu’il  n’ose  franchir,  puis  jusqu’aux  Pays-Bas.  Il 
y rejoint  Brunswick,  qui  livre  aux  Espagnols  le  combat  san- 
glant de  Fleurus,  où  il  est  grièvement  blessé,  et  qui  se  fait 
couper  le  bras  à la  tête  de  son  armée,  au  son  des  tambours  et 
des  trompettes.  Aidés  par  les  Hollandais,  ils  forcent  les  Espa- 
gnols à lever  le  siège  de  Berg-op-Zoom.  Mansfeld  entre  alors 
dans  la  Westphalie,  qu’il  ravage,  et  dans  l’Ost-Frise,  où  il 
s’établit  si  fortement  que  Tilly  renonce  à l’y  forcer;  puis  il 
passe  en  France  et  en  Angleterre,  cherchant  partout  des  en- 
nemis à l’Autri^het  les  moyens  de  la  combattre. 

Cependant  la«ète  de  Ratisbonne  sancTionnait  la  spoliation 
de  Frédéric  V.le  haut  Palatinat,  entre  le  Danube  et  les 
montagnes  de  BAême,  était  transféré  avec  la  dignité  d’élec- 
teur à Maximiliel|de  ^vière,  et  les  troupes  espa^oles  res- 
taient en  possession  du  bas  Palatinat,  sur  le  Rhin  (1623). 
Christian  de  Brunswick,  qui  essaya  de  tenir  la  campagne,  fut 
encore  battu  à Stadt-Lœn,  dans  l’évêché  de  Munster,  et  rejeté 
en  Hollande. 

Grâce  aux  mésintelligences  des  princes  allemands  et  aux 
hésitations  des  électeurs  de  Saxe  et  de  Brandebourg,  la  Ré- 
forme était  en  péril.  Les  protestants,  qui  avaient  abandonné 
l’électeur  palatin,  commençaient  cependant  à comprendre  que 
sa  cause  était  la  leur  et  que  leur  ruine  pourrait  suivre  la 
sienne.  L’électeur  de  Brandebourg  ouvrit  des  négociations 


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304 


CHAPITRE  XVIII. 


avec  la  Suède  ; avant  qu’elles  eussent  abouti,  le  roi  de  Da- 
nemark entra  dans  l’Empire  pour  ne  pas  laisser  à Gustave- 
Adolphe  le  grand  rôle  de  protecteur  de  la  Réforme  allemande. 
La  Hollande,  l’Angleterre  lui  promettaient  l’appui  de  leurs 
flottes  et  des  subsides.  Richelieu  lui  envoyait  en  secret  quel- 
que argent.  Christian  IV,  appelé  par  les  États  de  la  basse 
Saxe,  franchit  l’Elbe  à Stade  (1625)  et  tint  pendant  une  pre- 
mière campagne  le  pays  entre  ce  fleuve  et  le  Weser  sans  que 
Tilly  osât  l’y  attaquer.  L’année  suivante  un  autre  ennemi  se 
leva  sur  ses  derrières. 

Un  noble  de  Bohême,  Waldstein,  perfectionnant  le  procédé 
imaginé  par  Mansfeld,  d’entretenir  une  armée  sans  solde, 
avait  équipé  au  nom  de  l’empereur  50  000  hommes.  Ferdi- 
nand n’avait  jusqu’alors  soutenu  la  guerre  qu’avec  les  troupes 
de  la  ligue  catholique  : Tilly  commandait  au  nom  du  duc  de 
Bavière  ; les  ordres  pour  les  opérations  militaires  émanaient 
de  la  cour  de  Munich,  et  la  conduite  des  affaires  était  subor- 
donnée aux  intérêts  de  Maximilien  et  de  ses  alliés,  non  aux 
vues  de  la  maison  d’Autriche.  Or,  la  guerre  commencée  pour 
des  intérêts  religieux  prenait  maintenant  un  caractère  politi- 
que. Ferdinand  II  semblait  n’avoir  d’abord  combattu  que 
l’hérésie;  il  songeait  à profiter  des  victoires  gagnées  au  nom 
de  la  religion  pour  reprendre  dans  l’empire  l’autorité  que 
Charles-Quint  avait  un  moment  saisie.  Wald|tein  lui  en  offrait 
le  moyen.  Tandis  qiin  Tilly  attaquait  les  D^^s  par  l’ouest  et 
détruisait  en  partie  l’armée  royale  à Lutter,  dans  le  duché  de 
Brunswick,  Waldstein  battit  Mansfeld  à Dessau,  près  du  con- 
fluent de  la  Mulde  et  de  l’Elbe,  le  poursuivit  à travers  la 
Silésie,  et  le  rejeta  en  Hongrie.  Reçu  froidement  par  Bethlen 
Gabor,  prince  de  Transylvanie,  qu’il  croyait  trouver  en  armes 
prêt  à se  joindre  à lui,  l’aventurier,  brisé  par  la  fatigue  etla 
maladie,  alla  mourir  dans  un  village  de  la  Bosnie,  mais  vou- 
lut mourir  debout  (1626).  Waldstein  revint  alors  contre  les 
Danois;  il  battit  le  margrave  de  Bade-Dourlach  à Hilligenha- 
gen,  en  Wagrie,  et  s’empara  de  presque  tout  le  Holstein  ; 
mais  il  attaqua  vainement  la  ville  hanséatique  de  Stralsund, 
dont  la  prise  lui  eût  livré  la  domination  de  la  Baltique.  Chris- 
tian profita  de  quelques  avantages  partiels  pour  conclure  la 


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LA  GUERRE  DE  TRENTE  ANS.  305 

paix  à Lubeck  et  conjurer  sa  ruine  par  l’abandon  de  ses  alliés 
(22  mai  1626). 

Jamais  la  puissance  impériale  n’avait  été  plus  menaçante. 
Waldstein,  investi  du  duché  de  Mecklenbourg  et  du  titre  d’a- 
miral de  la  Baltique,  occupait  le  nord  de  l’Allemagne  avec 
100  000  hommes,  et  faisait  exécuter  l’édit  de  restitution  par 
la  force.  C’est  le  6 mars  1629  que  Ferdinand  avait  promul- 
gué cet  acte  célèbre  par  lequel  tous  les  couvents  et  tous  les 
biens  ecclésiastiques  sécularisés  depuis  la  paix  d’Augsbourg, 
ou  appropriés  au  culte  protestant,  devaient  être  rendus  à leur 
destination  primitive.  Cet  acte  était  une  grande  faute  ; en  dé-  • 
voilant  trop  vite  les  secrets  desseins  de  la  maison  d’Autriche, 
il  devint  pour  elle  la  cause  de  longs  malheurs.  Les  catholi- 
ques, que  cette  mesure  avait  d’abord  comblés  de  joie,  ne  tar- 
dèrent pas,  en  effet,  à en  comprendre  la  portée,  lorsqu’ils 
virent  l’empereur  donner  à un  de  ses  fils  quatre  évêchés  à la 
fois,  et  livrer  aux  jésuites  une  grande  partie  des  biens  resti- 
tués, au  lieu  de  les  rendre  à leurs  anciens  possesseurs.  Walds- 
tein disait  tout  haut  « qu’il  ne  fallait  plus  d’électeurs  et  de 
princes,  et  que  tout  devait  être  soumis  à un  seul  roi,  comme 
en  France  et  en  Espagne.  » 

Mais  Richelieu  veille  sur  un  dessein  qui  l’alarme  pour  la 
France.  Déjà  il  a fait  échouer  en  Italie  les  prétentions  de  la 
maison  d’Espagne  sur  la  Valteline  et  sur  Mantoue  (voy. 
p.  293).  Lors  même  qu’on  croirait  toute  son  attention  absor- 
bée par  les  affaires  de  l’intérieur,  il  ne  cesse  d’agir  par  la 
diplomatie,  prodiguant  l’or  de  la  France,  en  attendant  qu’il 
puisse  tirer  l’épée.  A la  diète  de  Ratisbonne  (1630),  il  ob- 
tient, par  l’habileté  du  P.  Joseph,  son  émissaire,  le  renvoi 
de  Waldstein,  contre  lequel  s’élèvent  les  clameurs  de  l’Alle- 
magne entière,  et  n’en  fait  pas  moins  refuser  au  fils  de  l’em- 
pereur le  titre  de  roi  des  Romains,  qui  était  le  prix  tacite 
de  cette  destitution.  Il  fait  plus  encore.  Au  moment  où  Fer- 
dinand se  prive  de  son  meilleur  général,  et  réduit  son  armée 
à moins  de  40  000  hommes , le  roi  de  Suède,  appelé  par 
Richelieu,  débarque  en  Poméranie  (1630). 

Le  roi  de  Pologne  Sigismond,  fier  de  ses  succès  sur  les 
Russes  et  du  rôle  qu’il  avait  pris,  en  1619,  de  protecteur  de 


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CHAPITRE  XVni. 


la  maison  d’Autriche,  avait  recommencé  les  hostilités  contre 
son  jeune  parent,  qu’il  qualifiait  d’usurpateur.  Il  ne  connais- 
sait pas  la  force  de  celui  qui  allait  être  le  héros  de  la  guerre 
de  Trente  ans.  Gustave  prit  Riga  en  1621,  toute  la  Livonie  en 

1625,  et  une  partie  de  la  Prusse  l’année  suivante.  Mais  en 

1626,  Sigismond  obtint  que  Ferdinand  lui  rendît  l’assistance 
qu’il  avait  reçue  de  lui.  Les  troupes  autrichiennes  vinrent 
aider  les  Polonais,  et  Gustave  battu  (1629)  se  trouvait  dans 
une  position  difficile,  quand  Richelieu,  aidé  de  l’Angleterre 
et  du  Brandebourg,  lui  persuada  de  laisser  là  cette  guerre 
stérile.  Par  la  trêve  d’Altmark  qu’il  ménagea,  les  hostilités 
furent  suspendues  pendant  six  ans  ; la  Livonie  et  les  côtes  de 
la  Prusse  restaient  aux  Suédois  (sept.  1629). 

Gustave  était  libre  maintenant;  Richelieu  le  jette  sur  l’Al- 
lemagne, en  lui  accordant  un  subside  annuel  de  1 200  000  li- 
vres, et  en  lui  montrant,  pour  exciter  son  ardeur,  d’immenses 
dépouilles  à saisir,  ses  coreligionnaires  à venger,  et  un  grand 
rôle  à jouer  sur  un  théâtre  retentissant  (traité  de  Bent'ald, 
janvier  1631). 


Pérlodeü  «nédoise  et  franealse  (lttSO-ltl4S). 

Gustave-Adolphe  apparaît  dans  l’Empire  comme  un  foudre 
de  guerre  ; il  invente  une  tactique  nouvelle  qui  déconcerte 
ses  adversaires;  en  quelques  mois,  il  s’empare  de  toute  la 
Poméranie  (1630).  Les  électeurs  protestants  de  Brandebourg 
et  de  Saxe  voudraient  arracher  des  concessions  à Ferdinand  II, 
sans  les  devoir  à un  prince  étranger  : ils  refusent  d’ouvrir  à 
Gustave  leurs  États  et  leurs  forteresses  dont  il  a besoin  pour 
appuyer  ses  opérations  offensives  et  assurer  ses  communica- 
tions avec  la  Suède.  Magdebourg,  que  les  Impériaux  assiè- 
gent, est  perdue  par  ces  hésitations,  car  Gustave-Adolphe  ne 
peut  la  sauver,  et  Tilly  la  traite  avec  une  épouvantable  féro- 
cité (mai  1631).  Ce  grand  désastre  décide  e^n  les  électeurs; 
Gustave- Adolphe,  libre' de  courir  aux  Impériaux,  les  bat  k 
Breitenfeld,  près  de  Leipzig  (septembre).  Tandis  que  les 
Saxons  marchent  sur  Vienne  par  la  Bohême,  lui-même  sou- 
lève ou  soumet  les  provinces  de  l’ouest,  les  électorats  ecclé- 


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LA  GUERRE  DE  TRENTE  ANS. 


307 


siastiques,  la  Franconie  et  le  Palatinat.  Quand  il  a ainsi  séparé 
les  Espagnols  des  Impériaux,  il  se  retourne  contre  ceux-ci, 
pour  les  attaquer  au  cœur  même  de  leur  puissance.  Il  s’em- 
pare de  Donauwœrth,  qui  lui  ouvre  l’entrée  de  la  Bavière  ; il 
force  le  passage  do  Lech  dans  un  combat  d’artillerie  où  Tilly 
est  blessé  mortellement,  et  entre  dans  Munich  (avril  1632); 
le  duc  Maximilien,  caché  dans  ses  châteaux,  attend,  sans  es- 
pérance, le  sort  qu’il  a fait  subir  au  comte  palatin, 

Ferdinand  II,  menacé  de  voir  les  Suédois  et  les  Saxons  se 
réunir  sous  les  murs  de  Vienne,  se  soumet  à l’humiliation  de 
recourir  au  général  qu’il  a chassé  ; mais  il  ne  triomphe  des 
hésitations  calculées  de  Waldstein  qu’en  lui  cédant  un  com- 
mandement absolu.  Grâce  à sa  réputation,  qui  a grandi  encore 
dans  la  retraite,  le  célèbre  général  retrouve  bientôt  une  armée  : 
il  chasse  sans  peine  les  Saxons  de  la  Bohême,  et  marche  en- 
suite à Gustave-Adolphe  par  Egra,  où  le  duc  Maximilien  vient 
lui  amener  les  débris  de  son  armée.  Les  deux  adversaires, 
sur  qui  l’Europe  entière  a les  yeux,  se  rencontrent  enfin  à 
Nuremberg;  ils  restent  six  semaines  en  présence.  Waldstein 
se  lasse  le  premier  et  se  relire  sur  la  Saxe  ; Gustave  l’y  suit. 
A Lutzen  ils  en  viennent  aux  mains.  Dès  le  commencement  de 
l’action,  le  roi  est  frappé  à mort;  son  meilleur  élève,  le  duc 
Bernard  de  Saxe- Weimar,  achève  cependant  la  victoire  (no- 
vembre 1632). 

Les  divisions  qui  éclatent  entre  les  protestants  et  les  Sué- 
dois la  rendent  inutile  ; les  Impériaux  reprennent  partout 
l’offensive,  et  Ferdinand  II  croit  n’avoir  plus  besoin  du  géné- 
ral auquel  il  doit  son  trône,  mais  dont  il  redoute  l’ambition  : 
Waldstein  est  assassiné  à Egra  au  moment  où  son  astrologue 
lui  promettait  la  couronne  de  Bohême  (fév.  1634).  Ses  suc- 
cesseurs, Piccolomini,  Galas,  Jeanne  Werth,  triomphent  avec 
son  armée  des  Suédois  et  de  Bernard,  à Nordlingen  (sept.). 
Ils  leur  tuent  12  000  hommes,  leur  en  prennent  6000  avec  le 
comte  de  Hom,  un  de  leurs  meilleurs  généraux,  et  les  rejet- 
tent partie  sur  le  Rhin,  partie  vers  la  Poméranie,  Les  princes 
allemands  renoncent  encore  une  fois  à la  lutte  ; le  traité  de 
Prague,  accepté  par  l’électeur  de  Saxe,  consacre  avec  quel- 
ques réserves  Védit  de  restitution  (mai  1635) . 


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308 


CHAPITRE  XVIII. 


Alors  *la  France  intervient  elle-même  dans  la  guerre  de 
Trente  ans.  « A d’autres  le  monde  ! » s’était  écrié  Gustave- 
Adolphe  en  tombant  à Lutzen.  Richelieu  ramasse  l’espérance 
et  la  fortune  du  jeune  héros.  Il  est  libre  maintenant  de  ses 
plus  grands  soucis  à l’intérieur,  il  peut  porter  son  attention  et 
ses  forces  au  dehors.  Il  substitue  hardiment,  dans  la  lutte 
contre  la  maison  d’Autriche,  au  Danemark  épuisé,  à la  Suède 
veuve  de  son  roi,  la  France  pleine  de  jeunesse  et  d’ardeur. 
Contre  l’Autriche  et  l’Espagne  plus  étroitement  unies,  il  noue 
d’abord  un  solide  faisceau  d’alliances.  Par  la  convention  de 
Paris  il  promet  l i 000  hommes  aux  confédérés  allemands  qui 
lui  remettent  l’Alsace  en  dépôt  (nov.  1634),  et  par  celle  de 
Saint-Germain  il  achète  Bernard  de  Saxe-Weimar  et  son  ar- 
mée (oct.  1635);  il  traite  à Compiègne  avec  le  chancelier  de 
Suède,  Oxenstiern,  autre  grand  ministre  (avril  1 635),  è Wesel, 
avec  le  landgrave  de  Hesse-Cassel,  qui  promet  des  troupes  en 
retour  d’un  subside  (oct.  1636)  ; à Paris,  avec  les  Hollandais, 
pour  le  partage  des  Pays-Bas  (février  1635);  à Rivoli,  avec 
les  Suisses,  et  les  ducs  de  Savoie , de  Mantoue  et  de  Parme 
(juillet). 

Ces  nombreux  traités  annoncent  l’extension  que  la  guerre 
va  prendre.  Richelieu  la  portera  sur  toutes  nos  frontières  : 
aux  Pays-Bas,  pour  les  partager  avec  la  Hollande;  sur  le 
Rhin,  pour  couvrir  la  Champagne  et  la  Lorraine  et  saisir 
l’Alsace  ; en  Allemagne,  pour  tendre  la  main  aux  Suédois  et 
briser  l’omnipotence  de  l’Autriche  ; en  Italie,  pour  maintenir 
l’autorité  des  Grisons  dans  la  Valteline,  et  l’influence  de  la 
France  dans  le  Piémont  ; vers  les  Pyrénées,  pour  y conquérir 
le  Roussillon;  sur  l’Océan  et  la  Méditerranée,  pour  y détruire 
les  flottes  espagnoles,  soutenir  les  révoltes  du  Portugal  et  de 
la  Catalogne  et  menacer  les  côtes  d’Italie. 

Le  prétexte  de  la  rupture  fut  l’enlèvement  par  les  Espagnols 
de  l’archevêque  de  Trêves,  qui  s’était  mis  sous  la  protection 
de  la  France.  La  guerre  commença  heureusement.  Châtillon 
et  Brézé  remportèrent  dans  les  Pays-Bas  la  victoire  d’Avein, 
près  de  Liège  (mai  1635).  Mais  les  Hollandais  s’effarouchè- 
rent de  voir  les  Français  si  près  d’eux;  ils  aimaient  bien 
mieux  pour  voisine  l’Espagne  affaiblie  que  la  France  régéné- 


LA  GUERRE  DE  TRENTE  ANS.  309 

rée,  et  ils  secondèrent  mal  nos  opérations.  Les  Espagnols 
profitèrent  de  cette  mésintelligence.  Renforcés  par  18  000  Im- 
périaux et  Piccolimini , ils  pénétrèrent  en  Picardie  pendant 
que  notre  armée  était  encore  en  Hollande,  franchirent  la 
Somme  et  s’emparèrent  de  Gorbie  (1636).  Un  instant  la  cour 
et  Paris  s’épouvantèrent  ; mais  le  cœur  revint  vite  à la  grande 
ville.  Les  ouvriers  et  les  gens  du  peuple  s’enrôlèrent  en  foule, 
les  bourgeois  donnèrent  au  roi  les  moyens  de  lever  et  d’en- 
tretenir durant  trois  mois  12  000  fantassins  et  3000  chevaux. 
Louis  XIII,  plus  hardi  cette  fois  que  Richelieu,  avait  refusé 
de  se  retirer  sur  la  Loire;  à la  tête  de  40  000  hommes,  il  alla 
rejeter  les  Espagnols  hors  des  frontières  et  reprendre  Gorbie, 
où  le  cardinal  n’échappa  au  plus  grand  péril  qu’il  ait  couru 
de  sa  vie  que  parce  qu’au  moment  de  donner  le  signal  de 
l’assassinat,  le  cœur  manqua  au  frère  du  roi  (1636).  Une  autre 
invasion,  tentée  en  Rourgogne,  tourna  aussi  mal.  Galas  et  le 
duc  de  Lorraine  s’étaient  avancés  jusqu’à  Saint-Jean-de- 
Losne  qui  résista  héroïquement  : le  comte  de  Rantzau  les 
força  à la  retraite,  et  le  duc  de  Saxe-Weimar  les  repoussa  en 
désordre  dans  la  Comté. 

L’année  smvante,  1637,  le  cardinal  de  La  Valette  prit  les 
villes  de  la  haute  Sambre,  Gateau-Gambrésis , Landrecies  et 
Maubeuge.  Richelieu  aimait  à confier  des  commandements 
aux  prêtres,  plus  habitués  à l’obéissance.  Son  amiral  ordi- 
naire était  Sourdis,  archevêque  de  Rordeaux , qui  détruisit, 
en  1638,  une  flotte  espagnole,  à la  hauteur  de  Fontarabie,  et 
ravagea  plus  d’une  fois  les  côtes  du  royaume  de  Naples  et 
de  l’Espagne.  Mais  en  cette  année  (1638),  les  grands  succès 
furent  sur  le  Rhin  ; Remard  de  Saxe-Weimar  battit  les  Impé- 
riaux à Rhinfeld,  prit  leur  général,  Jean  de  Werth,  et  emporta 
d’assaut  Vieux-Rrisach  après  trois  victoires.  Il  songeait  à se 
faire  souverain  de  l’Alsace  et  du  Brisgau  , quand  il  mourut, 
fort  à propos  pour  la  France,  qui  hérita  de  sa  conquête  et  de 
son  armée  (1639). 

L’Alsace  était  une  province  autrichienne  ; l’Artois,  qui 
appartenait  aux  Espagnols,  fut  envahi  dans  la  campagne 
suivante.  Trois  maréchaux,  La  Meilleraye,  Châtillon  et 
Ghaulnes,  assiégèrent  Arras.  Une  armée  de  30  OÜO  hommes, 


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CHAPITRE  XVm. 


' 310 

commandée  par  Beck  et  Lamboi,  accourt  pour  la  délivrer.  Les 
maréchaux  sont  d’avis  contraire  : l’un  veut  se  tenir  dans  les 
retranchements,  l’autre  sortir  des  lignes  pour  livrer  bataille  ; 
on  en  réfère  à Richelieu  ; « Lorsque  le  roi , leur  répond-il, 
vous  a confié  le  commandement,  il  vous  a cru  capables  ; sor- 
tez ou  ne  sortez  pas  de  vos  lignes , mais  vous  répondez  sur 
vos  têtes  de  la  prise  de  la  ville.  » (Quelques  jours  après , les 
Espagnols  sont  battus,  et  Arras  est  forcé  (août  1640).  C’était 
une  seconde  province  enlevée  à la  maison  d’Autriche. 

La  France  combattait  en  même  temps  dans  le  nord  de  l’I- 
talie. Après  la  mort  de  Victor-Amédée  (1637) , ses  frères, 
le  prince  Thomas  de  Garignan  et  le  cardinal  Maurice,  avaient 
disputé  la  régence  à sa  veuve,  Christine,  fille  de  Henri  IV,  et 
avaient  obtenu  l’appui  d’une  armée  espagnole.  Richelieu  en- 
voya dans  le  Piémont  le  comte  d’Harcourt,  qui  remporta 
trois  brillantes  victoires  à Casai,  à Turin  et  à Ivrée,  rétablit 
l’autorité  de  la  régente , et  par  un  traité  habile  fit  rentrer  les 
princes  de  Savoie  dans  l’alhance  française  (1640-1642).  Le 
duc  de  Rohan  avait,  en  1 635,  chassé  de  nouveau  les  Espa- 
gnols de  la  Valleline. 

L’Espagne  n’attacpiait  plus  alors  ; elle  avait  assez  à faire 
(pie  de  se  défendre  contre  les  Catalans  et  les  Portugais  qui 
venaient  de  se  soulever  (1640).  Le  cardinal  n’était  pas  étran- 
ger à ces  révoltes  ; il  fournit  des  secours  au  nouveau  roi  de 
Portugal,  Jean  de  Bragance,  et  décida  les  Catalans  à recon- 
naître Louis  Xni  comme  comte  de  Barcelonne  et  de  Rous- 
sillon (1641)'.  Une  armée  française,  commandée  par  La 
Mothe-Houdancourt,  entra  dans  la  Catalogne  et  en  chassa 
les  Espagnols,  une  autre , que  le  roi  conduisait  en  personne, 
prit  Perpignan,  et  ajouta  le  Roussillon  à la  France,  qui  de- 
puis ne  l’a  pas  perdu  (sept.  1642). 

L’Espagne  occupée  chez  elle,  l’Autriche  était  plus  facile  à 
vaincre  en  Allemagne.  Après  la  défection  de  l’électeur  de 
Saxe,  en  1635,  les  Suédois  avaient  reculé  jusqu’en  Pomé- 
ranie. Fortifié  par  quelques  troupes  que  la  diète  de  Stock- 
holm retira  de  Pologne,  et  dégagé  par  la  puissante  diversion 
de  la  France,  Banner,  le  second  Gustave,  reprit  l’offensive  ; il 
battit  les  Impériaux  à Wittstock  dans  le  Brandebourg  (1636), 


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LA  GUERRE  DE  TRENTE  ANS. 


311 


à Chemnitz  en  Saxe  (1639),  pénétra  en  Bohême,  et,  aidé  du 
comte  de  (xuébiiant,  un  des  plus  habiles  tacticiens  de  cette 
époque,  faillit  enlever,  en  1641 , dans  Ratisbonne,  la  diète  de 
l’Empire  et  l’empereur,  après  avoir  passé  le  Danube  sur  la 
glace.  Un  brusque  dégel  sauva  Ferdinand  III,  et  une  maladie 
le  délivra,  quelques  mois  plus  tard,  de  son  redoutable  adver- 
saire. Tandis  que  le  successeur  de  Banner,  le  paralytique 
Torstenson,  étonnait  l’Europe  par  la  rapidité  de  ses  opéra- 
tions et  une  suite  de  glorieuses  victoires,  à Glogau  et  à Schweid- 
nitz,  dans  la  Silésie,  à Breitenfeld  en  Saxe  (1642),  Guébriant 
s’avançait  audacieusement  avec  l’armée  weimarienne  dans 
l’ouest  de  l’Empire,  que  les  Suédois  attaquaient  par  le  nord- 
est  ; il  triomphait  de  Piccolomini  à Wolfenbuttel  (1641),  de 
Lamboi  à Eempen  dans  l’électorat  de  Cologne  (1642),  et  il 
donnait  la  main  à tous  les  mécontents  de  l’Âllemagne. 

La  mort  de  Richelieu  enhardit  les  Espagnols;  ils  reprirent 
l’offensive  du  côté  de  la  Champagne , et  ils  assiégèrent  Ro- 
croy,  sous  la  conduite  d’un  vieux  capitaine,  don  Francisco  de 
Mellos,  espérant,  cette  ville  prise,  arriver  à Paris  sans  ob- 
stacle : car  ils  n’avaient  devant  eux  qu’une  armée  inférieure 
en  nombre,  et  un  général  de  vingt  et  un  ans,  Louisde  Bour- 
bon, alors  le  duc  d’Enghien,  plus  tard  le  grand  Condé.  Ce  fut 
le  19  mai  1643  que  les  armées  se  rencontrèrent.  Les  deux 
ailes  formées  de  cavalerie  s’abordèrent  bien  avant  que  le 
centre  pût  combattre.  Condé,  à la  tête  de  sa  droite,  renversa 
la  cavalerie  qui  lui  était  opposée,  et,  apprenant  que  sa  gauche 
était  battue  par  Mellos,  il  passa  audacieusement  derrière  la 
ligne  espagnole , pour  prendre  à dos  la  droite  de  l’ennemi 
victorieuse,  et  la  dispersa.  L’infanterie  espagnole  restait  im- 
mobile. Il  revint  sur  elle,  l’entoura,  l’attaqua  trois  fois  et  la 
rompit.  Le  vieuk  comte  de  Fuentès,  qui  la  commandait,  fut 
jeté  mort  à terre.  Condé  reçut  lui-même  cinq  coups  de  mous- 
quets dans  ses  armes. 

Le  duc  d’Enghien  poursuivit  son  succès  aveto  cette  fougue, 
cette  audace  heureuse  qui  était  le  caractère  de  cet  autre 
Alexandre.  Chaque  année  fut  marquée  par  une  victoire.  Les 
Espagnols  chassés  de  France,  il  s’empare  en  courant  de 
Thionville  (août  1643)  et  se  tourne  contre  l’Autriche  et  ses 


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312 


CHAPITRE  XVm. 


alliés  d’Allemagne.  Vannée  weimarienne  venait  de  perdre 
devant  Rothvveil,  qu’elle  avaitpourtant  enlevée  (12  nov.  1643), 
son  habile  général  Guébriant,  et,  obéissant  mal  à plusieurs 
chefs,  s’était  laissé  surprendre  par  les  Impériaux  à Duttlin- 
gen,  dans  des  cantonnements  trop  séparés  (24  nov).  Turenne, 
nommé  maréchal,  assemble  ses  débris  et  la  recompose.  Gondé 
lui  amène  10  000  hommes.  Ils  attaquent  le  général  bavarois, 
Mercy,  sous  les  murs  de  Fri^urg , en  Souabe  : le  combat 
recommence  trois  fois,  à trois  journées  différentes,  et  chaque 
fois  Gondé  y montre  la  plus  brillante  valeur,  entraînant  à sa 
suite  les  Français  électrisés  (16  août  1644).  Gependant  ce  fut 
plutôt  un  affreux  massacre  qu’une  victoire.  Mercy  s’éloigna 
sans  être  inquiété,  mais  il  s’avoua  vaincu,  en  laissant  les  deux 
généraux  enlever  Philippsbourg , Worms  et  Mayence  et  ainsi 
nettoyer  d’ennemis  les  bords  du  Rhin. 

Tandis  que  Gondé  retournait  à Paris  jouir  des  acclamations 
populaires,  Turenne  se  préparait  à répondre  à l’appel  de 
Torstenson,  qui  lui  avait  donné  rendez-vous  sous  les  murs 
de  Vienne.  Ge  hardi*  général  venait  de  traverser  toute  l’Alle- 
magne, du  fond  de  la  Moravie  jusqu’à  l’extrémité  du  Jutland, 
traînant  avec  lui  l’armée  impériale  de  Galas,  qui  ne  put  rien 
prévoir  ni  rien  empêcher.  Le  Danemark  châtié  , Torstenson 
s’était  retourné  contre  Galas,  qui  avait  espéré  l’enfermer 
dans  la  presqu’île,  l’avait  battu  à Juterbock,  dans  le  Brande- 
bourg (nov.  1644),  avait  ruiné  ses  troupes  et  détruit  une  autre 
armée  impériale  à Jankowitz,  en  Bohême  (fév.  1645).  G’est 
' alors  que,  rentré  en  Moravie,  il  assiégeait  Brunn,  menaçait 
Vienne  et  invitait  Turenne  à venir  le  joindre  paY  la  vallée  du 
Danube. 

Turenne  s’engage  avec  trop  de  confiance  dans  l’Empire  et 
est  vaincu  à Marienthal  par  Mercy  (mai  1645).  Mais  le  duc 
d’Enghien  accourt  avec  des  renforts,  fait  reculer  l’ennemi, 
pénètre  jusqu’en  Bavière,  et  achève  la  déroute  de  l’armée 
impériale  dans  la  sanglante  affaire  de  Nordlingen,  où  Mercy 
est  tué  (août  1645).  En  1646,  il  passe  en  Flandre  : il  assiège 
Dunkerque  à la  vue  des  Espagnols,  et  donne  le  premier  cette 
place  à la  France.  L’année  suivante  il  est  en  Gatalogne,  où 
il  y a des  revers  à réparer  ; il  assiège  Lérida,  que  deux  maré- 


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LA  GUERRE  DE  TRENTE  ANS. 


313 


chaux  avaient  attaquée  vainement;  il  est  repoussé  (1647). 
C’était  sa  première  défaite  : il  la  répare  sur  un  autre  théâtre. 
Son  absence  avait  rendu  le  courage  aux  Espagnols  dans  le 
nord,  et  l’archidüc  Léopold,  frère  de  l’empereur,  s’était 
avancé  jusqu’à  Lens,  en  Artois.  Condé  les  attaque.  En  deux 
heures  la  bataille  était  gagnée  (10  août  1648). 

Pendant  ces  triomphes,  Turenne  opérait  en  Allemagne, 
et,  par  sa  tactique  à la  fois  savante  et  hardie,  jetait  les  fonde- 
ments d’une  réputation  que  le  temps  n’a  fait  qu’accroître. 
Réuni  au  Suédois  Wrangel,  successeur  de  Torstensou,  il  gagna 
les  batailles  de  Lawingen  (nov.  1647)  et  de  Susmarshausen, 
non  loin  d’Augsbourg  (mai  1648),  força  le  passage  du  Lech  à 
Rain  et  contraignit  l’électeur  de  Bavière  à sortir  de  ses  États 
à l’âge  de  soixante-seize  ans.  Sans  une  pluie  torrentielle  qui 
grossit  tout  à coup  les  eaux  de  l’Inn,  il  marchait  sur  Vienne. 
On  agita  un  instant,  au  cohseil  de  l’empereur,  si  Ferdi- 
nand UI  ne  fuirait  pas  de  sa  capitale. 

Il  y avait  longtemps  que  l’on  négociait.  Proposées  dès  1641, 
les  conférences  s’étaient  ouvertes,  le  10  avril  1643,  dans  deux 
villes  de  la  Westphalie  ; à Munster,  entre  les  plénipoten- 
tiaires des  princes  protestants  et  ceux  de  l’empereur.  J1  s’a- 
gissait de  remanier  la  carte  de  l’Europe  après  une  guerre 
qui  avait  duré  trente  ans , de  donner  à l’empire  une  constitu- 
tion nouvelle,  et  de  régler  le  droit  public  et  religieux  des  na- 
tions chrétiennes.  La  France  fut  représentée  à ce  congrès 
par  d’habiles  négociateurs,  le  comte  d’Avaux  et  Abel  Ser- 
vien  ; mais  ses  meilleurs  diplomates , c’étaient  Condé  et 
Turenne , dont  l’épée  avait  simplifié  les  négociations  en  ren- 
dant la  paix  nécessaire;  la  surprise  du  château  de  Prague 
par  les  Suédois  décida  l’empereur  à la  paix.  Au  dernier  mo- 
ment l’Espagne  se  retira , espérant  profiter  des  troubles  de  la 
Fronde  qui  commençaient  alors  en  France.  Les  autres  États, 
pressés  d’en  finir,  signèrent  le  traité  (24  octobre  1648). 

Dans  la  guerre  de  Trente  ans,  l’Autriche  avait  essayé  d’é- 
touffer les  libertés  religieuses  et  politiques  de  l’Allemagne  ; 
puisqu’elle  était  vaincue,  ce  qu’elle  avait  voulu  abattre  sub- 
sista et  grandit.  Les  protestants  eurent  pleine  liberté  de 
conscience.  La  paix  de  religion  , signée  à Augsbourg  en 

TEMPS  MODERNES.  18 


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314 


CHAPITRE  XVm. 


1555,  fut  confirmée.  Les  trois  religions,  catholique,  lu- 
thérienne et  calviniste,  obtinrent  égalité  de  droits;  et,  p>our 
la  possession  des  biens  ecclésiastiques,  pour  l’exercice  du 
culte,  tout  fut  ramené  k l’état  de  l’Allemagne  en  1624,  ex- 
cepté dans  le  Palatinat,  pour  lequel  Vannée  normale  fut 
l’an  1618.  Beaucoup  d’évêchés  et  d’abbayes  furent  séculari- 
sés pour  fournir  des  indemnités  atix  princes  protestants. 
Ainsi , l’électeur  de  Brandebourg:  eut  les  évêchés  de  Mag- 
debourg , d’Halberstadt , de  Gamin  et  de  Minden  ; le  duc 
de  Mecklenbourg , ceux  de  Schwérin  et  de  Ratzbourg;  le 
landgrave  de  Hesse-Gassel , l’abbaye  de  Hircbsfeld  avec 
600  000  écus;  l’électeur  de  Saxe,  la  Lusace  avec  plusieurs 
domaines  ecclésiastiques.  Un  huitième  électorat  fut  créé  en 
faveur  de  la  maison  palatine  ; mais  la  Bavière  garda  le  haut 
Palatinat.  L’autorité  impériale,  naguère  menaçante,  fût  an- 
nulée; le  droit  de  suffrage  fut  assuré  , dans  la  diète,  à tous 
les  princes  et  É.tats  allemands , sur  toutes  les  questions  d’al- 
liance, de  guerre,  de  traité,  de  loi  nouvelle;  ils  furent  con- 
firmés dans  l’exercice  plein  et  entier  de  la  souveraineté  sur 
leur  territoire  ; et  ils  eurent  le  droit  de  s’alber  à des  puis- 
sances étrangères,  pourvu  que  ce  ne  fût,  disait  ime  restric- 
tion vaine,  « ni  contre  l’empereur  ni  contre  l’empire.  Depuis 
bien  longtemps  la  Suisse  et  la  Hollande  étaient  étrangères 
à l’Allemagne  ; cette  séparation  de  fait  reçut  la  sanction  du 
droit. 

Les  deux  puissances  qui  avaient  amené  cette  défaite  de 
l’Autriche  avaient  stipulé  pour  elles-mêmes  d’importantes  in- 
demnités. La  Suède  eut  les  îles  de  Rugen,  Wollin  et  Üsedom, 
Wismar,  la  Poméranie  occidentale  avec  Stettin,  l’archevêché 
de  Brême  et  l’évêché  de  Verden , c’est-à-dire  les  bouches  de 
trois  grands  fleuves  allemands,  l’Oder,  l’Elbe  et  le  Weser,  avec 
5 millions  d’écus  et  trois  voix  à la  diète. 

La  France  continua  d’occuper  la  Lorraine  tout  en  promet- 
tant de  la  restituer  à son  duc,  quand  il  aurait  accepté  nos  con- 
ditions. Elle  obtint  la  renonciation  de  l’Empire  à tout  droit 
sur  les  Trois-Évêchés,  Metz,  Toul  et  Verdun,  qu’elle  possé- 
dait depuis  un  siècle;  sur  la  ville  de  Pignerol,  cédée  par  le 
duc  de  Savoie,  en  1631  ; sur  l’Alsace  qui  lui  fut  abandonnée, 


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LA  GUERRE  DE  TRENTE  ANS.  315 

à l’exception  de  Strasbourg,  ce  qui  portait  sa  frontière , en 
avant  des  Vosges,  jusqu’au  Rhin.  Elle  eut  encore,  sur  la  droite 
de  ce  fleuve,  Vieux -Brisach,  et  se  fit  reconnaître  le  droit  de 
mettre  garnison  dans  Philippsbourg.  La  liberté  de  la  naviga- 
tion du  Rhin  fut  garantie. 

C’étaient  de  grands  avantages,  car,  en  conquérant  l’Alsace, 
la  France  se  plaçait  d’une  part,  entre  la  Lorraine  et  l’Alle- 
magne, de  l’autre  au  nord  de  la  Franche-Comté,  que  depuis 
Henri  IV  elle  enveloppait  par  le  sud  ; de  sorte  que  ces  deux 
provinces  se  trouveront  désormais  à notre  discrétion  et  que 
leur  réunion  à la  France  ne  sera  plus  qu’une  question  de 
temps. 

Ainsi  la  France  dessinait  mieux  ses  frontières  pour  sa  dé- 
fense; elle  prenait  même  une  position  offensive.  Par  Pignerol, 
elle  avait  un  pied  au  delà  des  Alpes,  en  Italie  ; par  Vieux- 
Brisach  et  Philippsbourg,  elle  avait  un  pied  au  delà  du  Rhin, 
en  Allemagne.  De  plus,  en  faisant  reconnaître  aux  États  alle- 
mands le  droit  de  contracter  alliance  avec  des  puissance  étran- 
gères, elle  eut  le  moyen  d’acheter  toujours  quelques-uns 
de  ces  princes  indigents  ; et , en  garantissant  l’exécution  du 
traité,  elle  se  donna  le  droit  d’intervenir  à toute  occasion  dans 
les  affaires  de  l’Allemagne.  L’empire,  n’étant  plus  qu’une 
sorte  de  confédération  de  quatre  ou  cinq  cents  États  luthé- 
riens et  catholiques,  monarchiques  et  républicains,  laïques 
et  ecclésiastiques,  deviendra  nécessairement  le  théâtre  de 
toutes  les  intrigues,  le  champ  de  bataille  de  l’Europe,  comme 
l’Italie  l’avait  été  au  commencement  des  temps  modernes,  et 
pour  les  mêmes  raisons  : les  divisions  et  l’anarchie.  . 

Les  traités  de  Westphalie,  qui  sont  la  base  de  toutes  les 
conventions  diplomatiques  depuis  le  milieu  du  dix-huitième  . 
siècle  jusqu’à  la  révolution  française,  mettaient  fin  à la  supré-  • 
matie  de  la  maison  d’Autriche  en  Europe,  et  préparaient  celle 
de  la  maison  de  Bourbon. 


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316 


CHAPITRE  XIX. 


CHAPITRE  XIX. 

L’ANGLETERRE  SOUS  LES  STÜAUTS  ET  CROHWELL. 

Les  Stuarts  : Le  roi  Jacques  I"  (1603-1625).  — Charles  I"  (1625-1640). 

— Le  long  parlement  (1640-1649).  — La  république  d’Angleterre 

(1649-1660). 

•tnarts  : Le  roi  dracqneo  1*'  (fttOS-fStS). 

Si  la  maison  de  Bourbon  arriva  à un  tel  point  de  grandeur 
sous  Louis  XIV,  ce  ne  fut  pas  seulement  parce  que  la  guerre 
de  Trente  ans  avait  humilié , devant  la  France,  la  maison 
d’Autriche  dans  ses  deux  branches  d’Allemagne  et  d’Espagne  ; 
ce  fut  aussi  par  ce  que  l’incapacité  des  Stuarts  fit  dans  le 
même  temps  descendre  l’Angleterre  du  haut  rang  où  Élisa- 
beth l’avait  élevée. 

Après  la  mort  d’Élisabeth,  le  roi  d’Écosse  Jacques  VI,  fils 
de  Marie-Stuart  et  arrière-petit-fils,  par  les  femmes,  du  roi 
anglais  Henri  VII,  fut  reconnu  sans  opposition  en  Angleterre 
et  en  Irlande  sous  le  nom  de  Jacques  I".  Le  premier  des 
Stuarts  avait  un  air  gauche  et  emprunté,  une  tournure  ridi- 
cule. Il  avait  des  vices  et  pas  une  vertu  pure  et  franche.  Sa 
libéralité  n’était  que  profusion,  son  savoir  que  pédanterie, 
son  amour  pour  la  paix- que  pusillanimité,  sa  politique  qu'as- 
tuce,  son  amitié  qu’un  frivole  caprice.  Henri  IV  l’appelait 
maître  Jacques^  et  Sully  disait  de  lui  que  c’était  le  plus  sage 
fou  qu’il  eût  jamais  connu. 

Au  dehors,  Jacques  I®'  abandonna  la  politique  protestante 
qui  avait  fait  la  grandeur  de  l’Angleterre  sous  Élisabeth.  Il 
refusa  de  coopérer  aux  grands  projets  de  Henri  IV  ; il  re- 
chercha l’amitié,  l’alliance  même  de  l’Espagne,  et  resta  pres- 
que indifférent  à la  ruine  de  son  gendre  Frédéric  V,  l’élec- 
teur palatin. 


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L’ANGLETERRE  SOUS  LES  STÜARTS  ET  CROMWELL.  317 

Au  dedans  il  s’efforça  de  rendre  son  autorité  absolue , et 
voulut  faire  triompher  la  doctrine  du  droit  divin  des  rois.  Ce 
fut  le  mobile  de  toute  sa  conduite,  le  principe  fondamental  de 
sa  politique.  Les  catholiques,  si  cruellement  persécutés  par 
Élisabeth,  comptaient  sinon  sur  une  revanche,  au  moins  sur 
un  adououcissement  de  leur  sort,  avec  le  fils  de  Marie-Stuart. 
Jacques  I"  maintint  leg  lois  pénales.  Dès  l’année  1603  ils 
essayèrent  de  se  venger  par  deux  complots,  the  main,  and 
the  bye , qui  coûtèrent  la  liberté  à plusieurs  personnages  de 
marque , entre  autres  à Walter  Raleigh,  un  des  anciens  fa- 
voris et  ministres  d’Élisabeth , et  la  vie  à deux  prêtres. 
En  1605,  de  plus  fougeux  formèrent  l’abominable  conspira- 
tion de$  poudres. 

Quelques  heures  avant  l’ouverture  du  parlement , un  pair 
catholique  reçut  une  lettre  anonyme,  dans  laquelle  on  lui 
disait  : < Je  vous  conseille,  si  vous  faites  cas  de  la  vie,  de 
trouver  quelque  excuse  pour  différer  votre  présence  au  par- 
lement ; car  Dieu  et  les  hommes  se  disposent  à punir  la  perver- 
sité du  siècle.  Le  danger  sera  passé  dès  que  vous  aurez  brûlé 
cette  lettre.  » Le  billet  fut  porté  aux  ministres  qui  voulaient 
mépriser  cet  avis  anonyme.  Le  roi  vit  mieux  cette  fois  que 
ses  conseillers  et  devina  qu’il  s’agissait  d’une  explosion  sou- 
daine, On  visita  les  caves  placées  au-dessous  de  la  chambre 
haute,  et  on  y trouva  trente-six  barils  de  poudre  destinés  à 
faire  sauter^^ji ‘méiÉ^^ coup  le  roi,  sa  famille,  les  lords  et  les 
communes,  reunis  pdùr  la  séance  royale  : un  des  conjurés 
se  tenait  auprès  ; il  fut  pris , mis  à la  torture  et  nomma 
ses  complices.  Ils  étaient  tous  catholiques.  Ils  périrent  dans 
les  supplices,  et  parmi  eux  un  provincial  des  Jésuites,  le 
père  Garnet,  dont  les  tms  affirmèrent,  les  autres  nièrent  la 
culpabilité. 

Aujourd’hui  encore,  l’Angleterre  célèbre,  le  5 novembre, 
l’anniversaire  de  la  conspiration  des  poudres.  La  découverte 
de  cette  machination  infernale  amena  une  véritable  persécu- 
tion contre  les  catholiques.  Ils  ne  purent  paraître  à la  cour  ni 
à Londres  ; leur  demeure  dut  être  à 1 5 kilomètres  au  moins 
de  la  capitale,  et  défense  leur  fut  faite  de  s'en  éloigner  de  plus 
de  7 kilomètres,  sans  une  permission  spéciale  signée  de  qua- 


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318 


CHAPITRE  XIX. 


tre  magistrats.  Les  professions  libéraJes  ou  les  fonctions  pu> 
bliques  leur  furent  interdites,  comme  Louis  XIV  les  interdit 
en  France  aux  protestants.  Un  catholique  ne  put  être  ni 
médecin,  ni  chirurgien,  ni  avocat,  ni  juge,  ni  officier  muni- 
cipal. Dans  les  mariages  mixtes,  celui  des  conjoints  qui  était 
de  l’ancien  culte  n’avait  rien  à prétendre  sur  les  biens  de 
l’autre  époux.  Pour  un  domestique  catholique  on  payait 
10  livres  sterling  par  mois;  pour  un  convive  catholique,  l’am- 
phitryon devait  payer  autant.  On  avait  droit  de  visiter  leurs 
maisons  à toute  heure,  contrairement  à la  loi  anglaise  qui 
protège  la  liberté  individuelle  des  citoyens  et  le  sanctuaire  du 
foyer  domestique.  Enfin  on 'leur  imposa,  en  1605,  le  ser- 
ment d’allégeance  par  lequel  ils  s’engageaient  à défendre  le 
roi  contre  tout  complot,  et  reconnaissaient,  comme  impie 
et  damnable,  la  doctrine  qu’un  prince  excommunié  par  le 
pape  peut  être  déposé  par  ses  sujets.  Ce  n’est  que  de  nos 
jours  que  les  catholiques  anglais  ont  été  formellement  dé- 
livrés d’une  législation  qui  les  mettait  en  dehors  du  droit 
commun. 

Les  non-conformistes  avaient  mieux  à espérer  d’un  prince 
qui,  en  Écosse,  avait  été  nourri  dans  leurs  doctrines;  Jacques 
les  poursuivit  sans  pitié.  Le  puritanisme  lui  était  encore  plus 
odieux  que  la  religion  romaine;  car  les  puritains  supprimaient 
la  hiérarchie  ecclésiastique,  et  Jacques  I"  disait  avec  raison  : 
PoûU  d'évêques,  point  de  roi.  Le  premier*des  Slyarts  se  tint 
donc  toute  sa  vie  étroitement  attaché  à l’anglicanisme,  persé- 
cutant les  catholiques  qui  niaient  sa  suprématie  religieuse, 
persécutant  les  non-conformistes,  dont  il  redoutait  les  ten- 
dances républicaines.  Il  échoua  dans  sa  tentative  pour  établir 
la  religion  anglicane  en  Écosse  (1617),  et  les  puritains,  pour 
échapper  à ses  bourreaux,  allèrent,  en  1618,  chercher  en 
Amérique,  vers  le  cap  God,  dans  le  Massachusetts,  une  terre 
où  ils  pussent  prier  Dieu  à leur  guise.  D’autres  les  y suivront. 
Les  États-Unis  d’Amérique  sortiront  de  là.  Voilà  comme  la 
persécution  réussit. 

L’esprit  de  liberté  renaissait  pourtant  sous  un  prince  faible 
et  prodigue,  qui  usait  comme  un  parvenu  du  riche  héritage 
que  lui  avait  valu  sa  naissance.  Élisabeth,  grâce  à son  écono- 


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L’ANGLETERRE  SOUS  LES  STUARTS  ET  CROMWELL.  319 

mie,  avait  pu  ne  convoquer  que  rarement  les  députés  du 
pays.  Jacques  I"  se  trouva,  dès  son  avènement,  obéré  par  ses 
jMTofusions.  Il  réunit  trois  fois  le  parlement;  trois  fois  il  le 
prorogea  presque  aussitôt.  Les  chambres  ne  voulaient  accor- 
der-de  subsides  que  si  le  roi  cédait  de  sa  prérogative;  le  roi 
ne  promettait  de  garantie  pour  la  liberté  que  si  les  chambres 
votaient  d’abord  les  subsides.  L’obstination  fut  égale  des  deux 
côtés.  Jacques  eut  beau,  en  1614,  envoyer  à la  Tour  cinq 
députés  ; il  ne  put  vaincre  la  résistance  des  Communes.  Il  ne 
fut  pas  plus  heureux  en  1617,  et  dut  prononcer  la  dissolution 
du  parlement. 

Rien  n’était  mieux  fait  pour  irriter  à la  fois  et  pour  enhar- 
dir l’opposition  parlementaire  que  le  singulier  mélange  de 
hauteur  et  de  faiblesse  qui  caractérisait  Jacques  P'.  Il  écri- 
vait que  le  Tout-Puissant  a placé  les  rois  au-dessus  de  la  loi  ; 
et  il  se  laissait  gouverner  par  des  ministres  prévaricateurs, 
ou  abandonnait  le  pouvoir  à d’indignes  favoris.  Il  avait  d’a- 
bord continué  ses  fonctions  à Robert  Cecil,  fils  de  lord  Bur- 
leigh,  qu’il  avait  trouvé  ministre  à la  mort  d’Élisabeth,  et 
l’avait  fait  comte  de  Salisbury.  Avide  et  peu  scrupuleux,  Cecil 
était  du  moins  habile.  Il  fut  en  1612  remplacé  par  un  jeune 
Écossais,  Robert  Carr,  que  Jacques  nomma  successivement 
vicomte  de  Rochester  et  comte  de  Somerset,  et  qui,  con- 
vaincu d’avoir  empoisonné  un  de  ses  anciens  amis,  céda  la 
place  à ün  autre  favori  de  vingt-deux  ans  qui  avait  toutes  les- 
grâces  du  corps  et  de  l’esprit,  mais  non  la  sagesse,  George 
Villiers.  En  deux  années,  il  fut  fait  chevalier,  gentilhomme 
de  la  chambre,  baron,  vicomte,  marquis  de  Buckingham, 
grand  amiral,  gardien  des  Cinq-Ports,  enfin  dispensateur 
absolu  de  tous  les  honneurs , offices  et  revenus  des  trois 
royaumes  (1615). 

Buckingham  usa  de  son  pouvoir  avec,  une  scandaleuse  avi- 
dité, et  amassa  en  peu  de  temps  d'immenses  richesses  qu’il 
dissipait  par  un  luxe  insensé.  Le  roi  le  laissait  faire,  car  il 
faisait  comme  lui.  Ne  pouvant  obtenir  du  parlement  des  sub- 
sides, U avait  recours  aux  plus  honteux  trafics.  On  mit  aux 
enchères  les  charges  de  la  cour,  les  fonctions  de  juge;  on  créa 
de  nouveaux  titres  qui  furent  vendus  à beaux  deniers  comp- 


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320 


CHAPITRE  XIX. 


tant;  on  fit  d’iniques  procès  politiques  pour  confisquer  les 
biens  des  prévenus,  et  cet  exemple  devint  si  contagieux,  que 
le  grand  Bacon,  alors  chanceUer,  se  laissa  aller  à des  concus- 
sions qui  attirèrent  sur  lui  une  condamnation,  de  la  part  de 
la  cour  des  pairs , à la  prison  et  à l’énorme  amende  de 
40  000  livres  sterling  ( 1 62 1 ).  Le  roi  de  son  côté  vendit  en  1 6 1 6 
aux  États  généraux  pour  2 728  000  florins,  les  villes  de  Brielle, 
Flessingue  et  Bammekens,  données  à Élisabeth  en  gage  des 
sommes  avancées  ou  dépensées  par  elle  pour  le  compte  des 
Provinces-Unies.  La  meilleure  part  de  cet  argent  passa  bien 
vite  dans  la  maison  du  favori,  et  la  naüon  s’indigna  qu’on  eût 
Lût  ainsi  trafic  de  son  influence. 

En  dépit  de  ces  expédients,  le  trésor  restait  vide.  Jacques 
profita  des  périls  que  le  protestantisme  courait  en  Allemagne 
pour  convoquer  un  nouveau  parlement.  Mais  les  Communes 
n’accordèrent  de  subsides  qu’à  la  condition  qu’il  serait  fait 
droit  aux  griefs  de  la  nation.  Le  roi  cassa  encore  l’assem- 
blée (1622).  Attiré  par  l’appât  d’une  riche  dot,  il  résolut 
de  marier  son  fils  à une  infante  d’Espagne.  Mais  le  pro- 
jet échoua,  grâce  aux  scandaleuses  folies  de  Buckingham, 
et  amena  au  contraire  une  guerre  contre  l’Espagne  (1623). 
Pour  avoir  de  l’argent,  il  fallut  accorder  aux  commissai- 
res du  parlement  le  droit  de  percevoir  l’impôt  et  d’en  sur- 
veiller l’emploi,  abolir  les  monopoles,  et  reconnaître  so- 
lennellement la  liberté  individuelle.  Jacques  mourut  peu  de 
temps  après  (1"  avril  1625).  Il  venait  à peine  de  décider 
le  mariage  de  son  fils  avec  Henriette  de  France,  sœur  de 
Louis  XIII. 

Jacques  I*'',  ou  maître  Jacques,  comme  disait  Henri  IV, 
discutait  beaucoup,  il  n’écrivait  pas  moins  : ses  principaux 
^ ouvrages  furent  le  Basilicon  Doron  et  la  Vraie  loi  des  monar- 
chies libres.  Les  Tudors  avaient  fondé,  en  fait,  le  pouvoir 
absolu  ; le  premier  des  Stuarts  voulut  le  fonder  en  droit,  et  le 
second  des  ouvrages  qu’on  vient  de  citer  est  l’exposé  dogma- 
tique de  cette  théorie.  Jacques  y déclare  que  le  roi  com- 
mande et  que  le  sujet  obéit;  que  les  rois  régnent  en  vertu  du 
droit  divin,  et  que  le  Tout-Puissant,  dont  ils  sont  l’image, 
les  a placés  au-dessus  de  la  loi;  que,  par  conséquent,  un 


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L’ANGLETERRE  SOUS  LES  STUARTS  ET  CROMWELL.  321 


prince  peut  faire  des  statuts  et  punir  sans  l’intervention  d’un 
parlement,  et  qu’il  n’est  pas  lié  à la  stricte  observation  des  lois 
de  l’État. 

Ce  que  le  roi  écrivait,  le  clergé  anglican  l’érigeait  en  dogme, 
et,  dans  ses  canons  de  1606,  il  recommandait  expressément 
l’obéissance  absolue  envers  le  monarque. 

Cette  double  affirmation  était  une  double  imprudence.  Il  y 
a des  problèmes  qu’il  ne  faut  point  poser,  parce  qu’ils  provo- 
quent des  solutions  contraires.  Le  despotisme  peut  vivre  long- 
temps dans  les  faits,  il  ne  peut  se  laisser  discuter  longtemps. 
Jacques  I*'  voulait  être  despote  et  ne  savait  pas  l’être.  Pen- 
dant qu’il  écrivait  la  théorie  de  l’obéissance  passive,  la  nation 
s’habituait  par  la  discussion  à la  liberté,  et  y arrivera  bientôt 
par  une  révolution 

Charlen  I»  (t«*S 

L’Angleterre  attendait  beaucoup  de  son  nouveau  roi.  C’était 
un  prince  de  mœurs  graves  et  pures,  appliqué,  instruit,  qui 
maintenait  dans  sa  maison  la  règle  et  la  décence.  Ses  ma- 
nières et  son  air  imposaient  aux  courtisans  et  plaisaient  au 
peuple;  ses  vertus  lui  auraient  valu  l’estime  des  gens  de 
bien,  si  la  bonne  foi  y avait  été  jointe.  Son  avènement  excita 
des  sentiments  unanimes  de  joie  et  d’espérance.  Mais  cette 
joie  diminua  quand  on  vit  le  roi  donner  sa  confiance  à Buc- 
kingham, et  la  nouvelle  reine  ne  s’entourer  que  de  catholi- 
ques. L’esprit  défiant  des  réformés  vit  un  péril  sérieux  dans 
les  intrigues  bruyantes,  mais  sans  portée  d’une  femme  im- 
prudente. 

Compromis  par  son  entourage,  Charles  I"  était,  d’ailleurs, 
en  dissentiment  avec  la  nation  sur  les  questions  fondamen- 
tales du  droit  politique.  Son  père  l’avait  imbu  des  doctrines 
de  l’absolutisme.  Il  voyait  dans  le  reste  de  l’Europe  les  liber- 
tés communales  vaincues,  les  prérogatives  aristocratiques 

L Sous  Jacques  I*',  découvertes  faites  dans  le  nord  de  l’Amérique  par 
Davis  (1607);  Hudson  {16 (O);  et  Baffîn  (t6l6);  prise  de  possession  des  Ber- 
mudes (1609);  mort  de  Sliakspcare  à 53  ans  (1615  ou  1616);  apparition  du 
premier  journal  régulier  en  Angleterre  (1622) 


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CHAPITRE  XIX. 


322 

anéanties,  et  le  pouvoir  des  rois  élevé  au-dessus  de  toute 
contradiction  et  de  toute  entrave.  Charles  I"  aimait-  ses  su- 
jets; mais  pour  assurer  leur  bonheur,  il  entendait,  comme 
les  Tudors,  garder  sous  clef  leur  liberté.  Il  oubliait  ce  qui 
avait  amené,  non  la  perte,  mais  l’éclipse  des  libertés  publi- 
ques : la  fatigue  de  trente  années  de  guerre,  durant  la  lutte 
des  deux  Roses;  puis  la  question  de  la  réforme  qui,  pendant  , 
trente  autres  années,  avait  occupé  tous  les  esprits;  enfin  la 
guerre  avec  Philippe  II,  où  il  s’était  agi  de  l’existence  même 
de  l’Angleterre.  En  face  de  tels  périls,  le  pays  avait  bien  pu 
laisser  ses  rois  prendre  le  pouvoir  absolu;  mais  maintenant 
que  l’Espagne  était  mourante,  que  la  France  ne  menaçait  pas 
encore,  et  que  la  question  religieuse  était  décidément  vidée, 
l'Angleterre  voulait  rentrer  dans  ses  anciennes  voies,  et  re- 
prendre son  ancien  gouvernement  représentatif  momentané- 
ment suspendu. 

L’amour  pour  les  libertés  publiques  se  réveillait,  en  effet, 
au  sein  de  la  bourgeoisie  qui,  enrichie  sous  Elisabeth  et  Jac- 
ques I*'  par  le  commerce  et  par  l’industrie , avait  profité 
des  prodigalités  du  roi  et  de  ses  courtisans  pour  devenir 
créancière  de  la  noblesse  et  de  la  couronne.  Elle  sentait 
l’importance  qu’elle  avait  dans  l’État.  Elle  formait  la  majo- 
rité dans  la  chambre  des  Communes;  elle  exerçait  toutes 
les  professions  libérales;  elle  était  maîtresse  des  capitaux. 
Rien  d’étonnant  k ce  qu’elle  voulût  maintenant  prendre 
part  au  pouvoir,  et  contrôler  les  actes  d’un  gouvernement 
malhabile. 

Une  autre  force  poussait  l’Angleterre  dans  cette  voie.  Le 
roi  et  les  grands  avaient  bien  fait,  au  seizième  siècle,  dans  la 
religion,  leur  réforme  tout  aristocratique;  le  peuple  n’avait 
pas  fait  la  sienne,  et  cette  réforme  populaire,  démocratique, 
radicale,  commençait  à poindre  : c’était  celle  des  puritains, 
Henri  VIII  et  Élisabeth  avaient  constitué  une  Église  officielle, 
très-richement  dotée,  et  plus  docile  envers  le  pouvoir  que  ne 
l’avait  jamais  été  l’Église  catholique.  Mais  ce  clergé,  qui  vi- 
vait dans  la  splendeur , prêchait  l’obéissance  absolue  envers 
les  princes , et  se  déclarait  lui-même  d’institution  divine,  ne 
satisfaisait  point  ceux  à qui  on  avait  mis  la  Bible  à la  main,  et 


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L’ANGLETERRE  SOUS  LES  STÜARTS  ET  CROMWELL.  323 

qui  ne  voulaient  plus  y lire  que  le  dévouement  et  la  pauvreté 
des  premiers  lévites,  que  les  imprécations  des  prophètes  contre 
les  tyrans,  que  la  réprobation  contre  les  habitudes  idolâtri- 
ques  de  l’Église  établie,  contre  sa  hiérarchie,  son  culte,  sa 
liturgie,  et  ses  formules  consacrées.  Ceux  qui  demandent  des 
libertés  politiques,  ceux  qui  demandent  des  libertés  religieuses 
se  rencontreront  bientôt,  et,  réunis,  feront  une  révolution 
dont  ils  se  disputeront  ensuite  les  résultats. 

I.e  règne  de  Charles  I'»  se  partage  en  trois  périodes  : 

Dans  la  première  (1625-1629),  il  essaye  de  gouverner  avec 
le  parlement; 

Dans  la  seconde  (1629-1640),  il  gouverne  sans  le  par!e-\ 
ment; 

Dans  la  troisième  (1640-1648),  il  est  obligé  de  le  subir;  il 
le  combat  et  est  vaincu. 

On  vient  de  voir  qu’à  l’avénement  de  Charles  I",  le  gou- 
vernement et  le  pays  ne  s’entendaient  plus  ; le  roi  en  restant 
aux  théories  absolutistes  de  son  père,  et  la  nation  voulant  en 
revenir  à ses  vieilles  libertés.  L’inévitable  lutte  éclata  dès  les 
premiers  jours. 

L’habitude  était  de  voter  les  droits  de  douane  pour  toute 
la  durée  du  règne  : la  chambre  basse  ne  les  vota  que  pour 
un  an.  C’était  déclarer  qu’elle  se  défiait,  non  pas  du  roi  sans 
doute,  mais  de  son  gouvernement.  Charles,  irrité,  prononça 
la  dissolution  de  l’assemblée. 

Le  parlement  de  1626  alla  plus  loin  : à une  demande  de 
subsides,  il  répondit  par  une  exposition  de  griefs,  et  il  mit  en 
accusation  Buckingham.  Le  roi,  pour  sauver  son  favori,  fut 
encore  obligé  de  renvoyer  le  parlement,  comptant  sur  les  em- 
prunts forcés  pour  tenir  lieu  des  impôts  que  la  nation  refu- 
sait, et  enrôlant  des  soldats  pour  intimider  les  citoyens,  pro- 
clamant en  maint  lieu  la  loi  martiale  pour  suspendre  la  justice 
ordinaire. 

Dans  l’espoir  d’acquérir  quelque  popularité,  Buckingham 
décida  Charles  déjà  aux  prises  avec  l’Espagne,  à entrer 
en  guerre  avec  la  France,  et  mena  une  flotte  au  secours  des 
protestants  de  la  Rochelle.  Mais  l’expédition  échoua  à l’atta- 
que de  l’ile  de  Ré  par  l’impéritie  du  général  (1627),  commi 


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CHAPITRE  XIX. 


avait  échoué^  en  1625,  une  tentative  sur  Cadix.  Pour  conju- 
rer l’explosion  du  mécontentement  public,  Charles  convoqua 
un  troisième  parlement.  Mais  l’échec  de  Buckingham  avait 
enhardi  les  Communes.  Elles  arrivaient  avec  la  résolution  de 
renverser  le  favori  et  de  réformer  les  abus.  Elles  adressèrent 
deux  remontrances  au  roi,  l’une  contre  la  perception  illégale 
des  droits  de  douane,  l’autre  contre  Buckingham,  que  l’on 
qualifiait  d’entrepreneur  de  la  misère  publique.  Charles  per- 
dit patience  et  prorogea  le  parlement;  le  fanatisme  réformé 
trouva  alors  son  Ravaillac.  John  Felton  assassina  Buckingham 
(1628),  et  l’année  suivante  le  parlement  formula  la  pétition 
des  droits  de  la  nation.  C’était  comme  la  seconde  Grande 
Charte  de  l’Angleterre.  Le  roi  l’accepta  : il  s’engageait  donc 
à ne  lever  jamais  d’impôt  sans  le  consentement  des  cham- 
bres, à ne  jamais  emprisonner  personne  que  selon  les  formes 
de  la  loi,  h ne  jamais  établir  de  cours  martiales.  Mais  quel- 
ques semaines  étaient  à peine  écoulées,  qu'il  oubliait  sa  pa- 
role, renvoyait  le  parlement  et  jetait  en  prison  les  plus  ardents 
des  députés.  Un  d’eux,  sir  John  Eliot,  y mourut  après  plu- 
sieurs années  de  souffrances.  Charles  prit  alors  pour  minis- 
tres deux  hommes  résolus,  l’archevêque  Laud  et  sir  Thomas 
Wentworth,  plus  tard  comte  de  Strafford,  un  des  chefs  de 
l’opposition  dans  le  parlement  et  l’auteur  du  bill  des  droits, 
mais  qui , dévoré  d’ambition , ne  recula  point  devant  une 
apostasie  et  se  proposa  de  jouer  en  Angleterre  le  rôle  que 
jouait  en  ce  moment  Richelieu  en  France. 

Charles  resta  onze  années,  espace  plus  long  qu’il  ne  s’était 
jamais  vu,  sans  réunir  le  parlement  (mars  1629-avril  1640). 
Se  passer  des  chambres,  c’était  se  condamner  à l’économie  et 
à l’inaction.  Le  roi  se  hâta  de  conclure  la  paix  avec  la  France 
et  l’Espagne,  et  se  tint  à l’écart  de  la  grande  lutte  engagée 
sur  le  continent  entre  les  deux  principes  religieux  qui  se  dis- 
putaient l’empire  du  monde.  L’Angleterre,  qu'Élisabeth  avait 
mise  h la  tête  du  protestantisme,  resta  sous  Charles  !'■  étran- 
gère à la  guerre  de  Trente  ans  ! 

Méprisé  au  dehors,  le  roi  n’en  fut  pas  beaucoup  plus  fort 
au  dedans.  Il  avait  cru  trouver  le  repos  au  sein  du  pouvoir 
absolu;  mais,  dans  son  propre  palais,  deux  partis  se  dispu- 


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L ANGLETERRE  SOUS  LES  STÜARTS  ET  CROMWELL.  325 

tæent  déjà  le  despotisme  naissant  : la  reine,  autour  de  laquelle 
s agitaient  bien  des  intrigues;  les  ministres,  qui  ne  voulaient 
m du  papisme,  ni  des  dilapidations  de  HenrieUe.  Le  malheu- 
tTqu^r^^^^  ^ concilier  ces  rivalités domes- 

Ge  gouvernement  si  faible  n’en  était  pas  moins  tyranni- 
que. Des  impôts  non  votes,  comme  le  ship-money  (1634)  et 
par  conséquent  illégaux,  étaient  établis;  les  adversaires  de  la 
cour  étaient  emprisonnés  sans  jugement  et  condamnés  par  la 
chambre  etoilee  ou  par  le  conseil  d’York  que  Strafford  prési- 
dait.  Laud  et  sa  haute  commission,  vrai  tribunal  du  saint- 
office,  poursuivaient  les  dissidents  avec  une  incroyable  bar- 
barie.  Ainsi  le  docteur  Leighton  était,  pour  une  brochure 
condamné  au  pilon,  au  fouet,  à la  mutilation  des  oreilles  • 
après  quoi,  le  bourreau  lui  fendit  le  nez,  lui  marqua  la  figure 
d un  fer  rouge.  Memes  peines  contre  l’avocat  Prynne,  contre 
Bastwick,  contre  le  ministre  Burton.  Même  héroïsme  aussi 
chez  ces  nouveaux  martyrs,  et  la  persécution  doublait  chaque 
jour  le  nombre  de  leurs  adhérents.  « Chrétiens,  disait  Prynne 
mis  sur  le  pilori,  si  nous  avions  fait  cas  de  notre  liberté  nous 
ne  serions  pas  ici;  c’est  pour  votre  liberté  à tous  que’  nous 
avons  compromis  la  nôtre  : gardez-la  bien,  je  vous  en  con- 
jure, tenez  ferme,  soyez  fidèles  à la  cause  de  Dieu  et  du  pays  • 
autrement  vous  tomberez,  vous  et  vos  enfants,  dans  une  éter- 
nelle servitude.  » Les  sectes  puritaines  se  multipliaient,  mal- 
gré l’ardeur  inquisitoriale  du  primai  Laud,  et  d’intrépides 
soldats  se  préparaient  pour  la  lutte  prochaine. 

G est  aussi  vers  cette  époque  que  les  émigrations  en  Améri- 
que s accrurent,  au  point  qu’on  estime  à plus  de  1 2 millions 
de  francs  les  valeurs  sorties  du  pays.  A des  titres  divers  le 
gouvernement  était'  si  odieux,  que  des  milliers  d’hommes  se 
détachaient  de  la  patrie.  En  1627,  des  puritains  allèrent  re- 
joindre autour  de  la  baie  de  Massachusetts  les  émigrés  de 
1618;  trois  ans  plus  tard,  les  colonies  du  New-Hampshire  et 
du  Maine  étaient  fondées.  Le  gouvernement  s’alarma  de  ce' 
déplacement  de  populations  désaffectionnées.  Un  ordre  du 
conseil  interdit  les  Ànigrations  aux  dissidents.  A ce  moment, 
huit  navires  prêts  à partir  étaient  à l’ancre  dans  la  Tamise  : 

TEMPS  MODERNES.  jg 


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326 


CHAPITRE  XIX. 


sur  un  d’eux  était  déjà  monté  Cromwell.  11  obéit,  mais  d’au- 
tres continuèrent  à chercher  un  sol  plus  hospitalier.  De  1635 
à 1637  se  formèrent  les  colonies  de  Connecticut,  de  Rhode- 
Island  et  de  la  Providence. 

Le  procès  de  Hampden  aurait  dû  pourtant  éclairer  le  roi  et 
ses  ministres  (1636).  L’immense  popularité  qui  entoura  aussi- 
tôt ce  grand  citoyen,  parce  qu’il  avait  su  opposer  à l’impôt  du 
ship-money  ou  taxe  des  vaisseaux  un  refus  cahne  et  une  ré- 
sistance légale,  indiquait  assez  au  pouvoir  que  sa  politique 
était  contraire  au  sentiment  de  la  nation.  Les  ministres  s’obs- 
tinèrent dans  leur  aveuglement.  Strafford,  vice-roi  d’Irlande, 
y avait  organisé  une  armée  permanente,  grâce  à laquelle  il 
pouvait  se  vanter  d’avoir  rendu  dans  l’ile  le  roi  aussi  absolu 
que  quelque  prince  qu’il  y eût  au  monde.  Laud,  de  son  côté, 
traquait  les  non-conformistes  et  les  punissait  avec  une  telle 
rigueur,  que  toute  l’Angleterre  prit  le  masque  de  la  soumis- 
sion religieuse.  A la  veille  même  de  la  révolution,  les  évêques 
lui  écrivaient  qu’ils  ne  pouvaient  plus  trouver  un  dissident 
dans  leurs  diocèses , comme  les  ministres  de  Louis  XIV  lui 
annonçaient,  après  la  révocation  de  l’édit  de  Nantes,  qu’il 
n’y  avait  plus  de  protestants  dans  le  royaume.  Laud  vou- 
lut étendre  sa  victoire  sur  la  presbytérienne  Écosse  et  lui  im- 
poser une  liturgie  nouvelle  qui  se  rapprochait  de  la  liturgie 
catholique.  Une  émeute  éclata  à Edimbourg  (1637).  Le  roi 
refusa  de  céder.  Alors  les  presbytériens  formèrent,  sous  le 
nom  de  Covenant,  une  association  à la  fois  politique  et  reli- 
gieuse qui  compta  bientôt  pour  adhérents  la  population  écos- 
saise tout  entière  (1638).  Charles  marcha  avec  20  000  hommes 
contre  les  covenantaires  ; mais  il  n’osa  livrer  bataille  et  accorda 
aux  rebelles  l’abolition  de  la  liturgie  de  Laud  (1639). 

C’était  un  échec  grave  ; Charles,  à bout  de  ressources , 
convoqua  un  quatrième  parlement  ; cette  assemblée  refusa 
d’accorder  le  moindre  subside  avant  qu’il  eût  été  fait  droit 
aux  griefs  de  la  nation.  Elle  demandait  que  le  roi  fût  tenu  de 
convoquer  le  parlement  tous  les  trois  ans,  que  l’indépendance 
des  élections  et  des  débats  fût  assurée,  que  la  liberté  poli- 
tique fût  fermement  garantie.  « Il  faut,  dit  'Strafford,  que 
Charles  avait  rappelé  d’Irlande,  faire  rentrer  à coups  de  fouet 


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L’ANGLETERRE  SOUS  LES  STÜARTS  ET  CROMWELL.  327 

ces  gens-là  dans  leur  bon  sens,  » et  le  petit-parlement  lut 
dissous.  Mais  l’armée  anglaise,  pleine  de  sympathie  pour  ses 
frères  d’Écosse , se  dispersa  plutôt  que  de  combattre , et 
Strafford  fut  contraint  de  se  replier  sur  York  (1640).  La 
royauté  était  acculée  à une  impasse.  Elle  avait  tiré  l’épée,  et 
pour  soutenir  la  guerre  elle  n’avait  pas  un  écu.  Le  système 
des  confiscations , des  amendes , des  taxes  arbitraires  était  ^ 

épuisé , Charles  s’avouant  vaincu  recourut  à un  cinquième  î 

parlement.  « Ce  fut  cette  assemblée  fameuse  qui,  en  dépit  iC* 

de  bien  des  fautes  et  de  bien  des  malheurs,  a de  justes  titres  ^ 

à la  reconnaissance  de  tous  ceux  qui,  dans  toutes  les  parties 
du  monde,  jouissent  des  bienfaits  du  gouvernement  consti- 
tutionnel (lord  Macaulay).  » 

l.e  Ions  parlement  (lAM-lAM). 

Après  onze  ans  de  despotisme,  Charles  I",  en  faisant  appel 
au  pays,  donnait  un  démenti  éclatant  au  système  qu’il  avait 
suivi  jusqu’alofs.  Le  roi  reconnaissait  son  impuissance  à gou- 
verner seul  l’Angleterre^Il  appartenait  aux  Communes  de  se 
faire  leur  part  légitime  ; mais  la  liberté , trop  longtemps 
opprimée,  voulut  prendre  une  revanche,  et,  comme  il  arrive 
toujours,  dépassa  le  but.  Le  parlement  s’empara  de  l’autorité. 
Perception  et  administration  de  l’impôt,  emprunts,  jugements 
même,  il  envahit  toutes  les  fonctions  ; tous  les  droits  du  pou-  ; 
voir  exécutif.  Il  abolit  les  tribunaux  exceptionnels,  proclama  f 
sa  périodicité,  enfin  décréta  d’accusation  le  comte  de  Straf- 
ford, en  qui  se  personnifiait  toute  la  politique  royale  depuis 
onze  ans. 

Ce  procès  excita  un  intérêt  immense.  Au  fond,  c’était  le 
procès  de  la  royauté,  avant  le  procès  du  roi.  Habile,  éloquent, 
courageux,  l’accusé  montra  en  face  du  péril  une  grandeur 
d’âme  qui  a fait  oublier  ses  fautes.  ■*«  Pendant  dix-sept  jours 
il  discuta,  seul  contre  treize  accusateurs  qui  se  relevaient  tour 
à tour,  les  faits  qui  lui  étaient  imputés.  Un  grand  nombre 
furent  prouvés  pleins  d’iniquité  et  de  tyrannie  ; mais  d’autres, 
exagérés,  ou  accueillis  par  la  haine,  furent  faciles  à repousser, 
et  aucun  ne  rentrait,  à vrai  dire,  dans  la  définition  légale  de 


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328  • CHAPITRE  XIX. 

la  haute  trahison.  Strafford  mit  tous  ses  soins  à les  dépouiller 
de  ce  caractère,  parlant  noblement  de  ses  imperfections,  de 
ses  faiblesses,  opposant  à la  violence  de  ses  adversaires  une 
dignité  modeste , faisant  ressortir,  sans  injures , l’illégalité 
passionnée  de  leurs  procédés.  D’odieuses  entraves  gênaient  sa 
défense;  ses  conseils,  obtenus  à grand’peine  et  malgré  les 
Communes,  n’étaient  point  admis  à parler  sur  les  faits  ni  à 
interroger  les  témoins  ; la  permission  de  citer  des  témoins  à 
décharge  ne  lui  avait  été  accordée  que  trois  jours  avant  l’ou- 
verture des  débats,  et  la  plupart  étaient  en  Irlande.  Dans 
chaque  occasion,  il  réclamait  son  droit,  remerciait  ses  juges, 
s’ils  consentaient  à le  reconnaître,  ne  se  plaignait  point  de 
leur  refus,  et  répondait  simplement  à ses  ennemis  qui  se 
courrouçaient  des  lenteurs  suscitées  par  son  habile  résistance  : 
« Il  m’appartient,  je  crois,  de  défendre  ma  vie  aussi  bien 
qu’à  tout  autre  de  l’attaquer » 

La  chambre  des  lords  allait  l’absoudre  ; les  Communes, 
par  un  bill  d'attainder*,  le  mirent  hors  la  loi.  Charles  seul 
pouvait  le  sauver  en  refusant  de  sanctionner  le  bill.  Strafford 
se  sacrifia  dans  une  lettre  sublimé.  Le  roi  eut  la  faiblesse 
d’accepter  ce  sacrifice  et  signa  l’arrêt  de  mort  de  son  ministre. 
Strafford,  pour  toute  réponse,  leva  les  mains  au  ciel  et  mur- 
mura ; Nolite  confidere  principibus  et  filiis  hominum,  quia 
non  est  salus  in  illis.  Le  gouverneur  de  la  Tour  l’engageait  à 
prendre  une  voiture  pour  échapper  aux  violences  du  peuple  ; 
il  refusa  et  sortit  à pied,  précédant  les  gardes  et  promenant  de 
tous  côtés  ses  regards,  comme  s’il  eût  marché  à la  tête  de  ses 
soldats.  Arrivé  sur  l’échafaud  : « Je  souhaite,  dit-il,  à ce 
royaume  toutes  les  prospérités  de  la  terre  ; vivant,  je  l’ai  tou- 


1.  Guizot,  Histoire  delà  révolution  d’ Angleterre,  t.  I,  p.  t75. 

2.  Un  bill  i’attainder  est  une  loi  votée  contre  un  particulier.  En  Angle- 
terre, pour  condamner  un  accusé,  il  faut  non-seulement  que  les  juges  soient 
convaincus  de  sa  culpabilité,  mais  qu'il  y ait  une  preuve  légale,  que  deux  té- 
moins au  moins  déposent  contre  l’accusé.  Or,  pour  atteindre  un  homme  prc- 
snmé  coupable  de  haute  trahison,  et  qu’il  ne  serait  pas  possible  de  faire  con- 
damner par  la  loi,  on  porte  contre  lui  un  bill  d’attainder,  qui  est  discuté 
dans  les  chambres  .comme  une  loi  générale.  Strafford  fut  ainsi  déclaré  cou- 
pable et  condamné,  non  par  nn  jugement  légal,  mais  par  un  acte  législatif  du 
parlement.  Par  le  bill  d'attainder  les  enfants  eux-mémes  de  la  victime  sont 
frappés.  Ils  ne  peuvent  hériter  de  ses  biens,  litres  ei  honneurs. 


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L’ANGLETERRE  SOUS  LES  STUARTS  ET  CROMWELL.  329 

jours  fait;  mourant,  c’est  mon  seul  vœu.  Mais  je  supplie 
chacun  de  ceux  qui  m’écoutent  d’examiner  sérieusement,  et  la 
main  sur  le  cœur,  si  le  début  de  la  réformation  d’un  royaume 
doit  être  écrit  en  caractères  de  sang  ; pensez-y  bien  en  ren- 
trant chez  vous.  » Puis  il  posa  si  tête  sur  le  billot  et  donna 
lui-même  le  signal  (27  mai  1641).  Laud,  mis  en  prison  en 
même  temps  que  Strafford,  ne  fut  condamné  et  exécuté  que 
quatre  ans  après. 

Le  supplice  du  comte  de  Strafford,  du  grand  délinquant, 
comme  on  l’appelait,  frappa  de  terreur  tous  les  agents  du 
pouvoir,  et  livra  entièrement  aux  deux  chambres  l’autorité 
royale.  Sur  ces  entrefaites,  les  Irlandais  se  révoltèrent  et 
massacrèrent  40  000  protestants  anglais.  Les  intrigues  catho- 
liques de  la  reine  rendaient  le  roi  suspect,  et  lui-même,  en 
essayant  de  surprendre  en  Écosse  les  chefs  covenantaires 
Argyle  et  HamUton,  autorisait  la  croyance  à un  vaste  complot 
formé  par  la  cour  contre  les  meneurs  populaires.  Lorsqu’il 
demanda  les  moyens  de  réduire  l’Irlande,  le  parlement  ré- 
pondit par  une  amère  remontrance,  où  se  trouvaient  énu- 
mérés tous  les  griefs  de  la  nation  depuis  le  commencement  du 
règne.  En  même  temps  on  accordait  aux  Écossais  300  000  li- 
vres sterling,  à titre  d’indemnité  et  de  récompense,  et  l’on 
votait  le  bill  de  la  milice,  par  lequel  le  parlement  devait  inter- 
venir dans  l’organisation  de  l’armée  et  la  nomination  de  ses 
chefs. 

Charles  tenta  un  coup  d’État  pour  ressaisir  le  pouvoir  ; il 
vint  en  personne  au  parlement  arrêter  les  chefs  de  l’opposi- 
tion. Mais  la  chambre  refusa  de  livrer  les  députés,  et  devant 
l’attitude  menaçante  du  peuple  le  roi  n’osa  employer  la  force. 
Il  quitta  Londres,  pour  commencer  la  guerre  civile  (1642). 

Le  parti  du  parlement  avait  la  capitale,  les  grandes  villes, 
les  ports,  la  flotte.  Le  roi  avait  la  plus  grande  partie  de  la 
noblesse,  plus  exercée  aux  armes  que  les  troupes  parlemen- 
taires. Dans  les  comtés  du  nord  et  de  l’ouest,  les  royalistes  ou 
cavaliers  dominaient  ; les  parlementaires  ou  têtes  rondes  dans 
ceux  de  l’est,  du  centre  et  du  sud-est,  les  plus  peuplés,  les 
plus  riches,  et  qui,  contigus  d’ailleurs,  formaient  comme  une 
ceinture  autour  de  Londres. 


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330 


CHAPITRE  XIX. 


Le  roi  eut  d’abord  l’avantage.  De  Nottingham,  où  il  avait 
arboré  son  étendard,  il  marcha  vers  les  comtés  de  l’ouest, 
plus  favorables  à sa  cause,  pour  y recruter  des  volontaires, 
rencontra  à Worcester  l’armée  du  parlement,  mais  sans  en- 
gj^er  avec  elle  un  choc  à fond,  et  prit  la  route  de  Londres. 
Esse.v,  pour  l’arrêter,  livra  la  sanglante  et  indécise  bataille 
d’Edgehill  (24  octobre  1642).  Charles,  n’espérant  plus  em- 
porter sa  capitale  par  surprise,  se  retira  sur  Oxford,  où  il 
prit  ses  quartiers  d’hiver,  attendant  les  secours  que  la  reine 
devait  lui  amener  de  Hollande.  La  campagne  suivante  s’ouvrit 
bien  pour  lui  ; partout  les  troupes  parlementaires  furent  bat- 
tues, et  nombre  de  villes  dans  le  nord  et  le  sud-ouest  furent 
prises.  Mais  le  parlement  redoubla  d’énergie  : plusieurs 
membres  des  Communes  prirent  les  armes.  Hampden  leva 
parmi  ses  propres  tenanciers,  ses  amis  et  ses  voisins,  un 
régiment  d’infanterie  qui  fut  bientôt  renommé  par  sa  disci- 
pline et  son  courage.  Olivier  Cromwell,  qui  commençait  alors 
à sortir  de  l'obscurité,  forma  dans  les  comtés  de  ,1’est,  avec 
les  fils  de  fermiers  et  les  petits  propriétaires,  des  escadrons 
d’élite  qui  opposèrent  l’enthousiasme  religieux  aux  sentiments 
d’honneur  qui  animaient  les  cavaliers.  Le  roi  assiéga  Glocester, 
la  seule  ville  qui  gênât  encore  ses  mouvements  dans  l’ouest. 
Elle  fit  une  résistance  héroïque  qui  donna  le  temps  au  parle- 
ment de  rassembler  ses  forces.  A l’approche  dTEssex,  Charles 
se  retira,  mais  manœuvra  de  manière  à couper  au  comte  la 
route  de  Londres,  et  se  posta  à Newbury  ; les  parlementaires 
passèrent  sur  le  corps  de  son  armée,  après  une  lutte  acharnée, 
où  périt  lord  Falkland,  l’honneur  du  parti  royaliste.  Cette 
victoire  décida  le  parlement  h s’unir  aux  Écossais  ; un  Cove- 
nant solennel  fut  juré  entre  les  deux  peuples.  De  son  côté,  le 
roi  essaya  de  soulever  les  Highlanders,  et  traita  avec  les 
catholiques  d’Irlande  qui  étaient  toujours  en  armes  depuis  le 
grand  massacre.  Il  rappela  auprès  de  lui  les  troupes  char- 
gées de  les  combattre  (1643). 

Le  parlement  n’était  qu’une  coalition  de  partis  opposés. 
Unis  contre  leé  prétentions  absolutistes  du  roi,  ils  ne  s’accor- 
daient plus  sur  les  conditions  du  gouvernement.  Les  presby- 
trriens,  qui  abolissaient  la  hiérarchie  dans  l’Église,  voulaient 


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L’ANGLETERRE  SOUS  LES  STÜARTS  ET  CROMWELL.  331 

la  conserver  dans  l'Etat;  les  indépendants  repoussaient  la 
pairie  comme  l’épiscopat,  la  souveraineté  politique  du  roi 
comme  sa  suprématie  religieuse.  Plus  hardis  que  leurs  rivaux 
et  plus  conséquents,  ils  faisaient  appel  aux  sentiments  les 
plus  énei^ques  du  cœur  humain,  l’amour  de  la  liberté  et  le 
besoin  de  l’égalité.  Autour  d’eux  se  groupaient  les  mille  sectes 
issues  du  puritanisme  : niveleurs,  anabaptistes,  millénaires. 
Enhn  ils  avaient  à leur  tête  des  hommes  d’une  habileté  pro- 
fonde : Ludlow,  Vane,  Haslerig,  et  surtout  Olivier  Cromwell. 
Tout  en  ce  dernier  leur  avait  plu  d’abord  : son  exaltation  re- 
ligieuse, son  empressement  à se  faire  l’égal  et  le  compagnon 
de  ses  plus  grossiers  amis,  ce  langage  mystique  et  familier, 
ces  manières  tour  à tour  triviales  et  enthousiastes  qui  lui 
donnaient  l’air,  tantôt  de  l’inspiration,  tantôt  de  la  franchise, 
même  oe  libre  et  souple  génie  qui  semblait  mettre  au  service 
d’une  cause  sainte  toutes  les  ressources  de  l’habileté  mon- 
daine. Aussi  avait-il l)ientôt  acquis  sur  eux  un  puissant  empire. 

Si  la  discorde  régnait  parmi  les  parlementaires,  elle  existait 
aussi  dans  le  parti  royaliste.  A Oxford,  comme  à Whitehall, 
la  cour  était  divisée  par  de  misérables  intrigues.  Un  parle- 
ment que  Charles  composa  avec  ses  fidèles  fut  inutile,  et, 
malgré  sa  docile  complaisance,  irrita  le  roi,  qui  l’ajourna  pour 
se  délivrer  de  ce  qu’il  appelait  de  lâches  et  séditieuses  mo- 
tions, tant  l’ombre  même. d’une  libre  discussion  lui  était 
importune. 

La  campagne  de  1644.  fut  remarquable  par  un  grand  dé- 
ploiement de  forces  des  deux  côtés.  L’armée  royale  du  nord, 
commandée  par  le  prince  Robert,  fut  complètement  battue  à 
Marston-Moor,  près  d’York  (2  juillet).  Ce  grand  succès  était 
dû  au  génie  de  Cromwell  et  à l’invincible  ténacité  de  ses 
escadrons.  Ils  gagnèrent  sur  le  champ  de  bataille  le  surnom 
de  côtes  de  fer.  Dans  le  sud,  Essex  et  Waller,  les  généraux 
presbytériens,  éprouvaient  défaite  sur  défaite;  le  premier 
était  réduit  à capituler.  En  Écosse,  le  vaillant  comte  de  Mont- 
rose  avait  débarqué  avec  des  bandes  irlandaises,  soulevé  les 
Highlanders  et  remporté  coup  sur  coup  deux  victoires.  Le  roi 
pour  la  troisième  fois  marchait  sur  Londrçs;  le  peuple  fer- 
mait les  boutiques,  priait  et  jeûnait,  lorsqu’on  apprit  que 


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332 


CHAPITRE  XIX. 


Charles  venait  d’être  battu  h Newbury  par  Cromwell  et  Man- 
chester. Les  parlementaires  avaient  fait  des  prodiges  : à la  vue 
des  canons  qu’ils  avaient  perdus  naguère  dans  le  comté  de 
Cornouailles,  ils  s’étaient  précipités  sur  les  batteries  royales, 
avaient  ressaisi  leurs  pièces,  et  les  avaient  ramenées  en  les 
embrassant. 

Les  succès  de  Cromwell  rendirent  plus  audacieux  le  parti 
des  indépendants.  En  minorité  dans  le  parlement,  ils  s’empa- 
rèrent de  la  guerre  par  le  bill  célèbre  du  renoncement  qui 
exclut  les  députés,  c’est-à-dire  la  première  génération  parle- 
mentaire des  fonctions  publiques,  faute  qui  fut  renouvelée 
par  notre  première  assemblée  constituante  (1645).  Le  comte 
d’Essex,  général  des  presbytériens,  donna  sa  démission  ; un 
indépendant  lui  succéda,  Fairfax,  sur  qui  Cromwell  exerçait 
un  empire  absolu. 

Les  indépendants,  maîtres  de  l’armée,  agirent  d’ailleurs 
avec  promptitude  : ils  écrasèrent  à Naseby  la  dernière  armée 
du  roi  (1645).  On  trouva  dans  les  bagages  de  Charles  la 
preuve  qu’en  dépit  de  ses  protestations  il  avait  invoqué  l’ap- 
pui des  étrangers  et  particulièrement  celui  des  Irlandais.  En 
même  temps,  Montrose  était  surpris  et  battu  par  les  cove- 
nantaires  écossais.  Le  prince  Robert  rendait  Bristol  sans 
coup  férir.  Le  roi,  désespéré,  se  retira  par  lassitude  plutôt 
que  par  choix  dans  le  camp  des  Écossais,  où  le  résident  de 
France  lui  faisait  espérer  un  asile,  et  où  il  s’aperçut  bientôt 
qu’il  était  prisonnier  (1646).  Les  Écossais  le  livrèrent  au  par- 
lement pour  400000  sterling  (1647). 

Les  presbytériens  et  les  indépendants  avaient  eu  peine  à 
s’entendre  pendant  la  lutte,  en  face  du  péril;  ce  fut  bien  pis 
après  la  victoire.  Comme  les  presbytériens  dominaient  dans 
le  parlement  et  leurs  adversaires  dans  l’armée,  l’antagonisme 
éclata  entre  ces  deux  corps.  Le  parlement,  sous  prétexte 
que  la  guerre  était  finie,  voulut  licencier  une  partie  des 
troupes.  Alors  une  fermentation  menaçante  se  manifesta 
parmi  les  soldats.  - L’armée  adressa  aux  communes  des 
suppliques  qui  pouvaient  passer  pour  des  ordres.  La  Cham- 
bre les  repoussa  avec  énergie.  « Ces  gens-là,  dit  Cromwell, 
n’auront  pas  de  repos  que  l’armée  ne  les  ait  mis  dehors  par 


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L’ANGLETERRE  SOUS  LES  STUARTS  ET  CROMWELL.  333 

les  oreilles.  » Il  allait  se  charger  lui-même  d’accomplir  la 
prédiction. 

Peu  s’en  fallut  que  ces  dissensions  ne  fissent  regagner  à 
Charles  tout  le  terrain  qu’il  avait  perdu.  Les  deux  partis 
se  disputèrent  le  roi.  Un  détachement  de  l’armée  l’enleva 
d’Homlby,  où  il  était  à la  discrétion  du  parlement.  Cromwell 
et  les  généraux  indépendants  négocièrent  avec  lui.  Mais 
Charles  n’était  pas  sincère.  « Sois  tranquille  sur  les  conces- 
sions que  je  pourrai  faire,  écrivait-il  à la  reine.  Je  saurai 
bien,  quand  il  en  sera  temps,  comment  il  faut  se  conduire 
avec  ces  drôles-là,  et  au  lieu  d’une  jarretière  de  soie,  je  les 
accommoderai  d’une  jarretière  de  chanvre.  » Cromwell  inter- 
cepta la  lettre  pt  résolut  dès  lors  la  ruine  du  roi.  Charles,  au- 
quel il  fit  passer  des  avis  menaçants,  s’échappa  et  se  réfugia 
dans  l’ile  de  Wight,  dont  le  gouverneur  était  une  créature 
de  Cromwell  (1648). 

Cette  fuite  du  roi  fut  pour  les  cavaliers  le  signal  d’une  • 
nouvelle  prise  d’armes  et  d’une  seconde  guerre  civile.  Mais 
Cromwell,  qui  venait  de  rétablir  la  discipline  parmi  ses  sol- 
dats, en  intimidant  les  niveleurs,  saisit  avec  joie  l’occasion  de 
recouvrer  son  influence  par  la  guerre.  Il  vainquit  les  roya- 
listes dans  le  pays  de  Galles,  tandis  que  Fairfax  les  battait 
autour  de  Londres,  et  les  Écossais  ayant  envahi  l’Angleterre, 
il  courut  à leur  rencontre  et  les  écrasa  à Preston. 

Cependant  les  presbytériens,  plus  hardis  en  son  absence, 
ouvrirent  avec  Charles  I"  une  nouvelle  négociation,  et,  après 
quelques  conférences,  firent  déclarer  par  la  Chambre  des 
Communes  que  les  concessions  du  roi  offraient  des  bases  suf- 
fisantes pour  traiter  de  la  paix.  Aussitôt  Cromwell  fit  enlever 
le  prince  de  l’île  de  Wight,  et  purgea  le  parlement.  Tous  les 
presbytériens  furent  expulsés;  l’assemblée  se  trouva  réduite  à 
quatre-vingts  membres,  et  aucune  voix  ne  vint  plus  troubler  le 
parti  des  indépendants  dans  sa  victoire.  Le  procès  du  roi  com- 
mença. Charles  comparut  devant  une  haute  cour  de  justice 
présidée  par  John  Bradshaw,  cousin  de  Milton,  et  dirigée  par 
Cromwell.  Il  refusa  de  les  reconnaître  pour  juges,  mais  n’en 
fut  pas  moins  condamné  et,  malgré  l’intervention  des  ambas- 
sadeurs hollandais,  exécuté.  Il  montra  sur  l’échafaud  un  ad- 


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CHAPITRE  XIX. 


mirable  sang-froid,  ne  regrettant  de  tous  ses  actes  que  sa 
faiblesse  lors  du  procès  de  Strafford.  « Que  Dieu  me  préserve, 
dit-il,  de  me  plaindre  1 L’injuste  sentence  dont  j’ai  permis 
l’exécution  à l’égard  de  Strafford  est  punie  maintenant  par 
une  autre  sentence  injuste.  » (9  février  1649.) 

« Il  s’écoula  peu  de  temps  avant  qu’il  ne  fût  manifeste  que 
les  fanatiques  religieux  et  politiques,  auxquels  on  doit  attri- 
buer cet  acte,  avaient  commis  non-seulement  un  crime , mais 
encore  une  erreur.  Ils  avaient  donné  à un  prince , connu 
jusqu’alors  de  son  peuple  surtout  par  ses  défauts,  l’occasion 
de  déployer  sur  un  grand  théâtre,  aux  yeux  de  toutes  les  na- 
tions et  de  tous  les  siècles , quelques-unes  des  qualités  qui 
attirent  irrésistiblement  l’admiration  et  l’amour  du  genre 
humain,  le  courage  élevé  d’un  brave  gentilhomme,  la  patience 
et  la  douceur  d’un  chrétien  pénitent.  Bien  plus , ils  avaient 
exécuté  leur  vengeance  de  telle  sorte  que  cet  homme,  dont 
• toute  la  vie  se  composait  d’une  succession  d’attaques  contre 
les  libertés  de  l’Angleterre  , semblait  maintenant  mourir 
martyr  de  ces  mêmes  libertés.  Jamais  démagogue  ne  fit  au- 
tant d’impression  sur  l’esprit  public  que  ce  roi  captif  qui, 
gardant  dans  cette  extrémité  toute  sa  dignité  royale  et  affron- 
tant la  mort  avec  un  courage  indomptable,  exprima  lui- 
même  les  sentiments  de  son  peuple  opprimé,  refusa  virile- 
mfent  de  se  justifier  devant  une  cour  illégalement  formée  , en 
appela  de  la  violence  militaire  aux  principes  de  la  constitution, 
demanda  de  quel  droit  la  Chambre  des  Communes^  avait  été 
diminuée  de  ses  membres  les  plus  respectables,  de  quel  droit 
la  Chambre  des  Lords  avait  été  privée  de  ses  fonctions  légis- 
latives, et  avertit  ses  auditeurs,  fondant  en  larmes,  qu’il  ne 
défendait  pas  seulement  sa  cause,  mais  la  leur.  Les  longues 
exactions  de  son  mauvais  gouvernement , ses  innombrables 
perfidies,  furent  oubliées.  Sa  mémoire  s’associa  dans  l’esprit 
de  la  grande  majorité  de  ses  sujets  avec  ces  institutions  libres 
que  pendant  tant  d’années  il  avait  travaillé  à détruire,  car  ces 
institutions  libres  avaient  péri  avec  lui  et  n’avaient  été  défen- 
dues que  par  sa  voix  seule,  au  milieu  du  morne  silence  d’une 
société  compiimée  par  les  armes.  Dès  ce  jour  commença  une 
réaction  en  faveur  de  la  monarchie  et  de  la  maison  royale- 


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L’ANGLETERRE  SOUS  LES  STÜARTS  ET  CROMWELL.  335 


exilée,  réaction  qui  ne  s’arrêta  que  lorsque  le  trône  eut  été 
rétabli  dans  son  ancienne  splendeur.  • (Macaulay.) 

république  d’Angleterre 

Les  indépendants  avaient  proclamé  la  république.  Mais 
l’Écosse  protesta.  Elle  se  souvenait  maintenant  que  les  Stuarts 
étaient  de  race  écossaise,  et  le  sentiment  national  se  réveilla 
si  vif,  à la  nouvelle  du  supplice  de  Charles,  que  le  duc 
d’Argyle,  gouverneur  au  nom  du  parlement,  se  laissa  'entraî- 
ner : Charles  U , fils  aîné  du  feu  roi , fut  proclamé  roi 
d’Écosse,  d’Angleterre,  de  France  et  d’Irlande,  à condition 
qu’il  reconnaîtrait  le  Covenant.  Charles  retiré  à la  Haye, 
en  Hollande,  refusa  de  souscrire  aux  clauses  qu’on  lui  voulait 
imposer,  et,  dédaignant  les  presbytériens  d’Ecosse,  se  rendit 
en  France  auprès  de  sa  mère  Henriette,  pour  aller  de  là  re- 
joindre les  royalistes  irlandais. 

C’en  était  fait  de  la  domination  anglaise  et  de  l’oppression  * 
protestante  en  Irlande,  si  l’union  du  prétendant  et  des  re- 
belles se  consommait.  Le  parlement  d’Angleterre  se  hâta 
de  nommer  Cromwell  lord  lieutenant  d’Irlande.  Il  ne  voulut 
partir  qu’avec  des  forces  immenses.  Outre  l’armée  ordinaire 
de  45  000  hommes,  il  obtint  un  corps  de  1 2 000  vétérans, 
et  rien  de  ce  qu’il  demanda  en  argent,  vivres  ou  mimitions 
ne  lui  fut  refusé.  Déjà  les  royalistes  venaient  d’être  mis  en 
pleine  déroute  près  de  Dublin,  à la  journée  de  Rathmines. 
Cromwell  alla  recueillir  les  fruits  de  cette  grande  victoire,  et 
ouvrit  la  campagne  par  le  siège  de  Drogheda.  La  ville  fut 
prise  d’assaut  : on  égorgea  toute  la  garnison;  plus  de  1000 
habitants,  qui  s’étaient  réfugiés  dans  la  cathédrale,  eurent  le 
même  sort.  Ces  scènes  horribles  se  renouvelèrent  un  mois 
après  à Wexford.  Habitants,  soldats,  tout  fut  passé  au  fil  de 
l’épée.  On  tua  jusqu’aux  femmes  (1649).  Une  telle  barbarie 
poussa  les  Irlandais  au  désespoir  : Kilkenny  et  Clonmell  se 
défendirent  avec  tant  d’énergie,  que  le  lord  lieutenant  dut 
leur  accorder  ime  capitulation  honorable  (1630).  An  milieu  de 
ces  succès,  dopt  la  gloire  était  tachée  de  sang,  Cromwell  fut 
rappelé  en  Angleterre  par  les  progrès  menaçants  des  Ecossais. 


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CHAPITRE  XIX. 


Le  désastre  de  Rathmines  avait  empêché  Charles  II  d’abor- 
der en  Irlande,  et  l’avait  réduit  à renouer  ses  négociations 
avec  les  presbytériens  d’Écosse.  Avant  d’accepter  les  condi- 
tions si  dures  au  prix  desquelles  ils  lui  offraient  la  couronne, 
il  tenta  de  la  conquérir  par  l’épée  du  vaillant  comte  de  Mont- 
rose.  Cet  homme  héroïque  était  débarqué  en  Écosse  avec 
1200  hommes;  mais  les  montagnards  refusèrent  de  se  joindre 
à lui,  et  il  fut  écrasé  par  les  presbytériens  à Corbiesdale.  On 
le  condamna  à être  pendu  k une  potence  de  trente  pieds  de 
, haut.  Sa  tête  devait  être  exposée  sur  une  pique  à Édimbourg, 
ses  bras  sur  les  portes  de  Perth  et  de  Stirling,  ses  jambes  sur 
celles  de  Glascow  et  d’Aberdeen.  Il  répondit  qu’il  se  glorifiait 
I de  son  sort,  et  regrettait  seulement  de  n’avoir  pas  assez  de 
I membres  pour  fournir  à toutes  les  villes  du  royaume  une 
preuve  de  sa  loyauté.  Comme  dernière  ignominie,  l’exécutenr 
suspendit  k son  cou  sa  récente  proclamation  avec  l’histoire 
^ de  ses  premiers  exploits.  Il  sourit  en  disant  que  ses  ennemis 
^ lui  donnaient  une  décoration  plus  brillante  que  l’ordre  de  la 
Jarretière  dont  son  souverain  l’avait  honoré.  Charles  II  s’em- 
pressa de  désavouer  Montrose,  accepta  sans  réserve  toutes  les 
demandes  des  commissaires  écossais,  jura  de  ne  jamais  per- 
mettre le  libre  exercice  de  la  religion  catholique  en  Écosse, 
ni  en  aucune  autre  partie  de  ses  États,  et  quitta  aussitôt  la 
Hollande  pour  venir  prendre  possession  du  trône  qui  lui  était 
offert. 

Ainsi  l’alliance  du  roi  et  des  presbytériens  se  trouvait  enfin 
conclue  et  signée  sur  le  cadavre  du  plus  héroïque  des  chefs 
royalistes.  Les  indépendants  comprirent  la  gravité  du  péril  et 
rappelèrent  Cromwell.  Il  passa  la  Tweed  avec  1 6 000  vieux 
soldats.  Le  général  écossais,  David  Leslie,  malgré  la  supé- 
riorité numérique  de  ses  troupes,  se  garda  bien  de  hasarder 
une  bataille,  et  se  tint  obstinément  un  mois  dans  ses  retran- 
chements. Il  voulait  user  l’armée  anglaise;  mais  l’ardeur  in- 
sensée des  ministres  presbytériens  l’emporta.  Ils  contraignirent 
Leslie  k attaquer.  L’action  s’engagea  près  de  Dunbar.  Au 
premier  choc,  les  indépendants  furent  culbutés;  Cromwell 
avec  son  régiment  de  piquiers  rétablit  le  combat,  mit  les 
Écossais  en  pleine  déroute,  leur  tua  3000  hommes,  en  prit 


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L’ANGLETERRE  SOUS  LES  STÜARTS  ET  CROMWELL.  337 

1 0 000  avec  l’artillerie,  les  munitions  et  le  bagage.  Édimbourg 
et  LeiA  se  rendirent  sans  résistance  (1650). 

La  défaite  de  ûunbar  fut  pour  Charles  II  plus  avantageuse 
qu’une  victoire.  Elle  diminua  le  rigorisme  aveugle  des  minis- 
tres, et  donna  au  roi  de  la  circonspection.  En  affectant  d’aimer 
le  Govenant,  il  se  concilia  les  presbytériens;  en  donnant  la 
préférence  aux  Hamilton  sur  les  Campbell,  il  gagna  les  roya- 
listes. Ainsi  les  deux  partis  qui  divisaient  l’Écosse  depuis  un 
siècle  se  réunirent  sous  la  bannière  de  Charles  II,  les  presby- 
tériens parce  qu’ils  croyaient  à sa  sincérité,  les  royalistes  parce 
qu’ils  n’y  croyaient  pas.  Il  fut  solennellement  couronné  à 
Scone  le  1"  janvier  1651.^ 

Devenu  vraiment  roi  d’Écosse  et  maître  de  l’armée,  il  en- 
treprit de  porter  la  guerre  au  cœur  même  de  l’Angleterre, 
pour  rallier  sur  sa  route  les  nombreux  partisans  sur  lesquels 

11  comptait.  Il  trompa  Cromwell,  se  dirigea  rapidement  vers 
le  midi  et  marcha  droit  sur  Londres.  Mais  les  royalistes  an- 
glais ne  bougèrent  pas  : à peine  quelques  milliers  de  cava- 
liers répondirent-ils  à l’appel  du  prince,  et  Cromwell  accourut 
avec  40  000  hommes.  Ce  fut  près  de  Worcester  que  la  ren- 
contre eut  lieu.  Après  une  lutte  acharnée,  où  Charles  montra 
une  extrême  bravoure,  l’armée  royale  fut  dispersée  et  la  ville 
prise.  C’était  le  3 septembre,  le  jour  anniversaire  de  la  vic- 
toire de  Dunbar  (1651).  Charles  II  n’échappa  que  par  mira- 
cle aux  actives  recherches  de  ses  ennemis.  Les  diverses  péri- 
péties de  sa  fuite  montrèrent,  en  même  temps  que  son  rare 
sang-froid,  le  nombre  et  le  dévouement  tardif  des  royalistes 
anglais.  L’Écosse  était  enfin  domptée,  comme  l’Irlande,  et 
toutes  deux  l'étaient  pour  la  première  fois. 

Ainsi  la  révolution  triomphait  au  dedans  : au  dehors,  elle 
déclarait  la  guerre  à la  Hollande.  JJ acte  de  navigation  fut  une 
attaque  directe  contre  le  commerce  des  Provinces-Unies 
(9  oct.  1651).  Cet  acte  célèbre  interdisait  l’entrée  des  ports 
anglais  à tout  vaisseau  chargé  de  marchandises  qui  n’étaient 
pas  un  produit  du  sol  ou  du  travail  national  du  peuple  dont 
le  navire  portait  le  pavillon,  et  aucune  marchandise  d’Afrique, 
d’Asie  ou  d’Amérique  ne  pouvait  être  importée  que  sur  des 
vaisseaux  anglais.  Cette  loi,  qui  a fait  la  fortune  navale  de 


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CHAPITRE  XIX. 


l’Angleterre,  et  qui  est  restée  en  vigueur  jusqu’au  1"  jan- 
vier 1850,  enlevait  auX  Hollandais  - les  rouliers  des  mers,  » 
comme  fin  les  appelait,  le  monopole  de  la  navigation,  car  leur 
commerce  était  presque  exclusivement  un  commerce  de  com- 
mission. Les  droits  mis  sur  la  pêche  aux  harengs,  que  les 
Hollandais  venaient  chercher  près  des  côtes  britanniques, 
achevèrent  de  brouiller  les  deux  républiques.  Les  Hollandais 
réclamèrent  ; ils  ne  purent  obtenir  même  un  simple  délai,  et 
le  décret  du  parlement  reçut  une  exécution  immédiate.  Ils  ar- 
mèrent pour  protéger  leur  commerce.  Les  Anglais  commen- 
cèrent aussitôt  les  hostilités,  ne  rêvant  rien  moins  que  l’an- 
nexion des  Provinces-Unies.  Ce  projet  chimérique  échoua. 
Mais  les  flottes  hollandaises  furent  malheureuses,  malgré  le 
génie  de  Tromp  et  de  Ruyter.  L’amiral  anglais,  Blake,  se 
plaça  au  niveau  de  ces  illustres  marins.  Il  vainquit  de  Witt  et 
Ruyter  au  nord-est  de  Douvres,  le  8 octobre  1652;  cinq  mois 
après  Tromp,  qui  avait  arboré  au  grand  mât  de  son  vaisseau 
un  immense  balai  en  signe  qu’il  allait  balayer  l’Océan,  eut  le 
dessous  dans  une  action  qui  se  continua  pendant  trois  jour- 
nées dans  toute  la  longueur  de  la  Manche.  Au  commence- 
ment de  1654,  les  deux  républiques,  redoutant  l’influence  de 
la  maison  d’Orange,  qui  venait  de  s’unir  par  mariage  à celle 
des  Stuarts,  conclurent  la  paix. 

Ce  furent  les  dernières  victoires  remportées  sous  les  aus- 
pices de  la  république  : Cromwell  venait  de  se  faire  nommer 
protecteur,  après  avoir  dissous  le  parlement. 

Le  parlement  avait  préparé  sa  chute  en  se  décimant  lui- 
même  ; il  ne  représentait  plus  la  nation,  mais  un  parti.  Les 
mécontents,  et  c’était  à peu  près  tout  le  monde,  désiraient  un 
pouvoir  fort,  moins  d’intrigues,  plus  de  probité.  Il  y avait 
précisément  un  homme  qui  avait  à la  fois  sauvé  la  bberté  par 
ses  victoires  contre  les  royalistes,  et  l’ordre  social  en  écrasant 
les  niveleurs  : c’était  Olivier  Cromwell,  Nul  n’avait  montré 
autant  d’art  à suivre,  sans  la  devancer,  l’opinion  dominante, 
il  était  sûr  de  l’armée,  séduisait  le  peuple  par  sa  piété,  et 
comptait  même  sur  les  royalistes  qui  aimaient  mieux  voir 
l’autorité  souveraine  usurpée  par  un  homme  que  de  la  voir 
exercée  par  la  nation.  Le  parlement  allait  rendre  un  acte 


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L’ANGLETERRE  SOUS  LES  STÜARTS  ET  CROMWELL.  339 

pour  se  proroger  ; Cromwell  court  à l’assemblée,  et  au  mo- 
ment du  vote  demande  la  parole.  Selon  sa  coutume,  il  com- 
mence par  des  protestations  de  modestie  et  d’humUité;  puis  il 
s’anime,  attaque  amèrement  les  actes  ; on  l’interrompt.  Alors, 
jetant  le  masque,  il  s’écrie  : « Vous  n’êtes  pas  un  parlement. 
Dieu  ne  veut  plus  de  vous.  » Et,  comme  on  murmure,  il  se 
tourne  successivement  vers  chacun  des  députés  : « Toi,  dit-il, 
tu  es  un  débauché;  toi,  un  adultère;  toi,  un  ivrogne;  dispa- 
raissez, disparaissez,  tous  !»  Et,  à chaque  apostrophe,  il  frap- 
pait du  pied.  C’était  le  signal  convenu  : des  soldats  entrent, 
font  descendre  les  représentants  de  leurs  sièges,  et  les  pous- 
sent dehors.  Quand  la  salle  fut  vide,  Cromwell  sortit,  ferma 
la  porte,  mit  la  clef  dans  sa  poche,  et  fit  afficher  le  soir  même 
cet  écriteau  ; MAISON  A LOUER  (30  avril  1653). 

Cromwell  composa  alors  un  parlement  qu’il  déclara  convo- 
qué an  nom  du  Saint-Esprit  et  qu’il  fit  dépositaire  de  l’auto- 
rité souveraine  en  son  nom  et  au  nom  des  officiers  de  l’armée. 
Les  députés,  gens  honnêtes  mais  bornés,  se  prirent  au  sérieux 
et  voulurent  gouverner.  On  les  força  de  se  dissoudre.  Le 
parlement  Rareèone  n’était  pas  plus  heureux  que  le  parlement 
Rump.  Puisque  l’armée  ne  voulait  pas  soufl'rir  de  pouvoir 
civil,  c’était  à elle  d’organiser  le  gouvernement.  Il  était  puéril 
et  peut-être  dangereux  de  prolonger  plus  longtemps  l’hypo- 
crisie. Cromwell  se  fit  proclamer  lord  protecteur  (26  décembre 
1653).  On  lui  donna  l’autorité  souveraine  : il  était  roi,  moins 
le  nom. 

Cromwell  continua  en  Irlande  l’œuvre  du  parlement.  Ire- 
ton,  son  gendre  et  son  successeur  dans  le  commandement  des 
troupes,  n’avait  pas  rencontré  de  résistance  sérieuse,  grâce 
aux  dissensions  des  ennemis,  et  s’était  rendu  maître  des  trois 
quarts  de  l’ile  (1652).  Clanricarde,  chef  des  rebelles,  après  le 
départ  du  duc  d’Ormond , proposa  une  capitulation  générale  ; 
mais  Ludlow,  investi  du  commandement  par  la  mort  préma- 
turée d’Ireton,  refusa  de  négocier.  Il  recommença  la  guerre 
avec  une  nouvelle  énergie  et  contraignit  les  divers  chefs  de  la 
révolte  à faire  séparément  leur  soumission.  Au  milieu  de 
l’année  1652,  l’Irlande  tout  entière  était  au  pouvoir  des  An- 
glais. On  la  traita  avec  une  horrible  cruauté.  Beaucoup  de 


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CHAPITRE  XIX. 


nobles,  accusés  d’avoir  pris  part  au  massacre  de  1640,  furent 
condamnés  et  exécutés.  On  exila  40  000  soldats  ou  officiers, 
on  transporta  en  Amérique  leurs  femmes  et  leurs  enfants. 
Cependant,  malgré  toutes  ces  saignées  d’un  côté,  et  l’arrivée 
continuelle  des  colons  anglais  et  écossais  de  l’autre,  il  se  trouva 
que  la  population  catholique  excédait  la  population  protes- 
tante dans  la  proportion  de  8 à 1 . On  condamna  à la  confis- 
cation totale  les  grands  propriétaires  de  terres,  à la  confisca- 
tion des  deux  tiers  tous  ceux  qui  avaient  porté  les  armes  contre 
le  parlement,  et  à celle  d’un  tiers  ceux  qui  ne  les  avaient  pas 
portées  pour  lui.  Quant  à ceux  dont  les  biens  réels  et  per- 
sonnels ne  s’élevaient  pas  à une  valeur  de  10  livres  sterling, 
on  leur  offrit  généreusement  amnistie  pleine  et  entière.  La 
population  irlandaise  reçut  l’ordre  de  se  transplanter  dans  le 
Connaught  avant  le  l*'mai  1654,  et  le  premier  venu  eut  le 
droit  de  tuer  l’Irlandais  qu’il  rencontrerait  sur  la  rive  gauche 
du  Shannon.  L’Angleterre  expie  encore  ces  violences  par  la 
triste  situation  où  l’Irlande  est  depuis  deux  siècles. 

En  Écosse,  c’était  Monk  qui  était  l’exécuteur  des  hautes 
œuvres  et  du  parlement  et  de  Cromwell  ; elle  fut  moins  cruel- 
lement traitée  ; elle  conserva  ses  lois , ses  croyances  et  même 
son  existence  nationale.  Car  le  parlement  fut  renversé  au  mo- 
ment où  il  allait  accomplir  l’union  des  deux  peuples  de  la 
Grande-Bretagne,  Cromwell  abandonna  ce  projet. 

Après  un  demi-siècle  durant  lequel  l’Angleterre  avait  eu  à 
peine  plus  de  poids  dans  la  politique  européenne  que  Venise 
ou  la  Saxe,  elle  devint  subitement  une  puissance  redoutée. 
Cromwell  traita  d’égal  à égal  avec  tous  les  souverains  de 
l’Europe,  vit  son  alliance  mendiée  par  l’Espagne  et  recherchée 
par  la  France  qui  l’obtint  (1655).  Les  Hollandais  vaincus 
avaient  été  contraints  de  reconnaître  la  supériorité  du  pavillon 
anglais  et  de  payer  les  frais  de  la  guerre.  Blake  pénétra  avec 
sa  flotte  dans  la  Méditerranée  et  châtia  les  Barbaresques. 
La  Jamaïque  fut  enlevée  à l’Espagne,  ainsi  que  Dunkerque, 
après  la  victoire  des  Dunes'  (1658),  gagnée  par  Turenne  et 
ses  auxiliaires  anglais  ; et  cette  acquisition  consola  la  nation 
de  la  perte  de  Calais.  Enfin,  il  reprit  le  rôle  d’Éüsabeth  que 
les  Stuarts  avaient  abandonné , celui  de  défenseur  du  parti 


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L’ANGLETERRE  SOUS  LES  STÜARTS  ET  CROMWELL.  341 

protestant.  « Toutes  les  églises  réformées , éparses  dans  les 
royaumes  catholiques  romains,  reconnurent  Cromwell  comme 
leur  protecteur.  Les  huguenots  du  Languedoc,  les  bergers 
qui,  dans  les  hameaux  des  Âlpes , professaient  un  protestan- 
tisme plus  ancien  que  celui  d’Augsbourg,  furent  à l’abri  de 
l’oppression,  grâce  à la  terreur  qu’inspirait  son  grand  nom. 
Le  pape  lui-même  fut  forcé  de  prêcher  l’humanité  et  la  mo- 
dération aux  princes  papistes,  car  une  voix  qui  menaçait  rare- 
ment en  vain  avait  déclaré  que  si  les  hommes  de  Dieu  n’étaient 
pas  favorablement  traités,  on  entendrait  retentir  les  canons 
anglais  au  château  Saint- Ange.  » (Macaulay.)  « Cependant  ce 
gouvernement,  si  actif  sans  témérité,  si  habile  à flatteries 
passions  nationales  sans  s’y  asservir,  qui  au  dehors  faisait 
grandir  son  pays  sans  le  compromettre,  et  maintenait  l’ordre 
au  dedans  avec  les  soldats  de  la  révolution,  était  obéi,  craint, 
admiré,  mais  ne  s’enracinait  pas.  Les  anciens  partis  subsis- 
taient toujours,  comprimés  mais  vivaces,  et  ne  renonçant  ni 
à l’espérance  ni  à l’action.  Dans  le  cours  des  cinq  années  de 
l’empire  de  Cromwell , quinze  conspirations  et  insurrections, 
royalistes  ou  républicaines , mirent  son  gouvernement  en 
alarme  ou  sa  vie  en  danger.  Rien,  il  est  vrai,  ne  réussit  contre 
lui;  tous  les  complots  furent  déjoués  et  toutes  les  prises  d’ar- 
mes étouffées.  Le  pays  ne  s’y  associait  point  et  gardait  son 
repos.  Mais  il  ne  croyait  ni  au  droit  ni  à la  durée  de  ce  pou- 
voir toujours  vainqueur.  Au  faîte  de  sa  grandeur,  Cromwell 
n’était,  dans  la  pensée  publique,  qu’un  maître  irrésistible 
mais  provisoire,  sans  rival  mais  sans  avenir.  » Il  mourut  le 
3 septembre  1658,  jour  anniversaire  de  ses  victoires  de  Dunbar 
et  de  Worcester;  il  était  âgé  de  cinquante-cinq  ans. 

Son  fils,  Richard,  lui  succéda;  mais  U n’avait  pas  plus  la 
force  de  gouverner  qu’il  n’en  avait  le  désir.  Les  partis  rele- 
vèrent la  tête;  Richard,  au  bout  de  quelques  mois,  abdiqua 
(1660).  L’Angleterre  tomba  alors  dans  une  profonde  anarchie. 
Le  parlement  et  l’armée  se  disputèrent  le  pouvoir.  Cromwell 
avait  laissé  des  lieutenants,  mais  point  de  successeur.  Tous, 
excellents  dans  les  rôles  secondaires , étaient  incapables  d’oc- 


4.  GailOt,  Discourt  sur  l’hitloire  de  la  révolution  d’Angleterre. 


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342 


CHAPITRE  XIX. 


cuper  le  premier  rang.  Le  plus  habile  fut  celui  qui  termina 
ce  conflit  d’ambitions  subalternes,  en  imposant  à tous  la  su- 
périorité de  la  naissance,  puisque  celle  du  talent  était  morte 
avec  le  protecteur.  George  Monk,  collègue  et  rival  de  Blake 
dans  la  guerre  contre  les  Hollandais,  administrateur  habile  de 
l’Écosse,  se  décida  à mettre  fin  aux  luttes  des  partis  en  réta- 
blissant la  monarchie.  Il  ne  poussa  pas  ouvertement  son  en- 
treprise; il  usa  d’une  duplicité  profonde  et  trompa  tout  le 
monde,  ce  qui  peut  être  fort  habile,  mais  n’est  point  honnête. 
Il  commença  par  casser  le  Rump  qui  s’était  reconstitué  après 
la  mort  de  Cromwell,  et  remplaça  ce  parlement  usé  par  une 
assemblée  d’hommes  nouveaux,  inexpérimentés,  partant  do- 
ciles à son  impulsion.  L’Angleterre  n’en  était  pas  moins  indé- 
cise, doutant  qu’une  république  sincère  fût  possible,  mais 
n’osant  en  effacer  le  nom.  C’était  une  de  ces  crises  dans  les- 
quelles le  succès  appartient  au  plus  patient.  Les  républicains, 
inquiets  de  l’avenir,  persécutés  d’ailleurs  dans  leurs  chefs,  ne 
surent  pas  attendre,  et  prirent  les  armes  : ils  furent  aisément 
écrasés,  tant  la  guerre  civile  était  devenue  odieuse  ! On  ne  vit 
de  salut  que  dans  le  retour  de  l’ancienne  forme  de  gouverne- 
ment , torys  et  wighs  se  rallièrent  à cette  pensée,  et  par  leur 
première  coalition  rétablirent  la  monarchie  héréditaire  ; ils  en 
feront  une  seconde  dans  vingt-huit  ans,  pour  l’établissement 
de  la  liberté  constitutionnelle.  Charies  Stuart,  en  effet,  fut 
rappelé  sans  condition  (1660).  Imprudence  qui  empêcha  de 
finir  la  révolution,  puisque  aucune  des  questions  qu’elle 
avait  soulevées  n’était  résolue  et  que  ce  retour  au  passé  ren- 
dra bientôt  une  autre  révolution  nécessaire.  Quant  à Monk, 
il  obtint  le  titre  de  duc  d’AJbemarle  et  une  grosse  pension'. 

‘I.  En '<842,  Hobbes,  rérngié  en  France,  publie  son  livre /V  ciW,  eten<653, 
de  relour  en  Angleterre,  ses  FJéments  de  philosophie,  dans  lesquels  il  veut 
prouver  qu’il  n’y  a d’autre  droit  que  laJorce.'En  •1647,  George  Fox , cordon- 
nier de  Leicester,  Tonde  la  nonvelle  secte  des  quakers. 


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LA  FRANCE  DE  1643  A 1661. 


343 


CHAPITRE  XX. 

LA  FRAXCE  DE  1643  A 1061^  ÉTAT  DE  L’EUROPE 

EN  1661. 

Mazarin  et  la  Fronde.  — Guerre  avec  l’Espagne;  traité  des  Pyrénées 
(16r>9).  — Situation  de  l’Europe  en  1661. 

Klasarln  ei  la  Vrand«. 


A la  mort  de  Louis  XIII  comme  à celle  de  Henri  IV,  la 
France  eut  à subir  les  malheurs  d’une  minorité.  Louis  XIV 
n’avait  que  cinq  ans. 

Sa  mère,  Anne  d’Autriche,  se  fit  déférer  la  régence  sans 
condition  parle  parlement,  malgré  le  testament  deLouis  XHI, 
qui  lui  adjoignait  un  conseil,  et  elle  livra  l’autorité  au  cardi- 
nal Mazarin.  C’était  un  Italien,  né  en  1602,  d’une  ancienne 
tamille  de  Sicile,  établie  à Rome.  Envoyé,  en  1634,  comme 
nonce  en  France,  il  s’était  fait  remarquer  de  Richelieu,  qui 
l’avait  attaché  à sa  fortune,  et  avait  obtenu  pour  lui  la  pour- 
pre romaine.  La  reine  se  confia  à ce  dépositaire  des  desseins 
du  grand  cardinal,  à cet  étranger  qui  ne  pouvait  avoir  en 
France  d’autre  intérêt  que  celui  du  roi,  et  elle  lui  laissa  pren- 
dre sur  elle-même  un  empire  absolu. 

L’administration  de  Richelieu  avait  eu  trop  d’ennemis  et  fait  ■ 
trop  de  victimes  pour  qu’on  pût,  après  sa  mort,  éviter  une 
réaction.  Elle  éclata  en  effet.  Les  prisonniers  furent  délivrés, 
les  exilés  revinrent  à la  cotir,  et  Anne  d’Autriche  parut  dis- 
posée à leur  abandonuer  tout.  Pensions,  indemnités,  privi- 
lèges, honneurs,  il  suffisait  de  demander  pour  obtenir  « Il  n’y 
avait  plus,  dit  le  cardinal  de  Retz,  que  trois  petits  mots  dans 
la  langue  française  : La  reine  est  si  bonne  ! » Béthune,  La 
Châtre,  le  duc  de  Beaufort  affichaient  de  hautes  prétentions, 


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344 


CHAPITRE  XX. 


même  l’évêque  de  Beauvais,  Potier,  dont  l’incapacité  était  no- 
toire. On  trouva  bientôt  leur  vrai  nom,  et  il  est  resté,  les  im- 
portants. Mazarin  n’eut  pas  de  peine  à renverser  cette  cabale. 
On  mit  le  duc  de  Beaufort  à la  Bastille,  on  envoya  l’évêque  de 
Beauvais  dans  son  diocèse,  la  duchesse  de  Ghevreuse  dans  ses 
terres,  et  la  reine  nomma  Mazarin  premierministre(1643). 

Ainsi  le  système  de  Richelieu  était  conservé  : ses  idées 
triomphaient,  et  le  pouvoir  absolu  qu’il  avait  fondé  lui  survi- 
vait. Mazarin  n’avait  qu’à  continuer  l’œuvre  commencée.  Mais 
pour  que  le  despotisme  administratif  subsistât,  il  fallait  qu’il 
restât  intelligent,  éclairé,  dévoué  aux  intérêts  généraux  et  tou- 
jours occupé  du  bien  public.  Mazarin  n’était  qu’un  Richelieu 
incomplet.  11  montra  un  génie  supérieur  dans  la  conduite  des 
affaires  du  dehors,  mais  géra  les  finances  avec  une  légèreté  et 
surtout  une  avidité  impardonnables.  Il  laissa  prendre  et  prit 
lui-même.  Le  désordre  devint  tel  que  l’État  se  vit  menacé 
d’une  banqueroute.  Le  surintendant  des  finances,  d’Émery, 
ne  reculait  devant  aucun  expédient  ; un  édit  de  1548  défendait 
de  bâtir  dans  un  faubourg  de  Paris  au  delà  de  certaines  li- 
mites, sous  peine  de  démolition,  de  confiscation  et  d’amende. 
Le  temps  avait  annulé  cette  ordonnance  : d’Émery  la  fit  re- 
vivre. L’édit  du  toisé  menaça  dans  leur  fortune  une  multitude 
de  propriétaires.  Cet  édit  ne  frappait  que  les  bourgeois  : l’édit 
du  tarif,  en  élevant  les  droits  d’entrée  sur  les  vivres  et  les 
marchandises,  frappa  tout  le  monde;  mais  tout  le  monde 
parla  aussi  de  ce  que  faisait  à Naples  le  pêcheur  Masaniello, 
qui  venait  de  soulever  la  ville  contre  les  collecteurs  d’impôt 
et  « on  était  résolu  à suivre  l’exemple  des  Napolitains.  » La 
population  parisienne  refusa  de  payer  les  nouvelles  taxes,  et 
le  parlement  se  fit  son  interprète.  L’enregistrement  des  édits 
fut  d’abord  repoussé,  et  la  cour,  après  bien  des  luttes,  n’ob- 
tint que  pour  deux  ans  la  levée  de  ces  droits.  Cependant  les 
besoins  de  l’État  croissaient  toujours  : il  fallait  faire  face 
aux  dépenses  de  la  guerre  contre  la  maison  d’Autriche.  Ma- 
zarin demanda  aux  cours  souveraines,  comme  prêt,  quatre 
années  de  leurs  gages.  Il  avait  eu  soin  d’excepter  le  parle- 
ment. Mais  les  conseillers  ne  virent  dans  cette  prétendue  fa- 
veur qu’un  outrage,  et,  se  déclarant  solidaires  des  autres 


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LA  FRANCE  DE  1643  A 1661.  345 

cours,  rendirent  le  célèbre  arrêt  d'union.  Le  grand  conseil, 
la  cour  des  aides,  la  chambre  des  comptes  et  le  parlement 
nommèrent  séparément  une  commission.  Les  quatre  commis- 
sions se  réunirent  dans  la  chambre  de  Saint-Louis,  et  se 
constituèrent  en  assemblée  délibérante.  Elles  formulèrent 
leurs  demandes  en  vingt-sept  articles,  et  les  présentèrent  à 
l’acceptation  de  la  régente.  Les  vingt-sept  articles  contenaient 
toute  une  révolution.  Le  parlement  s’y  attribuait  le  droit  de 
discuter  et  d’enregistrer  tous  les  édits,  de  poursuivre  les  fonc- 
tionnaires prévaricateurs,  exigeait  enfin  qu’aucun  sujet  du  roi 
ne  pût  être  détenu  plus  de  vingt-quatre  heures  sans  obtenir 
d’être  interrogé.  C’était  substituer  à la  monarchie  absolue  une 
monarchie  bmitée  par  une  aristocratie  de  deux  cents  magis- 
trats qui  achetaient  leur  charge.  Le  parlement  de  Paris,' 
trompé  par  la  ressemblance  du  nom  sur  sa  vraie  puissance, 
se  croyait  de  force  à jouer  le  rôle  du  parlement  d’Angleterre. 
« L’étoile  était  alors  terrible  contre  les  rois.  » (Mme  de  Mot- 
teville.) 

A ce  moment  même  le  duc  d’Enghien  gagnait  la  victoire  de 
Lens.  Ce  grand  succès  enhardit  Mazarin;  il  fit  enlever,  pendant 
qu’on  chantait  le  Te  Deum  à Notre-Dame , trois  conseillers, 
Broussel,  Gharton  et  Blancménil,  très-populaires  à cause  de 
leur  opposition  à la  cour.  Au  bruit  de  cet  enlèvement  le  peuple 
court  aux  armes;  en  moins  de  trois  heures  on  construit  deux 
cents  barricades,  et  cent  mille  combattants  entourent  le  Palais 
Royal,  demandant  la  liberté  de  Broussel.  Le  parlement  en 
corps  marche  à pied  vers  la  reine,  à travers  les  barricades  qui 
s’abaissent  devant  lui,  réclame  ses  membres  emprisonnés  et 
ne  peut  rien  obtenir.  Anne  d’Autriche  veut  résister  jusqu’au 
bout  : les  instances  de  Mazarin,  qui  lui  disait  qu’elle  était 
brave  comme  un  soldat  qui  ne  connaît  pas  le  danger,  et  les 
conseils  de  la  reine  d’Angleterre  la  décident  à céder.  Le  calme 
renaît  sur-le-champ,  « et  toute  la  viUe  semble  plus  tranquille 
qu’un  jour  de  vendredi  saint.  » 

Mais  la  régente,  irritée  de  ce  qu’elle  regardait  comme  un 
acte  de  faiblesse,  abandonna  Paris  avec  son  fils  et  Mazarin,  et 
se  retira  à Saint-Germain.  Ce  départ  eut  l’apparence  d’une 
fuite.  Anne  d’Autriche  n’en  fut  pas  moins  contrainte  de  con- 


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346 


CHAPITRE  XX. 


iirmer  tous  les  décrets  rendus  par  la  chambre  de  Saint-Louis  ; 
c’était  le  jour  même  où  la  paix  de  Westphalie  avait  été  si- 
gnée, le  24  octobre  1648.  Le  parlement  se  trouvait  comme 
investi  du  pouvoir  législatif,  et  se  comparait  aux  députés  du 
parlement  d’Angleterre,  élus  et  représentants  de  la  nation. 

En  cédant,  le  premier  ministre  n’avait  voulu  que  gagner  du 
temps  : quand  il  fut  délivré  de  la  guerre  étrangère,  il  résolut 
d’en  finir  avec  cette  faction  des  gens  du  roi  qui  assassinaient 
V autorité  royale.  Le  6 janvier  1649,  Anne  d’Autriche  sortit  de 
Paris  avec  ses  enfants,  et  appela  des  troupes  autour  d’elle.  Le 
parlement,  incapable  de  lutter  seul  contre  la  cour,  demanda 
ou  accepta  les  services  des  princes  et  des  jeunes  seigneurs  qui 
pouvaient  s’amuser  à la  guerre  civile  sous  un  ministre  qui  ne 
savait  plus  faire  tomber  les  têtes.  C’était  le  prince  de  Gonti, 
frère  du  grand  Coudé,  le  duc  de  Longueville,  qui  avait  épousé 
leur  sœur,  le  duc  de  Bouillon,  qui  regrettait  toujours  Sedan, 
le  duc  de  La  Rochefoucauld,  et  même  le  sageTurenne,  entraîné 
par  son  frère  et  par  la  duchesse  de  Longueville.  L’âme 
du  complot  était  Paul  de  Condi,  alors  coadjuteur  de  son 
oncle,  archevêque  de  Paris,  et  plus  tard  cardinal  de  Retz. 
C’était  un  homme  de  mœurs  très-légères,  malgré  sa  robe, 
mais  d’infiniment  d’esprit  et  qui  n’aspirait  qu’à  l’héritage  de 
Richelieu.  Il  se  croyait  l’étoffe  d'un  grand  homme  et  le  faisait 
croire  aux  autres  ; les  circonstances  n’en  firent  qu’un  brouil- 
lon. Condi  gouvernait  Paris  avec  des  sermons,  des  aumônes  et 
des  couplets.  Il  gagna  le  duc  de  Beaufort,  petit-fils  de  Henri  IV, 
et  essaya  de  gagner  aussi  Coudé  ; mais  le  prince  répondit  avec 
fierté  à ses  avances  ; « Je  m’appelle  Louis  de  Bourbon,  et  ne 
veux  point  ébranler  les  couronnes.  > 

La  lutte  qui  commença  alors  mérita  le  nom  que  l’histoire 
lui  a conservé,  celui  d’un  jeu  d’enfants  : la  Fronde.  Le  parle- 
ment nomma  des  généraux  et  chacun  se  taxa  pour  lever  des 
troupes.  Vingt  conseillers,  créés  par  Richelieu,  donnèrent 
chacun  15  000  livres  pour  acheter  la  tolérance  de  leurs  con- 
frères, et  ceux  qui  ne  trouvaient  ni  un  écu  ni  un  soldat  pour 
le  gouvernement  réunirent  10  millions  et  12  000  hommes. 
Par  arrêt  du  parlement,  chaque  porte  cochère  fournit  un 
homme  et  un  cheval.  Cette  cavalerie  fut  appelée  la  cavalerie 


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IA  FRANCE  DE  1643  A 1661.  347 

des  portes  cochères.  Le  coadjuteur,  archevêque  titulaire  de 
Corinthe,  avait  un  régiment  qu’on  nommait  le  régiment  de 
Corinthe  : ce  régiment  ayant  été  battu,  on  appela  son  échec 
la  première  aux  Corinthiens.  Les  vingt  conseillers,  qui  avaient 
fourni  chacun  15  000  livres  n’eurent  d’autre  honneur  que 
d’être  appelés  les  quinze-vingts. 

Les  gens  du  roi  furent  les  premiers  à vouloir  se  retirer  de 
cette  bagarre.  Ils  avaient  bien  vite  reconnu  que  les  seigneurs 
ne  cherchaient  qu’à  perpétuer  le  désordre  pour  bouleverser 
l’État.  Quand  le  parlement  sut  qu’ils  avaient  signé  un  traité 
avec  l’Espagne,  cette  trahison  décida  les  plus  opposants,  et  le 
premier  président,  Mathieu  Molé,  fut  chargé  de  traiter  avec 
Mazarin.  La  convention  de  Ruel  diminua  certains  impôts, 
autorisa  les  assemblées  des  chambres,  et  ramena,  après  quel- 
que hésitation,  la  cour  à Paris  (avril  1649). 

La  paix  ne  dura  guère.  Coudé  voulait  dominer  le  gouver-  ^ 
nement  qu’il  avait  protégé.  Il  fatigua  k régente  et  le  premier 
ministre  par  des  exigences  continuelles;  il  les  humilia  par  des 
insolences  de  mauvais  goût.  Il  écrivait  au  cardinal  : AU'illus- 
trissimo  signor  Faquino  ; il  lui  disait  un  jour  en  prenant 
congé  de  lui  : Adieu,  Mars!  En  même  temps  qu’il  s’aliénait 
la  cour,  il  mécontentait  les  anciens  frondeurs  : il  ne  parlait 
qu’avec  mépris  de  ces  bourgeois  qui  prétendaient  à gouverner 
l’État;  il  s’entourait  de  jeunes  seigneurs,  vains  et  présomp- 
tueux, qui  poussèrent  à l’extrême  les  défauts  de  leur  chef,  et 
qu’on  appela  les  petits-maîtres.  U ne  fut  pas  difficile  à Ma- 
zarin de  réunir  tout  le  monde  contre  ce  prince,  « qui  savait 
mieux  gagner  des  batailles  que  des  cœurs  ; » et  il  le  fit  arrêter 
dans  le  Louvre,  avec  son  frère  le  prince  de  Conti,  et  son  beau- 
frère  le  duc  de  Longueville  (janvier  1650). 

Un  soulèvement  éclata  dans  quelques  provinces,  mais  il  fut 
réprimé  facilement.  Bordeaux  se  soumit  ; et  du  Plessis-Praslin 
battit  à Rethel  le  maréchal  de  Turenne,  qui  venait  d’envalûr 
la  Champagne  avec  une  armée  espagnole  (décembre  1650). 
Mais  Mazarin  se  crut  trop  tôt  vainqueur.  Il  avait  promis  au 
coadjuteur  le  chapeau  ùe  carùmal,  pour  le  rattacher  aux  in- 
térêts de  la  reine  : après  l’événemerii  il  oublia  sa  promesse, 
suivant  son  habitude.  Le  coadjuteur  se  rapprocha  du  parti  de 

t 


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348 


CHAPITRE  XX. 


Gondé,  ranima  les  défiances  du  parlement,  agita  le  peuple  ; et 
les  deux  Frondes,  unies  momentanément  par  ses  soins,  for- 
cèrent Anne  d’Autriche  à délivrer  les  princes  et  à chasser  du 
royaume  son  premier  ministre.  Mazarin  se  relira  à Cologne, 
et  de  son  exil  continua  de  gouverner  la  reine  et  la  France 
(février  1651).  Retz  eut  enfin  le  chapeau, 

Gondé  ne  put  rester  longtemps  d’accord  avec  ses  nouveaux 
alUés.  Il  avait  cru  que  la  reine  lui  donnerait  toute  influence 
en  dédommagement  de  ses  deux  ans  de  captivité  ; et  Maza- 
rin gouvernait  du  fond  de  son  exil.  Irrité  de  l’isolement  où 
on  le  laissait,  il  se  jeta  dans  de  plus  coupables  aventures.  R 
partit  pour  le  Midi , résolut  à conquérir,  par  les  armes , le 
pouvoir  et  peut-être  même  le  trône , si  nous  en  croyons  les 
Mémoires  d’un  de  ses  compagnons  de  révolte,  le  comte  de 
Cohgny.  Il  alla  soulever  la  Guienne  et  traiter  avec  l’Espagne, 
tandis  que  ses  amis  préparaient  la  guerre  dans  le  centre  de  la 
France.  Mazarin,  qui  était  aussitôt  rentré  en  France  (décem- 
bre 1651),  confia  le  commandement  des  troupes  au  vicomte 
de  Turenne,  alors  revenu  à la  cause  royale.  Le  maréchal  se 
dirigea  vers  la  Loire  pour  surprendre  l’armée  des  princes.  On 
croyait  Gondé  à cent  lieues  de  là  ; mais  il  avait  traversé  à che- 
val la  moitié  de  la  France,  seul,  déguisé.  A peine  arrivé,  il 
fond  sur  les  quartiers  du  maréchal  d’Hocquincourt,  à Bléneau, 
et  les  disperse  (avril  1652).  Les  fuyards  se  sauvent  à Briare, 
où  était  Turenne  : il  court  à cheval  sur  une  éminence  d’où  il 
peut  dominer  la  plaine  ; il  observe,  à la  lueur  des  villages  in- 
cendiés, les  dispositions  du  combat,  et  dit  ; « Monsieur  le 
prince  est  arrivé  ; c’est  lui  qui  commande  son  armée.  » La 
cour  épouvantée  parlait  de  fuir  à Bourges  ; Turenne  ras'sure 
les  esprits,  et  à force  d’audace  et  de  prudence,  avec  4000 
hommes  contre  12  000,  empêche  les  ennemis  de  poursuivre 
leur  avantage.  « Monsieur  le  maréchal , dit  la  reine  en  pleu- 
rant , vous  avez  sauvé  l’État  ; et  sans  vous  il  n’y  eût  pas  eu 
une  ville  qui  n’eût  fermé  ses  portes  au  roi.  » 

Pour  qui  serait  Paris?  Les  deux  armées  vinrent  le  deman- 
der aux  Parisiens  eux-mêmes ^ qui  iérmèrent  les  portes  aux 
deux  partis.  Ils  se  trouvèrent  alors  en  présence  au  faubourg 
&aiui-Antoine.  La  bataille  fut  sanglante  et  longtemps  indé- 


Oigmzea  oy 


LA  FRANCE  DE  1643  A 1661. 


349 


cise.  A la  fin,  l’armée  frondeuse,  menacée  sur  ses  flancs, 
allait  être  enveloppée  et  détruite , quand  Mademoiselle , 
fille  de  Gaston  d’Orléans,  fit  ouvrir  les  portes  à Gondé  et 
tirer  le  canon  de  la  Bastille  sur  les  troupes  royales  : Tu- 
renne  étonné  recula.  Mais  Gondé  ne  put  demeurer  long- 
temps à Paris,  où  sa  gloire  fut  tachée  par  un  massacre  des 
Mazarins , qu’il  laissa  faire  s'il  ne  l’ordonna  pas.  Il  sortit 
de  la  ville  le  18  octobre,  et  se  retira  en  Flandre,  au  milieu 
, des  Espagnols. 

Pour  accélérer  le  mouvement  de  l’opinion  publique  qui  re- 
venait au  roi,  Mazarin  s’était  éloigné  une  seconde  fois  (9  août). 
Alors  le  parlement  et  les  bourgeois  supplièrent  la  reine  mère 
de  rentrer  dans  la  capitale  pacifiée  (21  octobre),  d’où  Gondé 
était  sorti  trois  jours  auparavant.  Quelques  magistrats  furent 
destitués  ou  emprisonnés  ; le  cardinal  de  Retz  fut  enfermé 
à Vincennes  ; le  prince  de  Gondé  condamné  à mort  par  con- 
tumace, et  Gaston  exilé  à Blois.  Trois  mois  après,  Mazarin 
revenait  tout-puissant  et  avec  l’appareil  fastueux  d’un  souve- 
rain (février  1 653).  Ge  fut  la  fin  de  la  Fronde.  Mais  ces  temps 
où  le  roi  et  sa  mère  fuyaient  en  désordre  devant  quelques 
brouillons,  et  couchaient  presque  sur  la  paille  à Saint-Ger- 
main, laissèrent  dans  l’esprit  de  Louis  XIV  une  impression 
qui  ne  s’effaça  jamais  ; ce  souvenir  contribua  à le  pousser 
dans  les  voies  du  gouvernement  le  plus  absolu.  En  rentrant  à 
Paris,  il  fit  enregistrer  d’autorité  une  déclaration  portant 
Œ très-expresse  défense  aux  gens  du  parlement  de  prendre  ci- 
après  aucune  connaissance  des  affaires  générales  de  l’Etat  et 
de  la  direction  des  finances.  » 

Caerre  avec  l'Espagne;  traité  de*  Pyrénées  (*«5**). 

La  guerre  de  la  Fronde  était  terminée.  Il  restait  à finir  la 
guerre  avec  l’Espagne,  qui  avait  repris,  pendant  ces  troubles, 
Dunkerque,  Barcelone  et  Gasal  en  Italie.  Gondé  était  venu 
offrir  aux  ennemis  son  épée  qui  leur  avait  été  si  fatale  ; mais 
il  sembla  perdre  son  bonheur  en  quittant  la  France.  Il  alla 
d’abord  avec  l’archiduc  Léopold  assiéger  Arras,  non  loin  de 
ces  plaines  de  Lens  où  il  avait  remporté  sa  plus  belle  victoire. 

TFMPS  MODERNES.  20 


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350 


CHAPITRE  XX. 


Tureime  les  attaqua  dans  leur  camp  et  força  leurs  lignes. 
Gondé  ne  put  qu’opérer  la  retraite  en  bon  ordre  (25  août  1 654). 
« J’ai  su,  lui  écrivait  le  roi  d’Espagne,  Philippe  IV,  que  tout 
était  perdu,  et  que  vous  avez  tout  conservé.  » 

Les  années  1655  et  1656  ne  virent  que  des  sièges  de  places 
sur  la  frontière  : Valenciennes,  Cambrai,  Rocroy,  etc.,  et 
d’habiles  manœuvres  de  Turenne  et  de  Gondé  ; mais  ces  deux 
généraux,  n’ayant  que  de  petites  armées  sous  la  main,  ne  pou- 
vaient frapper  des  coups  décisifs.  Mazarin  n'eut  pas  plus  de 
scrupules  royalistes  que  Richelieu  n’avait  eu  de  scrupules  re- 
ligieux. Son  prédécesseur  s’était  allié  avec  les  protestants 
contre  l’Autriche  : il  s’allia,  contre  l’Espagne,  avec  Cromwell 
qui  avait  fait  tomber  sur  un  échafaud  la  tête  du  gendre  de 
Henri  IV  (1657).  Alors  l’Espagne  n’éprouva  plus  que  des  re- 
vers. Tandis  que  les  Anglais  s’emparaient  de  la  Jamaïque  et 
brûlaient  les  galions  de  Cadix,  la  ville  de  Dunkerque,  lia  clef 
des  Flandres,  fut  assiégée  par  terre  et  par  mer.  Les  Espagnols 
s’avancèrent  le  long  des  dunes  qui  bordent*  la  mer  pour  la 
secourir.  « Avez-vous  jamais  vu  une  bataille?  demanda  Gondé 
au  jeune  duc  de  Glocester  placé  près  de  lui.  — Non,  répondit 
le  jeune  prince.  — Eh' bien  ! dans  une  demi-heure,  vous  ver- 
rez comment  on  en  perd  une.  » La  victoire  de  Turenne  fut 
complète  (14  juin  1658)  ; Dunkerque  en  fut  le  prix,  mais 
elle  fut  remise  entre  les  mains  des  Anglais,  suivant  les  con- 
ventions du  traité. 

Le  cabinet  de  Madrid  n’avâit  plus  d’armée  ; il  demanda  la 
paix.  Les  négociations,  commencées  à Paris  par  les  ambassa- 
deurs, furent  achevées  par  les  deux  ministres,  Mazarin  et  don 
Louis  de  Haro,  dans  l’île  de  la  Conférence,  sur  la  Bidassoa, 
au  pied  des  montagnes  qui  séparent  les  deux  pays.  Ce  fut  le 
traité  des  Pyrénées,  signé  le  7 novembre  1659.  La  France 
garda  l’Artois,  la  Gerdagne  et  le  Roussillon,  que  Richelieu 
avait  conquis  ; elle  rendit  la  Lorraine  au  duc  Charles  IV,  à 
condition  qu’ü  démantellerait  toutes  ses  places  fortes,  et, 
comme  il  s’y  refusa,  la  France  garda  son  duché  ; le  prince  de 
Gondé  fut  reçu  en  grâce  et  rétabli  dans  ses  principales  char- 
ges ; enfin  Louis  XIV  épousait  l’infante  Marie-Thérèse,  qui 
dut  lui  apporter  une  dot  de  500  000  écus  d’or,  en  considéra- 


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LA  FRANCE  DE  1643  A 1661. 


351 


lion  de  laquelle  elle  renonçait  à toute  prétention  sur  l'héri- 
tage de  son  père. 

La  conclusion  de  ce  mariage  était  la  pensée  et  l'espérance 
de  Mazarin  depuis  15  années.  Dès  1645,  il  écrivait  à ses  plé- 
nipotentiaires au  congrès  de  Westphalie  : « Si  le  roi  très- 
chrétien  épwusait  l’infante,  alors  nous  pourrions  aspirer  à la 
succession  d’Espagne,  quelque  renonciation  qu’on  fît  faire  à 
l’infante  ; et  ce  ne  serait  pas  une  attente  fort  éloignée,  puis- 
qu’il n’y  a que  la  vie  du  prince,  son  frère,  qui  l’en  pût  ex- 
clure. » En  1559,  il  s’arrangea  de  manière  que  les  renoncia- 
tions fussent  légalement  nulles  : il  en  subordonna,  d’une  façon 
expresse,  la  validité  au  payement  exact  de  la  dot,  qu’il  savait 
que  l'Espagne  ne  pourrait  jamais  payer.  C’était  préparer  pour 
l'avenir  un  prétexte  aux  prétentions  de  la  maison  de  Bour- 
bon. Mais,  par  ce  même  traité,  Mazarin  abandonnait  le  Por- 
tugal qui,  n’ayant  plus  l’appui  de  la  France,  rechercha  celui 
de  l'Angleterre,  et,  de  ce  côté,  perdit  presque  une  seconde 
fois  son  indépendance. 

En  même  temps  que  le  cardinal  méditait  la  réunion  de 
l’Espagne  à la  France,  il  avait  un  moment  pensé  à faire 
Louis  XIV  empereur,  à la  mort  de  Ferdinand  III  (1657). 
Léopold  I*'  avait  été  élu  ; il  conclut  du  moins  la  ligue  du  Rhin 
(1658),  par  laquelle  les  trois  électeurs  ecclésiastiques,  le  duc 
de  Bavière,  les  princes  de  Brunswick  et  de  Hesse,  les  rois  de 
Suède  et  de  Danemark  s’unirent  à la  France  pour  le  maintien 
des  traités  de  Westphalie,  et  sê  placèrent  en  quelque  sorte 
sous  son  protectorat.  La  ligue  du  Rhin,  qui  fut  plus  tard 
renouvelée  et  étendue  par  Napoléon,  sous  le  nom  de  con- 
fédération du  Rhin,  assurait  à la  France  la  prépondérance 
dans  l'empire. 

Après  l’achèvement  de  ces  grandes  choses,  le  cardinal 
Mazarin  pouvait  dire  que  « si  son  langage  n’étoit  pas  fran- 
çois,  son  cœur  l’étoit.  » 

Son  administration  intérieure  mérite  moins  d’éloges.  Il 
négligea  le  commerce  et  l’agriculture  ; il  laissa  dépérir  notre 
marine;  il  géra  les  finances  de  telle  sorte,  qu’à  sa  mort  le 
trésor  public  devait  450  millions,  tandis  que  sa  fortune  par- 
ticulière s’élevait  presque  à la  moitié  de  cette  somme,  et  que 


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CHAPITRE  XX. 


332 

le  surintendant,  Nicolais  Fouquet,  disait  au  roi  : « Sire,  il  n’y 
a pas  d’argent  dans  les  coffres  de  Votre  Majesté,  mais  M.  le 
cardinal  vous  en  prêtera.  » Cependant  une  partie  de  ces  im- 
menses richesses  fut  honorablement  employée.  Mazarin  pro- 
tégea les  gens  de  lettres,  et  Ménage  fut  chargé  de  lui  fournir 
la  liste  de  ceux  qui  méritaient  des  récompenses  ou  des  encou- 
ragements. Descartes,  retiré  en  Hollande,  reçut  xme  pension  ; 
l’historien  Mézeray  fut  inscrit  pour  une  somme  de  4000  francs. 
Le  ministre  créa  à grands  frais,  par  les  soins  du  savant  Ga- 
briel Naudé,  une  magnifique  bibliothèque,  ouverte  plus  tard 
au  public  (la  bibliothèque  Mazarine)  ; et,  par  son  testament, 
il  affecta  800  000  écus  à la  fondation  du  collège  des  Quatre- 
Nations,  destiné  à recevoir  les  élèves  de  l’Université,  qui 
appartenaient  aux  provinces  espagnole,  italienne,  allemande 
et  ffamande,  nouvellement  réunies  au  royaume.  Enfin,  il  avait 
le  goût  le  plus  vif  sinon  le  meilleur  pour  les  arts  : il  fit  venir 
d’Italie  nombre  de  tableaux,  de  statues  et  de  curiosités,  même 
des  acteurs,  des  machinistes  qui  introduisirent  l’opéra  en 
France;  il  fonda,  en  1655,  l’Académie  de  peinture  et  de 
sculpture. 

H mourut  le  9 mars  1661,  à Vincennes,  à l’âge  de  cin- 
quante-neuf ans,  désespéré  de  quitter  ses  belles  peintures,  ses 
statues,  ses  livres,  les  affaires,  la  vie,  et  pourtant  « faisant 
bonne  mine  à la  mort, 

situation  de  l'Europe  en  «Mt. 


Pendant  que  les  traités  de  Westphalie  et  des  Pyrénées  don- 
naient à la  France  le  premier  rang  parmi  les  nations  européen- 
nes, les  résistances  intérieures  qui  avaient  jusqu’alors  entravé 
l’action  du  pouvoir  royal  et  rendu  inutiles  les  immenses  res- 
sources du  pays,  se  trouvaient  abattues.  Si  les  obstacles  sont 
aplanis  au  dedans,  la  voie  est  ouverte  et  tracée  au  dehors. 
Louis  XIV  n’aura  qu’à  continuer  l’œuvre  de  Richelieu  et  de 
Mazarin.  U a des  ministres  habiles,  le  royaume  le  plus  imi, 
le  mieux  situé  et  le  plus  docile  de  l’Europe,  des  finances  que 
Colbert  va  mettre  en  bon  ordre,  une  armée  que  Louvois 
orgamsesa  sous  les  plus  grands  généraux  du  monde,  et  der- 


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LA  FRANCE  DE  1643  A 1661. 


353 


rière  cette  armée  une  nation  valeureuse  de  20  millions  d’âmes. 
Sa  force  est  grande.  Ce  qui  l’augmente  encore,  c’est  la  fai> 
blesse  de  ses  voisins.  Pour  nous  en  convaincre  faisons  rapi- 
dement le  tour  de  l’Europe. 

La  restauration  des  Stùarts,  en  1660,  avait  rendu  le  repos 
à l’Angleterre,  mais  seulement  pour  quelques  années.  Les 
tendances  absolutistes  du  roi  et  les  aspirations  libérales  de  la 
nation  anglaise  étaient  en  opposition  manifeste.  Au  fond, 
l’Angleterre  se  trouvait  toujours  divisée  en  deux  partis  : l’un 
qui  défendait  les  libertés  publiques,  l’autre  qui  soutenait  les 
principes  du  droit  divin,  ou  tout  au  moins  voulait  augmenter 
les  prérogatives  de  la  couronne.  Pour  se  défendre  contre  les 
premiers,  Charles  II  sera  plus  d’une  fois  amené  à trahir 
l’honneur  et  les  intérêts  de  l’Angleterre,  comme  lorsqu’il 
vendra  Dunkerque  à la  France  pour  5 millions,  et  qu’il  se 
vendra  lui-même  à Louis  XIV  pour  une  pension.  L’acte  de 
navigation  promulgué  en  1652  avait  déjà  excité  la  colère  des 
Hollandais,  en  leur  montrant  que  l’Angleterre  prétendait  faire 
elle-même  tous  ses  transports  par  mer  dont  ils  avaient  eu  jus- 
qu’alors le  profit.  L’Écosse,  rattachée  à l’Angleterre  depuis 
l’avénement  de  Jacques,  en  1 603,  formait  avec  elle  et  avec 
l’Irlande  le  royaume-uni  de  la  Grande-Bretagne  et  d'Irlande. 

Les  sept  Provinces-Unies  étaient  arrivées  à l’apogée  de  leur 
grandeur.  La  maison  d’Autriche  avait,  en  1648,  reconnu 
leur  indépendance , et  leur  avait  cédé  plusieurs  cantons  du 
Brabant,  du  Luxembourg  et  de  la  Flandre.  La  république 
tenait  maintenant,  et  c'était  ce  qui  faisait  sa  force,  les  bouches 
de  l’Escaut,  de  la  Meuse,  du  Rhin  et  de  l’Ems,  avec  l’im- 
portante place  de  Maastricht  qui  la  couvrait.  Aux  Indes,  ils 
avaient  presque  partout  supplanté  les  Portugais.  Maîtres  sans 
rivaux  du  commerce  de  ces  régions , ils  avaient  divisé  leurs 
domaines  en  cinq  gouvernements  : de  Java  où  ils  avaient 
fondé,  vers  1619,  Batavia,  la  capitale  de  tous  leurs  établisse- 
ments, d’Amboine  et  de  Ternate  dans  les  Moluques,  de  Cey- 
lan,  de  Macassar  dans  l’ile  Célèbes.  Leur  colonie  du  cap  de 
Bonne-Espérance  les  rendait  maîtres  de  la  route  d’Europe  aux 
Indes,  et  ils  avaient  encore  des  établissements  aux  Antilles. 

Dominateurs  des  mers,  ils  en  exploraient  l’étendue  : Le- 


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354 


CHAPITRE  XX. 


maire  reconnaissait  le  détroit  qni  porte  son  nom,  et  doublait 
le  cap  Hom,  route  plus  sûre  que  le  détroit  de  Magellan 
(1615).  Plusieurs  nations,  même  la  France,  se  disputent  la 
priorité  de  la  découverte  de  la  Nouvelle-Hollande,  mais  il  est 
certain  que  les  premières  notions  positives  sur  ce  continent 
sont  dues  aux  Hollandais  qui,  de  1605  à 1642,  dirigèrent  le 
long  de  ses  côtes  plusieurs  voyages  de  reconnaissance,  dont 
les  plus  importants  furent  en  1642  et  1644,  ceux  de  Tasman, 
qui  découvrit  la  première  fois  la  terre  de  Yan  Diemen,  la 
Nouvelle-Zélande,  les  lies  Yiti  et  des  Amis,  et  la  seconde 
releva  une  grande  étendue  des  côtes  du  nord-ouest  de  la 
Nouvelle-Hollande.  Nulle  puissance  ne  rivalisait  encore  avec 
les  Hollandais  dans  l’art  de  la  construction  navale.  Nul  peuple 
ne  pouvait  offrir  le  fret  à plus  bas  prix  ; car  nuis  matelots  ne 
se  contentaient  d’un  plus  mince  salaire.  Aux  riches  produits 
du  commerce  des  Indes,  il  faut  ajouter  ceux  de  la  pêche  du 
hareng,  et  par-dessus,  compter  comme  les  principaux  éléments 
de  leur  prospérité,  l’activité,  le  prodigieux  esprit  d’ordre  et 
d’économie  qui  est  un  des  traits  distinctifs  du  génie  hollan- 
dais. Mais  les  bases  de  cette  grandeur  si  soudaine  étaient 
peut-être  trop  étroites  pour  qu'elle  fût  bien  solide.  La  Hol- 
lande avait  un  trop  petit  territoire,  une  population  trop  peu 
nombreuse  pour  porter  un  si  vaste  empire.  Affranchie  par  le  ‘ 
concours  de  la  France,  elle  conamence  à trouver  que  son  alliée 
est  devenue  bien  forte,  et  elle  se  rapproche  de  l’Espagne  affai- 
blie et  humiliée,  l’aimant  mieux  pour  voisine  que  la  France 
victorieuse.  Elle  va  se  faire  le  principal  antagoniste  du  grand" 
roi  ; elle  soldera  les  coalitions  contre  lui.  Mais  les  Pays-Bas 
espagnols  lui  seront  un  mauvais  rempart  que  Louis  XIV  pro- 
voqué percera  ou  tournera  pour  porter  ses  armes  au  cœur 
même  des  Provinces-Unies.  L’Angleterre  lui  sera  plus  fatale 
encore  par  son  alliance  que  la  France  par  la  guerre.  Le  long 
parlement  a commencé  sa  ruine  par  l’acte  de  navigation,  et 
Cromwell  l’a  déjà  contrainte  à reconnaître  la  supériorité  du 
pavillon  britannique  ; mais  lorsque  le  stathouder  de  Hollande, 
Guillaume  de  Nassau,  sera  devenu  roi  d’Angleterre,  la  Hol- 
lande ne  sera  plus,  comme  on  l’a  dit,  qu’une  barque  attachée 
aux  ilancs  d’un  vaisseau  de  ligne. 


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LA  FRANCE  DE  1443  A 1661.  35& 

V Espagne , ruinée  dans  les  sources  niêmes  de  sa  richesse 
par  l’expulsion  de  200  000  Maures,  en  1609,  s’était  épuisée  à 
des  guerres  longues  et  malheureuses.  Elle  gardait  toutes  ses 
annexes,  la  Franche-Comté,  la  moitié  des  Pays-Bas,  le  Mila- 
nais, le  royaume  des  Deux-Siciles,  l’île  d’Elbe  et  la  Sardaigne  ; 
mais  la  possession  de  ces  pays  lui  était  onéreuse  plutôt  que 
profitable,  car  ils  ne  rapportaient  pas  ce  qu’ils  coûtaient.  Elle 
avait  récemment  perdu  le  Roussillon,  l’Artois,  et  dans  la  pé- 
ninsule même  le  Portugal  ; ses  immenses  colonies  d’Améri- 
que lui  restaient  et  continuaient  de  lui  envoyer  leurs  ga- 
lions ; mais  son  agriculture  était  négligée , son  industrie , 
son  commerce  étaient  morts , et  les  piastres  d’Amérique 
ne  lui  servaient  qu’à  acheter  ce  qu’elle  ne  savait  plus  se 
donner  elle-même.  Philippe  IV  y régnait  encore.  Il  était  resté 
vingt  ans  sous  la  tutelle  d’Olivarès.  Il  n’y  avait  de  grand  à 
cette"  époque,  en  Espagne,  que  les  poètes  et  les  artistes;  Lope 
de  Véga  (1635)  et  Velasquez  (1660)  venaient  de  mourir.  Mais 
Caldéron  et  Murillo  étaient  déjà  célèbres.  La  France,  qui 
commençait,  avec  Corneille,  Descartes,  Pascal  et  Poussin,  son 
grand  siècle  des  lettres  et  des  arts,  allait  lui  ravir  cette  gloire 
comme  elle  lui  avait  ravi  déjà  la  puissance. 

L’Espagne  avait  entraîné  le  Portugal  dans  sa  ruine.  Dé- 
pouillé par  les  Hollandais  de  ses  colonies  et  de  son  commerce, 
abandonné  au  traité  des  Pyrénées  par  la  France,  il  commence 
à tourner  ses  regards  vers  l’Angleterre,  dans  les  bras  de  la- 
quelle il  se  jettera  quand  un  Bourbon  viendra  s’asseoir  sur  le 
trône  de  Charles-Quint. 

Dans  l’Italie , que  l’Espagne  tenait  par  deux  bouts , par 
Naples  et  Milan,  et  par  les  îles  (Sicile,  Sardaigne,  Elbe), 
même  décadence.  Le  grand  mouvement  de  restauration  ca- 
tholique qui,  au  siècle  précédent,  avait  ranimé  la  péninsule, 
s’était  arrêté.  Les  pontifes  étaient  retournés  aux  ambitions 
temporelles,  mais  sans  mieux  garantir  la  tranquillité  des  États 
de  l’Église  (du  Garigliano  aux  bouches  du  Pô)  où  , depuis  la 
mort  de  Sixte-Quint,  les  bravi  pullulaient.  Richelieu  et  Ma- 
zarin  avaient  essayé  vainement,  à plusieurs  reprises,  de  for- 
mer une  ligue  des  princes  italiens  contre  l’Espagne  qm  les 
tenait  en  tutelle.  Philippe  IV,  malgré  sa  faiblesse,  triompha 


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356 


CHAPITRE  XX. 


et  du  mauvais  vouloir  de  quelques  princes,  et  d’une  révolte  en 
Sicile  sous  le  batteur  d’or  Giuseppe  d’Alésio  (1647),  et  de 
deux  mouvements  plus  importants  qui,  la  même  année,  écla- 
tèrent à Naples,  sous  Masaniello  le  pêcheur  et  Gennaro  Ân- 
nese  l’armurier.  Tout  ce  que  put  Mazarin  fut  de  faire  donner 
Verceil  au  duc  de  Savoie,  de  réconcilier  le  duc  de  Modène 
avec  l'Espagne,  le  duc  de  Parme  avec  le  saint-siège,  et  d’ob- 
tenir une  amnistie  pour  les  délits  politiques  dans  le  royaume 
de  Naples.  Le  prince  de  Monaco  s’était  mis  sous  la  protection 
de  la  France,  et  une  branche  française  de  la  maison  de  Gon- 
zague avait  obtenu  le  Montferrat,  Mantoue  et  Guastalla.  Si 
donc  Mazarin  n’avait  pu  chasser  les  Espagnols  de  la  pénin- 
sule, et  signer  avec  les  princes  italiens  une  ligue  semblad)le  à 
celle  qui  lui  ouvrait  l’Allemagne,  il  avait  du  moins  mis  la 
main  dans  toutes  les  affaires  de  l’Italie,  et  il  comptait  bien  que 
la  France  retrouverait  au  besoin  dans  ce  pays  des  alliances  et 
des  moyens  d’action  contre  l’Espagne. 

La  paix  rétablie,  deux  princes  en  profitaient  différemment. 
 la  cour  militaire  du  duc  de  Savoie,  Charles-Emmanuel  II, 
on  s’occupait  d’organiser  une  forte  armée,  de  jeter  sur  les 
Alpes  la  belle  route  de  la  Grotte  qui  mène  de  Lyon  à Turin 
par  les  Échelles.  A la  cour  savante  de  Ferdinand  II,  en  Tos- 
cane, on  s’occupait  d’expériences  et  d’études  qui  firent  de 
Florence  un  des  foyers  de  la  science  au  dix-septième  siècle. 
Le  disciple  de  Galilée,  Torricelli,  l’inventeur  du  baromètre, 
venait  d’y  mourir  (1647)  ; mais  le  géomètre  Viviani  allait  y 
recevoir  les  présents  de  Louis  XIV,  et  l’Académie  célèbre  del 
Ciinerüo  était  fondée. 

Venise,  qui  tenait  le  nord-est  de  la  péninsule  jusqu’à  Greme 
inclusivement,  le  Frioul,  ime  partie  de  l’Istrie,  les  côtes  de  la 
ûalmatie,  Corfou  et  Candie,  se  tenait  à l’écart  des  affaires 
d’Italie.  Ses  intérêts  étaient  ailleurs , dans  l’Archipel , dans 
l’Adriatique.  Une  guerre  avec  les  Turcs,  commencée  en  1644, 
dont  le  siège  de  Candie  fut  l’incident  le  plus  remarquable, 
donnait  occasion  à Venise  de  montrer  ce  qu’elle  gardait  encore 
de  patriotisme,  de  courage  et  de  persévérance.  Gènes  ne  faisait 
plus  parler  d’elle.  Gomme  presque  tout  le  conunerce  du  Le- 
vant était  aux  mains  des  Vénitiens,  Gênes  cherchait  à s’empa- 


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LA  FRANCE  DE  1643  A 1661.  357 

rer  de  celui  des  côtes  d’Espagne  et  d’Afrique.  Aussi  était-elle 
étroitement  liée  à l’Espagne;  ce  qui  lui  vaudra  bientôt  un 
bombardement  et  une  humiliation. 

Les  chevaliers  de  Saint-Jean  tenaient  toujours  Malte  en  fief 
du  royaume  de  Naples. 

U Allemagne  y depuis  la  fatale  guerre  de  Trente  ans  qui 
l’avait  couverte  de  ruines  qu’on  voit  encore,  était  sans  force. 
La  plupart  des  petits  princes  qui  ont  substitué  leur  tyrannie  à 
l’autorité  impériale  veulent  avoir  une  cour,  des  ambassadeurs; 
et  les  peuples  s’épuisent  à entretenir  le  luxe  exagéré  de  leurs 
maîtres.  Pauvres,  malgré  leurs  exactions,  ces  souverains  be- 
sogneux font  trafic  de  leur  alliance  et  vendent  leur  année. 
Le  traité  de  Westphalie  avait  assuré  leur  indépendance  vis- 
à-vis  de  l’empereur;  la  ligue  du  Rhin  en  liait  plusieurs  à 
la  France.  En  1663,  la  diète  de  Ratisbonne  deviendra  per- 
pétuelle. Ce  sera  le  coup  de  grâce  pour  l’autorité  impériale. 

L’Autriche,  qui  était  sortie  épuisée  de  cette  guerre,  répa- 
rait lentement  ses  forces  et  contenait  son  ambition.  Léopold  P' 
avait  succédé  en  1658  à son  père  Ferdinand  III;  il  régnera 
jusqu’en  1705  sans  éclat,  mais  à la  fin,  grâce  à d’habiles  gé- 
néraux et  à l’assistance  de  l’Europe,  avec  profit  pour  sa  mai- 
son. Cette  maison  se  partageait  alors  en  trois  branches  : celle 
d’Espagne  qui  régnait  à Madrid  ; celles  de  Tyrol  et  de  Styrie 
qui  seront  réunies  en  1673. 

Une  autre  maison  grandissait  en  Allemagne,  celle  de  Bran- 
debourg. Elle  avait  acquis  en  1618  la  Prusse  qui  la  portait  au- 
devant  des  Russes,  à Kœnigsberg,  et  en  1629,  le  duché  de 
Clèves  et  les  comtés  de  la  Marck  et  de  Ravensberg  qui  la  met- 
taient aux  portes  de  la  France  sur  le  Rhin.  Frédéric-Guil- 
laume s’appelle  déjà  le  grand  électeur  ; son  fils  s’appellera  le 
roi  de  Prusse. 

La  Suisse  comprenait  13  cantons  confédérés,  plusieurs  pays 
alliés , comme  l’abbé  de  Saint-Gall  , l’évêque  de  Bâle , la 
ville  de  Mulhouse  en  Alsace,  le  Valais,  les  Grisons,  et  des 
pays  soumis,  comme  les  sept  bailliages  italiens  enlevés  au  Mi- 
lanais de  1500  à 1512.  Berne  était  le  plus  puissant  de  ces  can- 
tons, il  possédait  l’Argovie  et  le  pays  de  Vaud.  Les  Suisses 
avaient  prudemment  renoncé  au  rôle  batailleur  qu’ils  avaient 


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CHAPITRE  XX. 


3f.8 

joué  au  seizième  siècle , ils  se  contentaient  de  fournir  à quel- 
ques puissances  des  recrues  dont  la  solde  amenait  un  peu  d’or 
dans  leurs  pauvres  montagnes, 

La  Suède  qui,  par  les  acquisitions  faites  dans  la  guerre  de 
Trente  ans , tenait  les  embouchures  de  trois  grands  fleuves 
allemands,  le  Wéser,  l’Elbe  et  l'Oder,  était  maîtresse  de  la 
Finlande,  occupait  encore,  sur  la  rive  méridionale  du  golfe  de 
ce  nom,  la  Carélie  et  l’Ingrie  rendues  par  les  Russes  en  1647, 
l’Esthonieet  la  Livonie  abandonnées  par  les  Polonais  en  163b. 
Ainsi  la  Baltique  était  un  lac  suédois , et  la  suprématie  dans 
le  nord  de  l’Europe  semblait  pour  longtemps  attachée  à la 
couronne  de  Gustave-Adolphe. 

Christine,  fille  du  vainqueur  de  Tilly  et  de  Waldstein,  sut 
conserver  à son  royaume  cette  position  brillante  ; mais,  en 
1654,  soit  dégoût  des  aftaires,  soit  caprice,  elle  abdiqua  en 
laveur  de  son  cousin,  Charles-Gustave,  de  la  maison  de  Deux- 
Ponts.  Ce  prince,  qui  joignait  au  goût  des  lettres,  particulier 
à sa  famille,  un  courage  et  une  ambition  extraordinaires,  eut 
tout  d’abord  à se  défendre  contre  les  prétentions  du  roi  de 
Pologne,  Jean-Casimir.  Les  Suédois  eurent  partout  l’avan- 
tage et  s’emparèrent  de  Varsovie.  Jean-Casimir  avait  fui  dans 
la  Silésie  ; mais  les  Polonais  se  soulevèrent  et  s’avancèrent 
au  nombre  de  45  000  pour  reprendre  leur  capitale.  L’action 
s’engagea  sous  les  murs  de  la  ville  (1656).  Après  trois  jours 
d’efibrts  opiniâtres,  et  malgré  l'héroïque  courage  des  Polo- 
nais, Charles-Gustave,  qui  n’avait  que  24000  hommes,  rem- 
porta une  victoire  tellement  complète,  qu’il  fallut , pour  sau- 
ver la  Pologne,  une  coalition  de  toutes  les  puissances  voisines. 
L’empereur,  le  roi  de  Danemark  et  l'électeur  de  Brandebourg' 
s’unirent  : les  Suédois  furent  forcés  d’abandonner  leur  con- 
quête. Mais  Charles-Gustave  se  vengea  sur  le  Danemark  ; il 
franchit  les  détroits  sur  la  mer  glacée , jeta  la  terreur  dans 
Copenhague,  et,  par  le  traité  de  Hoskild,  arracha  les  pro- 
vinces de  Halland , Scanie , Blekengie  et  Bohus , exigea  le 
libre  passage  du  Sund  pour  les  natires  suédois  et  l’indépen- 
dance du  Holstein-Gottorp  (1658). 

La  paix  dura  à peine  quelques  mois  ; enhardi  par  ses  pre- 
miers succès , le  roi  de  Suède  espéra  conquérir  le  Danemark 


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LA  FRANCE  DE  1643  A 1661.  . 369 

€t  assi%ea  de  nouveau  Copenhague.  Mais  la  ville  résista  : les 
Hollandais  envoyèrent  une  flotte  dans  le  Sund;  l’Autriche,  la 
Pologne,  le  Brandebourg  firent  passer  en  Danemark  une  ar- 
mée, Les  Suédois,  menacés  de  toutes  parts,  renoncèrent  au 
siège,  et  Gharles-Custave  ayant  été  enlevé  par  une  mort  su- 
bite, la  paix  fut  rétablie  entre  le  Danemark  et  la  Suède  par  le 
traité  de  Copenhague  qui  confirma  celui  de  Roskild,  entre  la 
Pologne  et  la  Suède  parle  traité  d’Oliva  (1660),  entre  la  Suède 
et  la  Russie  par  le  traité  de  Kardis  (1661).  En  définitive,  la 
Suède  sortait  avec  honneur  de  la  lutte  inégale  qu’elle  venait 
de  soutenir.  Elle  recouvrait  ses  limites  naturelles  au  sud  en 
obtenant  la  Blekingie,  le  Halland  et  la  Scanie  ; ses  limites  na- 
turelles du  côté  de  la  Norvège  qui  restait  au  Danemark,  en 
obtenant  4e  Bohus,  l’Iemtland  et  l’Heridalie  ; elle  enlevait  la 
Livonie  lithuanienne  à la  Pologne,  et  conservait  l’Ingrie  avec 
une  grande  partie  de  la  Carélie  prise  à l’empire  russe,  de  sorte 
que  tous  les  rivages  du  golfe  de  Finlande  lui  ap(>arteaaient. 
Mais  ces  guerres  continuelles  pesaient  lourdement  sur  un 
peuple  pauvre  et  peu  nombreux,  sur  un  pays  presque  entiè- 
rement dépourvu  d’agriculture  et  d’industrie,  et  la  Suède  ne 
pourra  garder  le  sceptre  du  nord  qu’elle  a saisi. 

Au  milieu  de  ces  événements  militaires  se  place  une  révo- 
lution dont  les  conséquences  n’ont  été  modifiées  que  de  nos 
jours.  L’aristocratie  était  tout  dans  Je  Danemark  : le  roi  Fré- 
déric III,  appuyé  du  clergé  et  de  la  bourgeoisie , brisa  en 
1660  son  pouvoir  et  proclama  l’hérédité  de  la  couronne.  La 
loi  nouvelle  promise  alors  ne  fut  publiée  qu’en  1709,  sous  le 
nom  de  loi  royale;  mais  elle  exista  dès  1660  dans  les  faits. 
Elle  établissait  l’absolutisme  le  plus  complet , et  il  a duré 
jusqu’en  1834.  Malheureusement  le  premier  des  rois  hérédi- 
taires était  allemand.  R livra  l’administration  entière  k ses 
compatriotes,  au  point  que  l’allemand  devint  la  langue  offi- 
cielle du  pays  danois.  C’est  contre  cette  influence  que  le  Da- 
nemark aujourd’hui  se  débat. 

La  Pologne,  qui  jadis  avait  le  premier  rang  dans  le 
nord,  était  descendue  au  second,  et  bien  près  de  tomber  au 
troisième.  Elle  s’étendait  encore  des  monts  Krapaks  à la  Bal- 
tique et  de  l’Oder  aux  sources  du  Dnieper  et  du  Volga;  mais 


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360 


CHAPITRE  XX. 


sa  constitution  anarchique  et  sa  royauté  élective  la  livraient 
déjà  sans  défense  aux  guerres  extérieures.  Ce  que  les  Suédois 
venaient  de  faire  sous  Charles-Gustave,  les  Russes  le  feront 
bientôt.  Ceux-ci,  à qui  les  Suédois,  les  Polonais  et  le  duc  de 
Courlande  et  de  Semigalle  interdisaient  la  Baltique,  étaient 
séparés  de  la  mer  Noire  par  la  république  guerrière  des  Co- 
saques, sujets  indociles  de  la  Pologne,  et  par  les  hordes  tar- 
tares.  Ils  ne  s’étendaient  librement  que  vers  les  régions  dé- 
sertes de  la  Sibérie  ; la  chute  de  la  puissante  république  de 
Novogorod  en  1476,  sous  Ivan  III,  leur  avait  ouvert  les  ap- 
proches de  la  Baltique  et  de  l’océan  Glacial;  enfin,  par  la 
destruction  des  Tartares  d’Astrakhan  ( 1554),  ils  étaient 
arrivés  depuis  un  siècle  sur  la  Caspienne.  Le  traité  d’Andrus- 
sow  (1667),  qui  enleva  à la  Pologne  Smolensk,  Tchernigow 
et  l’Ukraine,  fut  le  premier  pas  de  la  Russie  du  côté  de  l’Oc- 
cident. La  dynastie  des  Romanow,  fondée  par  Michel  Féodo- 
vowitz,  y régnait  depuis  1613  et  ne  s’éteindra  qu’en  1762. 

La  Russie  avait  cependant  déjà  des  éléments  redoutables 
de  puissance.  Iwan  III,  dans  la  seconde  moitié  du  quinzième 
siècle,  avait  aboli  dans  sa  famille  la  loi  des  apanages,  ce  qui 
avait  établi  l’unité  du  pouvoir  et  de  l’Etat  ; mais  cette  même 
loi,  il  l’avait  au  contraire  maintenue  pour  la  noblesse,  ce  qui 
la  tenait  divisée  et  affaiblie.  Un  siècle  après,  Ivan  IV  avait 
passé  quinze  ans  à assouplir  ses  boyards  au  joug,  et  montré 
l’implacable  cruauté  qui  lui  a valu,  même  chez  ce  peuple  ha- 
bitué à voir  jouer  avec  la  vie,  le  surnom  de  terrible.  Enfin,  un 
ukase  de  1592  avait  réduit  tous  les  paysans  à la  servitude  de 
la  glèbe,  en  leur  interdisant  de  changer  de  maître  et  de 
terre. 

Les  Turcs  avaient  perdu  l’enthousiasme  religieux  et  mili- 
taire de  l’âge  précédent,  mais  ils  tenaient  toujours  le  premier 
rang  dans  l’Europe  orientale.  Le  prince  de  Transylvanie  était 
leur  vassal  ; le  bannat  de  Temeswar  et  une  partie  considérable 
de  la  Hongrie  étaient  entre  leurs  mains  ; le  Dniester  les  sépa- 
rait de  la  Pologne,  et  toutes  les  côtes  de  la  mer  Noire  jusqu’au 
Kouban  leur  appartenaient.  En  Asie,  leurs  domaines  s’éten- 
daient d’Érivan  à Bagdad.  Venise  luttait  péniblement  contre 
eux.  En  1660,  ils  lui  ont  enlevé  Mételin  et  Lemnos,  et  la 


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LA  FRANCE  DE  1643  A 1661.  361 

même  année  ils  ont  battn  les  Autrichiens  en  Hongrie.  En 
1663,  ceux-ci  verront  tomber  Neuhausel  aux  portes  de  Pres- 
boui^.  Vienne  se  retrouvera  encore  une  fois  découverte  et 
menacée.  Louis  XIV  préludera  à ses  conquêtes,  en  envoyant 
de  fastueux  secours  aux  Autrichiens  pour  la  bataille  de  Saint- 
Gothard  (1664),  à Venise  pour  le  siège  de  Candie  (1667). 


TSMPS  modkrhes. 


21 


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362 


( 


CHAPITRE  XXI. 


CHAPITRE  XXT. 

LE  RÈGNE  DE  LOUIS  XIV  JLSQU’A  LA  GUERRE 
DE  LA  LIGUE  D’AUGSDOURG. 

Centralisaiion  administrai ive  de  la  France  ; Colhert  et  Louvois.  — 

Guerres  de  Flandre  (1667)  et  de  Hollande  (167-2).  — Conquêtes  de 

Louis  XIV  en  pleine.paix;  révocation  de  l’édit  de  Nantes  (1685). 

I 

CentrallMtlon  sdminlstratlTe  de  la  France; 

Colbert  et  1.ouvoIm. 

Après  la  mort  de  Mazarin,  Louis  XIV  prit  la  résolution  de 
ne  plus  avoir  de  premier  ministre.  Il  y persista  jusqu’à  la  fin 
de  sa  vie,  travaillant  huit  heures  par  jour  et  ne  laissant  déci- 
der sans  lui  aucune  affaire  importante.  Peu  de  souverains  ont 
mieux  compris  et  pratiqué  ce  qu’il  appelait  le  « métier  de 
roi.  » — « C’est  par  le  travail  qu’on  règne,  écrivait-il  dans 
ses  instructions  à son  fils,  c’est  pour  le  travail  qu’on  règne  ; 
il  y a de  l’ingratitude  et  de  l’audace  3 l’égard  de  Dieu,  de 
l’injustice  et  de  la  tyrannie  à l’égard  des  hommes , de  vouloir 
l’un  sans  l’autre.  • 

Ce  qui  est  plus  remarquable  encore,  c’est  que  ce  jeune 
prince,  qui  prenait  si  hardiment  le  pouvoir,  avait  déjà  conçu 
tout  le  plan  de  sa  politique.  Non-seulement  Louis  XIV  a 
régné  avec  un  pouvoir  sans  bornes,  comme  quelques-uns  de 
ses  prédécesseurs,  mais  il  a établi  le  premier  en  France  la 
jr-..théorie  de  la  monarchie  absolue.  A ses  yeux,  la  royauté  est 
d’institution  divine  ; les  souverains  sont  les  représentants  de 
Dieu  sur  la  terre,  ses  lieutenants,  inspirés  providentiellement 
par  lui,  et  à ce  titre,  participant  en  quelque  sorte  de  sa  puis- 
sance et  de  son  infaillibilité.  Aussi  ne  laissa-t-il  debout  devant 
la  royauté  aucune  liberté  qui  pût  lui  porter  ombrage.  La  plu- 


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I.E  REGNE  DE  LOUIS  XIV, 


363 


part  des  provinces  avaient  des  États  particuliers  ; il  les  sup- 
prima. Ceux  qui  furent  conservés,  comme  en  Languedoc,  en 
Bourgogne,  en  Provence,  en  Bretagne,  etc.,  ne  se  réunirent 
plus  que  pour  exécuter  les  ordres  qu’ils  recevaient  des  minis- 
tres. Ce  qui  restait  de  libertés  municipales  fut  détruit,  comme 
les  libertés  provinciales  : le  roi,  battant  monnaie  avec  de  vieux 
droits  chers  aux  villes,  érigea  les  mairies  en  ofGces  hérédi- 
taires et  les  vendit  au  plus  offrant. 

La  vie  municipale  fut  donc  comme  suspendue  dans  le  pay.s 
ainsi  que  l’était  depuis  longtemps  la  vie  politique  : situation 
fâcheuse,  car  l’éducation  pratique  des  affaires  manquera  à la 
France;  et  le  jour  où  elle  sera  forcée  de  reprendre  le  gouver- 
nement d’elle-méme  des  mains  défaillantes  de  la  royauté 
absolue,  elle  trouvera  bien  pour  la  guider  de  hardis  et  puis- 
sants logiciens,  mais  non  de  ces  hommes  expérimentés  qui 
savent  rattacher  l’avenir  au  passé  par  de  justes  tempéraments. 
La  liberté  politique,  pour  être  stable,  a besoin  de  s’élever  sur 
la  forte  base  des  libertés  municipales.  C’est  ainsi  qu’elle  a 
grandi  en  Angleterre  et  qu’elle  s’y  maintient. 

Les  parlements  ne  furent  plus  que  des  cours  de  justice;  la 
noblesse  qu’une  classe  militaire  destinée  à verser  son  sang 
sur  tous  les  champs  de  bataille,  ou  à suivre  dans  les  fêtes  le 
char  triomphant  de  la  royauté.  Le  clergé  lui-même  devint 
plus  monarchique  et  ne  fut  jamais  pour  Louis  un  embarras. 
Pour  la  roture,  elle  fut  aisément  tenue  en  bride  par  l’armée, 
la  police,  l’extrême  sévérité  des  lois;  par  le  respect  aussi 
qu’elle  accordait,  après  tant  de  siècles  d’oppression  féodale,  à 
un  pouvoir  qui  lui  donnait  la  paix  intérieure  et  l’appelait 
d’ailleurs  aux  nombreux  emplois  de  l’administration  publique. 

Ainsi  le  trait  dominant  du  gouvernement  de  Louis  XIV  fut 
un  effort  immense  pour  ramener  dans  la  main  du  prince 
tontes  les  forces  du  pays,  aGn  d’en  disposer  dans  l’intérêt  du 
pays  sans  doute,  mais  aussi  et  surtout  dans  l’intérêt  du  roi. 
De  là  cette  centralisation  excessive  qui  enveloppe  le  com- 
merce, l’industrie,  la  vie  politique,  même  la  vie  morale  de  la 
France,  des  mille  liens  d’une  réglementation  minutieuse,  de 
manière  que  l’initiative  des  ministres  fut  presque  partout 
substituée  à l’acüon  des  individus  et  des  communautés.  II 


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364 


CHAPITRE  XXI. 


résultera  de  ce  système  que  la  France  vivra  moins  de  sa  vie 
propre  que  de  la  vie  de  son  gouvernement.  Quand  l’âge  et  la 
maladie  glaceront  cette  main  partout  présente  du  pouvoir,  tout 
déclinera.  Un  grand  peuple  sera  soumis  aux  vicissitudes  de 
l’existence  d’un  homme,  aux  hasards  des  naissances  royales, 
ou  au  choix  de  ministres  insuffisants.  Du  moins,  dans  les 
années  heureuses,  cette  a^inistration,  qui  se  faisait  le  tu- 
teur universel,  rendit  aux  peuples  en  bien-être  et  en  sécurité 
ce  qu’elle  leur  ôtait  en  libertés  générales  et  particulières.  Le 
roi  comprit  lui-même,  on  l’a  vu  déjà,  les  obligations  que  lui 
imposait  cette  immense  autorité.  < Nous  devons,  disait-il, 
considérer  le  bien  de  nos  sujets  plus  que  le  nôtre  propre.  Et 
ce  pouvoir  que  nous  avons  sur  eux  ne  nous  doit  servir  qu’à 
travailler  plus  effectivement  à leur  bonheur.  > S’il  combla  ses 
ministres  d’honneurs,  de  richesses  et  de  pouvoir,  ce  fut  à con- 
dition qu’ils  consacreraient  aux  affaires  publiques  tous  les 
instants  de  leur  vie.  De  cet  effort  longtemps  soutenu  résulta  ' 
l’administration  la  plus  active,  la  plus  vigilante  que  la  France 
eût  encore  possédée.  Son  histoire  se  résume  presque  tout 
entière  dans  l’histoire  de  deux  grands  ministres,  Colbert  et 
Louvois. 

Colbert  dirigea  près  de  cinq  de  nos  ministères  actuels  : les 
finances,  quand  la  chute  de  Fouquet  les  lui  eut  livrées;  la 
maison  du  roi  avec  les  beaux-arts,  l’agriculture  avec  le  com- 
merce, les  travaux  publics,  et  à partir  de  16b9  la  marine, 
poids  écrasant  sous  lequel  il  ne  succomba  pas.  Les  finances 
étaient  retombées  dans  le  chaos  d’où  Sully  les  avait  tirées.  La 
dette  publique  était  de  430  millions,  les  revenus  dévorés  deux 
ans  à l’avance,  et  le  trésor,  sur  84  millions  d’impôts  annuels, 
en  recevait  à peine  32.  Colbert  commença  par  établir  une 
chambre  de  justice,  pour  découvrir  les  malversations  des  offi- 
ciers de  finances.  On  annula  ou  on  remboursa  au  taux  de 
l’achat  8 millions  de  rentes  sur  l’hôtel  de  ville,  acquises  à vil 
prix,  et  on  fit  rendre  gorge  aux  traitants  qui  avaient  profité 
des  besoins  de  l’Etat  pour  lui  prêter  à un  taux  usuraire  ; les 
amendes  s’élevèrent  à 1 10  millions. 

Colbert  fut  le  véritable  créateur  du  budget.  Jusqu’alors  on 
dépensait  au  hasard,  sans  consulter  les  recettes  du  trésor.  Le 


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365 


LE  RÈGNE  DE  LOUIS  XIV. 

premier  il  dressa  chaque  année  un  état  de  prévoyance,  divisé 
en  deux  chapitres,  où  les  revenus  et  les  dépenses  probables 
étaient  marqués  à l’avance. 

La  taille  ou  impôt  foncier  n’était  payée  que  par  la  bour- 
geoisie et  le  peuple;  elle  s'élevait,  en  1661,  à 53  millions. 
Colbert  la  ramena,  par  des  réductions  successives,  à 32.  Au 
milieu  des  troubles  de  la  Fronde,  beaucoup  de  gens  s’étaient 
anoblis  de  leur  propre  autorité,  ou  avaient  acheté  des  titres 
de  noblesse  pour  quelques  écus  : c’étaient  autant  de  privilé- 
giés ajoutés  aux  véritables.  Une  ordonnance  royale  révoqua 
toutes  les  lettres  de  noblesse  accordées  depuis  trente  ans; 
près  de  40  000  familles,  parmi  les  plus  riches  des  paroisses, 
furent  de  nouveau  imposées,  ce  qui  déchargea  d’autant  leurs 
voisins. 

A la  taille  le  contrôleur  général  préférait  avec  raison  les 
aides  ou  impôts  indirects,  auxquels  tous  contribuaient.  Il 
augmenta  ou  créa  les  taxes  sur  le  café,  le  tabac,  le  vin,  les 
cartes,  les  loteries,  etc.;  et  de  1 500000  francs,  il  les  porta  à 
21  millions. 

Voici  le  résumé  de  l’administration  financière  de  Colbert. 
En  1661,  sur  84  millions  d’impôts,  le  trésor  avait  à payer 
52  millions  pour  les  rentes  et  gages;  il  ne  lui  restait  que 
32  milhons  et  il  en  dépensait  60  : déficit , 28  millions.  En 
1683,  année  de  la  mort  de  Colbert,  les  impôts  rendaient 
112  millions,  malgré  une  réduction  de  22  millions  sur  les 
tailles  ; les  gages  et  les  rentes  n’en  prenaient  plus  que  23  : le 
revenu  net  du  trésor  était  de  89  millions.  Ainsi , d’une  part, 
Colbert  avait  augmenté  les  recettes  de  28  millions,  diminué 
les  rentes  et  gages  de  29,  ce  qui  constituait  à l’Etat  un  béné- 
fice net  annuel  de  57  millions;  et,  d’autre  part,  il  avait  dé- 
grevé les  roturiers  de  22  millions,  en  diminuant  d’autant  la  * 
taille.  Il  n’y  a rien  à ajouter  à de  pareils  chifl'res. 

Colbert  ne  sacrifia  pas  l’agriculture  à l’industrie,  comme 
on  l’a  dit  souvent.  Il  exempta  de  la  taille  les  familles  nom- 
breuses ; il  interdit  la  saisie  des  instruments  de  labour  et  des 
bestiaux  en  recouvrement  des  taxes  dues  à l’État,  il  établit  ou 
plutôt  il  rétablit  les  haras,  où  l’on  croisa  nos  chevaux  avec 
ceux  d’Afrique  et  de  Danemark  ; il  fit  venir  des  bestiaux  de 


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CHAPITRE  XXI. 


3t)6 

rAlleinagne  et  de  la  Suisse  pour  améliorer  les  nôtres;  il  ac- 
corda des  primes  d’encouragement  aux  meilleurs  éleveurs;  il 
ordonna  le  dessèchement  des  marais;  enfin  il  publia  un  code 
des  eaux  et  forêts  (1669),  qui  est  encore,  pour  la  très-grande 
partie,  en  vigueur  aujourd’iiui.  Mais  il  commit  la  faute  de 
respecter  le  préjugé  populaire  qui  voyait  dans  la  liberté  du 
commerce  des  grains  une  cause  de  disette. 

L’industrie,  malgré  les  efforts  de  Henri  IV,  était  restée 
dans  l’enfance  et  nous  tirions  presque  tout  de  l’étranger.  Col- 
bert, né  dans  la  boutique  d’un  marchand  de  Reims,  à l’ensei- 
gne du  Long-Vêlu,  voulut  que  la  France  pût  se  suffire  à elle- 
même;  il  frappa  de  droits  considérables,  à leur  entrée  dans  le 
royaume,  les  produits  similaires  de  l’étranger  (tarif  de  1667). 

C’était  l’inauguration  du  système  prolecleur,  régime  utile 
à une  industrie  naissante  , mauvais  pour  une  industrie  déve- 
loppée. Il  n’épargna  rien  pour  acheter  ou  pénétrer  les  secrets 
industriels  des  nations  voisines,  pour  attirer  en  France  les 
ouvriers  les  plus  habiles  ; c’était  bon  alors  et  ce  l’est  encore. 
Le  nombre  de  nos  manufactures  s’accrut  rapidement.  Il  les 
soutint  par  des  subventions  distribuées  avec  intelligence, 
avançant  une  certaine  somme  par  chaque  métier  battant  outre 
des  gratifications  considérables  aux  maîtres  et  aux  ouvriers. 
Il  obtint  de  l’Église  la  suppression  de  17  fêtes  qui  multi- 
pbaient  les  chômages  inutiles.  Enfin  il  institua  des  conseils 
de  prud’hommes  pour  faire  régner  la  paix  dans  ce  monde  du 
travail.  En  1669,  on  compta  dans  le  royaume,  pour  la  laine 
seulement,  44  200  métiers  et  plus  de  60  000  ouvriers.  Les 
draperies  de  Sedan , de  Louviers , d'Elbeuf  et  d’Abbeville 
n’eurent  plus  de  rivales  en  Europe;  le  fer-blanc,  l’acier,  la 
faïence,  les  cuirs  maroquiués,  qu’on  avait  toujours  fait  venir 
de  loin,  furent  travaillés  en  France;  les  tapis  de  Perse  et  de 
Turquie  furent  dépassés  à la  Savonnerie;  les  riches  étoffes, 
où  la  soie  se  mêle  avec  l’or  et  l’argent,  se  fabriquèrent  à 
Lyon  et  à Tours;  on  fit  à Tourlaville  (près  de  Cherbourg)  et 
k Paris  de  plus  belles  glaces  qu’à  Venise;  les  tapisseries  de 
Flandre  le  cédèrent  à celles  des  Gobelins. 

Colbert  ne  put  détruire  les  nombreux  péages  établis  sur  les 
chemins  et  les  rivières  ; il  les  réduisit  du  moins  et  supprima 


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LE  RÈGNE  DE  LOUI&  XIV.  367 

dans  12  provinces  les  douanes  intérieures;  il  encouragea,  eu 
diminuant  le  tarif  des  droits  à payer  (1664),  l’exportation  des 
vins'et  eaux-de-vie.  Il  déclara  Dunkerque,  Bayonne  et  Mar- 
seille ports  francs,  et  accorda  à la  dernière  de  ces  villes, 
en  1670,  une  chambre  d’assurances;  il  créa  des  entrepôts, 
favorisa  le  transit  par  la  France  des  marchandises  étrangères, 
fit  réparer  les  grandes  routes  devenues  impraticables,  et  en 
construisit  de  nouvelles.  Enfin  il  projeta  un  canal  de  Bour- 
gogne, fit  décréter  celui  d’Orléans  qu’on  ouvrit  en  1692,  et 
creusa  celui  du  Languedoc  qui  devait  joindre  la  Méditerranée 
à l’Océan.  Le  port  de  Cette  fut  construit  à une  de  ses  extré- 
mités; Toulouse  était  à l’autre;  et,  de  Toulouse,  la  Garonne 
menait  facilement  à Bordeaux  et  à l’Océan.  Ce  travail,  gigan- 
tesque pour  l’époque,  fut  commencé  en  1664  et  continué  sans 
interruption  jusqu’en  1681.  Il  fut  exécuté  par  le  célèbre  Bi- 
quet, d’une  ancienne  famille  de  Florence,  sur  les  dessins  d’un 
ingénieur  français,  Andréossy  ; il  coûta  environ  34  millions 
et  employa,  chaque  année,  10  à 12  000  ouvriers. 

Le  commerce,  ainsi  secondé,  prit  un  développement  ra- 
pide. Pour  régler  cette  activité  nouvelle  et  l’éclairer,  le  conseil 
de  commerce  fut  in.stitué  en  1665,  et  Louis  XIV  le  présida 
régulièrement  tous  les  quinze  jours.  Des  conseils  .semblables 
furent  établis  dans  les  provinces;  ils  devaient  choisir  dans  leur 
sein  trois  des  négociants  les  plus  expérimentés,  qui  se  ren- 
draient à la  cour,  « pour  informer  le  roi  et  M.  de  Colbert  de 
ce  qu’il  conviendrait  de  faire.  » Une  ordonnance  de  1671,  qui 
ne  fut  malheureusement  pas  exécutée,  prescrivit  de  rendre 
tmiformes  les  poids  et  mesures  dans  tous  les  ports  et  arsenaux 
de  France. 

Les  étrangers  s’étaient  rendus  maitres  de  tout  notre  com- 
merce par  mer;  chaque  année,  4000  bâtiments  hollandais 
débarquaient  sur  nos  côtes  les  produits  de  leur  indnsliie  avec 
les  denrées  des  deux  mondes,  et  enlevaient  nos  soieries,  nos 
vins,  nos  eaux-de-vie  pour  les  transporter  par  toute  l’Europe 
et  dans  les'  pays  lointains.  Colbert  voulut  relever  la  France 
de  cette  infériorité.  Déjà,  en  1658,  le  surintendant  Fouquet 
avait  établi  un  droit  d’ancrage  de  50  sous  par  tonneau  sur  les 
navires  étrangers,  payable  à l’entrée  et  à la  sortie  de  nos 


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368 


CHAPITRE  XXI, 


ports  : Colbert  conserva  ce  droit;  de  plus,  il  accorda  aux  na- 
vires nationaux  des  primes  pour  l’exportation  et  l’importa- 
tion, aux  constructeurs  de  bâtiments  pour  la  grande  navigation 
une  autre  prime  de  4 à 6 livres  (8  à 12  francs  par  tonneau); 
il  établit  5 grandes  compagnies  sur  le  modèle  des  compagnies 
hollandaises  et  anglaises  : celles  des  Indes  orientales  et  des 
Indes  occidentales  en  1664;  celles  du  Nord  et  du  Levant 
en  1666;  celle  du  Sénégal  en  1673,  leur  accordant  le  mono- 
pole exclusif  du  commerce  dans  ces  parages  éloignés,  leur 
faisant  des  avances  considérables  (6  millions  pour  la  seule 
compagnie  des  Indes  orientales)  et  obligeant  les  princps  du 
sang,  les  seigneurs,  les  riches  à s’y  intéresser;  enfin  un  édit 
de  1 669  déclara  que  le  commerce  de  la  mer  ne  dérogeait  pas 
à la  noblesse. 

Nous  ne  possédions  que  le  Canada  avec  l’Acadie  ou  Nou- 
velle-Écosse ; Cayenne  dans  la  Guyane  ; l’ile  Bourbon,  quel- 
ques comptoirs  à Madagascar  et  aux  Indes.  Colbert  racheta, 
pour  moins  d’un  million , la  Martinique , la  Guadeloupe , 
Sainte-Lucie,  Grenade  et  les  Grenadilles,  Marie-Galande , 
Saint-Martin,  Saint-Christophe,  Saint-Barthélemy,  Sainte- 
Croix  et  la  Tortue  dans  les  Petites-Antilles  (1664);  il  plaça 
sous  la  protection  de  la  France  les  flibustiers  français  de 
Saint-Domingue,  qui  s’étaient  emparés  de  la  partie  occiden- 
tale de  l’ile  (1664);  il  envoya  de  nouveaux  colons  à Cayenne 
et  au  Canada,  prit  Terre-Neuve  pour  dominer  l’entrée  du 
Saint-Laurent  (1650),  et  commença  l'occupation  de  la  ma- 
gnifique vallée  du  Mississipi,  ou  la  Louisiane,  qui  venait  d’être 
explorée  par  le  célèbre  voyageur  Robert  de  la  Salle  (1680). 
En  Afrique,  il  enleva  Gorée  aux  Hollandais  (1665),  et  prit 
possession  des  côtes  orientales  de  Madagascar.  En  Asie,  la 
Compagnie  des  Indes  s’établit  à Surate , à Chandernagor,  et 
plus  tard  k Pondichéry.  Enfin,  pour  réserver  au  pavillon  na- 
tional tout  le  commerce  de  nos  colonies , Colbert  ferma  leurs 
ports  aux  vaisseaux  étrangers. 

Mazarin  avait  laissé  dépérir  la  marine  militaire  créée  par 
Richelieu.  Colbert  fit  d’abord  réparer  le  peu  de  vaisseaux  qu’il 
trouva  dans  nos  ports  ; il  en  acheta  en  Suède  et  en  Hollande  ; 
des  arsenaux  de  construction  furent  établis  à Dunkerque,  au 


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369 


LE  RÈGNE  DE  LOUIS  XIV, 

Havre,  à Rochefort,  qui  fut  bâti  sur  la  Charente,  au  centre 
du  golfe  de  Gascogne.  Henri  IV  avait  trouvé  Toulon,  et  Ri- 
chelieu Rrest;  mais  ils  avaient  montré  ce  qu’on  pouvait  y 
faire,  plutôt  qu’ils  n’y  avaient  fait  de  grands  ports.  Duquesne 
resta  7 ans  à Rrest,  à partir  de  1665,  et  quand  le  fils  de  Col- 
bert, Seignelay,  y vint  en  1672,  il  y vit  une  flotte  de  50  vais- 
seaux de  ligne.  Vauban  l’entoura,  en  1683,  de  formidables 
défenses.  Il  exécuta  aussi,  après  la  paix  de  Nimègue,  d’im- 
menses travaux  à Toulon,  qui  firent  de  cette  ville  ce  que  la 
nature  voulait  qu’elle  fût,  un  des  plus  beaux  ports  du  monde. 
La  nouvelle  darse  qu’il  creusa  pouvait  à elle  seule  contenir 
100  vaisseaux  de  ligne. 

Pour  recruter  la  flotte,  Colbert  créa  Vinscription  maritime, 
ou  le  système  des  classes,  que  nous  gardons  encore  et  qui  assu- 
jettit la  population  maritime  de  nos  côtes,  en  retour  de  cer- 
tains avantages,  à fournir  les  recrues  nécessaires  aux  équi- 
pages de  nos  vaisseaux,  et  la  distribue,  d’après  l’âge  et  la 
position  de  famille,  en  diverses  classes  qui  sont  successive- 
ment appelées,  suivant  les  besoins  do  service.  Cette  institution 
bonne  alors,  mauvaise  aujourd’hui,  fut  complétée  par  la  fon- 
dation de  la  caisse  des  invalides  de  la  marine,  qui  assura  ime 
pension  de  retraite  au  marin  pour  ses  vieux  jours.  Le  pre-  \ 
mier  recensement,  celui  de  1670,  fit  connaître  36  000  inscrip- 
tions de  matelots,  mais  en  1683  on  en  compta  77  852.  Les 
armements  purent  alors  se  multiplier.  En  1661,  la  flotte  de 
guerre  ne  se  composait  que  de  39  bâtiments  ; en  1678,  elle 
en  avait  120,  et  cinq  ans  plus  tard,  176.  En  1692,  le  roi  avait 
131  vaisseaux,  133  frégates  et  101  autres  bâtiments.  Le  corps 
des  gardes-marine , composé  de  1000  gentilshommes,  fut 
institué  en  1672,  pour  préparer  de  bons  officiers;  une  école 
de  canonniers,  pour  former  d’habiles  pointeurs  ; une  école 
d’hydrographie,  pour  donner  aux  navires  des  cartes  exactes. 

Dans  un  mémoire  remis  au  roi  le  15  mai  1665,  Colbert 
avait  demandé  que  la  législation  fût  refondue  de  manière 
qu’il  n’y  eût  en  France  qu’une  même  loi,  un  même  poids, 
une  même  mesure;  il  demandait  en  outre  la  gratuité  de  la 
justice,  l’abolition  de  la  vénalité  des  charges  dont  le  prix  était 
évalué  à 800  millions,  la  diminution  du  nombre  des  moines, 


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370 


CHAPITRE  XXI. 


et  des  encouragements  pour  les  professions  utiles.  Une  com- 
mission fut  en  effet  nommée.  Elle  était  composée  de  conseil- 
lers d’État  et  de  maîtres  des  requêtes  (Voisin,  d’Aligre,  Bou- 
cherat,  Pussort,  etc.),  qui,  le  travail  terminé,  le  discutaient 
avec  les  membres  éminents  du  parlement,  en  présence  des 
ministres  et  sons  la  présidence  du  chancelier,  quelquefois 
même  sous  celle  du  roi.  Six  codes  sont  sortis  de  ces  délibéra- 
tions ; en  1667,  Y Ordonnance  civile,  qui  abolit  quelques  pro- 
cédures iniques  du  moyen  âge,  abrégea  les  lenteurs  de  la 
justice,  et  régla  la  forme  des  registres  de  l’état  civil;  en  1669, 
celle  des  eaux  et  forêts;  en  1670,  Y Ordonnance  d'instruction 
rriminelle,  q'ui  restreignait  l’application  de  la  torture  et  divers 
cas  d’emprisonnement  provisoire,  mais  qui  ne  permit  encore 
ni  conseil  ni  défenseur  à l’accusé  dans  les  causes  capitales, 
conserva  l’atrocité  des  peines  antérieures,  la  roue,  l’écartèle- 
ment, et  mesura  toujours  mal  la  peine  au  délit;  en  1673, 
celle  du  commerce , un  vrai  titre  de  gloire  pour  Colbert  ; 
en  1681,  celle  de  la  marine  et  des  colonies,  qui  a formé  le 
droit  commun  des  nations  de  l’Europe,  et  leur  sert  encore 
aujourd’hui  de  droit  maritime;  en  1685,  le  Code  noir,  qui 
régla  le  sort  des  nègres  de  nos  colonies'.  Ces  ordonnances 
sont  le  plus  grand  travail  de  codification  qui  ait  été  exécuté  de 
Justinien  à Napoléon.  Quelques-unes  de  leurs  parties  sont 
encore  en  vigueur  : l’ordonnance  sur  la  marine  compose  pres- 
que tout  le  second  livre  de  notre  Code  de  commerce.  Pour 
veiller  à la  bonne  exécution  des  lois,  des  maîtres  des  requêtes 
furent  plusieurs  fois  envoyés,  comme  les  enquesteurs  de  saint 
Louis,  dans  les  provinces,  auprès  des  parlements. 

Le  même  ministre  qui  réformait  les  finances,  le  commerce 
et  la  législation,  trouvait  encore  le  temps  d’encourager  les 
lettres  et  les  arts  ; il  créa,  en  1663,  l’Académie  des  inscrip- 
tions et  belles -lettres;  en  1666,  celle  des  sciences,  qui  donna 
aux  recherches  scientifiques  ce  qui  leur  avait  jusqu’alors 


■I.  Ce  Code  noir  était  encore  bien  pen  chrétien  dans  quelques-unes  do  ses 
dispositions  a Si  le  mari  est  libre  et  la  femme  en  esclavage,  les  enfants  sont 
esclaves  (art.  t4).  Si  l'esclave  s'enfuit,  pour  la  première  fois,  on  lui  coups 
le.s  oreilles,  et  il  a l’épaule  marquée  d’une  fleur  do  lis;  pour  la  seconde,  nn 
jarret  coupé  et  l'aulre épaule  marquée:  pour  la  troisième,  la  mort  (art.  38).  » 


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LE  RÈGNE  DE  LOUIS  XIV.  371 

manqué,  un  centre  et  un  foyer.  L’Académie  de  musique  fut 
oi^anisée  la  même  année,  celle  d’architecture  en  1671.  Une 
école  des  beaux-arts  établie  à Rome  (1667)  reçut  les  élèves  qui 
avaient  remporté  des  prix  à l’Académie  de  peinture  de  Paris. 
Le  cabinet  des  médailles  et  l’école  des  jfuncs  de  lariQue^  ' 
pour  l’étude  des  langues  orientales,  furent  fondés  ; la  Biblio- 
thèque royale  augmentée  de  plus  de  10  000  volumes  et  d’un 
grand  nombre  de  manuscrits  précieux,  la  bibliothèque  Maza- 
rine  ouverte  au  public  et  le  Jardin  des  Plantes  agrandi. 

Louis  alla  chercher  le  talent  même  au  loin  : des  étrangers 
eurent  part  à ses  libéralités.  « Quoique  le  roi  ne  soit  pas 
votre  souverain,  écrivait  Colbert,  il  veut  être  votre  bienfaiteur: 
il  m’a  commandé  de  vous  envoyer  la  lettre  de  change  ci- 
jointe,  comme  un  gage  de  son  estime.  » Parmi  eux  étaient  le 
savant  bibliothécaire  du  Vatican,  Allacci  ; le  comte  Graziani, 
à Modène,  auteur  de  la  meilleure  tragédie  qu’aient  eue  les 
Italiens  jusqu’à  la  J/éropc  de  Mafféi;  Vossius,  historiographe 
des  Provinces- Unies  ; l’astronome  danois  Roëmer,  qui  calcula 
le  premier  la  vitesse  de  la  lumière  solaire;  l’astronome  hol- 
landais Huyghens,que  Colbert  appela  à Paris  comme  Roëmer, 
et  qui  y resta  quinze  ans  ; Viviani,  célèbre  mathématicien  de 
Florence,  qui  fit  bâtir  une  maison  avec  cette  inscription  en 
lettres  d’or  : Ædes  a Deo  dalæ.  , 

L’émule,  le  rival  de  Colbert,  François-Michel  le  Tellier, 
marquis  de  Louvois,  né  en  1641,  était  entré,  dès  l’âge  de 
quinze  ans,  dans  les  bureaux  de  son  père,  secrétaire  d’État  ; 
et  il  avait  été  initié  par  un  long  apprentissage  à la  science  de 
l’administration  militaire,  où  il  porta  une  activité  égale  à celle 
de  Colbert.  Quand  Louis  XIV  se  décida  à gouverner  par  lui- 
même,  Louvois  devint  véritablement  ministre  de  la  guerre, 
bien  qu’il  n'ait  succédé  à le  Tellier  qu’en  1666.  Il  réforma 
l’armée,  et  ses  réformes  ont  duré  aussi  longtemps  que  la 
vieille  monarchie.  S’il  conserva  le  système  des  enrôlements 
volontaires,  pratiqué  depuis  trois  siècles,  il  en  diminua  les 
abus  et  les  dangers  par  une  discipline  plus  exacte  et  des  règle- 
ments sévères.  Il  établit  Yunifm'me  en  ordonnant  que  chaque 
régiment  fût  distingué  par  la  couleur  des  habits  et  par  des 
marques  différentes  (1670)  ; il  introduisit  l’usage  de  la  marcht 


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372 


CHAPll’RE  XXI. 


au  pas;  il  substitua  aux  piques  qui  prévalaient  encore  le  fusil 
et  la  baïonnette;  mais  ce  n’est  qu’après  lui  que  Vauban  par- 
vint à faire  du  fusil  à la  fois  une  arme  de  jet  et  une  arme 
d’escrime.  Il  introduisit  l’usage  des  pontons  de  cuivre  pour 
franchir  les  rivières  ; il  institua  les  magasins  de  vivres  et 
d’approvisionnements,  les  casernes,  les  hôpitaux  militaires, 
l’hôtel  des  Invalides,  toutes  choses  à peu  près  inconnues  avant 
lui.  Il  créa  le  corps  des  ingénieurs,  d’où  sont  sortis  les  meil- 
leurs élèves  du  grand  Vauban  ; des  écoles  d’artillerie  à Douai, 
à Metz  et  à Strasbourg  ; les  compagnies  de  grenadiers  dans 
l’infanterie,  les  régiments  de  hussards  ; enfin  les  compagnies 
de  cadets,  sortes  d’écoles  militaires  pour  les  gentilshommes. 
Il  fit  une  révolution  dans  l’armée  par  Vordre  du  tableau  et 
par  la  création  du  service  d’inspection.  Il  ne  détruisit  pas  la 
vénalité  des  offices  qui  s’était  aussi  introduite  dans  les  régi- 
ments et  qui  ne  s’exerçait  qu’au  profit  des  nobles  ; mais  pour 
.mériter  de  l’avancement,  il  ne  suffit  plus  à ces  nobles  d’avoir 
des  aïeux,  il  leur  fallut  avoir  des  services,  et  les  grades  devin- 
rent, à partir  de  colonel,  le  prix  de  l’ancienneté  : réforme 
excellente  alors,  qui  ne  le  serait  plus  aujourd’hui.  Ce  n’est 
qu’après  sa  mort  que  fut  institué  l’ordre  de  Saint-Louis  (1693), 
destiné  à payer  avec  de  l’honneur  les  services  militaires,  cette 
fois  sans  distinction  de  naissance,  mais  non  sans  distinction 
de  religion,  les  réformés  en  étant  exclus.  Par  de  tels  soins, 
la  France  put  avoir  sous  les  armes,  dans  la  guerre  de  Flandre, 
125  000  hommes;  pour  celle  de  Hollande,  180  000;  avant 
Ryswyk,  300  000  ; pendant  la  guerre  de  la  Succession,  450  000. 

dnerres  de  Flandre  («4M9)  et  de  Hollande  (««*•}. 

On  a vu  (p.  352)  qu’en  1661,  quand  Louis  XIV  se  mit  à 
gouverner  lui-même,  il  n’y  avait  ni  roi  ni  peuple  qui  pût 
marcher  son  égal  ou  celui  de  la  France  ; les  premiers  actes 
de  sa  politique  étrangère  révélèrent  un  désir  de  grandeur,  un 
sentiment  de  sa  dignité,  pour  tout  dire,  une  hauteur  qui 
étonnèrent,  mais  que  le  succès  justifia.  A la  suite  d’une 
dispute  de  préséance,  la  cour  de  Madrid  est  contrainte  d’en- 
joindre à ses  ambassadeurs  de  céder  le  pas  aux  ambassadeurs 


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LE  RÈGNE  DE  LOUIS  XIV.  373 

• 

de  la  France  (1662).  Le  duc  de  Gréqui,  envoyé  du  roi  auprès 
du  pape,  est  insulté  par  la  garde  corse  : Louis  exige  une 
éclatante  réparation  (1664).  Les  corsaires  d’Alger  et  de  Tunis 
inquiètent  notre  commerce  naissant;  le  duc  de  Beaufort 
les  châtie , et  ils  remettent  en  liberté  leurs  captifs  chrétiens 
(1665).  Le  Portugal  implore  notre  appui  contre  les  Espagnols  : 
4000  vieux  soldats,  sous  le  maréchal  de  Schomberg,  vont 
affermir,  par  la  victoire  de  Villaviciosa,  la  maison  de  Bragance 
sur  le  trône  (1665).  Louis  envoie  même  à l’empereur  Léopold, 
menacé  par  les  Turcs,  un  secours  de  6000  hommes,  et  parti- 
cipe ainsi  à la  victoire  de  Saint-Gothard  (1664).  Il  participa 
également  à la  défense  de  Candie  par  les  Vénitiens.  De  1645 
à 1669  plus  de  50  000  Français  passèrent  dans  cette  île.  Leur 
dernier  chef,  le  duc  de  Beaufort,  l’ancien  roi  des  halles,  y 
périt. 

Cette  assistance  prêtée  aux  ennemis  des  Ottomans  semblait 
glorieuse,  mais  c’était  un  abandon  de  la  politique  séculaire 
de  la  France.  Louis,  qui  renonce  à Talliance  des  Turcs,  re- 
noncera bientôt  aussi  à l’alliance  des  protestants.  Il  reprendra 
alors  le  rôle  de  Gharles-Quint  et  de  Philippe  II,  celui  de  chef 
armé  du  catholicisme,  de  monarque  absolu  prétendant  à la 
prépondérance  en  Europe,  et  cette  ambition  fera  le  malheur 
de  la  France  comme  elle  avait  fait  celui  de  l’Espagne. 

La  mort  de  Philippe  IV,  en  1665,  fut  l’occasion  de  la  pre- 
mière guerre  de  Louis  XIV.  C’était  une  coutume,  dans  le 
Brabant,  qu’à  la  mort  du  père  les  enfants  du  premier  lit,  quel 
que  fût  leur  sexe,  entrassent  en  possession  de  l’héritage  au 
préjudice  des  fils  du  second  mariage.  Marie-Thérèse  était 
née  de  la  première  femme  de  Philippe  IV  ; le  nouveau  roi 
d’Espagne,  Charles  II,  de  la  seconde.  Louis  XIV,  au  nom  de 
sa  femme,  revendiqua  les  Pays-Bas.  Il  voulait  donner  à la 
France  sa  limite  du  Rhin.  Hugues^e  Lionne  déploya  beau- 
coup d’adresse  pour  isoler  l’Espagne  de  tout  appui.  Il  sut 
persuader  aux  Hollandais  que  le  roi  n’en  voulait  qu’à  la  partie 
occidentale  des  Pays-Bas,  obtint  l’appui  du  Portugal,  et  la 
neutralité  de  l’Angleterre,  dont  le  roi  Charles  II,  spirituel 
mais  prodigue,  insouciant  et  débauché,  venait,  pour  5 millions, 
de  vendre  Dunkerque  et  Mardik  à la  France.  Quant  à l’em- 


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374 


CHAPITRE  XXI. 

« 

pereur,  il  le  contint  d'abord  par  les  princes  de  la  ligue  du 
Ehin  qui  npus  promirent  des  troupes  ; il  l’amena  même  à 
signer  avec  la  France  un  traité  de  partage  éventuel  de  la  mo- 
narchie espagnole. 

L’Espagne,  réduite  à elle-même,  ne  put  résister.  En  moins 
de  trois  mois,Charleroi,  Binche,  Berg-Saint-Vinox,  Fumes, 
Ath,  Tournay,  Douai,  le  fort  de  Scarpe,Courtrai,  Oudenarde 
et  Lille  sont  réduits  k capituler  (1667).  Le  roi  continue  les 
hostilités  pendant  l’hiver  ; Dole,  Salins  et  Besançon  se  ren- 
dent dans  la  même  semaine.  Au  bout  de  dix-sept  jours,  la 
hYanche-Comté  est  conquise.  Le  conseil  d’Espagne,  indigné 
du  peu  de  résistance,  écrit  au  gouverneur  « que  le  roi  de 
France  aurait  dû  envoyer  ses  laquais  prendre  possession  du 
pays,  au  lieu  d’y  aller  en  personne.  » (1668.) 

En  voyant  ces  rapides  progrès,  les  puissances  maritimes 
prirent  l’alarme  et  s’unirent  pour  sauver  l’Espagne.  La  Hol- 
lande, l’Angleterre  et  la  Suède  signèrent  à la  Haye  un  traité, 
célèbre  sous  le  nom  de  triple  aUiçince,  par  lequel  elles  offraient 
k Louis  XIV  et  imposaient  au  roi  d’Espagne  leur  médiation. 
Louis  XIV  manqua  d’audace  ; il  s’arrêta  et  signa  la  paix 
d’Aix-la-Chapelle.  Il  rendait  la  Franche-Comté,  mais  conser- 
vait douze  places  fortes  qu’il  avait  prises  aux  Pays-Bas  (1668), 

Louis  garda  une  profonde  rancune  contre  les  Hollandais, 
surtout  contre  le  grand  pensionnaire,  Jean  de  Witt.  Il  avait 
été  blessé  de  la  fierté  républicaine  de  leur  ambassadeur,  Van 
Beuningen,  échevin  d’Amsterdam,  dans  les  conférences  d’Aix- 
la-Chapelle  ; « Ne  vous  fiez-vous  pas  à la  parole  du  roi  ? lui 
disait  un  jour  de  Lionne.  — J’ignore  ce  que  veut  le  roi, 
répondit-il,  je  considère  ce  qu’il  peut.  » L’existence  de  cette 
république  marchande,  libre,  puissante  et  riche  choquait  ses 
instincts  de  roi  absolu.  Il  ^cusait  les  Hollandais  d'ingratitude, 
parce  qu’ils  avaient  osé  se  tourner  contre  la  France,  eux 
secourus  si  longtemps  par  elle.  Colbert  lui-même  détestait 
ces  rivaux  de  notre  commerce.  On  a vu  (p.  367)  ses  efforts 
pour  les  chasser  de  nos  côtes  et  pousser  nos  marchands  à faire 
eux-mêmes  leurs  transports.  Les  Hollandais,  attaqués  par 
des  tarifs,  se  défendirent  par  des  surtaxes  sur  nos  vins,  nos 
eaux-de-vie  et  les  produits  de  nos  manufactures  (1670).  « C’est 


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LE  RÈGNE  DE  LOUIS  XIV.  375 

un  pas  bien  hardi  pour  les  États,  écrivit  aussitôt  Colbert  à 
notre  ambassadeur  à la  Haye  ; vous  verrez  dans  peu  qu’ils 
auront  tout  lieu  de  se  repentir. 

Louvois,  de  son  côté,  estimait  que  oc  le  véritable  moyen  de 
parvenir  à la  conquête  des  Pays-Bas  espagnols  était  d’apaiser 
les  Hollandais  et  de  les  anéantir.»  Ainsi,  pour  cette  fois,  le 
ministre  des  finances  n’était  point  trop  contraire  aux  plans  du 
ministre  de  la  guerre,  et  le  roi  était  de  lui-méme  tout  porté 
par  ses  ressentiments  à les  accepter.  Guerre  impolitique  ce- 
pendant, qui  renversait  tout  le  système  d’alliances  fondé  par 
Henri  IV  et  Richelieu  sur  les  Étals  protestants,  qui  détour- 
nait nos  coups  du  seul  adversaire  que  nous  eussions  alors 
intérêt  à frapper,  et  qui  nous  conduisait  imprudemment  loin 
de  notre  frontière,  au  delà  du  Rhin  inférieur,  en  un  pays 
inutile  à prendre,  impossible  à garder,  tant  que  les  Espagnols 
restaient  à Bruxelles. 

Louis  XIV  n’eut  pas  grand’peine  à rompre  la  triple  al- 
liance. La  Suède  s’empressa,  moyennant  quelque  argent,  de 
revenir  à sa  vieille  amitié  pour  la  France.  Charles  II,  *qui 
aspirait  au  pouvoir  absolu,  promit  son  concours,  moyennant 
xme  pension  de  2 millions.  Les  traités  avec  les  princes  de  la 
ligne  du  Rhin  et  avec  l’empereur  furent  renouvelés.  Ainsi 
Lonis  isolait  la  Hollande,  comme  il  avait  isolé  l’Espagne  dans 
la  guerre  de  dévolution.  Le  commencement  des  hostilités  fut 
désastreux  pour  les  Hollandais.  Les  de  Witt,  chefs  du  parti 
républicain,  avaient  négligé  l’armée,  par  crainte  de  la  maison 
de  Nassau;  et  la  Hollande  ne  pouvait  opposer  aux  120  000 
Français  qui,  sous  le  commandement  de  Turenne  et  de  Condé, 
envahissaient  son  territoire,  que  25  000  miliciens  mal  équipés, 
sans  discipline  et  sans  courage  (1672).  Ce  fut  moins  une 
guerre  qu’une  promenade.  Le  fameux  passage  du  Rhin 
n’était,  dit  Napoléon,  « qu’une  opération  militaire  de  qua- 
trième ordre,  puisque  dans  cet  endroit,  à Toll-Huys,  le  fleuve 
est  guéable,  appauvri  par  le  Wahal,  et  qu’il  n’était  d’ailleurs 
défendu  que  par  une  poignée  d'hommes.  » Toutes  les  villes 
ouvraient  leurs  portes  : « Envoyez -moi  cinquante  chevaux, 
écrivait  à Turenne  un  de  ses  officiers,  avec  cela  je  pourrai 
prendre  deux  ou  trois  places.  » Un  jour  quatre  soldats  qui 


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CHAPITRE  XXI. 


allaient  à la  maraude  se  trompent  de  chemin  et  arrivent  de- 
vant Muyden  : les  magistrats  épouvantés  se  hâtent  de  leur 
présenter  les  clefs  de  la  ville;  puis,  voyant  qu’ils  ne  sont  pas 
suivis,  les  enivrent  et  les  portent’  hors  des  murs.  Or  c’est  à 
Muyden  qu’on  peut  prendre  Amsterdam,  car  c’est  là  que  sont 
les  écluses  qui  servent  à mettre  sous  l’eau  les  environs  de  cette 
ville. 

Les  Français  n’étaient  qu’à  quelques  lieues  d’Amsterdam  : 
le  roi,  enivré  par  de  si  rapides  succès,  repoussa  les  proposi- 
tions de  Jean  de  Witt.  Au  moins  aurait-il  dû  écouter  les  sages 
avis  de  Turenne,  faire  démanteler  les  places,  au  lieu  de  dissé- 
miner l’armée  en  garnisons.  On  ne  se  trouva  plus  assez  fort 
pour  marcher  sur  la  capitale.  Cette  inaction  perdit  tout  : les 
Hollandais  reprennent  courage.  Un  mouvement  populaire 
éclate  contre  Jean  de  ’Witt.  Ce  grand  citoyen  est  mis  en 
pièces,  à la  Haye,  avec  son  frère  Corneille  ; et  Guillaume  de 
Nassau , prince  d’Orange , est  proclamé  stathouder.  Nul 
homme  n’a  autant  haï  la  France  et  ne  lui  a fait  plus  de  mal, 
mais  n’a  mieux  servi  son  pays.  H donne  soudainement  à la 
résistance  une  énergie  qu’elle  n’avait  point.  Les  digues  qui 
défendent  la  Hollande  contre  la  mer  sont  rompues,  les  écluses 
ouvertes,  et  Ruyter,  qui  depuis  trois  mois  tenait  en  échec  la 
flotte  anglo-française,  vient  ranger  ses  vaisseaux  autour  d’Aon- 
sterdam.  La  Hollande  était  sauvée.  Les  Français  reculent 
devant  l’inondation,  évacuent  successivement  toutes  les  places 
conquises,  et  se  retirent  sur  lè  Rhin  (1672).  ^ 

En  même  temps,  Guillaume  négocie  et  forme  contre  la 
France  ime  formidable  coalition.  Charles  II  résiste  à son  par- 
lement, et  refuse  d’y  entrer  ; il  est  du  moins  forcé  d’accorder 
la  paix  aux  Provinces-Unies,  et  Louis  XIV  n’a  d’autre  alUé 
effectif  que  la  Suède,  contre  l’Espagne,  l’Autriche,  l’Allema- 
gne et  la  Hollande  coalisées. 

Loiiis  répond  à toutes  ces  menaces  par  la  prise  de  Maës- 
tricht  (1673),  et  l’aimée  suivante  par  la  conquête  de  la 
Franche-Comté,  dont  il  s’empare  en  six  semaines.  Les  coa- 
lisés préparent  une  double  invasion  par  les  Pays-Bas  et  par 
l’Alsace  ; Condé  fait  tête  à la  première,  Turenne  à la  seconde. 
Il  dévaste  le  Palatinat,  et,  avec  une  poignée  d’hommes,  défend 


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LE  RÈGNE  DE  LOUIS  XIV. 


377 


la  frontière  du  Rhin  contre  Montécuculli.  Accablé  cependant 
par  le  nombre,  il  recule,  et  60  000  Impériaux  prennent  leurs 
quartiers  d’hiver  en  Alsace.  « Il  ne  faut  pas,  écrit-il  au  roi, 
qu’il  y ait  en  France  un  seul  homme  de  guerre  en  repos,  tant 
qu’il  y aura  un  Allemand  en  Alsace  ; » et,  renforcé  de  quel- 
ques mille  hommes,  il  tourne  les  Vosges  à l’improviste,  tombe 
sur  les  ennemis  dispersés,  les  bat,  les  chasse  au  delà  du  Rhin, 
après  en  avoir  détruit  la  moitié ‘(janvier  1675).  La  mort  de  ce 
grand  général,  quelques  mois  plus  tard,  à Saltzbach,  et  la  re- 
traite de  Condé,  après  sa  sanglante  victoire  de  Senef  (1674) 
et  une  glorieuse  campagne  en  Alsace  (1675),  n’empêchent 
point  Louis  XIV  de  conserver  presque  partout  l’avantage. 

Sur  mer,  Duquesne  anéantit  la  marine  espagnole  dans 
trois  sanglantes  actions  sur  les  côtes  de  la  Sicile,  malgré 
l’assistance  d’une  escadre  hollandaise  et  de  Ruyter,  qui  est 
tué  au  combat  d’Agousta;  dans  le  même  temps,  d’Estrées 
ravage  les  établissements  hollandais  dans  les  Antilles  et  au 
Sénégal.  Sur  terre,  Créqui  prend  à Kochersberg  une  glo- 
rieuse revanche  d’une  défaite  éprouvée,  l’année  précédente, 
à Gonsarbruck(1677),  et  Luxembourg  gagne,  pour  le  compte 
de  Monsieur  (le  frère  du  roi),  la  victoire  de  Cassel,  fait  em- 
porter Valenciennes  en  plein  jour  par  ses  mousquetaires 
(1677),  et  prend  Grand  sous  les  yeux  du  roi. 

Ces  succès  obligent  les  Hollandais  à demander  la  paix.  La 
défection  de  Charles  II,  à qui  son  parlement  force  la  main, 
décide  Louis  XIV  à la  conclure^ar  le  traité  de  Nimègue,  les 
Hollandais  obtiennent  la  restitution  de  tout  ce  qu’ils  avaient 
perdu  (1678).  Dès  lors,  Louis  XIV  peut  parler  en  maître  aux 
autres  puissances  et  leur  dicter  ses  conditions.  Cette  fois  en- 
core, ce  fut  l’Espagne  qui  paya  les  frais  de  la  guerre.  Elle 
céda  la  Franche-Comté,  et  aux  Pays-Bas,  les  deux  dernières 
villes  de  l'Artois,  Aire  et  Saint-Omer,  en  outre  Valenciermes, 
Bouchain,  Condé,  Cambrai,  Ypres,  Maubeuge,  etc.  Quant  à 
l’empereur,  il  obtint  Philippsbourg,  mais  en  perdant  Frj- 
bourg.  Le  roi  contraignit  le  Danemark  et  le  Brandebourg  à 
rendre  toutes  les  conquêtes  qu’ils  avaient  faites  sur  la  Suède 
(traité  de  Saint-Germain  en  Laye,  1679).  La  France  sor- 
tait donc  glorieuse  et  plus  forte  de  sa  lutte  contre  toute 


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CHAPITRE  XXI. 


l'Europe  : l’hôtel  de  ville  de  Paris  décerna  au  roi  le  nom  de 
Grand. 

Ainsi,  la  première  période  du  règne  de  Louis  XIV  finissait 
avec  profil  et  gloire.  Deux  grandes  provinces  étaient  ajoutées 
au  territoire,  la  Flandre  et  la  Franche-Comté.  La  possession 
de  la  Flandre  couvrait  notre  frontière  du  nord,  mettait  la  capi- 
tale à l’abri  derrière  une  triple  ceinture  de  places  fortes  que 
Vauban  éleva,  faisait  entrer  dans  la  population  française  une 
population  industrieuse  , dont  l’activité , endormie  longtemps 
sous  la  domination  espagnole,  allait  se  réveiller  et  devenir 
féconde.  L’acquisition  de  la  Franche-Comté  complétait  la 
frontière  de  l’est,  et  achevait  de  ce  côté  ce  qu’avaient  com- 
mencé les  traités  de  Westphalie. 


c:onqaètc«  de  TLM'V  en  pleine  paix;  révoeatlen 

de  l'édlt  de  Kantés  (««SS). 

Après  le  traité  de  Nimègue,  la  France  continua  à s’agran- 
dir. Les  autres  nations  licencièrent  leurs  troupes;  Louis  garda 
toutes  les  siennes,  et  fit  de  la  paix  un  temps  de  conquêtes. 
Les  derniers  traités  lui  avaient  livré  un  certain  nombre  de 
villes  et  de  cantons , avec  leurs  dépendances.  Pour  rechercher 
quelles  étaient  ces  dépendances,  il  établit  à Metz,  à Brisach 
et  à Besançon,  des  chambres,  dites  de  réunion,  parce  qu’elles 
furent  chargées  de  réunir  à la  France  les  terres  qu’on  pré- 
tendait démembrées  des  tr^s  évêchés,  de  l’Alsace  et  de  la 
Franche-Comté.  L’électeur  palatin,  d’autres  princes  alle- 
mands, le  roi  d’Espagne,  durent  faire  justifier,  devant  ces 
tribunaux,  de  leurs  litres  de  possession  ; et  des  arrêts  sans  ap- 
pel; soutenus  par  la  force,  donnèrent  à Louis  XIV  vingt  villes 
importantes  : Sarrebruck,' Deux-Ponts,  Luxembourg,  Mont- 
beUiard  et  surtout  Strasbourg,  qui  était  restée  libre  au  milieu 
de  l’Alsace  devenue  française.  20000  hommes,  commandés 
par  Louvois,  l’investirent  à l’improviste,  la  forcèrent  à capitu- 
ler, et  Vauban  y commença  aussitôt  ces  immenses  travaux, 
(}ui  devaient  en  faire  la  plus  forte  barrière  du  royaume  sur  le 
Rhin  (168:). 

Sur  d’autres  points  se  montrait  le  drapeau  de  la  France,  et 


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LE  RÈGNE  DE  LOUIS  XIV. 

la  cause  était  plus  légitime.  Les  Barbaresques,  châtiés  autre- 
fois par  le  duc  de  Beaufort,  avaient  recommencé  leurs  pira- 
teries. Le  vieux  Duquesne  fut  envoyé  contre  eux;  et  une  in- 
vention nouvelle,  due  au  génie  d’un  marin  obscur,  Bernard 
Renaud,  appelé  par  ses  camarades  le  petit  /îcuawd,  les  ga- 
liotes  à bombes,  donna  à la  guerre  une  rapidité  terrible.  Al- 
ger fut  bombardé  deuxfois  (1681-1684),  détruit  en  partie,  et 
obligé  de  rendre  ses  prisonniers.  Tunis  et  Tripoli  éprouvè- 
rent le  même  sort,  et  la  Méditerranée  fut  pour  quelque  temps 
purgée  de  corsaires. 

Une  ville  chrétienne  fut  traitée  comme  ces  repaires  de  pi- 
rates. Les  Génois  avaient  vendu,  dit-on,  des  armes  et  de  la 
poudre  aux  Algériens,  et  ils  construisaient,  dans  leurs  chan- 
tiers, quatre  vaisseaux  de  guerre  pour  l’Espagne  qui  n’en 
avait  plus.  Louis  XIV  leur  défendit  de  lancer  à l’eau  les  ga- 
lères; sur  leur  refus,  une  escadre,  commandée  encore  par 
Duquesne,  sortit  de  Toulon  pour  appuyer  les  réclamations^ 
de  la  France.  Le  nouveau  ministre  de  la  marine,  le  marquis 
de  Seignelay,  fils  du  grand  Colbert  qui  venait  de  mourir,  était 
lui-même  sur  la  flotte.  14  000  bombes,  lancées  en  quelques 
jours,  renversèrent  une  partie  des  somptueux  palais  de  Gênes 
la  Superbe  ; et  il  fallut  que  le  doge  vint  à Versailles  demander 
pardon  (1685). 

Le  pape  même  fut  encore  une  fois  humilié  comme  prince  et 
blessé  comme  pontife.  Les  ambassadeurs  catholiques,  à Rome, 
avaient  étendu  le  droit  d’asile  ^ de  franchise , aflèclé  de  tout 
temps  et  avec  raison  à leur  hôtel,  jusqu’au  quartier  même 
qu’ils  habitaient.  Innocent  XI  voulut  détruire  cet  abus,  qui 
faisait  d’une  moitié  de  la  ville  un  asile  pour  les  criminels.  Il 
obtint  sans  peine  le  consentement  des  autres  rois  ; mais 
Louis  XIV  déjà  irrité  contre  le  pontife,  à cause  de  l’affaire  de  x 
la  régale*,  répondit  avec  hauteur  : « qu’il  ne  s’était  jamais  ré- 


■A . On  appelait  régale  le  droit  qu’avaient  les  rois  de  percevoir  les  revenus 
de  certains  béni'fices,  évêchés  et  arclievêchés,  pendant  la  vacance  du  siège. 
En  <673,  un  édit  déclara  tous  tes  sièges  de  Fiance  soumis  â la  régale.  Deux 
évéqaes  refusèrent  d’ohéir  et  furent  soutenus  par  le  pape  Innocent  XI. 
Louis  XIV,  pour  lerminer  le  dilTéretid  , convoqua  une  asscinlilée  du  clergé 
français  qui  adopta,  sous  l’inspiration  de  l’illiisire  évéque  de  Meaux,  la  cé- 
lèbre déclaration  de  < 082,  fondement  des  libertés  de  rSülise  gallicane. 


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CHAPITRE  XXI. 


380 

glé  sur  l’exemple  d’autrui,  et  que  c’était  à lui  de  servir  d’exem- 
ple. » 11  envoya  le  marquis  de  Lavardin,  avec  800  gentils- 
hommes armés,  pour  se  maintenir  dans  la  possession  d’un  pri- 
vilège injuste;  le  pape  excommunia  l’ambassadeur  : le  roi  fit 
saisir  Avignon  (1687). 

Cette  affaire  s’arrangea  sous  le  successeur  d’innocent  XI; 
mais  ce  pontife  en  conçut  un  dépit  profond  qui  ne  fut  pas 
sans  influence  sur  la  guerre  qui  éclata  en  1688.  L’occasion 
de  cette  guerre  fut,  en  effet , l’opposition  faite  par  le  pape  au 
candidat  de  la  France  au  siège  archiépiscopal  de  Cologne,  le 
cardinal  de  Furstemberg,  qui  nous  avait  déjà  ouvert  les  portes 
de  Strasbourg.  Il  avait  été  élu  par  la  majorité  du  chapitre, 
15  voix  contre  9 obtenues  par  son  concurrent,  Clément  de  Ba- 
vière. Innocent  XI  donna  néanmoins  à celui-ci  l’investiture. 
Louis  XIV  protesta  à main  armée  contre  cette  nomination,  et 
fit  occuper  par  ses  troupes  Bonn,  Neus  et  Kayserwerth  (oc- 
tobre 1688).  Du  côté  de  l’Allemagne,  il  réclamait  encore,  sans 
justice,  une  partie  du  Palatinat , au  nom  de  sa  belle-sœur  la 
duchesse  d’Orléans,  seconde  femme  de  Monsieur.  En  Italie, 
il  achetait  Casai,  dans  le  Montferrat,  au  duc  de  Mantoue, 
pour  dominer  le  nord  de  la  Péninsule  et  le  Piémont  qu’il  te- 
nait déjà  par  Pignerol  (1681). 

Ces  conquêtes  faites  en  pleine  paix,  ces  violences,  cet  or- 
gueil, réveillèrent  les  craintes  de  l’Europe.  On  accusa  la 
France  d’avoir  renversé  la  domination  autrichienne  pour  mettre 
la  sienne  à la  place  et  peser  (^nune  elle  sur  le  continent.  Déjà, 
en  1681,  l’Empire,  l’empereur  Léopold,  l’Espagne,  la  Hol- 
lande, et  même  la  Suède,  avaient  conclu,  par  les  soins  de 
Guillaume  d’Orange,  ime  alliance  secrète  pour  le  maintien  de 
la  paix  de  Nimègue;  mais  personne  n’osait  porteries  premiers 
coups;  la  diète  de  Batisbonne  (août  1684)  stipula  une  trêve 
de  20  ans,  en  laissant  au  roi  de  France  Luxembourg , Lan- 
dau, Strasbourg,  Kehl  et  les  autres  villes  réunies  avant  le  12 
août  1681.  Son  ambition  ne  s’arrêtant  pas,  ils  se  rapprochè- 
rent davantage  et  signèrent  la  ligue  d’Augsbourg  (9  juillet 
1686);  la  Savoie  y accéda  l’année  suivante;  l’Angleterre  en 
1689. 

' Quelle  était,  dans  ce  moment  critique,  la  situation  de  la 


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LE  RÈGNE  DE  LOÜIS  XIV. 

France  ? Une  sorte  de  fatigue,  de  malaise  intérieur  commen- 
çait à se  faire  sentir  dans  cette  société,  si  brillante  encore.  Les 
dépenses  excessives  de  la  guerre  précédente,  le  maintien  coû- 
teux d’une  armée  de  1 50  000  hommes  en  temps  de  paix,  et 
les  constructions  fastueuses  comme  celles  dp  Versailles,  de 
Trianon,  de  Marly,  du  Louvre,  ou  utiles  comme  celles  des 
ports,  des  places  fortes,  de  l’hôtel  des  Invalides,  avaient  dé- 
truit l’équilibre  des  finances. 

Colbert  s’épuisait  à trouver  des  ressources  ; il  fut  obligé, 
lui  aussi,  de  vendre  des  charges,  de  créer  des  rentes  à un  taux 
onéreux,  d’augmenter  la  taille;  il  gémissait  de  ramener  les  fi- 
nances à l’état  d’où  il  les  avait  tirées.  Il  succomba  à la  peine. 

Il  mourut  en  1683,  à 64  ans,  usé  par  l’excès  du  travail,  et  tué 
peut-être  par  d’injustes  reproches  du  roi.  « Si  j’avais  fait  pour 
Dieu  ce  que  j’ai  fait  pour  cet  homme,  disait-il  avec  amer- 
tume, je  serais  sauvé  dix  fois,  et  je  ne  sais  ce  que  je  vais  de- 
venir. » Son  ministère  fut  divisé  : le  marquis  de  Seignelay, 
son  fils,  eut  la  marine  ; les  finances  furent  confiées  à le  Pel- 
letier(l  683-1689),  plus  tard  au  comte  de  Ponchartrain  (1689- 
1699)  : ces  deux  derniers  lui  succédèrent  sans  le  remplacer. 

Il  y avait  deux  ans  que  Colbert  était  mort,  quand  Lqius  XIV 
fit  la  plus  grande  faute  de  son  règne,  la  révocation  de  Védü 
de  Nantes.  Colbert,  tant  qu’il  avait  vécu,  avait  protégé  les  pro- 
testants comme  des  sujets  utiles  et  industrieux.  Mais  Louis 
ne  voyait  en  eux  que  d’anciens  rebelles  qui  avaient  dicté  des 
lois  à ses  prédécesseurs,  il  les  haïssait  comme  hérétiques  et 
comme  suspects  d’aimer  peu  le  pouvoir  absolu  des  rois.  L’u- 
nité religieuse  dans  l’État  lui  semblât  aussi  nécessaire  que 
l’unité  politique.  Après  le  traité  de  Nimègue,  les  diverses  in-  — - 
fluences  qui  se  disputèrent  Louis  XIV  vieillissant  firent  entrer 
le  gouvernement  dans  la  voie  des  rigueurs.  Le  roi  avait  alors 
de  vifs  démêlés  avec  le  saint-siège,  au  sujet  de  la  régale,  il  ne 
voulait  pourtant  pas  qu’on  doutât  de  son  zèle  pour  l’Églis^k 
Les  protestants  en  fournirent  la  preuve.  On  leur  ôta  success^P 
vement  toutes  les  garanties  que  l’édit  de  Nantes  leur  assurait, 
on  multiplia  les  missions  dans  les  provinces;  on  acheta  les 
consciences  â prix  d’argent.  Louvois,qui  tenait  à montrer  son 
zèle  dans  cette  affaire,  « imagina  d’y  mêler  du  militaire  ; >*  il 


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382 


CHAPITRE  XIV. 


plaça  des  garnisaires  chez  les  calvinistes.  Ces  missionnaires 
bottés  commirent  les  plus  grands  excès.  Gomme  les  dragons 
se  distinguèrent  entre  tous  par  leurs  violences^  on  appela  cette 
exécution  les  dragonnades. 

Enfin  le  dernier  coup  fut  porté,  et  le  22  octobre  1685  parût 
un  édit  qui  révoquait  celui  de  Nantes.  On  interdit  aux  protes- 
tants l’exercice  public  de  leur  culte,  excepté  en  Alsace;  on 
ordonna  aux  ministres  de  quitter  le  royaume  dans  les  quinze 
jours,  et  on  défendit  aux  autres  de  les  suivre , sous  peine  des 
galères  et  de  la  confiscation  des  biens.  On  arriva  ainsi  à des 
conséquences  monstrueuses  : les  réformés  n’eurent  plus  d’é- 
tat civil  \ leurs  mariages,  si,  k l’aide  d’une  fraude  et  d’un 
mensonge,  ils  ne  les  avaient  fait  consacrer  par  l’Église  catho- 
lique, furent  regardés  comme  nuis,  leurs  enfants  comme  illé- 
gitimes. Les  biens  de  quiconque  était  constaté  hérétique  fu- 
rent confisqués.  Une  part  était  assurée  au  dénonciateur. 

Deux  cent  cinquante  k trois  cent  mille  réformés  passèrent 
la  frontière  dans  les  dernières  années  du  dix-septième  siècle, 
malgré  la  police  de  Louis  XIV,  et  portèrent  k l’étranger  nos 
arts,  nos  manufactures  et  la  haine  de  la  France.  Des  régi- 
ments entiers  de  calvinistes  furent  formés  en  Hollande,  en 
Angleterre,  en  Allemagne  ; ceux  qui  restèrent  dans  le  royaume 
n’attendirept  que  l’occasion  de  briser  le  joug  inique  qui  pe- 
sait sur  eux,  fût-ce  au  prix  d'une  guerre  civile.  Ces  violences 
réussirent-elles?  11  y avait,  avant  la  révocation  de  l’édit  de 
Nantes,  un  million  de  protestants  en  France  ; il  y en  a aujour- 
d’hui de  quinze  k dix-huit  cent  mille. 


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RÉVOLUTION  DE  1688  EN  ANGLETERRE. 


383 


CILiPlTRE  XXII. 

RÉVOLUTION  DE  1688  EN  ANGLETERRE^  SECONDE 

ET  TROISIÈME  COALITION  CONTRE  LA  FRANCE^ 

PAIX  DE  RYSWICK  (1697)  ET  D’UTRECUT  (1713). 

Charles  II  et  Jacques  II  (1660-1688).  — Guerre  de  la  ligue  d’Augsbourg 

(1688-1697). 

Cluirle»  Il  et  Jaeqae*  Il  (flCM*-i«M). 

La  réponse  des  puissances  protestantes  à la  révocation  de 
l’édit  de  Nantes  fut  la  révolution  d’Angleterre,  qui  précipita 
du  trône  le  catholique  Jacques  II  et  y fit  monter  le  calviniste 
Guillaume  III. 

Louis  avait  compris  qu’il  n’aurait  rien  à craindre  de  l’ini- 
mitié de  l’Europe,  tant  qu’il  conserverait  l’alliance  de  l’An- 
gleterre. Là,  en  effet,  était  le  secret  de  sa  force,  parce  qu’il 
n’était  plus,  dans  ce  cas,  obligé  de  la  diviser,  d’en  porter 
moitié  sur  l’Océan  et  moitié  sur  je  continent.  Aussi  n’avait-il 
rien  épargné  pour  s’attacher  iéharles  II,  fils  de  Charles  I", 
décapité  à Londres  en  1649,  après  la  mort  de  Cromwell 
avait  été  en  1660  rappelé  sur  ll^i^ne  sans  condition. 

On  crut  d’abord  que  ce  prince  frivole  et  débauché  avait 
rapporté  quelque  expérience  de  l’exil.  Dans  les  premières 
années,  grâce  aux  conseils  de  Clarendon,  son  chancelier,  H* 
parut  bien  vouloir  consolider  la  prédominance  de  la  couronne, 
mais  en  laissant  le  parlement  jouir  de  ses  anciens  privilèges, 
et  il  resta  fidèle  au  protestantisiçe  dç  l’Église  anglicane,  sans 
dévier  à droite  ni  à gauche,  verdies  catholiques  ou  vers  les 
presbytériens.  S’il  avait  vendu  à Loui^XIV,  en  1662,  Dun- 
kerque et  Mardick,  ces  précieuses  conquêtes  de  Cromwell,  il 


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Pag  îns  ci: 

dsiTai  uvicr. 
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RÉVOLUTION  DE  1638  EN  ANGLETERRE.  387 

ai  dépêché  98  ; » ceux  qu’il  ne  pendait  pas,  il  les  faisait 
vendre  aux  colonies  comme  esclaves.  Jacques,  pour  récom- 
penser tant  de  zèle,  fit  de  ce  boucher  un  grand  chancelier 
d’Angleterre. 

Une  partie  de  l’aristocratie  et  le  clergé  anglais  auraient 
pardonné  aux  Stuarts  leur  despotisme,  car  ces  de  ux  classes  se 
souvenaient  de  ce  qu’elles  avaient  souffert  dans  la  révolution 
de  1648;  mais  elles  ne  pouvaient  tolérer  les  tendances  ouver- 
tement catholiques  de  Jacques  II.  Pour  le  clergé  anglais,  si 
richement  doté  par  la  réforme,  le  rétablissement  du  culte 
romain  était  la  ruine  ; l’aristocratie  de  son  côté  craignait  de 
perdre  les  immenses  domaines  qu’elle  avait  acquis  à la  sup- 
pression des  couvents;  beaucoup  de  ses  membres  voulaient 
d’ailleurs  la  pratique  sincère  du  gouvernement  constitutionnel, 
favorable  à leur  influence,  favorable  aussi  aux  grands  intérêts 
du  pays. 

Pour  lutter  victorieusement  contre  d’aussi  puissants  inté- 
rêts, il  aurait  fallu  un  prince  extrêmement  habile.  Jacques  II, 
qui  s’était  distingué  dans  sa  jeunesse  comme  amiral,  semblait 
avoir  perdu  toutes  ses  qualités.  Faible  et  entêté  comme  un 
mulet,  disait  son  frère,  il  marchait  à son  but  avec  un  tel 
aveuglement,  que  selon  un  cardinal  « il  fallait  l’excommunier, 
parce  qu'il  allait  ruiner  le  peu  de  catholicisme  qui  restait  en 
Angleterre.  » On  le  voyait  dans  un  pays  protestant  ' s’entourer 
de  moines,  donner  place  dans  le  conseil  au  jésuite  Péters, 
dispenser  les  catholiques  du  serment  du  fcsl,  se  faire  présenter 
des  adresses  avec  la  formule  de  l’absolutisme  a Dco  rex,  a 
rege  lex,  enfin  envoyer  en  Italie  une  ambassade  solennelle 
pour  réconcilier  l’Angleterre  avec  l’Eglise  romaine.  Les  évê- 
ques anglicans  réclament,  il  les  fait  mettre  èa  prison.  Le 
primat  du  royaume,  l’archevêque  de  Canlorbery,  est  lui- 
même  enfermé  à la  Tour,  avec  six  de  ses  suffragants. 

Ces  violences  rendaient  une  révolution  inévitable  Depuis 

<.  Sir  Willinm  Temple  disnil  à Cliarles  II  que  les  calhnliqnes  ne  formaient 
pss  en  Angleterre  la  centième,  en  Écosse  la  deux  centième  partie  de  la  popu- 
lation. f'oj-,  ses  m emnii  es . 

2.  « ....  Piiritiiins  ou  anglienns,  rèpnblieains  ou  monarclii.sles,  tous  s’uni- 
rent contre  l’ennemi  commun.  De  cette  union  sortit  radieuse  et  pleine  d'ave- 


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388 


CHAPITRE  XXII. 


longtemps  Guillaume  d’Orange  était  lié  avec  les  chefs  du  parti 
whig.  Gendre  de  Jacques  II,  il  était  son  héritier  le  plus  voisin  ; 
il  pouvait  attendre.  Mais  le  roi  s’était  remarié  à une  princesse 
italienne  et  cathohque  ; de  ce  mariage  naquit,  en  1 688,  un 
fils  qui  effaçait  les  droits  de  la  femme  de  Guillaume  d’Orange. 
Alors  ce  prince  n’hésite  plus  : il  accepte  les  offres  de  l’aris- 
tocratie anglaise  et  se  prépare  à renverser  son  beau-père  avec 
les  forces  de  la  Hollande.  Louis  XIV  avertit  en  vain  Jacques  II 
des  dangers  qu’il  court  et  lui  offre  une  assistance  qui  est 
refusée  presque  avec  hauteur.  Louis  commet  lui -même  une 
laute  grave  : la  cause  de  Jacques  étant  la  sienne,  puisque 
c’était  celle  du  pouvoir  absolu  des  rois,  il  eût  dû  le  secourir 
malgré  lui  ; il  le  fit,  mais  à moitié  ; il  envoya  une  armée  sur 
le  Rhin,  ce  qui  souleva  l’Allemagne,  au  lieu  de  l’envoyer  sur 
la  Meuse,  ce  qui  eût  intimidé  les  Provinces-Unies  et  peut- 
être  retenu  Guillaume.  A cette  nouvelle,  les  fonds  montèrent 
de  10  pour  100  en  Hollande  et  Guillaume  partit. 

Sa  flotte  portait  1 5 000  hommes,  et  ses  drapeaux  la  devise  : 
Pro  religione  et  libertate.  Il  se  fit  précéder  d’un  manifeste  où 
il  déclarait  « qu’appelé  par  les  seigneurs  et  les  Communes 
d’Angleterre,  il  avait  acquiescé  à leurs  vœux,  parce  que, 
comme  héritier  de  la  couronne,  il  pétait  intéressé  à la  conser- 
vation des  lois  et  de  la  religion  du  pays.  H marcha  sur  Lon- 
dres sans  rencontrer  de  résistance  ; tout  le  monde  abandonnait 
Jacques  : son  premier  ministre,  Sunderland,  son  favori 
Marlborough,  même  sa  seconde  fille,  Anne  de  Danemark.  Il 
ne  tenta  pas  de  résister  et  s’enfuit  sous  im  déguisement.  Alors 
une  longue  procession  parcourut  les  rues  de  Londres,  armée 
de  bâtons,  de  sabres,  de  lances,  à l’extrémité  desquels  chacun 
avait  fixé  une  orange.  Des  rubans  de  cette  couleur,  qui  était 
déjà  celle  du  parti  protestant,  flottaient  sur  toutes  les  têtes. 
Bientôt  retentit  le  terrible  cri  de  : « iVo  popery  ! A bas  le  pa- 

nir  la  célèbre  révolution  de  1688.  Il  avait  fallu  bien  des  larmes,  bien  du 
sang  et  surtout  bien  des  années  pour  arriver  à cet  immense  résultat,  car  de- 
puis la  Restauration  vingt-huit  ans  s’étaient  écoulés,  s [OEuvres  de  Napo- 
Uon  III,  t.  I,  p.  449,  édit,  de  1866.)  « L’iiistoire  d'Angleterre  dit  hautement 
aux  rois  : Marchez  à la  tète  des  idées  de  votre  siècle,  ces  idées  vous  suivent 
et  vous  soutiennent;  marchez  è leur  suite,  elles  vous  entraînent;  marchez 
contre  elles,  elles  vous  renversent.  » {Ibid.,  p.  342.) 


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RÉVOLUTION  DE  1688  EN  ANGLETERRE.  389 

pisme  ! » Toutes  les  chapelles  catholiques  et  même  quelques 
maisons  furent  démolies.  Les  bancs,  les  chaises,  les  confes- 
sionnaux, les  bréviaires  furent  amoncelés  en  un  tas  et  brûlés; 
mais  pas  un  catholique  ne  perdit  la  vie,  pas  même  Jeffries. 

Cependant,  au  moment  où  la  galiote  qui  emportait  Jacques 
allait  mettre  à la  voile,  elle  avait  été  abordée  par  50  ou  60 
matelots  qui  recherchaient  des  prêtres  catholiques.  Le  roi, 
pris  par  eux  pour  un  jésuite  déguisé,  fut  d’abord  assez  rude- 
ment traité  ; mais  quelques  gentilshommes  du  comté  de  Kent 
qui  le  reconnurent  le  firent  relâcher;  il  en  profita  pour  rentrer 
dans  Londres  (16  décembre).  Le  lendemain  les  soldats  hollan- 
dais arrivaient  : il  fallut  partir,  cette  fois  pour  toujours.  Guil- 
laume lai  avait  refusé  toute  entrevue,  et  les  lords,  réunis  en 
assemblée  extraordinaire,  lui  avaient  signifié  qu’il  eût  à se 
rendre  à Rochester.  Guillauûie  l’y  fit  conduire  sous  la  garde 
des  troupes  hollandaises,  et  eut  soin  de  le  laisser  s’évader. 
Jacques  se  réfugia  en  France,  où  Louis  XIV  lui  donna  une 
magnifique  hospitalité  (1688). 

Le  parlement  déclara  le  trône  vacant  et  déféra  la  royauté 
au  prince  d’Orange  et  à sa  femme,  la  princesse  Marie,  après 
eux  à la  princesse  Anne,  excluant  à jamais  les  autres  descen- 
dants de  Jacques  II.  Le  stathouder  de  Hollande  était  roi. 
Mais  avant  de  s’asseoir  sur  le  trône,  Guillaume  UI  dut  signer 
la  fameuse  déclaration  des  droits  (février  1689). 

Cette  nouvelle  charte,  qui  substituait  la  royauté  consentie 
à la  royauté  de  droit  divin,  contenait  à peu  près  toutes  les 
libertés  et  garanties  que  les  Anglais  réclamaient  depuis  des 
siècles  : la  convocation  périodique  des  parlements,  le  vote  de 
l’impôt,  la  loi  faite  parle  concours  du  roi  et  des  chambres,  le 
jury,  le  droit  de  pétition,  etc.  Elle  a fondé,  chez  nos  voisins, 
le  gouvernement  constitutionnel  ou  parlementaire,  avec  tous 
les  tempéraments  et  la  sagesse  pratique  qui  en  ont  assuré  la 
durée  *. 


4.  La  révolution  eut  «on  théoricien  dans  Locke.  Né  en  4 632  et  mort  en  4704, 
ce  philosophe  reçut  le  sHrnom  de  Sage,  et  le  mérita  par  la  modération  de  ses 
opinions  et  la  dignité  de  sa  vie.  Celte  modération  n’empécha  pas  qu’il  ne  fdt 
persécuté  par  Jacques  II.  U vécut  huit  années  en  Hollande, i et  ne  revint 
qu’avec  Guillaume  en  Angleterre.  Noos  n’avons  pas  à nous  occuper  iei  du 


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390  CHAPITRE  XXII. 

Un  droit  nouveau,  celui  des  peuples,  se  levait  donc,  dans  la 
société  moderne,  en  face  du  droit  absolu  des  rois  qui  depuis 
deux  siècles  la  régissait  et  qui  venait  de  trouver,  dans 
Louis  XIV,  sa  plus  glorieuse  personnilicaiion.  Il  n’y  a pas  à 
s’étonner  de  la  lutte  acharnée  qui  éclata  entre  la  France  et 


plus  conmi  (te  ses  ouvrages,  son  Essai  sur  Vrnlendrmrnt  humain,  qui  l’a 
placé  paimi  les  pliilosoplies  éminenis,  niais  d’un  aiilre  de  ses  livres,  Y Essai 
sur  la  venlii/ile  oiigme,  1rs  limites  et  le  but  du  gtmi  ei  iiemrn'.  Ce  Irailé  parut 
en  tflCO.  une  telle  date  indique  assez  qu'il  faut  j rlieielu  r moins  une  élude 
désintéressée  de  droit  public,  qu’une  apologie  de  la  révolulion  de  t68S.  Guil- 
laume III  en  jugea  ainsi  : il  donna  à Locke  une  place  Itnraiive;  2U0  livres 
sterling  par  au  claienl  alors  une  somme  cons  dér.tlile,  siutoul  pour  un  philo- 
sophe. naos  ce  livre,  Locke  détruit  la  doclrine  du  ilioil  divin  des  rois  que  les 
Sluarls  dérendaient,  en  accusant  Guillaume  111  d’usui palion , et  montre  que 
celle  doctrine  n'a  de  hases  ni  dans  la  nature  ni  dans  I histoire  : » La  monar- 
chie absolue,  dit-il,  qui  semble  être  considérée  par  ipielqucs-iins  comme  le 
seul  gouvernement  qui  doive  avoir  lieu  dans  le  monde,  est,  à vrai  dire,  in- 
compatible avec  la  société  civile,  et  ne  peut  él'e  nullemeul  réputée  une  forme 
de  gonvcrnenieTil.  » Ouelle  est  d ne,  pour  Locke,  la  condition  essentielle,  de 
, tout  gouvernement,  tel  nom  qu'il  porte  d'ailleurs,  qu'on  l'aiqic  le  démocratie, 
oligaicliie  ou  monarchie?  C’est  la  liberté  : et  la  liberlé,  a dans  la  société 
civile,  consiste,  à n’êlre  soumis  à aucun  pouvoir  législatif  qu’a  celui  qui  a été 
établi  par  le  consentement  de  la  comniiinaulé,  ni  à aucun  autre  empire  qu’à 
celui  qu’on  y reconnaît.  « Ainsi  le  dogme  de  la  souverainelé  du  peuple  est 
soutenu  hardiment  par  Locke.  » La  comiiiiinaulè  peut  établir  tel  gouvernement 
qu'elle  vi-ut.  » Mais  ces  gouvernements  ne  sont  conformes  a la  raison  qu’à 
deux  con  iilions  : la  ]>remière,  c’est  que  le  pouvoir  de  faire  les  lois  qui  obli- 
gent la  communauté,  par  conséquent  dans  une  munarehie,  le  chef  de  l’État 
lui-méme  sera  toujours  séparé  du  pouvoir  eiéculif.  La  seconde,  c’est  que  nul 
ne  sera  tenu  de  payer  l’impét  sans  son  con.sentemeni  donné  personnellement 
ou  par  représenlanls.  a L'égalité,  disait  encore  le  grand  philosophe  anglais, 
est  le  droit  égal  qu’a  chacun  à la  liberté,  et  qui  fait  que  personne  n’est  assu- 
jetti à la  volonté  ou  à l'auiorité  d’un  autre  homme.  • Locke  a été,  en  politique, 
le  précurseur  de  Jean-Jacques.  La  nécessité  du  conseiiiemcni  commun,  recon- 
nue Comme  base  de  toute  société  politique,  qu'esl-ce  autre  chose  que  le 
principe  du  sulTiage  universel? 

Après  avoir  établi  à quelle  condition  les  gouvernements  sont  légitimes, 
Locke  énonce  avec  précision  quel  but  ils  doivent  se  proposer.  « Le  souverain 
doit  gouverner  selon  les  lois  établies  cl  connues  de  tous,  n’cinpioyer  que  des 
jnges  équitables  et  désintéressés,  ne  faire  servir  enfln  la  force,  au  dedans, 
qu  à l’exécution  des  lois  ; au  dehors,  qu’à  la  défense  des  propriétés  de  la  com- 
munauté. U Et  il  reconnaît  que  si  le  chef  choisi  fait  un  mauvais  usage  du 
pouvoir  qui  lui  a été  délégué,  il  peut  être  remplacé.  Il  faut  ajouter  qu’en  ma- 
tière religieuse  Locke  défendit  toujours  la  cause  de  la  tolérance.  11  n’avait 
fait  d’ailleurs  que  reprendre,  en  politique,  les  vieilles  doctrines  de  son  pays 
et  notamment  la  thèse  développée  par  sir  John  Poriescue,  chancelier  d’Angle- 
terre sous  Henri  VI  et  qui,  écrivant  pour  l’enseignement  du  prince  de  Galles 
son  traité  célèbre  Ve  laudilms  legiim  Angliæ,  proclamait  (chap.  xui)  que  les 
gouvernements  ont  été  institués  par  les  peuples  et  n’existent  que  pour  leur 
avantage. 


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RÉVOLUTION  DE  1688  EN  ANGLETERRE.  391 

l’Angleterre.  Ce  sont  plus  que  deux  intérêts  contraires,  ce  sont 
deux  droits  politiques  différentsqui  sont  aux  prises.  En  outre, 
au  XVI'  siècle,  la  France  avait  pris  en  main  la  défense  du 
protestantisme  et  des  libertés  générales  de  l’Europe  ; au  xvir, 
elle  menaçait  la  conscience  des  peuples  et  l’indépendance  des 
États.  Le  rôle  que  nous  abandonnions,  l’Angleterre  allait  s’en 
saisir:  elle  se  fera  le  centre  de  toutes  les  coalitions  contre 
la  maison  de  Bourbon,  comme  la  France  avait  été  le  centre 
de  la  résistance  à la  maison  d’Autriche. 


Ciuerrei»  de  la  ligue  d'AugNboiirg  ((Sgg-f«i03)  et  de 
la  «ucceoitlon  d’KMpagnc  (flOi-t9lt). 

Ce  changement  politique  renversait  toutes  les  conditions  de 
la  guerre.  Tant  que  Louis  avait  neutralisé  l’Angleterre  en 
pen'sionnant  ses  rois,  nous  n’avions  personne  h craindre  sur 
le  continent;  car  appuyés  aux  Pyrénées,  aux  Alpes  et  à la 
mer,  nous  faisions  face  au  Bhin  et  pouvions  y combattre  des 
deux  mains,  sans  avoir  à regarder  par  derrière.  L’Angleterre 
s’unissant  à nos  ennemis,  il  fallut  non-seulement  des  armées 
sur  l’Escaut,  le  Rhin  et  les  Alpes,  fnais  des  flottes  sur  l’Océan 
et  dans  les  mers  les  plus  lointaines.  C’est  ce  double  effort  que 
la  France  ne  pourra  soutenir  longtemps. 

Guillayime  d’Orange  se  fit  l’âme  de  la  coalition,  le  renver- 
ser, c’était  finir  la  guerre  d’un  coup  : Louis  XIV  confia  une 
flotte  à Jacques  II,  qui  le  porta  en  Irlande,  malgré  les  Anglais 
et  les  Hollandais  que  Château-Renaud  battit  dans  la  baie  de 
Bantry,  et  Tourville  sur  les  côtes  de  Sussex,  à la  hauteur  de 
Beachy-Head.  Dans  la  dernière  action,  seize  vaisseaux  enne- 
mis furent  coulés  ou  incendiés  à la  côte  ; le  reste  se  réfugia  à 
l’embouchure  de  la  Tamise  ou  entre  les  bancs  de  la  Hollande 
(10  juillet  1690),  et  Louis  XIV  eut  pour  quelque  temps  l’em- 
pire de  l’Océan.  Mais  Jacques  II  ne  sut  pas  le  seconder  : il 
perdit  la  bataille  de  la  Boyne  (H  juillet  1790).  Un  régiment 
de  calvinistes  fugitifs  et  le  maréchal  de  Schomberg  contribuè- 
rent surtout  à la  déroute.  Jacques  II  revint  en  France. 

Louis  XIV  prépara  alors  une  descente  en  Angleterre 
même  : 20  000  hommes  furent  rassemblés  entre  Cherbourg  et' 


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392 


CHAPITRE  XXII. 


la  Hougue  ; 300  navires  de  transport  furent  tenus  prêts  à 
Brest;  Tourville  devait  les  escorter  avec  44  vaisseaux  qu’il 
commandait  et  30  autres  que  d’Estrées  lui  amenait  de  Tou- 
lon. Mais  le  vent  changea,  la  flotte  de  la  Méditerranée  ne  put 
arriver  à temps.  Louis  XIV,  habitué  à forcer  la  victoire,  et 
comptant  d’ailleurs  sur  la  défection  d’une  partie  des  capi- 
taines ennemis,  ordonna  à son  amiral  d’aller  chercher  les  An- 
glais et  les  Hollandais,  forts  de  99  voiles.  Il  n’y  eut  point  de 
défection.  Tourville  lutta  dix  heures  sans  faiblir,  mais  il  ne 
pouvait  renouveler  le  lendemain  un  pareil  effort;  il  s’éloigna. 
La  côte  voisine  était  malheureusement  sans  abri  : 15  vais- 
seaux réfugiés  à Cherbourg  et  à la  Hougue  furent  incendiés 
par  leurs  propres  capitaines,  qui  ne  voulurent  pas  les  laisser 
tomber  aux  mains  de  l’ennemi  (1692).  Ce  désastre  ne  ruina 
point  la  marine  française,  mais  l’expédition  projetée  fut 
abandonnée. 

Dès  l’année  1688,  au  moment  même  où  Guillaume  prépa- 
rait son  expédition,  les  Français  étaient  arrivés  sur  le  Rhin, 
et  y avaient  pris  Philippsbourg,  Manheim,  Worms;  l’année 
suivante , ils  avaient  incendié  le  Palatinat.  1 00  000  habitants, 
chassés  de  leur  pays  par  les  flammes,  allèrent  demander 
vengeance  à l’Allemagne.  Le  roi  lui-même  eut  regret  de  ces 
horribles  exécutions;  et  son  mécontentement,  prélude  d’une 
disgrâce,  causa,  dit-on,  la  mort  de  Louvois  (1 69  l).^ja  guerre 
s’étendit  alors  depuis  les  Alpes  jusqu’à  la  mer  du  Nord.  Mais 
sur  le  Rhin,  elle  resta  défensive,  Louis  préférant  frapper 
les  coups  les  plus  forts  sur  ses  deux  ennemis  les  plus  faibles, 
le  duc  de  Savoie  et  l’Espagne.  C’est  aux  Pays-Bas  que  se 
porta  le  fort  de  la  guerre. 

Un  élève  de  Condé,  Luxembourg,  battit  les  alliés  à Fleu- 
rus  (1690),  puis  à Steinkerque  (1692),  enfin  à Neerwinden 
(1693),  et  enleva  sous  leurs  yeux  h^ons  et  Namur.  La  prise 
de  Charleroi  fut  son  dernier  triomphe;  il  mourut  en  1695. 
Guillaume  fut  plus  heureux  avec  son  successeur,  Yilleroi,  qui 
le  laissa  rentrer  dans  Namur  (1695).  De  son  côté,  vainqueur 
à Staffarde  (1690),  Catinat  envahit  le  Piémont  et  s’en  assura 
la  plus  grande  partie  par  une  nouvelle  victoire,  celle  de  la 
Marsaille  (1693).  Sur  mer,  Tourville  vengeait  la  défaite^  de 


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RÉVOLUTION  DE  1688  EN  ANGLETERRE.  393 

la  Hougne  par  la  victoire  de  Lagos;  Nesmond,  Polntis, 
Duguay-Trouin , Jean  Bart  et  une  foule  de  hardis  corsaires 
ruinaient  le  commerce  de  l’Angleterre  et  de  la  Hollande. 

Cependant  la  guerre  languissait  partout , et  la  France 
s’épuisait  dans  une  lutte  inégale.  < La  moitié  du  royaume, 
écrivait  Vauban , vit  des  aumônes  de  l’autre.  » D’ailleurs, 
Charles  II  se  mourait  : la  succession  d’Espagne  allait  s’ou- 
vrir. L’Europe  avait  besoin  d’un  moment  de  repos  pour  se 
préparer  à ce  grand  événement  qui  pouvait  amener  une 
grande  guerre. 

Louis. XIV  suivit  la  même  tactique  qu’en  1677  : il  divisa 
ses  ennemis.  Le  duc  de  Savoie  consentit  à traiter  : on  lui 
rendit  ses  États,  même  Pignerol,  et  sa  fille  épousa  le  duc  de 
Bourgogne,  petit-fils  du  roi  de  France  (1696).  La  défection 
de  la  Savoie  détermina  les  alliés  à accepter  les  offres  de  la 
France  ; après  de  courtes  négociations,  la  paix  fut  signée 
dans  le  congrès  de  Ryswyk  (1697).  Louis  XIV  reconnut 
Guillaume  III,  rendit  à l’Empire  tout  ce  que  les  chambres 
de  réunion  avaient  adjugé  à la  France,  à l’exception  de  Stras- 
bourg, Landau,  Sarrelouis  et  Longwy ; le  duc  de  Lorraine 
fut  remis  en  possession  de  son  duché  ; les  Hollandais  eurent 
le  droit  de  tenir  garnison  dans  certaines  places  de  la  Flandre, 
et  obtinrent  le  retrait  des  dispositions  prises  par  Colbert 
contre  leur  commerce.  |l 

La  branche  aînée  de  la  maison  d’Autriche  allait  s’éteindre 
. avec  Charles  II.  Il  s’agissait  de  savoir  à qui  appartiendraient 
l’Espagne  et  ses  vastes  annexes.  Trois  puissances  se  dis- 
putaient l’héritage  : la  France,  l’Autriche  et  la  Bavière. 
Louis  XIV  invoquait  les  droits  de  sa  femme,  Marie-Thérèse, 
l’aînée  des  enfants  de  Philippe  IV;  Léopold  I"'  avait  épousé 
l’infante  cadette,  Marguerite  ; l’électeur  de  Bavière  réclamait 
au  nom  de  son  fils  mineur,  petit-fils  de  cette  même  Margue- 
rite. Louis,  n’osant  d’abord  s’exposer  à une  guerre  générale, 
s’entendit  avec  Guillaume  HI  : on  stipula  que  la  monarchie 
espagnole  serait  partagée  (1698),  Charles  II  s’indigna  qu’on 
réglât  sans  lui  sa  succession,  et  donna  tout  par  testament  au 
prince  électoral  de  Bavière.  Mais  cet  enfant  mourut  : la 
France  et  l’Autriche  restèrent  seules  en  présence.  Louis  XIV 


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394 


CHAPITRE  XXII. 


proposa  un  nouveau  partage  que  l’Angleterre  et  la  Hollande 
acceptèrent,  et  qui  ne  nous  assurait  aucun  avantage  sérieux. 
Mais  Léopold  refuse  de  s’y  soumettre  (17  00).  Le  roi  change 
alors  de  politique  ; son  ambassadeur  à Madrid,  le  duc  d’Har- 
court, s’adresse  au  patriotisme  des  Espagnols.,  écrit,  parle, 
promet,  si  bien  que  l’opinion  publique  se  déclare  en  faveur 
de  la  France.  Le  conseil  de  Castille  et  le  pape  engagent 
Charles  II  k choisir  pour  héritier  le  duc  d’Anjou,  petit-fils  du 
roi  de  France  (2  octobre  1700). 

Cependant  Louis  hésita.  Accepter,  c’était  la  guerre  ; refuser, 
c’était  reconstituer  la  maison  d’Autriche,  non  plus  divisée  en 
deux  branches,  mais  unie,  comme  sous  Charles-Quint.  Par- 
tager la  succession  était  dangereux.  Léopold,  d’a\lleurs,  n’y 
voulait  pas  consentir.  Puisque  la  guerre  était  au  bout  de  tou- 
tes les  alternatives,  mieux  valait  la  faire  pour  la  totalité  que 
pour  une  partie.  Loliis  XIV  arrêta  enfin  sa  résolution,  réunit 
solennellement  la  cour,  et,  lui  présentant  son  petit-fils  : 
«t  Messieurs,  dit-il,  voilà  le  roi  d’Espagne!  » Quelques  se- 
maines plus  tard,  au  moment  de  partir,  il  l’embrassa  en  pro- 
nonçant des  paroles  dont  on  a fait  le  mot  fameux  : « H n’y  a 
plus  de  Pyrénées.  » L’avénement  de  Philippe  V fut  salué 
avec  transport  par  tous  les  peuples  de  la  monarchie,  L’Eu- 
rope même  ne  témoigna  d’abord  qu’une  sorte  de  stupéfaction  : 
la  sur)#-ise  sembla  engourdir  la  colère. 

Mais  la  guerre  était  inévitable  : la  maison  de  Bourbon 
étendait  maintenant  sa  domination  depuis  les  bouches  de 
l’Escaut  jusqu’au  détroit  de  Gibr  altar,  depuis  Otrante  jusfpu’à 
Brest.  Le  projet  de  monarchie  universelle,  qu’on  imputait  à 
Louis  XIV,  ne  paraissait  plus  une  calomnie,  et  tout  un  grand 
parti  en  Angleterre,  celui  des  wighs,  demandait  la  guerre 
« pour  sauver  la  liberté  de  l’Europe  et  de  l’humanité.  » 
Cependant  Léopold  aurait  eu  beaucoup  de  peine  à reformer 
la  coalition  européenne,  sans  les  imprudentes  provocations 
du  roi.  D’abord  il  renvoya  les  garnisons  hollandaises  des  for- 
teresses des  Pays-Bas  et  les  remplaça  par  des  Français;  non 
content  d’inquiéter  ainsi  la  Hollande,  il  brava  l’Angleterre, 
en  reconnaissant,  k la  mort  de  Jacques  II,  son  fils  Jacques  III. 
C’était  violer  ouvertement  le  traité  de  Ryswyk  (1701).  Enfin, 


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RÉVOLUTION  DE  1688  EN  ANGLETERRE.  395 

contrairement  à ses  promesses  et  aux  intérêts  de  la  France, 
il  réserva  au  nouveau  roi  d’Espagne  tous  ses  droits  et  son  rang 
d’hérédité  à Versailles.  Une  nouvelle  ligue  fut  conclue  à la 
Haye,  entré  l’Angleterre  et  les  Provinces-Unies.  La  Prusse, 
l’Empire,  le  Portugal  et  jusqu’au  duc  de  Savoie,  beau-père 
de  Philippe  V,  y adhérèrent  successivement  (1  701-1703).  La 
mort  de  Guillaume  III  (1702),  à qui  succéda  sa  belle-sœur, 
Anne,  fille  de  Jacques  II,  semblait  devoir  rompre  cette  coali- 
tion; mais  trois  hommes  supérieurs  le  remplacèrent  : Hein- 
sius,  le  grand  pensionnaire  de  Hollande  ; Marlborough,  chef 
du  parti  whig  en  Angleterre,  habile  diplomate  et  grand  gé- 
néral; Eugène,  enfin,  prince  de  la  maison  de  Savoie  , né  en 
France,  mais  que  les  dédains  de  Louis  XIV  avaient  jeté  au 
service  de  l’Autriche.  Unis  d’intérêts,  d’idées,  surtout  de 
haine  contre  le  roi,  ils  mirent  un  admirable  concert  dans 
la  conduite  des  opérations  militaires. 

La  décadence  avait  au  contraire  commencé  pour  lo  grand 
roi.  Dominé  par  Mme  de  Maintenon , il  donnait  le  gouver- 
nement, non  aux  plus  capables,  mais  aux  plus  courtisans. 
Le  médiocre  Cbamillart  cumulait  les  fonctions  de  Louvois  et 
celles  de  Colbert  ; l’incapable  Villeroi  remplaçait  Turenne. 
L’agriculture  et  l’industrie  n’avaient  pas  eu  le  temps  de  se 
relever  du  coup  funeste  que  venait  de  lenr  porter  la  révo- 
cation de  i’édit  de  Nantes.  Enfin  la  détresse  du  trésor  était 
extrême,  après  tant  de  guerres,  tant  de  constructions,  de 
dépenses  de  toutes  sortes  : Versailles  seul  avait  coûté  autant 
que  dix  campagnes. 

L’Autriche  commença  les  hostilité  en  Italie  pour  conquérir 
le  Milanais.  Lç  prince  Eugène  bat  Gatinat  à Carpi  (1701), 
entre  un  moment  dans  Crémone  par  surprise , et  y prend 
Villeroi,  mais  est  vaincu  à Luzzara  par  le  duc  de  Vendôme 
(1702).  Villars  gagne  la  même  année  son  bâton  de  maréchal 
à Friedlingen,  et  par  la  victoire  d’Hochstedt  s’ouvre  la  route 
de  Vienne,  où  notre  allié,  l’électeur  de  Bavière,  n’a  pas  la 
résolution  de  marcher  ( 1 703).  Mais  déjà  Marlborough  était 
débarqué  dans  les  Pays-Bas,  l’archiduc  Charles  en  Portugal, 
le  duc  de  Savoie  trahissait  la  France  et  les  Camisards  se 
soulevaient  dans  les  Gévennes.  La  défaite  de  Tallard  et*  de 


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396  CHAPITRE  XXII. 

Marsin  à Hochstedt  rejette  les  Français  hors  de  TAlleinagne 
(1704);  celle  de  Villeroi  à Ramillies  (mai  1706)  donne  aux 
alliés  les  Pays-Bas;  celle  de  Marsin  à Turin  (septembre  1706) 
livre  aux  Autrichiens  le  Milanais,  le  Piémont,  et,  par  contre- 
coup, l’année  suivante,  le  royaume  de  Naples.  Toulon  même 
est  menacé  (1707).  La  France,  que  l’Europe  croyait  épuisée, 
envoie,  en  1708,  aux  Pays-Bas,  une  magnifique  armée  de 
100  000  hommes,  sous  Vendôme;  elle  est  mise  en  déroute  > 
à Oudenarde,  et  Lille  se  rend  après  l’héroïque  résistance  de 
Boufflers;  la  France  est  ouverte;  un  parti  de  Hollandais  pé- 
nètre jusque  auprès  de  Versailles.  L’Espagne  çemble  en 
même  temps  perdue.  Les  Anglais  surprennent  Gibraltar. 
L’archiduc  Charles  entre  à Madrid,  et,  malgré  la  victoire 
de  Berwick  à Almanza  (1707),  peut  se  croire  maître  de  la 
péninsule. 

Pour  comble  de  malheur,  le  terrible  hiver  de' 1709  amena 
une  telle  famine,  qu’on  vit  les  laquais  du  roi  mendier  aux 
portes  de  Versailles.  Louis  sollicita  la  paix.  En  cédant  sur 
tous  les  points , il  obtint  que  les  alliés  consentissent  à négo- 
cier. Alors  ils  lui  demandèrent  do  se  charger  seul  de  chasser 
d’Espagne  son  petit-fils.  « Puisqu’il  faut  faire  la  guerre,  ré- 
pondit-il , j’aime  mieux  la  faire  à mes  ennemis  qu’à  mes  en- 
fants; » et  il  écrivit  à toutes  les  municipalités,  aux  évêques, 
aux  intendants,  une  lettre  simple  et  noble.  Après  avoir 
exposé  tout  ce  qu’il  avait  fait  pour  obtenir  la  paix,  il  disait  les 
propositions  des  alliés.  La  nation  répondit  comme  elle  devait 
à cet  appel.  Malgré  la  misère  et  la  famine,  chacun  se  dé- 
pouilla du  peu  qui  lui  restait  pour  l’envoyer  au  trésor  public. 
Riches  et  pauvres,  tous  contribuèrent,  et  Villars  put  ouvrir 
la  campagne  avec  une  armée  de  100  000  hommes.  C’était  le 
don  patriotique  de  la  France.  Les  soldats  étaient  sans  habits, 
sans  souliers.  Comme  les  vivres  manquaient , le  général  les 
fit  jeûner  à tour  de  rôle.  Tant  d’hérpïsme  méritait  une  vic- 
toire : la  journée  de  Malplaquet  fut  une  défaite  (11  sep- 
tembre 1 709).  Villars  y fut  grièvement  blessé  ; Eugène  etMarl- 
borough  restèrent  maîtres  du  champ  de  bataille  ; mais  les 
Français  n’avaient  que  8000  morts,  les  alliés  en  avaient  20  000, 
ét  ils  ne  purent  rien  entreprendre  de  toute  la  campagne. 


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RÉVOLUTION  DE  1688  EN  ANGLETERRE. 


397 


L’année  suivante,  Vendôme  assura  le  trône  d’Espagne  h 
Philippe  V par  la  victoire  de  Villaviciosa  (1710). 

Dans  le  même  temps,  l’archiduc  Charles , le  protégé  des 
alliés,  devenait  empereur  d’Allemagne  et  maître  de  l’Au- 
triche par  la  mort  de  son  frère  (1711).  L’Angleterre  et  la  Hol- 
lande, qui  combattaient  pour  empêcher  un  prince  français 
de  régner  à Madrid , ne  voulurent  plus  combattre  pour  faire 
régner  le  même  prince  à Madrid,  à Naples,  à Milan,  à 
Bruxelles , à Vienne  et  dans  l’empire.  Les  subsides  fournis 
par  l’Angleterre  aux  alliés  avaient  grevé  sa  dette  publique  de 
60  millions  de  livres  sterling.  Une  intrigue  de  cour,  à laqueUe 
on  a donné  trop  d’importance , précipita  le  dénoûment  que 
l’opinion  publique , souveraine  en  un  pays  libre , préparait 
déjà  et  que  la  reine  elle-même  souhaitait.  La  duchesse  de 
Marlborough,  favorite  d’Anne,  fut  supplantée  par  une  de  ses 
parentes,  qu’elle-même  avait  introduite  au  palais,  Abigaïl 
Masham,  aussi  respectueuse,  aussi  habile  à flatter  les  pen- 
chants de  sa  souveraine,  que  lady  Marlborough  s’était  mon- 
trée brusqpie  et  dédaigneuse.  Une  paire  de  gants  que  l’altière 
duchesse  négligea  de  ramasser,  quelques  gouttes  d’un  verre 
d’eau  répandues  à dessein  sur  la  robe  de  lady  Masham,  ame- 
nèrent l’explosion.  Lady  Marlborough  reçut  l’ordre  de  ne 
plus  paraître  au  château.  Quand  lord  Darmouth  lui  signifia 
cette  sentence,  elle  jeta  sur  le  parquet  la  clef  d’or,  insigne  de 
sa  charge,  en  lui  disant  qu’il  pouvait  en  faire  ce  que  bon  lui 
semblerait.  Lady  Marlborough  , tombée  en  disgrâce , y en- 
traîna les  amis,  les  parents  de  son  époux,  et  quelque  temps 
après  le  duc  lui-même.  Lestorys  l’accusèrent  de  s’être ‘appro- 
prié 13  millions  sur  la  solde  des  troupes,  et  de  s’en  être  fait 
donner  deux  par  les  fournisseurs.  Il  répondit  que  c’était 
l’usage,  et  d’ailleurs  qu’on  exagérait.  Le  ministère  whig  n’en 
fut  pas  moins  remplacé  par  un  ministère  composé  de  torys, 
et  l’on  rappela  Marlborough.  Aussitôt  des  négociations  s’en- 
tamèrent avec  la  France.  On  vient  de  voir  la  raison  sérieuse 
qu’avait  l’Angleterre  de  faire  la  paix  : les  préliminaires  furent 
signés  le  8 octobre  1711,  entre  les  deux  couronnes. 

Cet  exemple  entraîna  les  alliés,  et  un  congrès  s’ouvrit  à 
Utrecht.  Mais  l’empereur  s’obstina  à combattre.  Le  prince 

TEMPS  MODERNES.  23 


DU  ' 


,,  Coogli 


398 


CHAPITRE  XXH. 


Eugène,  qui  avait  pris  le  Quesnoy,  assiégeait  Landrecies  avec 
100 000  hommes;  il  avait  trop  étendu  ses  lignes,  qu’il  appe- 
lait le  chemin  de  Paris.  Villars  en  profita  pour  surprendre 
Denain  (juillet ‘1712),  et,  poussant  sa  victoire,  enleva  Mar- 
chiennes,  le  dépôt  des  magasins  de  l’ennemi;  il  entra  à 
Douai,  à Bouchain,  au  Quesnoy;  Eugène  fut  contraint  de 
sortir  de  France. 

Sur  mer  nous  n’avions  éprouvé  que  des  désastres;  notre 
marine  abandonnée,  parce  qu’il  fallut  porter  toutes  nos  forces 
sur  terre  pour  faire  face  à l’Europe,  laissa  l’Angleterre  pren- 
dre, sans  effort,  possession  de  l’empire  des  mers,  et  nos  co- 
lonies, sans  défense,  furent  dévastées  ou  conquises.  Cepen- 
dant, quelques-uns  de  nos  corsaires  et  de  nos  capitaines  se 
firent  encore  un  nom  glorieux.  A Jean  Bart,  qui  avait  été, 
dans  la  dernière  guerre,  la  terreur  du  commerce  de  l’Angle- 
terre, avaient  succédé  Forbin,  l’ancien  compagnon  de  sa  vie 
aventureuse  ; le  Béarnais  Ducasse,  gouverneur  de  Saint-Do- 
mingue; Pointis,  qui  enleva  Carthagène  en  Amérique  et  y 
fit  un  immense  butin;  Gassart,  qui,  tombé  un  jour  avec  un 
seul  vaisseau  au  milieu  de  15  navires  ennemis,  se  battit  douze 
heures,  coula  un  vaisseau  anglais,  en  démonta  deux,  puis 
s'échappa;  enfin  Duguay-Trouin,  fils  d’un  armateur  de  Saint- 
Malo,  qui,  b dix-huit  ans,  commandait  un  navire  de  14  ca- 
nons, et  depuis  ce  jour  marqua  chaque  année  par  des  courses 
plus  hardies,  par  des  prises  plus  nombreuses.  Le  temps  de 
la  grande  guerre  était  passé  quand  Duguay-Trouin  fut  ap- 
pelé dans  la  marine  militaire  : son  brevet  de  capitaine  est  de 
1706.  Alors  il  n’y  avait  plus  que  des  combats  individuels  à 
soutenir,  des  convois  à enlever,  les  côtes  ennemies  k désoler. 
Duguay-Trouin  fit  cette  guerre  comme  Jean  Bart  l’avait  faite 
dix  ans.  auparavant.  Son  plus  brillant  exploit  fut  la  prise  de 
Rio  de  Janeiro,  où  il  fit  aux  ennemis  un  dommage  de  plus  de 
25  millions  (1711).  Mais  les  exploits  isolés  de  ces  braves 
marins  ne  pouvaient  avoir  aucune  influence  sur  le  sort  de  la 
guerre. 

La  victoire  de  Denain  hâta  heureusement  la  conclusion  de 
la  paix.  Le  4 mai  1713,  l’Angleterre,  le  Portugal,  la  Savoie, 
la  Prusse  et  la  Hollande  signèrent  les  traités  d’ütrecht.  La 


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RÉVOLUTION  DE  1688  EN  ANGLETERRE.  399 

France  reconnaissait  l’ordre  de  succession  établi  en  Angle- 
terre par  la  révolution  de  1688,  cédait  l’île  de  Terre-Neuve, 
la  baie  d’Hudson  et  l’Âcadie,  et  s’engageait  à démolir  les  for- , 
tifîcations  de  Dunkerque,  la  patrie  de  Jean  Bart.  L’Espagne 
laissait  les  Anglais  en  possession  de  Gibraltar  et  de  Minor- 
que.  De  plus,  il  fut  stipulé  que  les  couronnes  de  France  et 
d’Espagne  ne  pourraient  jamais  être  réunies  sur  la  même 
tête.  Ajoutons  que  Louis  XIV  dut  consentir  à faire  sortir  de 
prison  ceux  de  ses  propres  sujets  qui  y étaient  retenus  pour 
cause  de  religion.  La  Hollande  obtint  le  droit  de  mettre  gar- 
nison dans  la  plupart  des  places  fortes  des  Pays-Bas  espa- 
gnols,'pour  s’en  servir  comme  d’une  barrière  contre  la 
France.  Le  duc  de  Savoie  reçut  la  Sicile  avec  le  titre  de  roi; 
le  roi  de  Prusse  fut  aussi  reconnu  par  la  France  sous  ce  titre. 
L’empereur,  resté  seul,  continua  la  guerre  ; mais  Villars  prit 
Landau  et  Fribourg  : alors  Charles  VI  signa  le  traité  de  Ras- 
tadt  (1714),  par  lequel  il  obtint  ce  que  le  traité  d’ütrecht  lui 
avait  réservé,  les  Pays-Bas,  Naples,  la  Sardaigne,  le  Milanais 
et  les  présides  de  Toscane.  L’électeur  de  Bavière,  l’allié  mal- 
heureux de  la  France,  était  rétabli  dans  ses  États. 

Deux  puissances  avaient  surtout  gagné  à cette  guerre  : 
l’Autriche,  de  magnifiques  domaines  en  Itabe  et  aux  Pays- 
Bas  ; l’Angleterre,  l’empire  des  mers  qu’elle  avait  saisi.  En 
outre,  l’une  avait  recouvré  la  Hongrie,  qui  lui  était  plus  né- 
cessaire que  l’Italie,  l’autre  restait  à Port-Mabon,  d’où  elle 
pouvait  tenir  Toulon  en  échec,  et  à Gibraltar,  d’où  eUe  me- 
naçait l’Espagne  et  gardait  l’entrée  de  la  Méditerranée.  Mais 
les  Espagnols,  en  quittant  les  Pays-Bas,  cessaient  aussi  d’a- 
voir contre  nous  une  cause  permanente  de  guerre , et  après 
. avoir  été  durant  deux  siècles  nos  ennemis,  pouvaient  mainte- 
nant devenir  à jamais  nos  alliés. 

Louis  XIV  survécut  à peine  au  traité  de  Rastadt.  Les  der- 
nières années  de  son  règne  avaient  été  aussi  tristes  que  les 
premières  avaient  été  bridantes.  Aux  malheurs  nationaux 
étaient  venues  se  joindre  de  crueUes  afflictions  domestiques  ; 
il  avait  perdu  son  fils  unique,  le  grand  dauphin  (14  avril 
1711);  la  seconde  dauphine  (12  février  1712).  et  son  mari, 
le  duc  de  Bourgogne  (18  février);  leur  fils  aîné  le  duc  de 


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400 


CHAPITRE  XXII. 


Bretagne  (8  mars);  le  duc  de  Berri,  fils  du  grand  dauphin 
(1714).  De  sa  nombreuse  famille  il  ne  restait  plus  à Louis 
1 que  son  petit-fils  Philippe  V,  roi  d’Espagne,  et  son  arrière- 
’ petit-fils  le  duc  d’Anjou,  alors  âgé  de  5 ans,  qui  fut  Louis  XV.  . 
Tant  de  pertes  arrivées  coup  sur  coup  décidèrent  le  roi  à 
prendre  une  mesure  qui  était  un  attentat  à la  moralité  pu- 
blique ; ses  fils  légitimés,  le  duc  du  Maine  et  le  comte  de 
Toulouse,  nés  de  la  marquise  de  Montespan,  furent  déclarés 
héritiers  de  la  couronne  à défaut  de  princes  du  sang.  Il  les 
appela  par  son  testament  à faire  partie  du  conseil  de  la  ré- 
gence, dont  le  duc  d’Orléans,  son  neveu,  n’eut  que  la  prési- 
dence. Le  duc  du  Maine  obtint  en  outre  la  tutelle  avec  la  sur- 
intendance  de  l’éducation  du  jeune  roi. 

C’est  vers  le  milieu  du  mois  d’août  1715,  au  retour  de 
Marly,  que  Louis  XIV  fut  attaqué  de  la  maladie  qui  termina 

ses  jours.  Ses  jambes  enflèrent;  la  gangrène  s’y  mit.  Le 

comte  de  Stairs,  ambassadeur  d’Angleterre,  paria  que  le  roi 
ne  passerait  pas  le  mois  de  septembre.  Le  duc  d’Orléans, 
qui,  au  dernier  voyage  de  Marly,  avait  été  absolument  seul, 
eut  alors  toute  la  cour  auprès  de  lui.  Un  empirique,  dans  les 
derniers  jours  de  la  maladie  du  roi,  lui  donna  \m  élixir  qui 
ranima  ses  forces.  Il  mangea,  et  l’empirique  assura  qu’il  gué- 
rirait. La  foule  qui  entourait  le  duc  d’Orléans  diminua  dans 
le  moment.  « Si  le  roi  mange  une  seconde  fois,  dit  le  duc, 
nous  n’aurons  plus  personne.  » Mais  la  maladie  était  mor- 
telle. « J’avais  cru,  dit  Louis  à Mme  de  Maintenon,  qu’U 
était  plus  difficile  de  mourir;  » et  à ses  domestiques:  « Pour- 
quoi pleurez-vous?  m’avez-vous  cru  immortel  ?»  Il  donna  tran- 
quillement ses  ordres  sur  beaucoup  de  choses,  et  même  sur 
sa  pompe  funèbre.  Il  avoua  quelques-unes  de  ses  fautes,  et 
recommanda  à l’enfant  qui  allait  être  roi  d’aimer  moins  que 

\lui  la  guerre  et  les  trop  grandes  dépenses.  Il  laissait  en  effet 
la  France  dans  un  épuisement  prodigieux.  L’Etat  était  ruiné 
et  semblait  n’avoir  d’autre  ressource  que  la  banqueroute. 
Avant  la  guerre  de  la  succession,  Vauban  écrivait  déjà  : 

« Près  de  la  dixième  partie  du  peuple  est  réduite  à mendier; 
des  neuf  autres  parties,  cinq  ne  peuvent  faire  l’aumône  à 
celle-là,  dont  elles  ne  diifièrent  guère  ; trois  sont  fort  malai- 


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RÉVOLUTION  DE  1688  EN  ANGLETERRE  401 

sées;  la  dixième  ne  oompte  pas  plus  de  100  000  familles', 
dont  il  n’y  a pas  10000  fort  à leur  aise.  » Que  fut-ce  donc 
en  1715,  après  cette  terrible  guerre  où  l’on  s’était  vu  con- 
traint d’emprunter  à 400  pour  100,  de  créer  de  nouveaux 
impôts,  de  consommer  à l’avance  les  revenus  de  2 années,  et 
d’élever  la  dette  publique  à la  somme  de  2 milliards  400  mil- 
lions, qui  feraient  aujourd’hui  près  de  8 milliards? 

L’acquisition  de  deux  provinces  (Flandre,  Franche-Comté) 
et  de  quelques  villes  (Strasbourg,  Landau,  Dunkerque)  n’é- 
tait pas  une  compensation  à de  si  affreuses  misères,  et,  en  se 
souvenant  de  l’état  de  l’Europe  en  1661,  on  sera  porté  à 
croire  qu'au  total  Louis  XIV  n’a  pas  tiré  de  la  situation  tout 
ce  qu’elle  offrait  d’avantageux  pour  la  France.  Mais  les  fils 
oublient  bien  vite  les  souffrances  des  pères  ; les  générations 
suivantes  n’ont  voulu  se  rappeler  que  tant  de  victoires,  l’Eu- 
rope bravée,  la  France  pendant  20  années  prépondérante,  — 
enfin  l’éclat  incomparable  de  cette  cour  de  Versailles  et  ces 
merveilles  des  lettres  et  des  arts  qui  ont  fait  donner  au  dix- 
septième  siècle  le  nom  de  siècle  de  Louis  XIV. 


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CHAPITRE  XXIII. 


CHAPITRE  XXIII. 

LES  ARTS,  LES  LETTRES  ET  LES  SCIENCES 
AU  DIX-SEPTIÈME  SIÈCLE. 

Les  lettres  et  les  arts  en  France.  — Les  lettres  et  les  arts  dans  les  pays 
étrangers.  — Les  sciences  au  dix-septième  siècle. 


MÆm  lettree  c(  le«  «rte  en  T rance. 

Le  seizième  siècle  avait  fait  la  réforme  religieuse,  le  dix- 
huitième  siècle  fera  les  réformes  politiques.  Placé  entre  ces 
deux  âges  révolutionnaires,  le  dix-septième  eut,  dans  les 
lettres,  un  si  parfait  équilibre  des  forces  de  l’esprit,  une 
puissance  d’écrire  si  complètement  égale  à la  puissance  de  ' 
penser,  qu’il  est  resté  par  excellence  le  siècle  littéraire  de  la 
France.  Les  générations  qui  vivent  dans  les  jours  d’orage, 
au  milieu  des  discussions  brûlantes,  vont  plus  haut  et  plus 
bas,  mais  n’arrivent  jamais  à cette  calme  et  sereine  beauté 
que  la  postérité  ne  se  lasse  plus  de  contempler. 

Louis  XIV  n’estimait  pas  que  la  littérature  fût  une  force,  et 
de  son  temps  elle  ne  l’était  pas  encore  ; du  moins,  il  la  regar- 
dait comme  un  ornement  nécessaire , comme  un  luxe  digne 
d’un  grand  roi.  Il  favorisa  donc  les  lettres,  toutefois  en  les 
disciplinant,  et  il  y eut  sous  lui  un  véritable  gouvernement  de 
la  littérature.  Colbert  en  fut  le  ministre.  On  a déjà  vu(p.  370) 
comment  il  essaya  de  l’organiser,  en  fondant  ses  académies^ 
nobles  asiles  de  l’esprit  et  de  la  science,  qui  devaient  tracer 
les  règles,  donner  le  ton,  et  si  j’ose  dire,  marquer  la  mesure. 
Mais  n’oublions  pas  que  le  siècle  de  Louis  XIV  avait  commencé 


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LES  ARTS,  LES  LETTRES  ET  LES  SCIENCES.  403 

bien  avant  que  le  roi  pût  exercer  aucune  influence  sur  les 
lettres.  Louis  n’avait  pas  encore  pris  en  main  le  gouverne- 
ment, que  la  France  avait  déjà  recueilli  la  moitié  de  la  gloire 
littéraire  que  le  dix-septième  siècle  lui  réservait.  Corneille,  • 
Descartes,  Pascal  avaient  donné  leurs  chefs  - d’œuvre.  ' 
Mme  de  Sévigné,  la  Rochefoucauld,  Molière,  la  Fontaine, 
Bossuet  étaient  en  pleine  possession  de  leur  talent  ; enfin  les 
deux  plus  grands  peintres  du  siècle,  le  Sueur  et  Poussin, 
étaient  morts  ou  allaient  mourir,  et  Boileau  venait  d’écrire  sa 
première  satire.  Cette  réserve  faite,  nous  laisserons  le  plus 
grand  écrivain  du  dix -huitième  siècle  juger  ses  prédéces- 
seurs du  dix-septième.  • 

« Dans  l’éloquence,  dans  la  poésie,  dans  la  littérature, 
dans  les  livres  de  morale  et  d’agrément,  les  Français  furent 
les  législateurs  de  l’Europe.  La  véritable  éloquence  éteiit  par- 
tout ignorée  , la  religion  enseignée  ridiculement  en  chaire, 
et  les  causes  plaidées  de  même  dans  le  barreau.  Les  prédi- 
cateurs citaient  Virgile  et  Ovide  ; les  avocats,  saint  Augustin 
et  saint  Jérôme.  Il  ne  s’était  point  encore  trouvé  de  génie  qui 
eût  donné  à la  langue  française  le  tour,  le  nombre,  la  pro- 
priété du  style  et  la  dignité.  Quelques  vers  de  Malherbe  fai- 
saient sentir  seulement  qu’elle  était  capable  de  grandeur  et 
de  force;  mais  c’était  tout.  Les  mêmes  génies  qui  avaient 
écrit  très-bien  en  latin,  comme  un  président  de  Thou,  un 
chancelier  de  l’Hôpital,  n’étaient  plus  les  mêmes  quand  ils 
maniaient  leur  propre  langage , rebelle  entre  leurs  mains. 
Les  Français  n’étaient  encore  recommandables  que  par  une 
certaine  naïveté  qui  avait  fait  le  mérite  de  Joinville,  d’Amyot, 
de  Marot,  de  Montaigne,  de  Régnier,  de  la  satire  Ménippée. 
Jean  de  Lingendes,  évêque  de  Mâcon,  fut  le  premier  ora- 
teur qui  parla  dans  le  grand  goût.  L’oraison  funèbre  de  Vic- 
tor-Amédée,  qu’il  prononça  en  1637,  était  pleine  de  si 
grands  traits  d’éloquence,  que  Fléchier,  longtemps  après,  en 
prit  l’exorde  tout  entier  pour  en  orner  sa  fameuse  oraison 
funèbre  du  vicomte  de  Turenne. 

« Balzac  (1594-1654),  en  ce  temps-là,  donnait  du  nombre 
et  de  l’harmonie  à la  prose.  Il  est  vrai  que  ses  lettres  étaient 
des  harangues  ampoiilées  ; mais  l’éloquence  a tant  de  pou- 


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404 


CHAPITRE  XXIII. 


voir  sur  les  hommes,  qu’on  admira  Balzac,  pour  avoir  trouvé 
cette  petite  partie  de  l’art  ignorée  et  nécessaire,  qui  consiste 
dans  le  choix  harmonieux  des  paroles,  et  même  pour  l’avoir 
employée  souvent  hors  de  sa  place. 

« Voiture  (1596-1648)  donna  quelque  idée  des  grâces  lé- 
gères de  ce  style  épistolaire,  qui  n’est  pas  le  meilleur,  puis- 
qu’il ne  consiste  que  dans  la  plaisanterie.  C’est  un  badinage, 
que  deux  tomes  de  lettres  dans  lesquels  il  n’y  en  a pas  une 
qui  parte  du  cœur,  qui  peigne  les  mœurs  du  temps  et  les 
caractères  des  hommes  ; c’est  plutôt  un  abus  qu’un  usage  de 
l’esprit. 

« Un  des  ouvrages  qui  contribuèrent  le  plus  à former  le 
goût  de  la  nation,  fut  le  petit  recueil  des  Maximes  de  Fran- 
çois, duc  de  la  Rochefoucauld  (1613-1680).  Quoiqu’il  n’y  ait 
presque  qu’une  vérité  dans  ce  livre,  qui  est  que  Vamour- 
“propre  est  le  mobile  de  tout,  cependant  cette  pensée  se  pré- 
sente sous  tant  d’aspects  variés,  qu’elle  est  presque  toujours 
piquante.  C’est  moins  un  livre  que  des  matériaux  pour  orner 
un  livre.  On  lut  avidement  ce  petit  recueil  ; il  accoutuma  à 
penser,  et  à renfermer  ses  pensées  dans  un  tour  vif,  précis  et 
délicat. 

« Mais  le  premier  livre  de  génie  qu’on  vit  en  prose  fut  le 
recueil  des  Lettres  provinciales^  en  1657.  Toutes  les  sortes 
d’éloquence  y sont  renfermées.  Il  n’y  a pas  un  seul  mot  qui, 
depuis  cent  ans,  se  soit  ressenti  du  changement  qui  altère 
souvent  les  langues  vivantes.  Il  faut  rapporter  à cet  ouvrage 
l’époque  de  la  fixation  du  langage.  L’évêque  de  Luçon,  fils  du 
célèbre  Bussy,  m’a  dit  qu’ayant  demandé  à de  Meaux 
quel  ouvrage  il  eût  mieux  aimé  avair  fait,  s’il  n’avait  pas  fait 
les  siens,  Bossuet  lui  répondit  : Les  Lettres  provinciales. 

« Un  des  premiers  qui  étala  dans  la  chaire  une  raison  tou- 
jours éloquente,  fut  le  P.  Bourdaloue  (1632-1704)  vers  l’an 
1668.  Ce  fut  une  lumière  nouvelle.  Il  y a eu  après  lui  d’au- 
tres orateurs  de  la  chaire,  comme  le  P.  Massillon  (1662- 


1 . Voltaire  oublie  ici  le  Discours  de  la  méthode  de  Deacarles,  qui  parut 
vingt  ans  avant  les  'Provinciales  de  Pascal  ; mais  il  n’aimait  pas  les  doctrines 
de  Descartes,  ce  qni  l’empêchait  de  rendre  justice  à son  style. 


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LES  ARTS,  LES  LETTRES  ET  LES  SCIENCES.  405 

1742),  évêque  de  Clermont,  qui  ont  répandu  dans  leurs 
discours  plus  de  grâces,  des  peintures  plus  fines  et  plus  pé- 
nétrantes des  mœurs  du  siècle;  mais  aucun  ne  l’a  fait 
oublier. 

«H  avait  été  précédé  par  Bossuet  ( 1627-1704),  depuis 
évêque  de  Meaux.  Celui-ci,  qui  devint  un  si  grand  homme, 
avait  prêché  assez  jeune  devant  le  roi  et  la  reine  mère  en 
1661,  longtemps  avant  que  le  P.Bourdaloue  fût  connu.  Ses 
discours , soutenus  d’une  action  noble  et  touchante,  les  pre- 
miers qu’on  eût  encore  entendus  à la  cour  qui  approchassent 
du  sublime,  eurent  un  si  grand  succès,  que  le  roi  fit  écrire 
en  son  nom  à son  père,  pour  le  féliciter  d’avoir  un  tel  fils. 
Cependant,  quand  Bourdaloue  parut,  Bossuet  ne  passa  plus 
pour  le  premier  prédicateur.  Il  s’était  déjà  donné  aux  orai- 
sons funèbres,  genre  d’éloquence  qui  demande  de  l’imagina- 
tion, et  une  grandeur  majestueuse  qui  tient  un  peu  à la 
poésie.  L’oraison  funèbre  de  la  reine  mère,  qu’il  prononça 
en  1667,  lui  valut  l’évêché  de  Condom,  mais  n’était  pas  en- 
core digne  de  lui.  L’éloge  funèbre  de  la  reine  d’Angleterre, 
veuve  de  Charles  I",  qu’il  fit  en  1669,  parut  presque  en  tout 
un  chef-d’œuvre.  L’éloge  funèbre  de  Madame,  enlevée  à la 
fleur  de  son  âge,  et  morte  entre  ses  bras,  eut  le  plus  grand 
et  le  plus  rare  des  succès,  celui  de  faire  verser  des  larmes  à 
la  cour  : il  fut  obligé  de  s’arrêter  après  ces  paroles  : O nuit 
désastreuse , nuit  effroyable,  où  retentit  tout  à coup , comme 
un  éclat  de  tonnerre,  cette  étonnante  nouvelle  : Madame  se 
meurt!  Madame  est  morte!  L’auditoire  éclata  en  sanglots; 
et  la  voix  de  l’orateur  fut  interrompue  par  ses  soupirs  et  par 
ses  pleurs. 

« Les  Français  furent  les  seuls  qui  réussirent  dans  ce  genre 
d’éloquence.  Le  même  homme,  quelque  temps  après,  en 
inventa  un  nouveau,  qui  ne  pouvait  guère  avoir  de  succès 
qu’entre  ses  mains.  Il  appliqua  l’art  oratoire  à l’histoire 
même,  qui  semble  l’exclure.  Son  Discours  sur  l’histoire  uni- 
verselle, composé  pour  l’éducation  du  dauphin,  n’a  eu  ni 
modèles  ni  imitateurs.  On  fut  étonné  de  cette  force  majes- 
tueuse dont  il  décrit  les  mœurs,  le  gouvernement,  l’accroisse- 
ment et  la  chute  des  grands  empires,  et  de  ces  traits  rapides 


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CHAPITRE  XXIII. 


d’une  vérité  énergique  dont  il  peint  et  dont  il  juge  les  na- 
tions 

« Presque  tous  les  ouvrages  qui  honorèrent  ce  siècle 
étaient  dans  un  genre  inconnu  à l’antiquité.  Le  Télémaque 
est  de  ce  nombre.  Fénelon  (1651-1715),  le  disciple,  l’ami  de 
Bossuet,  et  depuis  devenu  malgré  lui  son  rival  et  son  ennemi, 
composa  ce  livre  singulier,  qui  tient  à la  fois  du  roman  et  du 
poëme,  et  qui  substitue  une  prose  cadencée  à la  versification. 
Il  semble  qu’il  ait  voulu  traiter  le  roman  comme  M.  de 
Meaux  avait  traité  l’histoire , en  lui  donnant  une  dignité  et 
des  charmes  inconnus,  et  surtout  en  tirant  de  ces  fictions  une 
morale  utile  au  genre  humain.  Il  avait  composé  ce  livre  pour 
servir  de  thèmes  et  d’instruction  au  duc  de  Bourgogne , dont 
il  fol  le  précepteur.  Plein  de  la  lecture  des  anciens,  et  né 
avec  une  imagination  vive,  et  tendre,  il  s’était  fait  un  style  qui 
n’était  qu’à  lui,  et  qui  coulait  de  source  avec  abondance.  On 
crut  voir  dans  le  Télémaque  une  critique  indirecte  du  gouver- 
nement de  Louis  XIV,  et  de  ce  jour  Fénelon  fut  perdu  à la 
cour. 

« On  péut  compter  parmi  les  productions  d’un  genre  unique 
les  Caractères  de  la  Bruyère  (1644-1696).  Il  n’y  avait  pas 
chez  les  anciens  plus  d’exemples  d’un  tel  ouvrage  que  du 
Télémaque.  Un  style  rapide,  concis,  nerveux,  des  expressions 
pittoresques,  un  usage  tout  nouveau  de  la  langue,  mais  qui 
n’en  blesse  pas  les  règles,  frappèrent  le  public;  et  les  allu- 
sions qu’on  y trouvait  en  foule  achevèrent  le  succès*.  » 


<.  Anx  cenvres  historignen  de  Bossuet,  il  faut  ajouter  VJ/istoire  /tes  varia- 
tions des  Eglises  protestantes.  Son  Traité  de  la  connaissance  de  Dieu  et  de 
soi-mime  est  un  beau  livre  de  philosophie,  et  son  Exposition  de  la  doctrine  de 
rÉglise  une  grande  œuvre  de  théologien. 

9.  Voltaire  dte  encore  le  grammairien  Vaugelas  (t58B-l650),  l’avocat 
Olivier  Patm,  qui  le  premier  mit  de  l’ordre,  de  la  clarté  et  de  la  bienséance 
dans  les  discours  du  barreau;  Pontehelle,  neveu  de  Corneille  (1667-1757), 
pour  son  livre  des  Mondes,  où  « l'art  délicat  de  répandre  des  grâces  jusque 
sur  la  philosophie  « se  montra  pour  la  prcpiière  fois;  Bayle  (1647-1706)  pour 
son  Dictionnaire  historique;  Pellisson  (1624-1693)  pour  les  trois  Mémoires 
qu’il  écrivit  comme  défense  de  Fouquel  ; et  la  Conspiration  de  Venise  de 
Saint-Ré.'il  (1639-1692)  , qu’il  place  à cAté  de  Salluste.  Il  ne  parle  qu’en  pas- 
sant de  Fléchier,  évéque  de  Nîmes  (1632-1700),  dont  le  chef-d’œuvre  est 
X Oraison  funèbre  de  Turenne.  Mascaron,  évéque  d’Agen  (1634-1703),  a écrit 
sur  le  même  sujet  son  meilleur  discours. 


LES  ARTS,  LES  LETTRES  ET  LES  SCIENCES.  407 

H y a une  classe  particulière  d’écrivains  : ceux  qni  racontent 
ce  qu’ils  ont  fait,  ce  qu’ils  ont  vu.  Grâce,  peut-être,  à un  tra- 
vers de  notre  esprit  national,  le  désir  d’occuper  de  soi,  après 
les  contemporains,  la  postérité  même,  et  de  dicter  à celle-ci 
son  jugement,  la  France  est  le  pays  qui  possède  le  plus  de 
Mémoires.  Cette  curieuse  branche  de  la  littérature  historique 
commence  de  bonne  heure  chez  nous,  avec  Villehardouin  et 
Joinville.  Le  dix-septième  siècle  en  aune  riche  collection  due 
à des  auteurs,  pour  la  plupart,  d’un  esprit  fin  et  délicat,  qui 
nous  ont  révélé  bien  des  secrets  et  les  causes  de  bien  des 
choses.  Ceux  de  Richelieu  sont  une  mine  précieuse  pour  la 
grande  histoire  du  temps;  ceux  de  Mme  de  Motteville  (1621- 
1689),  confidente  d’Anne  d’Autriche,  nous  font  vivre  dans 
l’intimité  de  cette  princesse.  L’abbé  de  Choisy  (1644-1724), 
dont  la  vie  fut  très-aventureuse  et  pas  toujours  irrépro- 
chable, rédigea  des  Mémoires  pour  servir  à l’histoire  de 
Louis  XIV.  Paul  de  Gondi,  cardinal  de  Retz  (1614-1679),  a 
laissé  un  livre  qui  est  un  des  monuments  de  notre  langue,  et 
qu’on  lit  toujours  avec  plaisir,  alors  même  qu’on  ne  croit  pas 
toujours  l’auteur.  Gourville  (1625-1703),  receveur  général 
des  tailles  de  Guyenne,  que  d’immenses  richesses  rapidement 
acquises  entraînèrent  dans  la  disgrâce  de  Fouquet,  écrivit  ses 
souvenirs  sur  les  années  1642-1678;  Pierre  Lenet,  conseiller 
au  parlement  de  Dijon,  donna  les  siens  sur  les  guerres  de  la 
Fronde.  Dans  ce  genre  de  littérature,  les  grands  seigneurs  se 
font  volontiers  auteurs.  Nous  avons,  sur  la  régence  d’Anne 
d’Autriche,  les  Mémoires  du  duc  de  la  Rochefoucauld  qui,  à 
leur  apparition,  causèrent  plus  d’un  scandale,  et  sur  la  der- 
nière partie  du  règne  de  Louis  XIV  et  le  commencement  de 
celui  de  Louis  XV,  les  40  volumes  du  duc  et  pair  Rouvroy 
de  Saint-Simon,  qu’on  a eu  tort  de  mettre  à côté  de  Tacite, 
mais  qui  n’en  est  pas  moins,  souvent,  un  prodigieux  écrivain. 

Pour  les  poètes,  Regnier  et  Malherbe  appartiennent  au 
siècle  précédent,  quoique  l’un  soit  mort  en  1613  et  l’autre  en 
1628.  Rotrou  est  bien  du  dix-septième  siècle  (1609-1650), 
mais  on  ne  lit  plus  guère  de  lui  que  sa  tragédie  de  Wenccslas. 
Avec  Corneille  les  chefs-d’œuvre  arrivent  enfin  et  se  pressent 
sur  notre  scène,  qu’il  élève  à la  hauteur  du  théâtre  grec. 


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CHAPITRE  XXIII. 


« Pierre  Corneille,  dit  Voltaire  (1606-1684),  est  d’autant  plus 
admirable,  qu’il  n’était  environné  que  de  très-mauvais  mo- 
dèles quand  il  commença  à donner  des  tragédies.  Ce  qui  de- 
vait encore  lui  fermer  le  bon  chemin,  c’est  que  ces  mauvais 
modèles  étaient  estimés;  et,  pour  comble  de  décourage- 
ment, ils  étaient  favorisés  par  le  cardinal  de  Richelieu,  le 
protecteur  des  gens  de  lettres  et  non  pas  du  bon  goût.  Cor- 
neille eut  à combattre  son  siècle,  ses  rivaux,  et  le  cardinal 
qui  voulut  rabaisser  Cid  et  désapprouva  Polyeucte.  Corneille 
s’était  formé  tout  seul  ; mais  Louis  XIV,  Colbert,  Sophocle  et 
Euripide  contribuèrent  tous  à former  Racine  (1639-1669). 
Une  ode  qu’il  composa  k l’âge  de  20  ans,  pour  le  mariage  du 
roi,  lui  attira  un  présent  qu’il  n’attendait  pas,  et  le  détermina 
k la  poésie.  Sa  réputation  s’est  accrue  de  jour  en  jour,  et 
celle  des  ouvrages  de  Corneille  a un  peu  diminué.  La  raison 
en  est  que  Racine,  dans  tous  ses  ouvrages,  depuis  son 
Alexandre,  est  toujours  élégant,  toujours  correct,  toujours 
vrai,  qu’il  parle  au  cœur,  et  que  l’autre  manque  trop  souvent 
k tous  ces  devoirs.  Racine  passa  de  bien  loin  et  les  Grecs  et 
Corneille  dans  l’intelligence  des  passions,  et  porta  la  douce 
harmonie  de  la  poésie,  ainsi  que  les  grâces  de  la  parole,  au 
plus  haut  point  où  elles  puissent  parvenir. 

« Un  nombreux  parti  se  piqua  toujours  de  ne  pas  lui  rendre 
justice.  Mme  de  Sévigné  (1626-1696),  la  première  personne 
de  son  siècle  pour  le  style  épistolaire,  et  surtout  pour  conter 
des  bagatelles  avec  grâce,  croit  toujours  que  Racine  n'ira  pas 
loin.  Elle  en  jugeait  comme  du  café,  dont  elle  dit  qu’on  se 
désabusera  bientôt.  Il  faut  du  temps  pour  que  les  réputations 
mûrissent*. 

« La  singulière  destinée  de  ce  siècle  rendit  Molière  (1622- 
1673)  contemporain  de  Corneille  et  de  Racine.  Il  n’est  pas 
vrai  que  Molière,  quand  il  parut,  eût  trouvé  le  théâtre  abso- 

4.  On  a anssi  des  letlrea  souvent  Tort  remarquables  de  Mme  de  Maintenon. 
Lorsqu’elle  épousa  Louis  XIV,  elle  était  veuve  depuis  plus  de  vingt  ans  du 
poète  Scarrnn  (4  640-4660),  fort  célèbre  en  son  temps  pour  ses  œuvres  bur- 
lesques (VÉnéide  travestie,  le  Roman  comique).  Il  faut  laisser  de  côté  les 
romans  plus  volumineux  qu’intéressants  de  Mlle  de  Scudéri,  de  d'Urfé  et  de 
la  Calprenède;  mais  il  ne  faut  pas  oublier  le  fameux  hôtel  de  Rambouillet, 
qui  a exercé  une  considérable  influence  sur  les  lettres  françaises. 


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LES  ARTS,  LES  LETTRES  ET  LES  SCIENCES.  409 

lument  dénué  de  bonnes  comédies.  Corneille  loi-même  avait 
donné  le  Menteur;  et  Molière  n’avait  encore  fait  paraître  que 
deux  de  ses  chefs-d’œuvre,  lorsque  le  public  avait  la  Mère 
coquette  de  Quinault,  pièce  à la  fois  de  caractère  et  d’intrigue, 
et  même  modèle  d’intrigue.  Elle  est  de  1664;  c’est  la  première 
comédie  où  l’on  ait  peint  ceux  qu’on  a appelés  depuis  les  mar~ 
guis.  La  plupart  des  grands  seigneurs  delà  cour  de  Louis  XIV 
voulaient  imiter  cet  air  de  grandeur,  d’éclat  et  de  dignité 
qu’avait  leur  maître.  Ceux  d’un  ordre  inférieur  copiaient  la 
hauteur  des  premiers  ; et  il  y en  avait  enfin,  et  même  en 
.grand  nombre,  qui  poussaient  cet  air  avantageux,  et  cette 
envie  dominante  de  se  faire  valoir,  jusqu’au  plus  grand  ridi- 
cule. Ce  défaut  dura  longtemps.  Molière  l’attaqua  souvent;  et 
il  contribua  à défaire  le  public  de  ces  importants  subalternes, 
ainsi  que  de  l’affectation  des  précieuses,  du  pédantisme  des 
femmes  savantes,  de  la  robe  et  du  latin  des  médecins;  Molière 
fut,  si  on  ose  le  dire,  un  législateur  des  bienséances  du 
monde.  Je  ne  parle  ici  que  de  ce  service  rendu  à son  siècle  : 
on  sait  assez  ses  autres  mérites. 

« C’était  un  temps  digne  de  l’attention  des  temps  à venir 
que  celui  où  les  héros  de  Corneille  et  de  Racine,  les  person- 
nages de  Molière,  les  symphonies  de  Lulli,  toutes  nouvelles 
pour  la  nation,  et  (puisqu’il  ne  s’agit  ici  que  des  arts)  les 
voix  des  Bossuet  et  des  Bourdaloue  se  faisaient  entendre  à 
Louis  XIV,  à Madame,  si  célèbre  par  son  goût,  à un  Condé, 
à un  Turenne,  à un  Colbert,  et  à cette  foule  d’hommes  supé- 
rieurs qui  parurent  en  tout  genre.  Ce  temps  ne  se  trouvera 
plus  où  un  duc  de  la  Rochefoucauld,  l’auteur  des^Maximes, 
au  sortir  de  la  conversation  d’un  Pascal  et  d’un  Arnauld, 
allait  au  théâtre  de  Corneille. 

« Despréaux  (1636-1711)  s’élevait  au  niveau  de  tant  de 
grands  hommes,  non  point  par  ses  premières  satires,  car  les 
regards_de  la  postérité  ne  s’arrêteront  point  sur  les  Embarras 
de  Paris,  et  sur  les  noms  des  Cassagne  et  des  Cotin,  mais  il 
instruisait  cette  postérité  par  ses  belles  Épîtres,  et  surtout  par 
son  Art  poétique,  où  Corneille  eût  trouvé  beaucoup  à ap- 
prendre. 

«La  Fontaine  (1621-1695),  bien  moins  châtié  dans  son 


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CHAPITRE  XXIII. 


style,  bien  moins  correct  dans  son  langage,  mais  unique  dans 
sa  naïveté  et  dans  les  grâces  qui  lui  sont  propres,  se  mit,  par 
les  choses  les  plus  simples,  presque  à côté  de  ces  hommes 
sublimes. 

« H ne  s’éleva  guère  de  grands  génies  depuis  les  beaux 
jours  de  ces  écrivains  illustres  ; et,  à peu  près  vers  le  temps  de 
la  mort  de  Louis  XIV,  la  nature  sembla  se  reposer.  » 

La  philosophie  venait  d’être  renouvelée  par  Descartes 
(1596-1650),  moins  par  ce  qu’il  avait  élevé  que  par  ce  qu’il 
avait  détruit.  Son  système  est  tombé,  comme  tombent  succes- 
sivement tous  les  systèmes  philosophiques;  sa  méthode  sub- 
siste, c’est  l’arme  la  plus  redoutable  pour  abattre  l’erreur,  la 
plus  puissante  pour  découvrir  la  vérité.  Descartes  n’acceptait 
pour  vrai,  dans  l’ordre  des  sciences  morales  et  physiques,  que 
ce  qui  semblait  évident  à sa  raison  ; et  cette  évidence,  ü la 
plaçait  dans  l’irrésistible  autorité  du  témoignage  de  la  con- 
science*. C’est  ainsi  que,  dans  son  Discours  de  la  méthode 
(1697),  écrit  de  ce  style  net  et  clair  qui  allait  être  un  des 
caractères  de  la  prose  française  au  dix-septième  siècle,  et 
dans  ses  Méditations  (1641),  il  voulut  prouver,  avec  l’aide 
seul  du  raisonnement,  l’existence  de  Dieu,  la  spiritualité  et 
l’immortalité  de  l’âme,  la  liberté,  et  par  conséquent  la  resp<m- 
sabilité  de  l’homme.  Ses  principes  furent  adoptés  par  les 
esprits  les  plus  religieux  du  dix-septième  siècle  : ils  inspi- 
rèrent au  père  oratorien  Malebranche  (1638-1715)  son  admi- 
rable ouvrage  de  la  Recherche  de  la  vérité;  à Bossuet,  le 
Traité  de  la  connaissance  de  Dieu  et  de  soi-même;  à Fénelon, 
l’éloquente  Démonstration  de  Vexistence  de  Dieu.  Gassendi, 


■I.  Je  reironve  ce  jngemenl  dans  les  Studj  flosofid  (Milan,  18C4)  d’Au- 
snnio  Franchi,  an  des  hommes  les  plus  distingués  de  l'Ualie  conlemporaine  : 
« ....  La  docirine  de  Descartes  n'a  pu  échapper  au  sort  commun  des  théories 
métaphysiques.  Sa  méthode  au  contraire  est  devenue  la  condition  essentielle 
des  progrès  de  la  philosophie.  Elle  implique  trois  phases  : doute  préparatoire 
qui  délivre  l’esprit  de  ses  préjugés  et  de  ses  erreurs;  analyse  de  la  conscience 
pour  déterminer  l’objet,  la  valeur  et  ie.s  limites  de  la  connaissance  ; évidence 
de  la  pensée  pour  servir  de  critérium  suprême  à la  vérité  et  à la  certitude. 
Itans  ces  simples  principes  de  méthode  était  contenue  la  plus  vaste  et  la  plus 
profonde  réforme  philosophique  dont  le  monde  eût  été  témoin  depuis  la  mort 
de  Socrate.  » M.  de  Rémusal  dit  encore,  dans  sa  biographie  du  chancelier  : 
c Bacon  n’est  au  fond  qu’un  critique.  Descartes  est  un  créateur,  a 


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LES  ARTS,  LES  LETTRES  ET  LES  SCIENCES.  411 

au  contraire,  fut  un  opiniâtre  adversaire  de  Descartes,  dont  il 
combattit  le  système  des  idées  innées  pour  y substituer  celui 
des  idées  tirant  leur  origine  de  la  sensation. 

Pascal  (1623-1662),  autre  grand  esprit,  fut  aussi  un  grand 
écrivain  dans  ses  Lettres  provinciales  (1656)  contre  la  morale 
relâchée  des  jésuites,  et  dans  ses  Pensées,  fragments  d’un  ou- 
vrage qu’il  voulait  composer  sur  la  vérité  du  christianisme. 
On  verra  plus  loin  (p.  424),  ce  que  lui  et  Descartes  firent 
pour  les  sciences.  Malgré  ses  découvertes,  Pascal  est  moins 
un  génie  inventeur  comme  Descartes  qu'un  génie  critique  de 
la  plus  redoutable  puissance. 

A Pascal  il  faut  réunir  ses  amis,  les  pieux  solitaires  de  Port- 
Royal,  esprits  vigoureusement  trempés,  mais  quelque  peu 
étroits,  qui  fondèrent  au  sein  du  catholicisme  et  de  l’Église 
gallicane  une  secte  énergique  et  vivace  que  Louis  XIV  per- 
sécuta, et  qui  ranima  en  plein  dix-huitième  siècle  les  que- 
relles théologiques.  Les  principaux  docteurs  du  jansénisme 
étaient  le  Maistre  de  Sacy  (1612-1694),  qui  traduisit  la  Bible 
à la  Bastille,  où  les  jésuites  lefirent  garder  pendant  trois  ans; 
Antoine  Arnauld  (1612-1694),  dit  le  grand  Arnauld  et  dont 
la  vie  fut  une  perpétuelle  discussion  théologique  avec  les 
jésuites,  avec  les  protestants,  avec  Malebrauche;  Nicole 
(1625-1695)  est  connu  surtout  par  ses  Essais  de  morale;  Lan- 
celot par  ses  livres  d’éducation.  Bien  loin  de  ce  courant  d’idées, 
Bayle  et  la  Mothe  le  Vayer  continuaient  la  tradition  scep- 
tique de  Rabelais  et  de  Montaigne  que  Voltaire  allait  re- 
prendre. 

Il  faut  donner  un  souvenir  à nos  érudits,  à ces  laborieux 
esprits  qui  continuaient  à nous  révéler  l’antiquité,  ou  qui  es- 
sayaient de  débrouiller  le  chaos  de  nos  origines.  Leur  in- 
fluence sur  la  langue  est  petite  ou  nulle,  car  d’ordinaire  ce 
ne  sont  pas  des  écrivains  et  beaucoup  de  leurs  livres  sont  en 
latin,  mais  elle  est  grande  sur  les  idées,  car  le  passé  mieux 
compris  éclaire  le  présent  ; enfin  c’était  tout  un  ordre  de  vé- 
rités qu’ils  poursuivaient,  celles  de  l’histoire,  et  leurs  travaux 
nous  guident  encore.  Les  plus  grands  de  ces  savants  hommes 
furent  Casaubon,  Scaliger,  Saumaise,  du  Gange,  Baluze  et 
plusieurs  bénédictins  de  Saint-Maur. 


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CHAPITRE  XXIII, 


Tout  se  tient  dans  le  développement  intellectuel  d’un  peu- 
ple : quand  le  temps  des  grands  écrivains  est  venu,  celui  des 
grands  artistes  n’est  pas  loin.  Cette  sorte  de  contagion  mo- 
rale, qui  gagne  tous  les  esprits  d’élite  et  suscite  les  talents 
supérieurs,  agissait  trop,  au  dix-septième  siècle^  pour  que 
les  artistes  manquassent  au  rendez-vous  des  savants  et  des 
poètes. 

Il  y eut  alors  quatre  peintres  de  premier  ordre  ; Poussin, 
Lesueur,  Claude  Lorrain  et  Lebrun  ; un  admirable  sculpteur, 
Puget;  des  architectes  de  talent,  Mansart  et  Perrault;  enfin, 
un  musicien  habile,  Lulli. 

Poussin  vécut  longtemps  à Rome  et  eut  la  réputation  du 
plus  grand  peintre  de  son  temps  : il  l’a  gardée.  Malgré  son 
coloris  trop  sombre,  il  est  resté  le  chef  de  l’école  française 
pour  l’élévation  morale,  l’intérêt  dramatique,  la  richesse  et 
la  poésie  de  ses  compositions,  pour  cette  recherche  enfin  de 
l’idéal  qu’il  appelait  lui-même  « la  haute  déclaration  de  l’in- 
telligence ; » nous  ajouterons  aussi,  car  cela  n’est  point  étran- 
ger à l’art,  pour  la  dignité  de  sa  vie.  Il  méprisa  la  fortune, 
les  honneurs,  les  avances  des  grands,  et  s’enferma  avec  ses 
nobles  pensées  et  son  art,  comme  il  plaça  son  Diogène  au  mi- 
lieu de  la  plus  splendide  nature,  quand  il  fit  jeter  dédaigneu- 
sement, par  le  philosophe,  une  dernière  inutilité.  Lesueur, 
Lebrun  et  Mignard  peuvent  être  regardés  comme  ses  élèves, 
car  ils  reçurent  longtemps  ses  leçons  ou  ses  conseils.  Poussin 
était  des  Andelys,  en  Normandie,  et  mourut  à 72  ans  (1665). 
Lesueur  naquit  à Paris,  vécut  pauvre,  obscur,  et  mourut  à 
38  ans,  en  1655;  il  avait  peint,  pour  le  couvent  des  Char- 
treux, une  belle  suite  de  22  tableaux  représentant  la  vie  de 
saint  Bruno.  C’était  une  âme  douce  et  candide;  ses  peintures, 
toujours  gracieuses,  même  dans  les  sujets  les  plus  sévères, 
par  la  suavité  du  ton  et  la  débcatesse  du  pinceau,  expriment 
admirablement  les  sentiments  et  jusqu’aux  affections  les  plus 
intimes  des  personnages.  Tout  autre  était  son  émule  Lebrun, 
né  aussi  à Paris  deux  ans  plus  tard  (1619),  et  dont  le  talent, 
souvent  théâtral,  convenait  bien  mieux  à Louis  XIV.  Ce 
prince  le  nomma  son  premier  peintre,  et  le  chargea  de  déco- 
rer la  grande  galerie  de  Versailles  : il  y employa  quatorze 


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LES  ARTS,  LES  LETTRES  ET  LES  SCIENCES.  413 

ans.  Il  fut,  jusqu  à la  mort  de  Colbert,  l’arbitre,  et  comme  le 
dictateur  des  arts  en  France  j rien  ne  se  faisait  que  sur  ses 
dessins  et  d après  ses  avis,  et  on  trouve  son  influence,  et 
quelquefois  sa  main,  dans  tous  les  ouvrages  de  ce  temps.  Son 
dessin  était  mou  et  lourd,  l’expression  de  ses  figures  plutôt 
exagérée  que  vraie  ; il  n’avait  pas  l’éclatant  coloris  du  Titien, 
ni  le  naturel  et  la  grâce  de  Lesueur,  ni  l’élan  de  Rubens  ou 
la  profondeur  de  pensée  de  Poussin.  Cependant  c’est  un 
peintre,  et  le  premier  parmi  ceux  qui  se  placent  au  second 
rang.  Le  musée  du  Louvre  possède  ses  Batailles  d'Alexandre. 
On  lui  doit  la  fondation  de  l’école  française  à Rome,  où  les 
jeunes  artistes  qui  ont  remporté  au  concours  annuel  de  Paris 
ce  qu’on  appelle  le  grand  prix  de  Rome,  sont  envoyés  aux 
frais  du  gouvernement,  pour  achever  leurs  études  en  face  des 
chefs-d’œuvre  de  l’antiquité  et  des  grands  maîtres  italiens. 
A côté  de  ces  quatre  maîtres,  il  faut  une  place  pour  Philippe 
Champagne,  qui  a laissé  d’admirables  portraits  et  un  chef- 
d’œuvre,  l’Apparition  de  saint  Gervais  et  de  saint  Protais; 
pour  Mignard  (1610-1695),  qui  fut  le  rival  de  Lebrun  pen- 
dant quelque  temps,  à cause  de  sa  grande  fresque  du  Val- 
de-Grâce  ; mais  il  ne  l’est  pas  aux  yeux  de  la  postérité,  qui  a 
donné  le  nom  de  mignardise  à toute  aflectation  de  la  délica- 
tesse et  de  la  grâce. 

Claude  Gelée  dit  Lorrain,  né  en  Lorraine  en  1600,  mort 
à Rome  en  1682,  est  le  meilleur  paysagiste  français  et  un 
des  premiers  paysagistes  de  l’Europe.  C’est  le  peintre  de  la 
lumière.  On  peut  admirer  au  Louvre  la  richesse  de  son  style 
et  la  beauté  de  son  coloris  dans  les  dix  paysages  ou  marines 
que  notre  musée  possède  de  lui. 

Puget,  comme  Michel-Ange,  dont  il  avait  la  fierté  et  l’é- 
neigie,  fut  à la  fois  peintre,  architecte  et  sculpteur.  Il  naquit 
à Marseille  en  1622,  et  mourut  en  1694.  Il  sculpta  longtemps 
des  figures  en  bois  pour  la  poupe  et  les  galeries  des  vaisseaux 
de  Toulon,  remplit  Gênes  de  ses  chefs-d’œuvre,  et  fit  pour 
Louis  XIV  le  groupe  de  Persée  et  celui  de  Milon  de  Crotone. 
Ce  dernier  marbre,  où  la  chair  est  vivante,  pourrait  rivaliser, 
par  l’énergie  de  l’expression  et  la  vérité  du  dessin,  avec  ce 
que  l’antiquité  nous  a légué  de  plus  magnifique,  si  l’on  y re- 


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CHAPITRE  XXIII. 


trouvait  cette  noblesse  de  forme  que  l’artiste  ne  doit  jamais 
oublier,  même  lorsqu’il  ne  veut  représenter  que  la  force  ma- 
térielle. Le  puissant  athlète,  treize  fois  couronné  par  la  Grèce 
entière,  devait  montrer  sur  ses  traits  contractés  par  la  dou- 
leur le  souvenir  de  tant  de  victoires.  On  sent  trop  que  le 
grand  artiste  jouait  avec  le  marbre,  et  comme  il  le  dit  lui- 
même  € nourri  aux  grands  ouvrages,  il  nageait  lorsqu’il  y tra- 
vaillait, et  le  marbre  tremblait  devant  lui,  pour  grosse  que 
fût  la  pièce.  » Puget  avait  le  caractère  trop  indépendant  pour 
réussir  à Versailles.  H y vint,  y fut  bien  accueilli,  mais  reçut 
à peine  pour  son  Milan  la  somme  qu’il  avait  dépensée  pour  le 
faire.  11  ne  laissa  point  d’élèves;  Goysevox,  les  deux  Coustou, 
Girardon,  procèdent  d’un  autre  système  : ce  sont  plutôt  les 
sculpteurs  de  la  grâce,  les  maîtres  du  style  brillant  et  facile 
sans  élévation.  Les  Tuileries  ont  du  premier  Us  Chevaux  ai- 
lés qui  décorent  l’entrée  du  côté  de  la  place  de  la  Concorde  ; 
U Flûteur,  la  Flore  et  V Hamadryade  qui  sont  devant  le  châ- 
teau; de  Nicolas  Coustou,  la  Seine,  la  Marne,  im  berger 
chasseur  et  Jides  César;  de  Guillaume  Coustou,  Hippotnène 
et  Atalante;  les  chevaux  indomptés  qu’on  voit  à l’entrée  des 
Champ-Élysées  sont  du  même  artiste.  Girardon  a peuplé  Ver- 
sailles de  ses  ouvrages  ; le  mausolée  du  cardinal  de  Richelieu 
à la  Sorbonne  est  son  chef-d’œuvre.  Les  estampes  de  Callot, 
Nanteuil,  Audran,  ornent  dans  l’Europe  les  cabinets  de  ceux 
qui  ne  peuvent  avoir  des  tableaux. 

François  Mansart  oublia  l’élégance  et  la  grâce  de  la  Re- 
naissance pour  un  style  qu’il  croyait  majestueux,  et  qui  n’é- 
tait que  lourd.  U commença  le  Val-de-Grâce  et  bâtit  le  châ- 
teau de  Maisons,  près  de  Saint-Germain  en  Laye.  Il  inventa 
les  mansardes  qui  coupent  quelquefois  heureusement  la  sur- 
face trop  nue  des  combles,  mais  quelquefois  aussi  leur  ôtent 
de  la  légèreté.  Son  neveu  Jules  Hardouin  Mansard,  con- 
struisit Versailles,  Marly,  le  Grand-Trianon,  Saint-Cyr,  la 
place  Vendôme,  celle  des  Victoires  et  le  dôme  des  Invalides. 
C’est  un  génie  froid,  régulier,  qui  atteignit  presque  au  gran- 
diose, parce  que  Louis  XIV  ne  lui  ménagea  ni  la  place,  ni 
l’aident,  mais  qui  semble  manquer  d’inspiration  et  d’élé- 
gance, si  ce  n’est  dans  sa  belle  coupole  des  Invalides.  Claude 


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LES  ARTS,  LES  LETTRES  ET  LES  SCIENCES.  415 

Perrault  (1628-1680)  fut  médecin,  physicien,  grand  archi- 
tecte, et  eut  de  la  réputation,  malgré  Boileau.  Ses  plans,  pour 
la  façade  orientale  du  Louvre,  furent  préférés  à ceux  du  Ber- 
nin;  la  colonnade  est  de  lui.  Un  autre  artiste  de  génie,  le 
Nôtre  (1613-1700),  créa- l’art  des  jardins;  il  savait  en  faire 
la  plus  belle  décoration  des  châteaux.  A l’agréable,  l’agro- 
nome la  Quintinie  joignit  l’utile.  Louis  XIV  les  employa 
tous  deux,  et  leurs  noms  ont  mérité  d’être  joints  à ceux  des 
illustres  personnages  de  ce  grand  siècle. 

Le  Florentin  Lulli  vint  à 1 3 ans  à Paris,  et  fut,  avec  Qui- 
nault,  le  vrai  fondateur  de  l’opéra  en  France.  Sa  musique 
nous  paraît  froide  et  sans  caractère,  même  celle  d’église  où 
il  excellait.  Les  contemporains  en  jugeaient  autrement.  « Je 
ne  crois  point,  écrivait  Mme  de  Sévigné,  au  sortir  du  service 
pour  le  chancelier  Séguier,  qu’il  y ait  une  autre  musique* 
dans  le  ciel.  » 

Les  principaux  monuments  du  règne  de  Louis  XIV  sont  : 
le  Val-de-Grâce,  commencé  par  François  Mansart,  et  dont 
le  dôme,  d’une  coupe  élégante,  fut  décoré  ù l’intérieur  par 
Mignard  d’une  composition  qui  rappelle  de  loin  les  grandes 
peintures  murales  de  l’Italie,  le  collège  Mazarin  (aujourd’hui 
l’Institut),  bâti  par  l’architecte  Louis  Levau;  l’Observatoire, 
élevé  en  partie  sur  les  dessins  de  l’astronome  Picard  (1666); 
les  portes  Saint-Denis  et  Saint-Martin,  commencées  en  1670 
par  Blondel  et  son  élève  Bullet  ; les  Invalides,  œuvre  de  l’ar- 
chitecte Libéral  Bruant  (1674),  avec  cette  église  un  peu 
étroite  pour  le  dôme  majestueux  et  élégant  que  Jules  Mansart 
surmonta  d’une  flèche  si  hardie  ; la  place  du  Carrousel,  entre 
le  Louvre  et  les  Tuileries,  ainsi  nommée  d’un  carrousel  ma- 
gnifique qui  y fut  donné  en  1662;  la  place  des  Victoires  et 
la  place  Vendôme,  créées  ou  agrandies  pour  recevoir  les  sta- 
tues que  le  maréchal  de  la  Feuillade  et  l’hôtel  de  ville  de 
Paris  firent  ériger  à Louis  XIV,  à l’époque  du  traité  de  Ni- 
mègue. 

Dès  le  commencement  du  règne,  on  avait  travaillé  aux 
Tuileries.  Levau  éleva,  en  1664,  le  dôme  de  l’Horloge  qui 
complétait,  en  l’alour^ssant,  la  façade  de  l’ouest;  l’année 
suivante,  le  jardin  fut  réuni  au  château,  dont  une  rue  le  sé- 


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416 


CHAPITRE  XXIII. 


parait,  et  refait  sur  un  nouveau  plan  par  le  Nôtre  : il  s’éten- 
dit jusqu’aux  Ghamps-Élysées,  qu’on  planta  d’arbres  en  1570, 
en  même  temps  que  les  boulevards  du  nord,  emplacement 
des  anciens  fossés  de  la  ville. 

Il  y avait  davantage  à faire  pour  le  Louvre.  Sous  Louis  XIII, 
l’architecte  Lemercier  avait  terminé  la  façade  intérieure  de 
l’ouest  par  la  construction  du  dôme  de  l’Horloge  que  décorent 
les  huit  cariatides  colossales  de  Sarrazin.  H s’agissait  d’ache- 
ver le  chef-d’œuvre  de  Pierre  Lescot.  Colbert  mit  le  projet 
au  concours  entre  tous  les  artistes  de  France  et  d’Italie  ; les 
plans  du  médecin  Claude  Perrault  furent  adoptés.  Dès  1666, 
la  façade  extérieure  de  l’est  s’éleva  vis-à-vis  de  l’église  Saint- 
Germain  l’Auxerrois  : ce  fut  la  célèbre  colonnade  du  Louvre. 
En  même  temps,  la  façade  extérieure  du  sud,  du  côté  de  la 
rue  actuelle  de  Rivoli,  était  commencée.  Ces  grands  tra- 
vaux furent  d’abord  poussés  avec  activité  ; peu  à peu  on  les 
ralentit,  et  enfin  ils  furent  suspendus,  malgré  toutes  les  in- 
stances de  Colbert.  Le  roi  construisit  alors  Versailles. 

Versailles  n’avait  été  sous  Louis  XIII  qu’un  village  et  un 
rendez-vous  de  chasse.  Louis  XIV  voulut  en  faire  une  grande 
ville  et  un  palais.  Les  travaux,  entrepris  dès  1661,  furent 
confiés  en  1670  à Jules  Mansart,  et  continués  sans  interrup- 
tion jusqu’à  la  fin  du  règne.  Le  Nôtre , Lebrun  et  ses  élèves, 
surtout  Girardon,  continuèrent  à embellir  cette  royale  de- 
meure, trop  vantée,  qui  a coûté  250  millions  de  notre  mon- 
naie, et  où  l’on  ne  voit  nulle  part  la  France,  mais  partout 
le  roi. 

L’eau  manquait  à Versailles  : Louis  créa  à grands  frais  la 
machine  de  Marly,  due  au  génie  d’un  mécanicien  liégeois, 
Rennequin  Sualem,  et  achevée  en  huit  ans  (1675-1683). 
Elle  sembla  insuffisante , et  le  roi  songea  à détourner  la  ri- 
vière de  l’Eure,  pour  l’amener  à Versailles  par-dessus  les 
vallons  et  les  collines.  C’était  une  entreprise  gigantesque,  qui 
nous  reporte  au  temps  des  fastueuses  et  inutiles  constructions 
des  Pharaons.  10  000  soldats  furent  occupés  pendant  quelques 
années  à ces  travaux;  mais  les  maladies  pestilentielles,  et 
surtout  les  guerres  qui  suivirent,  forcèrent  de  les  suspendre, 
et  il  n’en  est  resté  que  d’immenses  et  inutiles  débris. 


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LES  ARTS,  LES  LETTRES  ET  LES  SCIENCES.  417 


A côté  de  Versailles,  le  roi  bâtissait  en  même  temps  le 


Grand-Trianon,  qui  fut  deux  fois  reconstruit  (1671-1703),  et 


418 


CHAPITRE  XXni. 


Marly  (1679),  qui,  suivant  Saint-Simon,  aurait  coûté  aussi 
cher  que  Versailles,  des  milliards,  qu’il  faut  réduire  à 40  mil- 
lions : c’est  déjà  bien  assez  pour  un  pied  à terre.  Enfin  les 
châteaux  de  Saint- Germain,  de  Fontainebleau,  de  Chambord, 
de  Saint-Cloud , de  Sceaux  étaient  agrandis , restaurés , em- 
bellis surtout  par  les  magnifiques  jardins  de  le  Nôtre. 

J’ai  parlé  ailleurs  des  grands  travaux  d’utiliié  publique  : 
les  ports , les  arsenaux , les  places  fortes  et  le  canal  du  Midi. 
Il  n’en  reste  pas  moins  une  disproportion  excessive  entre  les 
dépenses  faites  pour  les  fantaisies  du  roi  et  celles  qui  eurent 
pour  objet  les  intérêts  du  pays.  C’était  l’inévitable  conséquence 
d’un  régime  politique  qui  mettait  à la  discrétion  du  prince, 
sans  discussion,  sans  contrôle,  toute  la  fortune  publique. 


Lea  lettres  et  les  arts  dans  les  pays  r (rangers. 

En  Italie  décadence  littéraire,  comme  décadence  politique. 
La  poésie  italienne  est  bien  fade  dans  la  Secchia  rapita,  le 
Sceau  enlevé,  de  Tassoni  (1565-1656)  et  dans  V Adonis  de 
Marini  (1569-1625);  les  poésies  lyriques  de  Guidi  (1650- 
1712),  de  Filicaia  (1642-1707)  et  de  Manzo,  un  des  fonda- 
teurs de  l’Académie  des  GH  Oziosi  de  Naples,  ne  la  relèvent 
pas. 

Le  Portugal  avait  eu  au  siècle  précédent  un  grand  poète, 
Camoëns  (1517-1577),  le  chantre  des  Lusiades.  Il  s’en  tint 
là.  L’Espagne  venait  de  perdre  Ercilla  (1530-1600)  qui  avait 
chanté  lui-même  ses  exploits  et  ceux  de  ses  compagnons  au 
Chili , contre  les  Âraucans  Çl’Araucana  ) , mais  elle  avait  eu 
Lope  de  Vega  (1562-1635),  <pii  fit,  dit-on,  1800  pièces  de 
théâtre;  Calderon  (1600-1687),  chanoine  de  Tolède,  à qui  on 
en  attribua  1500,  et  l’immortel  auteur  de  Don  Quichotte, 
Michel  Cervantes  (1547-1616). 

L’Angleterre  se  présente  sans  crainte  avec  Shakspeare,  qui 
est  son  Corneille  et  son  Molière;  avec  Milton  (1608-1674), 
l’auteur  du  Paradis  perdu;  avec  Dryden,  le  poète  lauréat  de 
Charles  II,  qm  s’est  placé  à la  tête  des  auteurs  classiques  de 
son  pays,  mais  déshonora  son  talent  par  sa  vénalité  (1631- 
1701);  avec  Addison  (1672-1719),  auteur  d’une  des  meil- 


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LES  ARTS,  LES  LETTRES  ET  LES  SCIENCES.  419 

leures  tragédies  anglaises  après  celles  de  Shakspeare,  Caton 
d'Utique,  et  rédacteur  du  Spectateur;  avec  Pope  (1688-1744), 
écrivain  d’une  rare  élégance,  qui  traduisit  Homère,  fit  la 
Dunciade,  poème  satirique,  et  l’Essai  sur  l’homme,  où  se  re- 
trouve la  philosophie  de  Bolingbroke,  mais  qui  appartient  au 
siècle  suivant. 

L’Allemagne  est  dans  son  âge  de  fer  ; elle  ne  cite  que  le 
cordonnier  mystique  Jacob  Bœhme  (1575-1625),  et  Martin 
Opitz  (1597-1639),  qui  s’exerça  dans  tous  les  genres  littéraires 
et  a eu  une  assez  grande  influence  sur  la  langue  et  la  littéra- 
ture allemandes. 

L’histoire  ne  compte  pas  de  ces  grandes  compositions  qui 
ne  vieillissent  point  et  qu’on  relit  toujours.  L’Italie  a Pierre 
Sarpi,  dit  Fra  Paolo  (1552-1623),  l'historien  du  concile  de 
Trente;  Davila  (1576-1631),  qui  écrivit  une  Histoire  des 
guerres  civiles  de  France,  de  la  mort  de  Henri  II  à la  paix  de 
Vervins,  et  le  cardinal  Bentivoglio,  de  Ferrare  (1579-1641), 
auteur  d’une  Histoire  de  la  guerre  de  Flandre.  L’Angleterre 
cite  le  comte  de  Clarendon  (1608-1674),  grand  chancelier 
sous  Charles  II,  pour  son  Histoire  de  la  rébellion  (1641-1660), 
dont  le  titre  indique  l’esprit;  Whitelocke  (1603-1676),  au- 
teur de  Mémoires  intéressants  et  modérés  sur  la  révolution  ; 
le  négociateur  William  Temple  (1628-1698),  qui  fit  conclure 
la  triple  alliance  de  1668,  et  laissa  des  Mémoires  curieux  sur 
la  Hollande,  et  Burnet  (1643-1715),  le  fougueux  évêque  de 
Salisbury,  qui  donna  une  Histoire  de  la  réformaiion  d'Angle- 
terre et  une  Histoire  de  son  temps,  qui  sont  une  œuvre  de 
parti.  En  Espagne,  le  jésuite  Mariana  (1537-1624)  : Histoire 
d’Espagtu;  Herrera  (1559-1625)  : Histoire  des  Indes;  Solis 
(1610-1686)  ; Histoire  de  la  conquête  du  Mexique. 

Dans  la  philosophie  politique,  deux  grands  noms  se  pré- 
sentent : le  Hollandais  Hugues  de  Croot  ou  Hugo  Grotius 
(1583-1646),  dont  le  traité  De  jure  pacis  et  belli  fait  époque 
dans  le  droit  international,  et  le  Suédois  Samuel  Puffendorf 
(1632-1694),  qui  n’est  pas  moins  célèbre  par  son  livre  De  jure 
naturæ  et  gentium,  où  il  établit  la  morale  et  le  droit  sur  le 
principe  de  la  sociabilité  humaine. 

Dans  le  champ  de  la  philosophie  spéculative  l’Angleterre 


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420 


CHAPITRE  XXIII. 


dominerait  si  la  France  n’avait  Descartes  et  l’Allemagne  Leib-  ' 
nitz.  François  Bacon  (1561-1626),  qui  fut  ministre  sous  Jac-  [ 
ques  I",  fonda,  dans  le  Novum  Organum,  la  méthode  d’ob- 
servation et  d’expérience  qui  mène  à la  découverte  des  faits, 
et  la  méthode  d’induction  qui  mène  à la  découverte  des  lois 
de  la  nature.  C’est  en  marchant  dans  cette  voie  que  la  science 
moderne  a fait  tant  de  progrès.  Un  autre  Anglais , Thomas 
Hobbes  (1588-1680),  voulut  prouver,  dans  son  Léviathan, 
que  l’état  naturel  des  hommes  était  la  guerre,  et  qu’il 
leur  fallait  un  bon  despote  pour  les  empêcher  de  s’égorger. 
Gudworth  (1617-1688),  philosophe  spiritualiste,  expliqua  par 
l’hypothèse  d’un  médiateur  plastique  l’union  de  l’âme  et  du 
corps,  ce  qui  était  reculer  la  difficulté,  non  la  résoudre; 
Clarke,  autre  philosophe  spiritualiste,  ami  de  Newton,  discuta 
longtemps  par  lettres  contre  Leibnitz  et  laissa  un  Traité  de 
l’existence  de  Dieu  et  de  la  religion  naturelle  révélée. 

Trois  hommes  illustres  ont  une  place  à part  : le  juif  Spi- 
nosa,  d’Amsterdam  (1632-1677),  philosophe  panthéiste; 
l’Anglais  Locke  (1632-1704),  qui,  dans  son  Essai  sur  l’enten- 
dement, ne  donna  d’autre  origine  à nos  idées  que  la  sensa- 
tion et  la  réflexion;  enfin  l’universel  Leibnitz,  né  à Leipzig 
en  1646,  mort  en  1716 , qui  imagina,  pour  rendre  compte  de 
l’origine  des  idées,  le  système  des  monades,  substances  sim- 
ples, capables  d’action  et  de  perception,  expliqua  par  une 
harmonie  préétablie,  l’union  de  l’âme  et  du  corps,  repoussa, 
dans  sa  Théodicée,  les  attaques  de  Bayle  contre  la  Providence, 
et  conçut  le  projet  d’une  écriture  universelle. 

L’art  ne  se  maintient  pas  à la  hauteur  où  le  seizième  siècle 
l’avait  porté;  mais  si  les  artistes  sont  moins  grands,  il  sont 
plus  nombreux  et  plusieurs  écoles  se  disputent  la  préémi- 
nence. Le  premier  rang  n’appartient  pas  à la  France,  mais 
aux  deux  écoles  hollandaise  et  flamande,  représentées  par 
Rubens,  VanDyck,  Rembrandt,  le  vieux  et  le  jeune  Téniers  *. 


Rubeni,  de  Cologne  (<677-4  640),  appelé  par  Marie  de  Médicis  i Paris, 
orna  le  palais  du  Luxembourg  de  ses  peintures;  Autoine  Van  D;ck,  d’Anvers 
(t699-<64<),  fil  plus  de  soixante-dix  tableaux  d’histoire  et  un  nombre  infini 
de  portraits  {saint  Sébastien,  au  musée  du  Louvre,  saint  Augustin  en  extase, 
le  Couronnement  d'épines,  Jésus  élevé  en  croix)-,  Paul  Rembrandt,  de  Leyde 


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LES  ARTS,  LES  LETTRES  ET  LES  SCIENCES.  421 

La  seconde  suit  les  errements  habituels,  elle  fait  de  la  grande 
peinture  historique  ou  sacrée,  mais  la  première  inaugure  un 
genre  nouveau,  la  peinture  de  chevalet,  ces  petits  tableaux 
que  les  prix  des  enchères  font  aujourd’hui  si  grands.  D’où 
vient  ce  phénomène  ? C’est  que  le  culte  calviniste , foncière- 
ment iconoclaste,  interdisait  la  représentation  des  scènes  de 
la  Bible , et  l’austérité  protestante  les  fictions  de  la  fable  ; de 
même  que  les  mœurs  républicaines,  l’exiguïté  des  fortunes  et 
des  habitations,  détournaient  des  représentations  fastueuses 
qu’on  aime  dans  les  palais  des  grands.  Il  n’existe , pour  l’âge 
d’or  de  la  peinture  hollandaise,  le  dix-septième  siècle,  que 
sept  grandes  toiles,  dont  cinq  sont  au  musée  d’Amsterdam  et 
deux  au  musée  de  la  Haye.  Un  ciel  sombre  et  brumeux,  une 
vie  passée  au  foyer  domestique , retenaient  l’imagination 
comme  captive  sur  la  terre,  et  ils  n’eurent  d’autre  désir, 
d’autre  besoin  que  de  peintre  ce  sol  à demi  noyé  qui  avait 
sauvé  leur  indépendance,  ces  vastes  prairies,  ces  magnifiques 
troupeaux  qui  en  étaient  la  richesse  et  la  joie,  et  les  fêtes  de  la 
famille  ou  de  la  cité.  C’est  en  Hollande  que,  pour  la  première 
fois,  on  peignit  la  nature  telle  qu’elle  est,  et  non  pas  en  se  ser- 
vant d’elle  pour  faire  du  style  ou  lui  emprunter  des  motifs  de 
décoration.  L’école  italienne,  inférieure  aux  trois  précédentes 
par  l’idée  et  le  style,  ou  la  puissance  d’imitation,  cite  néan- 
moins avec  honneur  *,  maintenant  que  les  trois  Carrache  de 


(46U6-4674),  excella  dans  le  portrait,  les  intérieurs,  et  fut  aussi  un  habile 
graveur  {Tobie  et  sa Jamille,  etc.);  David  Téniers,  le  vieux,  d’Anvers  (4  582- 
4 649),  peintre  de  scènes  villageoises  et  d’intérieurs;  David  Téniers,  le  jeune, 
son  fils,  né  aussi  à Anvers  ((64  0-4  694),  qui  continua  son  père  : le  musée  du 
Louvre  a de  lui  l'Enfant  prodigue^  la  Tentatian  de  saint  Antoine,  la  Noce  du 
village,  etc.;  Jordaens,  d’Anvers  (4594-4678),  Jésus-Christ  au  milieu  des 
docteurs;  Gérard  Dow  (4  64  3-4  674) , qui  peint  admirablement  les  scènes  de  la 
vie  commune  et  de  la  nature  morte;  Wouwermans,  d’Harlem  (4820-4688), 
peintre  de  genre;  Ruysdaél,  d’Harlem  (1636-1684),  célèbre  paysagiste; 
Adrien  Van  Ostade,  de  Lubeck  (4640-4685),  peintre  d'intérieurs;  Paul  Potter 
(4625-4654),  peintre  d’animaux. 

4.  Guido  Rcni  (le  Guide),  de  Bologne  (4575-4642),  dont  on  cite  le  Cruci- 
fiement de  saint  Pierre,  un  saint  Michel  et  le  Martyre  de  saint  André;  Jean 
Lanfranc,  de  Parme  (4  584-4  647),  qui  excella  à peindre  des  coupoles  et 
grava  à l’eau-forte  la  Bible  de  Rapluièl;  François  Aibano  (l’Albane),  de  Bo- 
logne (4678-4660),  Bumommé  le  Peintre  des  Grâces,  l'Anaeréon  de  la  fu- 
ture [les  Amours  de  Fénus  et  d' Adonis,  la  Toilette  et  le  Triomphe  de  Vénus, 
les  Quatre  éléments)  ; Domenico  Zampieri,  dit  le  Dominiquin,  do  Bologne 

TEMPS  MODERNES.  2't 


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422 


CHAPITRE  XXIII. 


Bologne,  Paul  Véronèse  et  le  Tintoret  de  Venise  sont  morts, 
le  Guide,  l’Albane,  le  Dominicain,  le  Guerchin,  le  fougueux 
Salvator  Rosa  et  le  Bernin.  L’Allemagne  et  l’Angleterre  pro- 
duisent seulement  quelques  peintres  obscurs.  L’Espagne , au 
contraire,  compte  plusieurs  grands  noms,  Yélasquez,  Mu- 
rillo  et  Ribéra  ^ Nos  peintres  ont  des  rivaux  parfois  heureux, 
nos  sculpteurs  n’en  ont  pas.  Il  n’y  avait  guère  de  statuaire 
célèbre  en  Europe  que  le  Bernin,  dont  le  goût  maniéré  a 
exercé  une  fâcheuse  influence  sur  les  artistes  italiens. 


MM  «clenees  au  dlx-weptlèaie  siècle. 


Les  lettres  ont  une  patrie,  car  elles  reflètent  le  génie  na- 
tional et  celui  de  l’écrivain;  les  sciences  n’en  ont  pas.  Il  y a 
des  littératures  française,  italienne,  anglaise;  il  n’y  a partout 
qu’une  même  science  qui  reçoit  seulement,  ici  et  là,  nme  im- 
pulsion différente , selon  la  diversité  d’esprit  de  ceux  qui  tra- 
vaillent à la  pousser  en  avant.  La  distinction  de  nationalité 
n’est  plus  une  chose  de  nécessité,  mais  un  intérêt  tout  secon- 
daire. 

Si  la  science  diffère  peu  entre  les  pays  de  civilisation  à peu 
près  égale , elle  diffère  beaucoup  d’un  siècle  à l’autre.  L’anti- 
quité et  le  moyen  âge  avaient  pu  cultiver  avec  succès  les 
sciences  de  raisonnement,  mais  l’étude  du  monde  physique 
était  frappée  de  stérilité,  tant  que  les  vraies  méthodes  d’expé- 
rimentation n’étaient  pas  trouvées.  Et  elles  ne  pouvaient 
l’être  qu’après  qu’on  eut  acquis  la  confiance  que  l’univers  est 
gouverné  par  les  lois  immuables  d’une  sagesse  éternelle  et 


S4  5S4-<644),  ilëve  des  Corrache  (saint  André,  Communionde  saint  Jérôme, 
a Kierge  dn  rosaire.  Martyre  de  sainte  Agnès)  ; J.  Fr.  Barbiéri,  surnommé  le 
(luercJün,  c’esl-é-dire  le  Louche  (4  500-4666),  ^ui  peignit  plus  de  deux  cent 
cinquante  tableaux,  surtout  religieux,  et  le  d6me  de  la  cathédrale  de  Plai- 
sance; Salvator  Rosa  (4645-4673),  l’ami  de  Masaniello  (saint  Thomas,  une 
Bataille,  la  Pythonisse  d’Endor,  l'Ombre  de  Catilina)  ; le  cavalier  Bernin 
(4698-4080),  peintre,  statuaire  et  architecte. 

4.  Vélasquez,  de  Séville  (4  590-4660)  : on  cite  de  lui  la  Tunique  de  Joseph, 
le  Portrait  d’Olivarès,  le  Tableau  de  famille;  Esieban  Murillo,  également  de 
Séville  (4608-4  683),  dont  le  musée  du  Louvre,  dans  un  moment  d’engoue- 
ment, il  est  vrai,  a acheté  un  seul  tableau  GüOOOO  francs;  Joseph  Ribéra,  dit 
f Espagnolet  (4686-4656),  qui  se  plaît  é peindre  des  scènes  de  supplices. 


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LES  ARTS,  LES  LETTRES  ET  LES  SCIENCES.  423 

non  par  les  volontés  arbitraires  de  puissances  capricieuses. 
Alors  seulement  ou  n’accusa  plus  l’esprit  humain  de  témérité 
sacrilège  : 

« Gens  humana  mit  per  vetitum  nefas,  > 

parce  qu’il  cherchait  à pénétrer  les  secrets  de  la  création. 
L'alchimie , la  magie , l’astrologie , toutes  ces  folies  du  moyen 
âge  devinrent  des  sciences,  du  moment  que  l’homme  ne  s’ar- 
rêtant plus  aux  phénomènes  isolés,  s’efforça  de  saisir  les  lois 
mêmes  qui  les  produisent.  Ce  temps  commence  avec  Copernic, 
au  seizième  siècle  ; mais  ce  n’est  qu’au  dix-septième  que  la 
révolution  est  accomplie  et  triomphe  avec  Bacon  et  Galilée,  le 
premier  qui  en  a proclamé  la  nécessité  (voy.  p.  420),  le  second 
qui  par  ses  découvertes  en  démontre  les  bienfaits. 

La  méthode  nouvelle  n’ose  point  d’abord  s’étendre  à tout  le 
champ  de  nos  connaissances.  Elle  seconde  surtout  et  agrandit 
les  sciences  auparavant  cultivées , les  mathématiques  et  l’as- 
tronomie , excellente  et  forte  éducation  de  l’esprit  scientifique 
qui  éclatera  vers  la  fin  du  siècle  suivant  et  au  dix-neuvième, 
en  tant  de  merveilles. 

Quatre  hommes  sont  à la  tête  du  mouvement  scientifique 
du  siècle  ; 

Jean  Képler  du  Wurtemberg  (1571-1631),  qui  démontre  la 
vérité  du  système  de  Copernic , devine  l’existence  de  planètes 
inconnues,  et  trouve  les  lois  qui  servent  de  base  à l’astro- 
nomie moderne  ; 1"  les  carrés  des  temps  des  révolutions  pla- 
nétaires sont  proportionnels  aux  cubes  des  grands  axes;  2®  les 
orbites  planétaires  sont  des  ellipses  dont  le  soleil  occupe  un 
des  foyers;  3"  le  temps  employé  par  une  planète  à décrire 
une  portion  de  son  orbite,  est  proportionné  à la  surface  de 
l’aire  décrite  pendant  ce  temps  par  son  rayon  vecteur. 

Galilée,  de  Pise  (1564-1642),  qui  expia  en  1633,  dans  les 
prisons  de  l’Inquisition , la  démonstration  du  mouvement  de 
la  terre , découvre  les  lois  de  la  pesanteur  et  invente  le  pen- 
dule, la  balance  hydrostatique,  le  thermomètre,  le  compas  de 
proportion  et  ébauche  le  télescope  ; tandis  que  son  disciple , 
Torricelli,  de  Faenza  (1608-1647),  reconnaît  la  pesanteur  de 
l’air,  invente  le  baromkre,  et  perfectionne  les  lunettes. 


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424 


CHAPITRE  XXIII. 


L’Anglais  Newton  (1642-1727),  qui  découvre  le  calcul  infi- 
nitésimal , décompose  la  lumière , trouve  les  principales  lois 
de  l’optique  et  celles  de  la  gravitation  universelle,  c’est-à-dire 
l’explication  du  système  du  monde.  • 

Enfin  Leibnitz,  dont  j’ai  déjà  parlé  (p.  420),  et  qui  dispute 
à Newton  l’honneur  d’avoir  créé  le  calcul  différentiel. 

La  France  a Descartes  et  Pascal.  Le  premier  fit  faire  un 
pas  immense  à l’algèbre  en  inventant  la  notation  des  puis-' 
sauces  par  exposants  numériques,  et  à la  géométrie  des 
courbes,  ce  qui  lui  pennit  de  résoudre,  comme  en  se  jouant, 
des  problèmes  qu’on  croyait  insolubles.  Il  trouva  la  véritable 
loi  de  la  réfraction  ; il  crut,  avec  Galilée,  au  mouvement  de  la 
terre  autour  du  soleil  ; et  comme  les  erreurs  mêmes  du  génie 
sont  fécondes,  son  chimérique  système  des  tourbillons,  sui- 
vant lequel  le  soleil  et  les  étoiles  fixes  sont  le  centre  d’autant 
de  tourbillons  de  matière  subtile , qui  font  circuler  les  pla- 
nètes autour  d’eux , a été  le  germe  de  la  célèbre  hypothèse 
newtonienne  de  l’attraction.  Pour  Descartes  comme  pour 
Newton , le  problème  de  l’univers  physique  est  un  problème 
de  mécanique  ; et  Descartes  enseigna  le  premier,  sinon  la  so- 
lution, du  moins  la  vraie  nature  du  problème.  Pascal  avait, 
à douze  ans,  trouvé  seul  et  sans  livres  les  éléments  de  la  géo- 
métrie; à seize  ans,  il  composa  son  traité  Des  sections  coniques. 
Un  peu  plus  tard,  il  créa  le  calcul  des  probabilités,  démontra 
la  pesanteur  de  l’air  par  sa  fameuse  expérience  sur  le  Puy-de- 
Dôme,  imagina  le  baquet  et  peut-être  la  presse  hydraulique. 

Au-dessous  de  ces  grands  hommes  se  presse  une  foule  déjà 
nombreuse. 

Pierre  Fermât  (1601-1665),  conseiller  au  parlement  de 
Toulouse , h’a  rien  imprimé,  mais  fut  peut-êtrede  plus  puis- 
sant esprit  mathématique  de  ce  temps.  U partagea  avec  Des- 
cartes»la  gloire  d’avoir  appliqué  l’algèbre  à la  géométrie,  ima- 
gina la  méthode  de  maximis  et  de  minimis,  et,  en  même 
temps  que  Pascal,  créa  le  calcul  des  probabilités.  L’abbé 
Mariotte  (1620-1684)  reconnut  que  le  volume  d’un  gaz,  à 
une  température  constante,  varie  en  raison  inverse  de  la  pres- 
sion qu’ü  supporte.  Denis  Papin,  né  à Blois  en  1647,  créa,  ou 
perfectionna  plusieurs  machines  et  pensa  le  premier  à em- 


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LES  ARTS,  LES  LETTRES  ET  LES  SCIENCES.  4^5 

ployer  la  vapeur  d’eau  condensée  comme  force  motrice.  Il  fit, 
en  Allemagne,  sur  la  Fulda,  des  expériences  avec  un  véritable 
bateau  à vapeur,  qui  remontait  le  courant.  De  stupides  ma- 
riniers brisèrent  la  machine  du  grand  physicien , qui  mourut 
à Londres  dans  la  misère  (1710). 

La  géographie  fut  réformée  par  Nicolas  Sanson  (1600- 
1667)  et  par  Guillaume  Delisle  (1675-1726),  dont  les  cartes 
sont  encore  estimées  aujourd’hui.  Toumefort  (1656-1706) 
restaura  la  botanique  et  enrichit  le  Jardin  du  roi  de  plantes 
nouvelles,  qu’il  était  allé  recueillir  dans  un  voyage  au  Levant. 

Trois  étrangers,  que  Colbert  attira  en  France,  justifièrent 
par  leurs  travaux  les  faveurs  du  roi.  Le  Danois  Rœmer  déter- 
mina la  vitesse  des  rayons  solaires  d’une  manière  suffi- 
samment rapprochée  de  la  vérité;  le  Hollandais  Huygens 
découvrit  l’anneau  et  un  des  satellites  de  Saturne  ; l’Italien 
Dominique  Cassini  les  quatre  autres.  On  doit  encore  à Huy- 
gens l’invention  des  horloges  à pendule , et  à Cassini  les  pre- 
mières opérations  qui  devaient  servir  à mesurer  la  terre;  il  les 
exécuta  avec  l’abbé  J.  Picard,  professeur  d’astronomie  au 
Collège  de  France,  et  tous  deux  commencèrent,  en  1669,  la 
méridienne,  qui  fut  prolongée  plus  tard  jusqu’au  Roussillon. 
C’est  d’après  la  mesure  du  degré  donné  par  Picard  que  Newton 
put  enfin  calculer  la  force  qui  retient  la  lune  dans  son  orbite. 

La  Grande-Rretagne  a l’Ecossais  Jean  Napier  (1550-1617), 
l’inventeur  des  logarithmes,  et  Jacques  Grégory  (1633-1675), 
l’inventeur  du  télescope  à réflexion;  Harvey  (1578-1657), 
médecin  de  Jacques  I"  et  de  Charles  I",  qui  démontra,  en 
1628,  la  circulation  du  sang;  l’astronome  Halley,  de  Londres 
(1656-1742),  qui  donna  son  nom  à une  comète  dont  il  prédit 
le  retour,  le  chimiste  irlandais  Robert  Boyle  (1626-1691),  qui 
perfectionna  la  machine  pneumatique , et  contribua  à la  fon- 
dation de  la  Société  royale  de  Londres. 

La  Hollande  produisit  Huygens,  de  la  Haye  (1629-1695), 
et  le  médecin  Boerhaave  (1668-1738),  qui  décomposa  le  pre- 
mier tous  les  fluides  animaux.  La  Suisse  est  représentée  par 
les  deux  Bemouilli  : Jacques  (1654-1705),  qui  applique  un 
des  premiers  le  calcul  différentiel  et  intégral;  Jean,  son  frère 
(1667-1748),  profond  géomètre  et  physicien  distingué. 


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426 


CHAPITRE  XXIII. 


Ainsi  dans  ce  siècle,  Tltalie,  si  on  omet  Galilée  qu’elle  per- 
sécuta, et  r Allemagne,  si  l’on  place  à part  ses  deux  grands 
hommes,  Képler  qui  mourut  presque  de  misère,  et  Leibnitz, 
soBt  en  pleine  décadence  morale.  L’Espagne,  comme  un 
riche  ruiné  qui  n’a  gardé  de  sa  fortune  perdue  que  quelques 
joyaux  précieux,  montre  des  peintres  éminents  et  trois  fé- 
conds écrivains;  mais  les  pays  auxquels  ont  passé  la  force 
et  la  prépondératlce,  la  France  et  l’Angleterre,  ont  alors 
leur  grand  siècle  littéraire.  La  première  surtout  se  met  à 
la  tête  de  la  civilisation  moderne,  et,  pau*  la  supériorité  re- 
connue de  son  esprit  et  de  son  goût,  fait  accepter  de  l’Europe 
entière  le  pacifique  empire  de  ses  artistes  et  de  ses  écrivains. 


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CRÉATION  DE  LA  RUSSIE;  RUINE  DE  LA  SUÈDE.  427 


LIVRE  Vf. 

LE  DIX-HUITIÈME  SIÈCLE  ; GRANDEUR  DE  L’ANGLETERRE, 
DE  LA  RUSSIE  ET  DE  LA  PRUSSE. 


CHAPITRE  XXIV.  • 

CRÉATION  DE  LA  RUSSIE;  RUINE  DE  LA  SUEDE. 

Pierre  le  Grand  et  la  Russie  au  commencement  du  dix-septième  siècle; 
puissance  de  la  Suède;  Narva  et  Pultawa.  — Charles  XII  à Bender; 
traités  de  Prulh  (1711)  et  de  Nystadt  (1721).  — Second  Toyage  de 
Pierre  en  Europe  (1716);  Saint-Pétersbourg;  le  czar  chef  de  l’Eglise 
russe. 

Pierre  le  Cirend  et  1»  RuMle  an  commencemcat  du  dix» 
•eptième  alécle;  pulseance  de  la  Suède)  Narva  et  Pnl- 
tawa. 

Àu  même  moment  où  la  gnerre  de  la  succession  d’Es- 
pagne faisait  passer  la  prépondérance  dans  l’Europe  occi- 
dentale des  mains  de  la  France  à celles  de  l’Angleterre, 
une  autre  guerre  livrait  l’orient  de  l’Europe  à la  Russie  et 
précipitait  la  Suède  du  haut  rang  que  (jrustave-Adolphe  et 
Charles  XI  lui  avaient  donné. 

Ce  chapitre  devrait  avoir  pour  titre  : comment  une  domi- 
nation s’écroule,  comment  une  domination  s’élève.  Les  deux 
noms  de  Charles  XII  et  de  Pierre  !•'  marquent,  en  effet,  la 
chute  de  la  Suède  et  l’avénement  de  la  Russie  parmi  les 
grandes  puissances  européennes. 


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428 


CHAPITRE  XXIV. 


Vers  la  fin  dn  dix-septième  siècle,  la  Russie  comprenait 
déjà  un  immense  territoire  qui  s’étendait  de  la  mer  Glaciale 
à la  mer  Caspienne.  Ses  habitants,  relégués  aux  confins  de 
l’Europe  et  de  la  civilisation,  semblaient  à peine  des  hommes 
aux  rares  marchands  anglais  ou  hollandais  qm  trafiquaient 
dans  leur  pays.  Mais  la  servile  abjection  du.  paysan  devant 
les  nobles  et  des  nobles  devant  le  czar,  mettait  aux  mains  de 
de  celui-ci  un  instrument  redoutable  : le  despotisme.  Dès 
le  temps  de  Colbert,  le  savant  Huet,  évêque  d’Avranches, 
disait  : « S’il  s’élevait  quelque  jour  parmi  eux  un  prince  qui 
façonnât  leur  esprit  féroce  et  leurs  mœurs  âpres  et  insocia- 
bles, et  qui  se  servît  utilement  de  leur  multitude , cette  nation 
deviendrait  formidable  à ses  voisins.  » Pierre  le  Grand 
accomplit  la  prédiction  de  l’évêque. 

Lorsque  Fédor  III,  l’aîné  des  fils  d’Alexis,  mourut  en 
1682,  le  titre  de  czar  fut  partagé  entre  ses  deux  frères,  Ivan 
et  Pierre;  mais  l’autorité  resta  aux  mains  de  leur  sœur 
Sophie.  En  1687,  Pierre,  arrivé  à l’âge  de  17  ans,  réussit  à 
confiner  cette  princesse  ambitieuse  dans  un  couvent,  et  dé- 
cida son  frère , pauvre  infirme,  à peu  près  aveugle  et  muet, 
à se  démettre  du  pouvoir.  C’était,  guidé  par  le  Génevois  Le- 
fort,  qu’il  avait  préparé  et  accompli  cette  révolution.  Lefort 
lui  vantait  sans  cesse  les  arts  de  l’Europe  et  l’autorité  de  ses 
rois,  l’oi^anisation  de  leurs  armées  et  de  leurs  flottes,  Pierre 
voulut  avoir,  lui  aussi,  une  marine,  une  armée. 

Dans  l'impatience  d’essayer  ses  forces  naissantes  et  de 
s’approcher  de  cette  mer  Noire  où  il  rêvait  déjà  d’avoir  une 
flotte  puissante,  il  déclara,  en  1695,  la  guerre  à la  Turqjjip. 
Elle  ne  fut  point  brillante,  bien  qu’il  eût  pris  Azof  (1696). 
Il  sentit  que,  pour  réussir  dans  ses  projets,  il  fallait  qu’il 
s’initiât  lui-même  aux  secrets  de  la  civilisation  européenne; 
et  il  alla  visiter  les  nations  policées  de  l’Occident.  En  1697, 
il  quitte  Moscou,  se  rend  en  Hollande,  à Saardam,  et  là, 
pendant  plusieurs  mois,  sous  le  nom  de  Pierre  Micbaeloff, 
et  généralement  appelé  par  ses  compagnons  Peterbaas  (maî- 
tre Pierre),  travaillant  comme  un  simple  ouvrier  du  chantier, 
il  apprend  l’art  de  construire  un  vaisseau,  de  le  lancer,  de 
le  gréer,  de  le  gouverner,  et  il  envoie  dans  ses  États  une 


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CEIÉATION  DE  LA  RUSSIE;  RUINE  DE  LA  SUÈDE.  429 

colonie  d'artisans,  de  marins,  d’ingénieurs,  d’ouvriers  de 
toute  espèce.  Il  va  ensuite  étudier  l’Angleterre  et  son  industrie, 
l’Allemagne  et  son  organisation  militaire.  A Vienne*  il  ap- 
prend une  révolte  des  strélitz,  corps  redoutable  qui  rappelait 
les  prétoriens  de  Rome  et  les  janissaires  de  Turquie.  Pierre 
avait  déjà  failli  être  leur  victime  en  1682.  Cette  fois,  c’était  la 
princesse  Sophie  qui  les  soulevait  du  fond  de  son  cloître  pour 
ressaisir  le  pouvoir.  Pierre  accourt,  fait  pendre  ou  rouer 
2000  des  mutins,  en  fait  décapiter  5000  autres,  et,  armé 
d’une  hache,  remplit  lui-même  l’office  de  bourreau.  Pendant 
plus  d’un  mois,  il  tua  ainsi  de  sa  main,  et  chaque  jour  davan- 
tage (1698).  Plus  tard  il  se  faisait  amener  encore,  durant  ses 
orgies,  des  strélitz  tirés  de  prison,  et  montrait  son  adresse 
en  abattant  leurs  têtes.  Le  corps  fut  aboli  sans  résistance. 
Une  révolte  d’anciens  strélitz,  à Astrakan,  en  1705,  et  une 
autre  des  cosaques  du  Don,  à Azof,  furent  vite  réprimées.  Le 
czar  fit  aux  cosaques  le  même  honneur  qu’aux  strélitz  ; 84  de 
leurs  chefs  envoyés  à Moscou,  périrent  de  sa  main. 

Lefort  est  mort  en  1699,  le  czar  continue  les  réformes.  Il 
organise  des  régiments  sur  le  modèle  de  ceux  qu’il  a vus  en 
Allemagne  : exercices  réguliers,  vestes  courtes  et  uniformes. 
U astreint  les  fils  des  boyards  à servir  comme  soldats  ou  ma- 
telots avant  d’être  officiers.  Il  fait  traduire  des  livres  étrangers 
traitant  du  génie  et  de  l’artillerie,  et  fonde  une  école  sous  le 
nom  d’école  des  cadets  de  marine,  d’autres  pour  les  mathé- 
matiques et  l’astronomie.  H dote  Moscou  d’un  hôpital.  U 
établit  de  verste  en  versto  (1068  mètres)  des  poteaux  peints 
pour  guider  les  voyageurs  et  les  marchands,  et  il  fait  com- 
mencer le  canal  de  jonction  entre  le  Don  et  le  Volga.  Mais 
il  oublie  que  le  commerce  ne  prospère  que  là  où  il  n’a  rien 
à craindre  des  caprices  d’nn  pouvoir  ombrageux  ou  avide.  Ce 
goût  pour  les  choses  de  l’Europe,  il  le  pousse  jusqu’à  la  ma- 
nie, et  la  cour  adopte  de  nouveaux  usages,  mais  le  peuple 
les  repousse.  Des  modèles  de  justaucorps  étaient  pendus  aux 
portes  des  villes,  et  on  coupait  la  barbe  et  les  robes  à qui  ne 
payait  pas  l’impôt  fixé  pour  les  défenseurs  obstinés  des  an- 
ciennes coutumes. 

Afin  d’encourager  le  mérite  par  la  distinction,  il  fonde,  à 


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CHAPITRE  XXIV. 


l’exemple  des  autres  nations  de  l’Europe,  un  ordre  de  che- 
valerie : celui  de  Saint- André.  Pour  faciliter  ses  rapports 
avec  les  peuples  de  l’Occident,  il  fixe,  par  un  décret,  le  com- 
mencement de  l’année  au  premier  janvier,  au  lieu  du  pre- 
mier septembre  (1699).  Mais  ce  n’était  qu’une  demi-réforme  : 
en  n’adoptant  pas  le  calendrier  grégorien,  l’année  russe  s’est 
mise  en  retard  de  douze  jours  sur  la  nôtre. 

Pierre  était  occupé  à ces  réformes,  et,  montrant  à ses  nai- 
nistres,  à ses  généraux  les  pays  successivement  illustrés  par 
les  arts  et  la  gloire,  leur  disait  : « Notre  tour  est  venu,  si 
vous  voulez  seconder  mes  desseins  et  joindre  l’étude  à l’obéis- 
sance, » lorsqu’un  nouvel  horizon  s’ouvrit  à lui. 

Un  gentilbonune  livonien,  Reynold  Patkul,  arrivait  alors  à 
la  cour  de  Moscou.  Il  avait  été  condamné  à mort  en  169Ü, 
pour'  avoir  réclamé  le  rétablissement  des  privilèges  de  son 
pays,  détruits  par  le  roi  de  Suède,  au  mépris  des  traités.  Ré- 
fugié d’abord  auprès  du  roi  de  Pologne  Auguste  U,  il  venait 
remettre  le  soin  de  sa  vengeance  aux  mains  du  czar.  Pierre 
n’hésita  pas  à l’accepter  ; les  réformes  n’étaient  pour  lui  qu’un 
moyen,  le  but  était  la  grandeur  de  la  Russie,  et  il  ne  pouvait 
l’atteindre  que  par  l’abaissement  de  la  Suède. 

Depuis  la  paix  de  Westphalie,  la  Suède  avait  eu  la  supré- 
matie dans  le  nord  de  l’Europe.  Elle  tenait  les  embouchures 
dé  tousles  fleuves  allemands,  du  Wéser,  de  l’Elbe,  de  l’Oder; 
et,  comme  elle  possédait  la  Poméranie,  la  Livonie,  l'Esthonie, 
ringrie  et  la  Carélie  avec  la  Finlande,  la  mer  Baltique  était 
un  lac  suédois.  Mais  cette  brillante  position  était  menacée. 
Tous  les  peuples  voisins  avaient  ou  à se  faire  jour  ou  à ré- 
parer d’anciennes  défaites.  La  Russie  ne  pouvait  devenir  une 
paissance  européenne  qu’en  occupant  le  golfe  de  Finlande,  et 
la  maison  de  Brandebourg  désirait  rejeter  hors  de  l’Allemagne 
les  intrus  qui  en  occupaient,  à sa  portée,  une  si  bonne  part. 
Le  Danemark  avait  de  semblables  désirs,  et  l’électeur  de 
Saxe,  roi  élu  de  Pologne,  souhaitait  une  guerre  pour  se  don- 
ner le  droit  de  garder  des  troupes  saxonnes  dans  ce  royaume, 
qu’il  eût  voulu  rendre  héréditaire.  , 

Charles  XI,  le  plus  grand  roi  de  la  Suède  depuis  Gustave- 
Adolphe,  était  mort,  laissant  le  trône  à un  jeune  prince  de 


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CRÉATION  DE  LA  RUSSIE;  RUINE  DE  LA  SUÈDE.  431 

dix-hait  ans.  Aussitôt  la  coalition  se  forme  (1699)  : les  Bosses 
de  Pierre  le  Grand  entrent  dans  l’Ingrie  ; les  Saxons  d’Au- 
guste U dans  la  Livonie,  les  Danois  de  Frédéric  III  dans  le 
Holstein,  dont  le  duc  est  beau-frère  de  Charles  XII. 

Le  nouveau  roi  de  Suède  n’était  pas  un  grand  prince,  mais 
ime  âme  héroïque  à qui  il  n’a  manqué  qu’un  peu  de  sagesse 
pour  faire  de  grandes  choses.  Il  s’était  nourri  de  la  lecture  de 
Quinte  Gurce,  et  ne  souhaitait  rien  tant  que  de  ressembler  au 
héros  macédonien.  « Il  n’était  pas  Alexandre,  mais  il  aurait 
été  le  premier  soldat  d’Alexandre.  » 

A la  nouvelle  de  la  coalition,  loin  de  s’étonner  et  de  craindre, 
il  s’arme  rapidement  et  part  pour  défendre  ses  provinces  atta- 
quées par  le  Darius  moscovite.  Il  commence  par  le  Dane- 
mark, débarque  dans  l’ile  de  Seeland,  et  court  tout  droit  à 
Copenhague,  qu’il  menace  d’un  bombardement.  Le  Danois, 
effrayé,  implore  la  paix  et  se  hâte  de  signer  le  traité  de  Tra- 
venthal  (18  août  1700).  En  six  semaines,  il  avait  été  mis  hors 
de  combat. 

Déjà,  les  Saxons,  conduits  par  Patkul,  avaient  levé  le  siège 
de  Riga  sur  les  représentations  de  la  Hollande.  Charles  XH 
court  aux  Russes  et  arrive  sous  les  murs  de  Narva  avec 
8000  hommes,  en  face  d’une  armée  dix  fois  plus  nombreuse.  ' 
Mais  le  czar  a quitté  le  camp,  les  généraux  ne  s’entendent  pas, 
et  n’inspirent  aux  soldats  aucune  confiance.  R suffit  aux 
Suédois  de  quelques  heures  pour  culbuter  cette  cohue  de  bar- 
bares (30  novembre).  Charles  XII  renvoie  ses  prisonniers 
qu’il  méprise  et  marche  contre  les  Saxons,  qu’il  trouve  re- 
tranchés derrière  la  Dwina.  Ils  n’en  sont  pas  moins  battus,  et 
perdent  Mittau  et  la  Gourlande  (juillet  1701). 

Jamais  la  guerre  ne  s’était  faite  avec  une  plus  foudroyante 
rapidité.  Malheureusement,  Charles  XII  ne  sut  pas  profiter 
de  l’occasion  pour  conclure  une  paix  glorieuse,  que  le  chan- 
celier Oxenstiem  lui  conseillait,  ni  reconnaître  lequel  de  ses 
deux  ennemis  était  le  plus  redoutable  : trompé  par  le  facile 
succès  de  Nar^  il  conçut  pour  l’empire  russe  et  même  pour 
Pierre  le  GraW un  mépris  qui  fut  la  cause  de  ses  revers.  Il 
résolut  de  détrôner  Auguste;  et,  laissant  quelques  mille 
hommes  pour  surveiller  les  Russes,  il  pénétra  en  Pologne 


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432 


CHAPITRE  XXIV. 


(1702).  H y perdit  cinq  ans  à remporter  de  stériles  victoires. 
Pour  en  finir,  il  envahit  la  Saxe.  Auguste  II,  alors,  céda,  et, 
par  le  traité  d’Altranstadt,  renonça  formellement  à la  cou- 
ronne de  Pologne  en  faveur  de  Stanislas  Leczinski,  le  protégé 
du  roi  de  Suède  (1706). 

Charles  XII  se  trouve  alors  l’arbitre  de  l’Europe.  Le  mo- 
ment était  solennel  : s’il  se  jetait  sur  l’Allemagne,  et  prenait 
à revers  la  coalition  qui  attaquait  la  France,  les  conséquences 
d’une  telle  diversion  étaient  incalculables  : aussi  Malborough 
vint-il  lui-même  à Altranstadt  négocier  avec  le  roi  de  Suède. 
Charles  exigea  de  Joseph  P'  une  multitude  de  concessions  et 
de  réparations  ; l’empereur  accorda  tout.  Les  alliés  respirè- 
rent, quand  Charles  XII,  quittant  la  Saxe,  se  dirigea  vers 
l’Orient.  U commençait  enfin  à s’inquiéter  des  progrès  de  la 
Russie.  Pendant  qu’il  guerroyait  en  Pologne  pour  le  vain 
honneur  de  faire  un  roi,  Pierre  le  Grand  avait  réorganisé  son 
armée  et  battu  près  deDerpt  7000  Suédois  (septembre  1701). 

L’année  suivante,  il  conquit  l’Ingrie,  où,  pour  être  maître 
du  lac  Ladoga  et  de  la  Néva,  il  augmenta  les  fortifications  de 
la  place  suédoise  de  Noteborg,  qu’il  appela  Schlusselbourg, 
ou  le  fort  de  la  Clef,  disant  que  cette  clef  lui  ouvrirait  les 
pays  ennemis.  Ses  troupes  s’aguerrissaient,  les  officiers  se 
formaient,  et  une  suite  de  succès  peu  brillants  mais  solides 
(prise  de  Derpt,  de  Narva  et  de  Mittau),  donnait  aux  uns  et 
aux  autres  la  confiance  nécessaire  pour  affronter  les  terribles 
soldats  du  héros  suédois. 

Décidé,  enfin,  après  tout  ce  temps  perdu  en  Pologne  et  en 
Saxe,  à arrêter  les  progrès  d’un  ennemi  qu’il  avait  trop  mé- 
prisé, Charles  traversa  rapidement  la  Saxe  et  la  Pologne, 
chassant  devant  lui  les  Russes  aventurés  sur  le  territoire  po- 
lonais, passa  sur  la  glace  la  Bérézina  (1708),  et  entra  à 
Mohilew.  Il  n’avait  pas  de  plan  ; d’abord,  il  sembla  résolu  à 
marcher  sur  Moscou,  tandis  qu’un  de  ses  généraux,  Lubec- 
ker,  attaquerait  la  capitale  naissante  de  la  Russie,  Saint- 
Pétersbourg.  Avec  un  peu  de  prudence,  cettynarche  pouvait 
réussir,  et  Pierre  eût  été  contraint  d’accept^7  dans  Âloscou 
dompté,  la  paix  qu’il  avait  plusieurs  fois  demandée.  Mais, 
arrivé  à Smolensk,  il  abandonne  la  route  de  Moscou  et  se  di- 


I 

f 

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CRÉATION  DE  LA  RUSSIE;  RUINE  DE  LA  SUÈDE.  433 

rige  vers  le  sud.  Devant  lui  il  voit  fuir  Schérëmétoff,  le  plus 
haJbile  général  du  czar,  et  il  le  poursuit.  Schérémétoff  dévaste 
tout  dans  sa  retraite,  détruit  les  fourrages,  brûle  les  maga. 
sins,  désole  les  campagnes  pour  affamer  l’ennemi.  Charles  5QI, 
perdu  au  milieu  des  déserts,  continue  cependant  d’avancer  : 
il  compte  sur  un  soulèvement  des  Cosaques  de  l’IIkraine  pour 
couper  la  retraite  à Schérémétoff. 

Il  avait  conclu  xme  alliance  avec  leur  hetmann,  Mazeppa. 
Par  malheur,  l’armée  s’égara  dans  l’inextricable  marais  de 
Pinsk,  et  Charles  arriva  trop  tard  au  rendez-vous.  Le  czar 
avait  eu  le  temps  de  battre  Mazeppa,  et  l’hetmann  n’amena  ' 
au  roi  qu’une  poignée  d’hommes  (1708).  Charles  XII  comp- 
tait au  moins  sur  Lewenhaupt,  qui  approchait  avec  16  000 
hommes  et  d’immenses  approvisionnements.  Le  czar  se  jeta 
entre  le  roi  et  son  lieutenant.  Lewenhaupt,  attaqué  près  de  la 
Soja,  affluent  oriental  du  Dniéper,  par  60  000  hommes,  ré- 
sista héroïquement,  et,  après  cinq  engagements  meurtriers, 
fut  contraint  de  mettre  le  feu  aux  7000  chariots  qu’il  escor- 
tait; il  ne  rejoignit  l’armée  qu’avec  5000  hommes,  laissant 
aux. mains  du  czar  44  drapeaux.  « Cette  victoire,  dit  Pierre, 
fut  la  mère  de  celle  de  Pulta^a»  > Dans  le  même  temps, 
Apraxin  battait  un  corps  suédois  dans  l’Ingrie.  Survint  le  ter- 
rible hiver  de  1709  : en  une  seule  marche  2000  soldats  tom- 
bèrent morts.  L’armée  perdit  la  moitié  de  son  effectif. 

Pierre  le  Grand  manœuvrait  cependant  avec  autant  d’habi- 
leté que  de  prudence  pour  enfermer  les  Suédois  en  Ukraine, 
Charles  XII  essaya  vainement  de  se  faire  jour  par  des  atta- 
ques partielles  : ses  détachements  forent  battus.  Il  prit  alors 
le  parti  d’assiéger  Pultawa,  dont  le  czar  avait  fait  son  maga- 
sin : la  ville  n’avait  que  des  murs  de  terre;  mais  les  Russes 
y jetèrent  des  renforts.  Pierre  le  Grand  arriva  lui-même,  à la 
tête  de  70  000  hommes,  et  se  retrancha  dans  une  position  for- 
midable. Charles,  après  avoir  perdu  plus  de  deux  mois  à ce 
siège,  n’avait  d’autre  ressource  que  de  livrer  bataille.  Malgré 
toute  la  valeuB^e  ses  soldats , il  fut  vaincu , son  armée 
prise  ou  détruite^ui-même  s’enfuit  en  Turquie  avec  500  che- 
vaux (1709). 

TEMPS  MODERNES. 

/ 


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434 


CHAPITRE  XXIV. 


Ck«rle«.XVI  k Beader;  traité*  de  Pmth  (dVdC) 

^e«  de  Syatadt  («*»«). 

Cette  victoire  renversa  la  puissance  de  la  Suède,  et  fit  pas- 
ser à la  Russie  la  suprématie  dans  le  nord  de  l’Europe.  Le 
czar  qui,  à Pultawa,  s’était  battu  comme  un  soldat,  sut  pro- 
fiter de  sa  victoire  en  habile  général  : il  s’empara  de  la 
Carélie,  de  la  Livonie,  de  l’Estbonie,  et  appela  aux  armes 
tous  ceux  que  Charles  avait  vaincus.  Le  roi  de  Danemark 
, se  jeta  sur  la  Scanie  et  Auguste  II  rentra  en  Pologne.  Le  Di- 
van s’alarma  de  voir  grandir  si  vite  une  puissance  née  d’hier; 
il  céda  aux  instances  du  roi  de  Suède,  déclara  la  guerre  à la 
Russie,  et  le  grand  vizir  Méhémet-Baltezy  franchit  le  Da- 
nube. Le  czar,  appelé  par  les  hospodars  de  Moldavie  et  de 
Valachie,  accourut  au-devant  des  Turcs,  mais  ne  put  défen- 
dre le  passage  du  Pruth,  et  se  [trouva,  avec  ses  40  000  hom- 
mes, sans  vivres  ni  munitions,  enveloppé  par  150000  enne- 
mis. La  czarine  Catherine,  jeune  Livonienne,  veuve  d’-  a 
dragon  suédois,  prise  par  les  Russes  en  1702,  dans  Marien- 
bourg,  et  que  le  czar,  séduit  par  sa  beauté  et  son  esprit,  avait 
épousée,  le  sauva  en  ouvrafrd’feUe-même  des  négociations 
avec  le  grand  vizir,  qui  se  laissa  gagner.  Le  czar  rendit  Azof; 
par  la  destruction  du  port  de  Taganrog,  il  renonça  à s’ouvrir 
la  mer  Noire  ; il  s’engagea  aussi  à faire  sortir  ses  troupes  de 
Pologne,  et  à ne  plus  se  mêler  aux  affaires  de  cette  républi- 
que. Charles,  par  ce  traité,  était  ime  seconde  fois  vaincu.  Il 
s’obstina,  pendant  trois  ' ans,  à rester  en  Turquie,  faisant 
jouer  mille  ressorts  afin  d’armer  le  sultan  contre  le  czar.  H 
ne  put  réussir.  Fatigué  de  ses  intrigues,  le  Divan  voulut  le 
contraindre  à quitter  le  territoire  ottoman.  Charles  XII  s 
défendit,  à Bender,  avec  ses  domestiques  et  ses  officiers  con- 
tre 15  000  hommes.  Quand  il  se  décida  à partir,  en  1714, 
il  était  trop  tard. 

Il  avait  inutilement  dépensé  trois  années|à  ces  héroïques 
équipées,  et,  pendant  ce  temps,  la  Suède  l^t  perdu  toutes 
ses  provinces  extérieures.  En  vain  Steinboch  avait,  en  1709, 
détruit  l’armée  danoise  près  d’Helsingborg  ; il  fut,  malgré 


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CRÉATION  DE  LA  RUSSIE;  RUINE  DE  LA  SUÈDE.  435 

une  nouvelle  victoire,  contraint  de  capituler  dans  Tonningen, 
à l’embouchure  de  l’Eyder  (1713);  Pierre  envoya  dans  la  Po- 
méranie Menscbikoff,  garçon  pâtissier  qu’il  avait  fait  général 
et  prince,  et  qui  le  méritait;  et,  avec  la  flotte  qu’il  avait  créée, 
il  gagna  lui-même,  près  des  îles  d’Aland,  sur  les  Suédois, 
vieux  maîtres  de  cette  mer,  une  bataille  navale  qui  lui  donna 
la  Finlande.  Le  roi  de  Danemark  vendit  à Geoig;e  I*',  roi 
d’Angleterre,  Brême  et  Verden  dont  il  s’était  saisi.  Le  roi  de 
Prusse  se  fit  livrer  Stettin  et  la  Poméranie.  Les  dépouilles 
de  la  Suède  étaient  à l’encan. 

C’est  à ce  moment  que  Charles  XII  se  décidait  enfin  à 
quitter  la  Turquie  : il  traversa  à cheval  l’Allemagne  entière 
sous  un  déguisement,  'et  ne  s’arrêta  qu’à  Stralsund,  la  der- 
nière ville  qu’il  possédât  hors  de  Suède.  Une  armée  combi- 
née de  Danois,  de  Saxons,  de  Prussiens  et  de  Russes  l’y  as- 
siégea aussitôt  ; il  la  défendit  un  mois,  et  fut  contraint  d’en 
sortir  pour  ne  pas  y être  pris;  elle  capitula  le  même  jour 
(13  déc.  1715). 

L'agriculture  et  l’industrie  ruinées,  le  commerce  anéanti, 
250  000  hommes,  l’élite  de  la  population,  moissonnés  par  une 
guerre  de  quinze  ans,  et  l’ancipn  ascendant  perdu,  voilà  dans 
quelle  situation  Charles  XII  avait  mis  et  retrouvait  son 
royaume.  D ne  donna  pourtant  aucun  signe  que  le  passé  lui 
avait  au  moins  servi  de  leçon.  Il  consentit  seulement,  d’après 
les  conseils  du  baron  de  Goertz,  à diviser  ses  ennemis  : une 
trêve  tacite  fut  conclue  entre  la  Suède  et  le  czaç;  Goertz  s’en- 
tendit même  avec  Albéroni,  et  Charles  XII  promit  de  con- 
duire 20000  hommes  en  Angleterre  pour  détrôner  George  I". 
Il  attaqua  d’abord  le  Danemark  et  envahit  la  Norvège  ; mais 
il  périt  devant  Fréderickshall,  probablement  assassiné  (11  dé- 
cembre 1718).  Trois  mois  après,  le  baron  de  Goertz  mourait 
sur  l’échafaud.  Charles  II  avait  manqué  deux  fois  l’occasion 
de  jouer  un  grand  rôle  :*en  1707,  celui  de  Gustave-Adolphe 
dans  les  complications  de  l’Europe  occidentale  ; plus  tard  ce- 
lui de  pacifica^ur  triomphant  dans  la  Pologne  et  la  Russie 
domptées.  Il  s’était  cru  un  autre  Alexandre,  il  n’avait  été 
qu’un  aventurier  héroïque;  il  avait  renversé  la  fortune  de 
son  peuple  et  ruiné  son  pays  pour  un  siècle. 


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CHAPITRE  XXIV. 


426 

La  sœur  de  Charles  XII,  Ulrique-Élëonore,  fut  désignée  pai' 
les  états  pour  lui  succéder  (31  janvier  1719),  mais  à la  con- 
dition de  signer  une  capitulation  qui  restreignait  singulière- 
ment l’autorité  royale.  Elle  s’associa,  le  4 avril  1720,  son 
époiix,  Frédéric  de  Hesse-Cassel,  et  par  des  traités  onéreux 
rétablit  la  paix  parmi  les  Etats  du  Nor^La  Suède  reconnut 
Auguste  II  pour  roi  de  Pologne,  conserva  Wismar  dans  le 
Mecklembourg,  mais  ne  garda  de  la  Poméranie  que  ce  qui 
est  au  nord  de  la  Peene  (Stralsund),  céda  à la  Prusse,  avec 
les  îles  d'üsedom  et  de  Wollin,  la  partie  de  cette  province 
comprise  entre  la  Peene  et  l’Oder  (Stettin),  et  reconnut  au 
Danemark  la  possession  du  Sleswig.  Le  traité  de  Nystadt 
avec  la  Russie  (1721)  lui  coûta  tous  les  pays  que  baignent  le 
golfe  de  Riga  et  celui  de  Finlande,  depuis  la  Duna  jusqu’au 
Kymene,  c’est-à-dire  la  Livonie,  l’Esthonie,  l’Ingrie,  une 
partie  de  la  Carélie,  du  pays  de  Viborg  et  de  la  Finlande. 
Quand  l’ambassadeur  de  France  sollicitait  pour  la  Suède  des 
conditions  moins  dures,  Pierre  répondait:  « Je  ne  veux  pas' 
voir  de  mes  fenêtres  les  terres  de  mon  voisin.  » 


Secood  voyage  de  Pierre  en  Europe  (fl  fl  flO);  Halnt-Péterabourg: 
le  cxar  cher  de  l'Egliae  ruacie. 


La  Suède  descend,  la  Russie  monte.  Pierre  avait,  en  1716, 
profité  des  négociations  ouvertes  par  le  baron  de  Goertz  pour 
faire  im  nouveau  voyage  en  Europe.  Il  pensait  déjà  à prendre 
pied  en  Allemagne,  ce  qui  effarouchait  l’électeur  de  Hanovre 
devenu  roi 'd’Angleterre.  Pour  réussir  dans  ce  dessein  il  avait 
besoin  de  l’amitié  de  la  France  et  il  disait  avec  beaucoup 
de  justesse  à nos  agents  : « Vous  vous  êtes  servis  de  la 
Suède  pour  contenir  l’Autriche.  Cette  puissance  est  ruinée  ; 
je  m’offre  à la  remplacer  dans  ce  rôle,  si  vous  me  garantissez 
mes  conquêtes  et  me  payez  les  subsides  que  vous  donniez  à la 
Suède;  de  plus  je  vous  apporte  l’alliance  de  la  Pologne  et  de 
la  Prusse,  j»  Dubois,  le  confident  du  régent  de  France  et  par- 
tisan exclusif  de  l’alliance  anglaise,  fit  tous  lÉSs  efforts  pour 
entraver  cette  négociation,  qui  pourtant  aboutit  au  traité 
d’Amsterdam,  par  lequel  la  France,  le  czar  et  la  Prusse  ga- 


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CRÉATION  DE  LA  RUSSIE  ; RUINE  DE  LA  SUÈDE.  437 

rantissaient  les  traités  d’ütrecht  et  de  Bade,  aussi  bien  que 
ceux  qui  seraient  conclus  pour  la  paix  du  Nord  par  le  czar  et 
la  Prusse.  Cette  convention  était  l’abandon  de  la  Suède,  notre 
vieille  alliée.  Le  czar  consacra  six  mois  h visiter  la  France  et 
ses  merveilles.  Il  y reçut  la  plus  magnifique  hospitalité  : on 
lui  fit  accepter  tout  ce  qu’il  admira  en  fait  d’art  ; il  visita  la 
Monnaie  : une  des  médailles  qu’on  frappa  en  sa  présence 
tomba  ; il  la  ramassa  et  vit  son  portrait  avec  cette  légende  ; 
Vires  acquirit  eundo. 

De  retour  dans  ses  États,  il  acheva  sa  nouvelle  capitale 
pour  remplacer  l’ancienne  Moscou,  qu’il  trouvait  trop  éloi- 
gnée de  l’Europe  et  trop  asiatique.  Il  en  avait  jeté  les  fonde- 
ments en  1703,  sur  les  débris  de  quelques  bastions  de  la  ville 
de  Nieuschantz,  prise  cette  même  année  aux  Suédois,  et  il 
l’appela  de  son  nom,  Saint-Pétersbourg.  La  situation  était 
bien  choisie  : à 30  verstes  de  l’embouchure  de  la  Néva,  près 
,du  golfe  de  Finlande,  en  face  de  la  Suède.  L’endroit  était 
malsain:  plus  de  100000  ouvriers  y périrent,  mais  le  czar  ne 
comptait  pas  les  morts.  Il  s’établit  lui-même  au  milieu  des 
travailleurs,  fit  rapporter  des  terres  pour  combler  les  marais, 
creuser  des  canaux  pour  faire  écouler  les  eaux  stagnantes , et 
une  des  plus  belles  capitales  de  l’Europe  s’éleva,  par  l’in- 
domptable volonté  de  son  fondateur,  là  où  la  nature  n’aurait 
pas  voulu  un  village.  Dès  l’année  1704,  la  ville  était  mise  à 
l’abri  d’un  coup  de  main  du  côté  de  la  mer,  par  la  construction 
du  fort  de  Kronslott,  dans  une  île,  à l’embouchure  de  la  Néva, 
et  le  port  de  Kronstadt,  creusé  en  1710,  sur  un  banc  de  sa- 
ble du  golfe  de  Finlande,  reçut  la  marine  naissante  du  czar’. 


< . KroDSladl  est  sur  l’Ile  Kotline , qui  a 8 verstes  de  long  sur  une  de 
large  (t  verslc  = tO07  mètres).  Pierre  avait  songé  un  moment  i placer  sa 
capitale  à l’embouchure  du  Don,  ce  qui  l’eùt  rapprochée  de  Constantinople, 
mais  ne  l’eût  pas  mise  en  rapport  direct  avec  l’Europe,  l’Euzin  étant  une  mer 
fermée  dont  les  clefs  sont  aux  Dardanelles,  et  la  mer  d’Azuf  n'étant,  à vrai  dire, 
qu’un  lac  marécageux  dont  la  profondeur  moyenne  est  de  2 mètres.  Chose 
plus  étrange  et  quj  montre  la  vaste  étendue  de  son  regard,  il  fit  rédiger  un 
mémoire,  qu’on  a retrouvé  aux  archives  de  l’empire,  pour  examiner  s’il  ne 
conviendrait  pas  de  mettre  Pétersbourg  sur  ce  fleuve  Amour  oû  la  Russie  vient 
de  s’attribuer  un  territoire  grand  comme  la  France , et  où  elle  a élevé  sans 
que  le  bruit  même  en  arrivât  en  Europe  des  ports,  des  arsenaux,  des  forte- 
resses qui  lui  donnent  une  position  formidable  sur  l’océan  Pacifique. 


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438 


CHAPITRE  XXIV. 


Saint-Pétersbourg,  à peine  bâti,  vit  s’élever  une  fabrique 
de  glaces,  une  manufacture  de  tapisseries,  une  autre  pour  la 
lilerie  d’or  et  d’argent.  Il  avait  déjà  fait  venir  des  bergers  et 
des  troupeaux  de  Saxe  et  de  Pologne,  abn  d’avoir  des  laines 
propres  à fabriquer  de  bons  draps,  et  de  n’étre  plus  obligé 
de  r^urir  aux  manufactures  de  Berlin  pour  babiller  ses 
troupes;  il  appela  encore  de  l’étranger  des  ouvriers  en  fer 
et  en  laiton,  des  armuriers,  des  fondeurs  ; à sa  mort,  Moscou 
et  laroslaw  comptaient  14  fabriques  de  toile  de  lin  et  de 
chanvra.  Pour  faciliter  les  transactions,  il  rend  les  poids  et 
mesures  uniformes,  et  établit  un  tribunal  de  commerce  com- 
posé moitié  d’étrangers,  moitié  de  nationaux.  En  même 
temps,  les  mines  de  la  Sibérie  sont  ouvertes  ; la  mer  Balti- 
que, la  mer  Noire  et  la  Caspienne  sont  reliées  par  des  ca- 
naux ’,  les  bords  du  lac  Peïpus  changés  en  chantiers  de  con- 
struction ; le  plan  du  canal  et  des  écluses  du  Ladoga  tracé  par 
Pierre  lui-même  en  1718.  Des  forts  élevés  de  distance  en  , 
distance  défendent  la  frontière  contre  les  Tartares.  Des  rela- 
tions de  commerce  sont  étabbes  avec  la  Chine;  une  tentative 
est  faite  pour  ouvrir  une  nouvelle  route  aux  denrées  de 
l’Inde  par  la  grande  Boukharie,  à celles  de  la  Perse  par  la 
mer  Caspienne,  afin  de  mettre, tout  ce  riche  commerce  dans 
les  mains  de  la  Bussie.  Jusqu'au  Kamtchatka,  des  foi'ts  sont 
bâtis,  et  Behring  relève  le  gisement  des  côtes  de  la  Sibérie 
orientale  (1725),  où  il  va  bientôt  découvrir  le  détroit  qui 
porte  son  nom  (1728). 

Le  clergé  russe  était  fameux  par  son  ignorance  : ses  mem- 
bres ne  savaient  guère  que  deux  choses  : qu’ils  étaient  de  la 
religion  grecque  et  qu’il  fallait  haïr  les  Latins.  Pierre  les 
obligea  de  se  recruter  dans  trois  collèges  qu’ü  établit  à Mos- 
cou. Il  enleva  à la  juridiction  ecclésiastique  le  droit  de  con- 
damner à mort  ou  aux  peines  afflictives,  et  n’autorisa  les 
vœux  monastiques  qu’après  cinquante  ans.  Il  avait  laissé  va- 
cante depuis  1703  la  dignité  de  patriarche,  il  l'abolit  formel- 


* ■ On  conierve  dans  les  archives  de  Saint-Pétersbourg  le  plan  original  d’un 
ci^l  tracé  par  Pierre  le  Grand  pour  Taire  communiquer  la  Caspienne  et 


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CRÉATION  DE  LA  RUSSIE  ; RUINE  DE  LA  SUÈDE.  439 

lement  en  1721,  et  donna  la  direction  suprême  des  affaires 
religieuses  au  saint  synode,  conseil  composé  de  12  évêques 
ou  archimandrites,  qu’il  nomma,  et  qui  lui  jurèrent  fidélité. 
Il  devint  par  là , en  réalité , le  chef  suprême  de  la  religion , 
qu’il  subordonna  complètement  aux  intérêts  et  à l’action  de 
l’autorité  temporelle.  Dans  ses  lois  il  punit  des  mêmes  châti- 
ments les  blasphèmes  contre  Dieu  et  les  murmures  contre  sa 
personne. 

Mais  Pierre  ne  se  contenta  point  de  fortifier  le  principe 
autocratique  du  gouvernement  russe,  ü en  modifia  la  nature. 
U appliqua,  en  effet,  la  hiérarchie  militaire  à toute  l’adminis- 
tration de  l’empire,  déclarant  que  les  officiers  auraient  la  no- 
blesse personnelle,  les  officiers  supérieurs  la  noblesse  héré- 
ditaire. Le  peuple  russe  tendit  à devenir  un  régiment  de 
muets,  et,  comme  le  dit  un  voyageur  moderne,  c la  discipline 
du  camp  fut  substituée  à l’ordre  de  la  cité.  » 

Pierre  avait  eu  de  sa  première  femme,  Eudoxie  Lapou- 
chin , qu’il  avait  répudiée  à cause  de  son  opposition  aux  ré- 
formes, un  fils,  Alexis  Pétrowitz,  qui,  gouverné  par  les  prê- 
tres , chefs  du  parti  mécontent , aigri  contre  son  père  et  sa 
belle-mère  Catherine,  avait  dit  un  jour  : « Si  je  trouve  le 
temps  où  mon  père  ne  soit  pas  présent,  je  dirai  quelque 
chose  aux  archevêques , qui  le  diront  aux  curés , et  les  curés 
le  diront  à leurs  paroissiens , et  il  se  pourra  qu’on  me  fasse 
régner,  même  malgré  moi.  » Et  il  aurait  régné,  comme  tout 
le  monde  le  comprenait  bien , pour  anéantir  l’œuvre  de  son 
père , pour  permettre  de  porter  la  longue  barbe  et  la  robe , 
pour  rétablir  le  patriarche  et  les  trois  carêmes , chasser,  les 
étrangers  et  les  réformes.  Les  intrigues  d’Alexis  inquiétèrent 
le  czar  ; il  le  fit  avertir  plusieurs  fois,  puis  arrêter,  et  le  tra- 
duisit enfin  devant  un  tribunal  exceptionnel  de  cent  quatre- 
vingt-un  commissaires,  qui,  après  l’avoir  soumis  à la  ques- 
tion, le  condamnèrent  à mort  à l’unanimité.  A la  nouvelle  de 
l’arrêt,  le  prince  tomba  dans  des  convulsions  qui  amenèrent, 
suivant  les  courtisans,  une  attaque  d’apoplexie.  Le  lendemain 
il  mourait  (1718).  L’Anglais  Henri  Bruce,  présent  alors  à la 
cour  de  Russie , écrivit  que  le  czar  avait  administré  à son  fils 
une  potion  qui  le  fit  mourir  dans  des  convulsions.  Très-peu 


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440 


CHAPITRE  XXIV. 


de  personnes,  ajoute-t-il,  regardèrent  sa  inort  comme  natu- 
relle ; mais  il  était  dangereux  de  dire  ce  qu’on  pensait.  Plu- 
sieurs de  ses  complices  supposés  périrent  ; le  général  Glebow 
fut  empalé , l’archevêque  de  Rostow  fut  rompu  vif,  l’impéra- 
trice Eudoxie  fut  flagellée. 

L’homme  qui  ne  pardonnait  point  à son  fils  ne  devait 
guère  pardonner  à ses  agents  infidèles.  Les  exactions , cette 
plaie  de  l’administration  russe,  trouvaient  le  czar  sans  pitié. 
En  1721,  le  gouverneur  d’Archangel  fut  fusillé,  et  le  vice- 
gouverneur  de  Saint-Pétersbourg  reçut  le  knout,  pour  avoir 
abusé  de  leur  pouvoir.  Quelque  temps  auparavant,  une  cham- 
bre de  justice,  instituée  pour  rétablir  l’ordre  dans  les  finances, 
avait  fait  trembler  jusqu’au  favori  du  czar,  le  prince  Menschi- 
koff.  C’est  par -cette  dureté  impitoyable  que  Pierre  parvint, 
comme  il  le  disait  lui-même,  à habiller  en  hommes  son  trou- 
peau de  bêtes. 

Les  dernières  années  du  czar  furent  encore  marquées  p/ir 
des  succès.  Il  avait  alors  une  armée  régulière  de  120  000 
hommes  et  une  flotte  de  30  vaisseaux  de  ligne.  U avait  con- 
quis la  prépondérance  dans  le  Nord  : le  traité  de  Nystadt  la 
consacra.  Une  expédition  contre  la  Perse  lui  valut  Derbent, 
au  sud  du  Caucase  (1722).  Ainsi,  Pierre  I"  avait  montré  à 
ses  successeurs  la  double  route  qu’ils  ont  si  hardiment  suivie 
k l’ouest  et  au  sud  de  leur  empire.  Sous  sa  main  despotique, 
mais  puissante , la  Russie  était  poussée  vers  le  progrès  avec 
violence,  mais  avec  rapidité.  Trois  ans  après,  le  génie  civili- 
sateur de  la  Russie , que  le  sénat  et  le  synode  avaient  sur- 
nommé le  Grand  et  le  Père  de  la  patrie,  mourait  des  suites 
de  ses  débauches  (8  février  \12by.  Voltaire  l’a  appelé  moitié 


4.  Voici  le  lestament  politique  laissé,  dit-on,  par  Pierre  le  Grand  : 

« Ne  rien  négliger  pour  donner  i la  nation  rosse  des  formes  et  des  usages 
européens.  , 

a Maintenir  l’Ëtat  dans  un  état  de  guerre  continuelle, 
a S’étendre  par  tous  les  moyens  possibles  vers  le  nord,  le  long  de  la  Bal- 
tique; au  sud,  ie  long  de  la  mer  Noire. 

a Entretenir  la  jalousie  de  l’Angleterre,  du  Danemark  et  du  Brandebourg 
contre  la  Suède , qu'on  finira  par  subjuguer.  Intéresser  la  maison  d’Antriche 
i chasser  les  Turcs  de  l’Europe,  et , sous  ce  prétexte , entretenir  une  armée 


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CRÉATION  DE  LA  RUSSIE;  RUINE  DE  LA  SUÈDE.  441 

héros,  moitié  tigre,  et  Frédéric  II  disait  de  lui  et  de  ses 
Russes  : « C’était  de  l’eau-forte  qui  rongeait  du  fer.  » 


pennanenle,  établir  des  chantiers  sur  le  bord  de  la  mer  Noire,  et,  en  avan- 
çant toujours,  s’étendre  jusqu’à  Constantinople. 

a Alimenter  l’anarchie  de  la  Pologne  et  finir  par  subjuguer  cette  répu- 
blique. 

«c  Entretenir,  au  moyen  d’un  traité  de  commerce,  une  alliance  étroite  avec 
l’Angleterre,  qui  de  son  côté  Tavorisera  tous  les  moyens  d’agrandissement  et 
de  perfectionnement  de  la  marine  russe , à l’aide  de  laquelle  on  obtiendra  la 
domination  sur  la  Baltique  et  la  mer  Noire. 

« Se  pénétrer  de  cette  vérité  : que  le  commerce  des  Indes  est  le  commerce 
du  monde,  et  queu;elui  qui  peut  en  disposer  exclusivement  est  le  souverain 
de  l’Europe. 

a Se  mêler  à tout  prix  dans  les  querelles  de  l’Europe  et  surtout  de  l’Alle- 
magne. 

n Se  servir  de  l’ascendant  de  la  religion  sur  les  Grecs  désunis  ou  schisma- 
tiques répandus  dans  la  Hongrie,  la  Turquie,  dans  les  parties  méridionales 
de  la  Pologne. 

a Enfin,  mettre  en  lutte  l’une  contre  l’autre  les  cours  de  France  et  d’Au- 
triche ainsi  que  leurs  alliés,  et  profiter  de  leur  affaiblissement  réciproque 
pour  tout  envahir,  b 

11  n’est  nullement  certain  que  le  czar  ait  tracé  ce  plan  i ses  successeurs  ; 
mais  il  est  très-sûr  qu’il  a été  scrupuleusement  suivi  par  eux.  La  moitié  de 
cette  politique,  l’abaissement  de  la  Suède,  la  spoliation  de  la  Pologne,  l’inter- 
vention dans  les  affaires  d'Allemagne  et  la  domination  de  la  Baltique,  a été 
accomplie;  l’autre  moitié,  la  conquête  de  la  mer  Noire,  de  Constantinople  et 
de  l'Inde,  est  aujourd’hui  tombée,  grâce  à l’union  de  l’Angleterre  et  de  la 
France,  dans  le  domaine  des  questions  réservées. 


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442 


CHAPITRE  XXV. 


CHAPITRE  XXV. 

CRfiATION  DE  LA  MIU8SE;  ABAISSEMENT 
DE  LA  FRANCE  ET  DE  L’AUTRICHE. 

Régence  du  duc  d’Orléans  ; ministères  de  Dubois,  du  duc  de  Bourbon 
et  de  Fleury  (1715-1743).  — Formation  de  la  Prusse  et  situation  de 
l'Autriche.  — Guerre  de  la  succession  d’Autriche  (174l).  — Guerre  de 
Sept  ans  (U56-1763). 

Hégenre  du  due  d'Orléanii  ; mlnlstèren  de  Dubois,  du  duc 
de  Bourbon  et  de  Vleury  (tVAS-tVdS). 

Le  successeur  de  Louis  XIV,  en  France , n’avait  que  cinq 
ans.  Le  parlement  déféra  la  régence,  avec  tout  le  pouvoir,  au 
neveu  du  roi  mort,  au  duc  d’Orléans,  prince  intelligent  et 
brave,  mais  bon  jusqu’à  la  faiblesse  et  honteusement  débau- 
ché. Pour  gagner  le  parlement,  il  lui  promit  une  part  dans  le 
gouvernement,  et,  quelque  temps  après,  il  l’envoya  en  exil 
à Pontoise , parce  que  les  magistrats  s’opposaient  aux  expé- 
riences de  Law  sur  la  richesse  nationale.  Il  parut  d’abord 
décidé  à rétablir  la  concorde  dans  les  affaires  religieuses,  en 
pratiquant  une  tolérauce  générale.  Mais  bientôt  il  se  déclara 
en  faveur  des  jésuites,  et  fit  enregistrer  la  bulle  Unigenitus , 
dirigée  contre  les  j ansénistes , le  tout  afin  que  son  principal 
agent,  l’abbé  Dubois,  fait,  malgré  son  indignité,  archevêque 
de  Cambrai,  pût  obtenir  le  chapeau  de  cardinal.  Pour  remé- 
dier au  despotisme  de  bureau  que  les  ministres  avaient 
exercé  sous  Louis  XIV,  il  remplaça  les  ministères  par  des 
conseils  spéciaux  composés  de  nobles , et , moins  de  deux  ans 
après,  il  supprimait  ces  conseils. 

Deux  faits  remplissent  cette  triste  période  : au  dehors,  une 
guerre  contre  l’Espagne;  au  dedans,  le  système  de  Law. 

Si  Louis  XIV  avait  combattu  quatorze  ans  contre  l’Europe, 


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CRÉATION  DE  LA  PRUSSE.  443 

C6  n'était  pas  senlement  ponrdonnerun  royaume  k son  petit-fils, 
c’était  pour  faire  de  l’Espagne  notre  alliée.  Le  duc  d’Orléans 
sacrifia  les  liens  de  famille,  l’honneur  et  les  intérêts  du  pays 
à l’éfentualité  qu’il  avait  d’être  roi  de  France,  en  cas  que 
Venfant  qui  régnait  alors  vînt  à mourir.  C’est  pour  cela  qu’il 
s’unit  étroitement  avec  le  roi  d’Angleterre,  George  I*’’.  Celui-ci, 
menacé  par  les  jacobites  et  les  torys,  sentait  son  pouvoir  mal 
affermi.  La  paix  lui  était  indispensable  pour  consolider  un 
trône  nouveau  et  chancelant.  Heureusement  pour  la  dynastie 
de  Hanovre,  les  affaires  étrangères  étaient  en  France  aux 
mains  de  Dubois.  Cet  homme,  dont  la  scandaleuse  élévation 
étonna  à peine  ses  contemporains,  reçut  ouvertement  de 
George  I**  une  pension  annuelle.  Grâce  à la  corruption 
du  drôle  (ainsi  le  régent  appelait -il  l’abbé  Dubois),  la 
France  subit,  au  beu  d’imposer,  les  conditions  de  l’alliance. 
Elle  promit  de  renvoyer  de  son  territoire  le  prétendant 
Stuart,  /ie  démobr  Mardyck,  de  combler  le  port  de  Dun- 
kerque. 

La  politique  du  gouvernement  espagnol  resserra  encore  les 
liens  qui  unissaient  l’Angleterre  et  la  France.  Le  premier 
ministre  de  Philippe  V,  AJbéroni,  voulait  rendre  à l’Espagne, 
les  domaines  que  le  traité  d’Utrecht  lui  avait  enlevés,  et  ne 
reculait  pas,  pour  y parvenir,  devant  un  bouleversement 
général.  L’Autriche,  la  France  et  l’Angleterre  s’étaient  unies 
pour  le  maintien  des  traités  d’Utrecht.  Albéroni  entreprit 
d’occuper  l’Autriche  au  moyen  des  Turcs,  de  renverser  le 
r^ent  par  une  conspiration,  de  rétablir  les  Stuarts  avec 
bépée  de  Charles  XH.  Mais  le  prince  Eugène  battit  les  Turcs 
à Péterwaradin  et  à Belgrade  (1716-1717);  la  conspiration 
de  Cellamare  et  de  la  duchesse  du  Maine  échoua  (1718); 
Charles  Xn  périt  en  Norvège  (1718).  Alors  le  régent  déclara 
la  guerre  à l’Espagne  (1719).  « C’était  une  guerre  civile,  » 
dit  Voltaire;  c’était  surtout  une  guerre  absurde  ; caria  France 
combattait  l’Espagne,  son  alliée,  k la  plus  grande  joie  d«r 
l’Angleterre,  alors  encore  son  ennemie  naturelle.  Philippe  V 
avait  eu  soin  de  faire  peindre  les  trois  fleurs  de  lis  sur  tous  les 
drapeaux  de  son  armée.  Le  même  maréchal  de  Berwick,  qui 
lui  avait  gagné  des  batailles  pour  affermir  son  trône,  comman- 


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444 


CHAPITRE  XXV. 


dait  l’armée  française.  Les  Anglais  détruisirent  une  flotte 
espagnole  près  de  Messine,  et  prirent  Yigo  en  Galice  ; alors, 
tous  les  projets  du  cardinal  Aibéroni  étant  déconcertés,  ce 
ministre,  regardé  six  mois  auparavant  comme  le  plus  grand 
homme  d’État,  ne  passa  plus  que  pour  un  téméraire  et  un 
brouillon.  Il  dut  quitter  le  ministère,  et  l’Espagne  adhéra  à la  j 
quadruple  alliance  que  la  France,  la  Grande-Bretagne,  la 
Hollande  et  l’Autriche  avaient  conclue.  Le  duc  de  Savoie  reçut 
' la  Sardaigne  en  échange  de  la  Sicile,  qui  resta  à l’empereur. 

La  reine  d’Espagne  obtint  pour  l’ainé  de  ses  enfants  l’expec- 
tative des  duchés  de  Parme,  de  Plaisance  etde  Toscane  (1720). 

La  paix  était  rétablie,  quoique  précaire  et  peu  solide  : l’Es- 
pagne n’avait  point  renoncé  à l’espoir  de  recouvrer  ses  an- 
ciennes annexes.  Elle  essaya  d’y  parvenir  par  la  diplomatie; 
et  adors  commencèrent  des  négociations  compliquées,  où  les 
différents  cabinets  de  l’Europe  montrèrent  une  incroyable 
versatilité.  Les  traités  de  Prado, de  Séville  etde  Vienng  (1 728, 
1729,  1731)  réconcilièrent  enfin  tout  le  monde. Xes  duchés 
italiens  promis  à l’Espagne  lui  furent  garantis,  et  l’infant  don 
Carlos  prit,  en  1731,  possession  de  ceux  de  Parme  et  de  Plai- 
sance; la  pragmatique  sanction  de  l’empereur  Charles  YI, 
dont  nous  parlerons  plus  loin,  fut  acceptée  ; enfin  la  compagnie 
d’Ostende,  établie  par  ce  prince  pour  faire  concurrence  aux 
Anglais  et  aux  Hollandais  dans  les  Indes  orientales,  fut  aban- 
donnée à elle-même  et  tomba. 

Le  plus  triste  legs  du  règne  de  Louis  XIY  était  la  ruine 
financière.  L’État  devait  2 milliards  400  millions,  dont  un  tiers 
immédiatement  exigible.  On  avait  dépensé  deux  années  de 
revenu.  Sur  165  millions  d’impôts,  le  trésor  en  touchait  69  et 
en  dépensait  147  : déficit,  78  millions.  Le  régent  essaya 
d’abord  de  remédier  au  mal  par  des  mesures  de  détail,  telles 
que  suppression  d’offices,  retranchement  d’intérêts  des*rentes, 
chambre  de  justice  contre  les  traitants;  mais  ces  moyens, 
tyranniques  ou  insuffisants,  ne  firent  que  ruiner  le  crédit. 
Saint-Simon  conseillait  de  réunir  les  états  généraux  et  de 
leur  faire  décréter  la  banqueroute.  Le  régent  repoussa  ce 
remède,  non  comme  immoral,  mais  comme  dangereux.  Il  aima 
mieux  adopter  les  plans  de  l’Ecossais  Law. 


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CRÉATION  DE  LA  PRUSSE.  445 

Ce  hardi  financier,  obligé  de  fuir  de  la  Grande-Bretagne 
pour  un  duel,  avait  d’abord  proposé  son  projet  au  duc  de 
Savoie,  qui  répondit  qu’il  n’était  pas  assez  puissant  pour  se 
ruiner.  Il  l’était  venu  ensuite  offrir  au  contrôleur  général 
Desmarets  ; mais  c’était  dans  le  temps  d’une  guerre  malheu- 
reuse, où  toute  confiance  était  perdue,  et  la  base  de  ce  sys- 
tème était  la  confiance.  Il  fut  plus  heureux  auprès  du  régent. 
Il  voulait  créer  une  puissance  nouvelle,  le  crédit,  en  se  fondant 
sur  ce  principe  qui  n’est  vrai  qu’à  moitié,  que  l’abondance  du 
numéraire  fait  la  prospérité  du  commerce  et  de  l’industrie  ; 
d’où  il  tirait  cette  conséquence  tout  à fait  fausse,  qu’il  est 
avantageux  de  substituer  au  numéraire-métal,  qui  ne  peut  se 
créer  indéfiniment,  le  numéraire-papier  ou  papier-monnaie, 
qui  est  susceptible  d’une  multiplication  indéfinie.  Law  dut  se 
borner  d’abord  à fonder  une  banque  particulière  (mai  1716J. 
La  bapque  escompta  à 6 pour  100  par  an,  et  bientôt  tnême 
à 4,  les  effets  de  commerce  qui  ne  trouvaient  de  preneurs  au- 
paravant qu’en  payant  un  droit  usuraire  de  2 et  demi  par  mois, 
et  elle  émit  elle-même  des  billets  qu’elle  payait  à vue,  en 
espèces  invariables  de  poids  et  de  titre.  Dès  lors  tout  le  monde 
y courut  et  se  disputa  son  papier,  qui  facilitait  singulièrement 
les  transactions  commerciales. 

A sa  banque,  devenue  en  1718  banque  royale,  Law  ajouta 
une  compagnie  de  commerce  qui  obtint  le  privilège  exclusif 
de  l’exploitation  et  du  commerce  de  la  Louisiane  et  de  toute 
la  vallée  du  Mississipi,  puis  du  Sénégal  et  des  Indes.  Le  pre- 
mier succès  de  Law  fit  croire  au  second.  Telles  furent  les 
folles  espérances  placées  sur  cette  entreprise,  que  des  actions 
de  500  livres  furent  achetées  dix,  vingt,  trente  et  quarante 
fois  leur  valeur. 

La  rue  Quincampoix,  devenue  le  siège  de  la  banque  royale, 
regorgea  d’une  foule  qui  s’y  étouffait.  Paris,  la  France  en- 
tière, les  étrangers  même  accoururent,  altérés  de  gain.  Toutes 
les  classes  se  livrèrent  à un  agiotage  effréné.  Des  gains 
énormes  se  faisaient  en  un  instant.  Tel  était  valet  le  matin 
qui,  le  soir,  se  trouvait  maître. 

Cependant  la  banque  atteignait  son  but  : elle  prêtait  à l’État 
1 200  millions  de  papier-monnaie,  avec  lequel  il  remboursait 


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CHAPITRE  XXV. 


446 

ses  créanciers,  et  qui  revenait  ensuite  à la  banque  en  échange 
des  actions  de  le  compagnie.  Il  fallait  bien  cependant  que  la 
perte  se  retrouvât  quelque  part  : ce  fut  la  nation  qui  la  sup- 
porta. En  vainLaw  voulut  modérer  l'émission  du  papier,  il  ne 
le  pouvait  plus  ; pour  soutenir  le  mouvement  prodigieux  des 
affaires  et  satisfaire  tant  d’appétits  insatiables,  il  fallait  créer 
et  créer  encore  des  valeurs  de  papier  : elles  dépassèrent 
3 milliards,  alors  que  tout  le  numéraire  en  France  n’allait 
pas  au  delà  de  700  millions.  Cette  disproportion  préparait 
ime  catastrophe.  Rien  ne  tenait  que  par  la  confiance  du  pu- 
blic, et  cette  confiance  ne  pouvait  longtemps  se  soutenir.  Pour 
sauver  la  compagnie,  c’est-à-dire  la  partie  aventureuse  du 
système,  Law  la  réunit  à la  banque,  c’est-à-dire  à la  partie 
sérieuse  et  utile.  Ce  fut  la  perte  de  l’une  et  de  l’autre.  Bès  la 
fin  de  1719,  quelques-uns  se  refroidissent  : les  plus  prudents 
commencent  à réaliser,  et  se  présentent  à la  banque  pour 
avoir  des  espèces.  Cet  exemple  gagne  et  alarme,  les  réalisa- 
teurs se  multiplient  ; ils  vendent  leurs  actions  au  plus  haut  du 
cours,  et,  avec  les  billets,  achètent  de  l’or,  de  l’argent,  des 
diamants,  des  terres.  Les  actions  cessent  de  monter,  oscillent, 
puis  baissent  rapidement.  Law,  devenu  contrôleur  général, 
lutte  en  désespéré  contre  les  réalisateurs  : les  payements  en 
espèces  sont  interdits  ; défense  d’avoir  chez  soi  de  l’or  ou  de 
l’aigent  ; poursuites,  visites  domiciliaires,  dénonciations  : un 
fils  dénonça  son  père.  Cependant  la  confiance  dans  les  billets 
diminua  toujours.  Alors,  par  un  revirement  soudain,  l’État, 
qui  naguère  proscrivait  le  métal,  déclara  qu’il  ne  recevrait 
plus  de  payements  en  papier  : c’était  déclarer  la  mort  du  sys- 
tème. 

Law  s’échappa  de  France,  poursuivi  par  les  malédictions 
publiques;  il  y était  venu  avec  1 600  000  francs,  il  n’em- 
porta que  quelques  louis  (décembre  1720).  Restait  à liquider. 
Les  frères  Pâris-Duverney  conduisirent  l’opération  par  la- 
quelle l’État  se  Reconnut  débiteur  de  1 milliard  700  millions 
au.  profit  des  créanciers  de  la  compagnie.  La  dette  publique 
fut  ainsi  augmentée  de  40  millions  de  rentes  annuelles.  Mais 
l’extinction  d’un  grand  nombre  d’offices  et  le  rachat  de  plu- 
sieurs branches  de  revenus  aliénés  compensaient  cette  aug- 


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* CRÉATION  DE  LA  PRUSSE.  447 

mentatioD.  L’État  fut  dans  une  position  financière  à peu  près 
égale  à celle  où  Law  l’avait  trouvé. 

Telle  est  l’histoire  de  ce  fameux  syitème.  Il  montra  la 
puissance  du  crédit;  il  donna  à l’industrie,  au  commerce  ma- 
ritime, une  énergique  impulsion  ; il  débarrassa  le  pays  d’une 
foule  d’immunités  onéreuses  ; enfin,  s’il  nuina  des  individus, 
il  améliora  la  condition  générale  par  une  répartition  plus  fa- 
vorable aux  classes  inférieures;  mais,  en  bouleversant  les 
conditions  et  les  fortunes,  il  accéléra  aussi  l’ébranlement  déjà 
commencé  des  mœurs  et  des  idées,  qui  alors  se  précipite. 
Cette  époque  est  restée  tristement  célèbre  par  la  dépravation 
de  ses  mœurs. 

Au  commencement  de  1723,  Louis  XV  fut  déclaré  ma- 
jeur, ce  qui  mit  un  terme  à la  régence  du  duc  d’Orléans. 
Mais  le  roi  devait  rester  longtemps  encore  en  tutelle  ; le  duc, 
pour  conserver  le  pouvoir  après  la  régence,  avait  auparavant 
donné  à Dubois  le  litre  de  premier  ministre,  qu’il  prit  pour 
lui -même  à la  mort  de  ce  triste  personnage,  et  qu’il  ne 
garda  que  quatre  mois.  Il  mourut  le  2 décembre  1723.  La 
France  avait  été  huit  années  entre  ses  mains;  ce  temps  avait 
suffi  pour  que  la  révolution  morale  préparée  dans  les  der- 
nières années  de  Louis  XIV  éclatât.  Il  eût  fallu,  pour  en 
conjurer  les  conséquences  politiques  et  sociales,  un  grand 
règne , et  le  prince  qui  va  régner  donnera  l’exemple  de  tous 
les  scandales,  développera  tous  les  abus  et  humiliera  la 
France  devant  l’étranger. 

Au  duc  d’Orléans  succéda  le  duc  de  Bourbon,  que  domi- 
nait iiTift  femme  méprisable,  la  marquise  de  Prie.  Vendue  à 
l’Angleterre,  elle  ne  sut  que  provoquer  une  rupture  avec 
l’Espagne,  en  renvoyant  l’infante  qu’on  élevait  à la  cour  de 
France  , comme  la  fiancée  du  roi,  pour  faire  épouser  à 
Louis  XV  la  fille  de  Stanislas  Leczinski  (1  725).  Elle  avait 
raison  d’espérer  que  la  nouvelle  reine,  Marie  Lecxinska,  qui 
lui  devait  son  élévation,  la  soutiendaait  par  reconnaissance. 
Mais  elle  avait  compté  sans  Fleury,  évêque  de  Fréjus.  C’était 
le  précepteur  du  roi,  et  le  seul  homme  peut-être  pour  lequel 
Louis  XV  ait  eu  un  sincère  attachement.  Il  avait  caché  son 
ambition  sous  la  régence,  attendant  patiemment  que  le  pou- 


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448 


CHAPITRE  XXV. 


voir  fût  vacant  pour  s’y  glisser.  Le  gouvernement  du  duc  de 
Bourbon  était  devenu  odieux  par  ses  persécutions  contre  les 
protestants  et  par  les  impôts  vexatoires  qu’il  décrétait.  Le 
dernier  des  quatre  frères  Pâris-Duverney,  qui  avait  la  direc- 
tion des  finances,  venait  même  d’irriter  les  ordres  privilégiés 
par  un  impôt  du  cinquantième  sur  le  revenu  que  tous  de- 
vaient payer.  Malgré  l’opposition  de  la  noblesse  et  du  clerçé, 
Duverney  en  força  l’enregistrement  au  moyen  d’un  lit  de 
justice.  La  haine  publique  contre  le  duc  de  Bourbon  fut 
encore  accrue  par  une  disette  qu’on  imputa  moins  à la  saison 
pluvieuse  qu’à  l’incurie  du  gouvernement.  Le  duc  précipita 
sa  ruine  en  attaquant  l’évêque  de  Fréjus.  Il  réussit  un  jour 
à l’écarter  de  la  personne  du  roi  à l’heure  du  conseil;  mais, 
dès  le  soir,  Louis  redemanda  son  précepteur.  Fleury,  qui 
s’était  retiré  à Issy,  revint  ; le  duc  de  Bourbon  fut  exilé  dans 
ses  terres  et  Pâris-Duverney  mis  à la  Bastille  (1 726). 

Fleury  prit  le  pouvoir  à l’âge  de  73  ans,  et  le  conserva 
jusqu’à  sa  mort,  en  1743.  Avec  des  dehors  modestes,  et  sans 
prendre  d’autre  titre  que  celui  de  ministre  d’État,  il  fut 
aussi  absolu  en  réalité  que  Richelieu.  Son  administration 
sage,  mais  dépourvue  de  grandeur,  releva  le.  pays  de  la  dé- 
tresse où  l’avaient  réduit,  pendant  les  dernières  années  du 
règne  de  Louis  XIV,  tant  de  guerres  désastreuses,  et,  pen- 
dant la  régence , l’empirisme  de  Law.  Économe  jusqu’à  l’a- 
varice, Fleury  remit  de  l’ordre  dans  les  finances.  Il  réduisit 
et  supprima  le  cinquantième,  déchargea  les  contribuables  de 
10  millions,  porta  de  100  à 140  millions  le  bail  annuel  des 
fermes  et  des  recettes  générales,  mit  un  terme  aux  abus  nés 
de  la  variation  des  monnaies,  en  donnant  au  numéraire  une 
valeur  équitable  et  fixe.  L’habile  financier  Orry,  qu’il  créa 
contrôleur  général,  eut  recours  avec  prudence  à l’emprunt, 
et  releva  un  peu  le  crédit  public,  entièrement  détruit  après 
la  chute  de  Law.  L’agriculture,  l’industrie  et  le  commerce 
reçurent  quelques  encouragements.  Mais  ce  que  le  cardinal 
devait  le  plus  au  commerce  et  ce  qu’il  ne  lui  donna  point, 
c’était  une  marine  importante.  Fleury,  comme  le  régent, 
sacrifia  nos  intérêts  maritimes  à l’alliance  anglaise.  Pacifique 
par  nature  et  par  système,  il  s’efforça,  de  concert  avec  son 


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CRÉATION  DE  LA  PRUSSE. 

ami  Horace  Walpole,  frère  du  célèbre  ministre  anglais,  de 
maintenir  la  bonne  harmonie  entre  les  puissances  de  l’Europe. 

La  mort  d’Auguste  II,  roi  de  Pologne,  rendit  un  conflit 
inévitable.  L’immense  majorité  des  Polonais  élut  Stanislas 
Leczinski  : l’électeur  de  Saxe  fut  nommé  sous  la  protection 
des  baïonnettes  russes  (1733).  Le  roi  de  France  ne  pouvait 
sans  honte  refuser  d’appuyer  son  beau-père.  Fleury  fut 
entraîné  par  le  cri  public.  Mais  au  lieu  d’envoyer  une  flotte 
dans  la  Baltique,  il  y dépêcha  un  vaisseau  et  1 500  hommes 
pour  débloquer  Stanislas,  as.siégé  dans  Dantzig;  notre  am- 
bassadeur à Copenhague , le  comte  de  Plélo , en  rougit  pour 
la  France,  se  mit  à la  tête  du  détachement  et  se  fit  tuer. 
La  Peyroxise,  commandant  des  troupes,  résista  un  mois  entier 
avec  une  poignée  d’hommes.  Stanislas  échappa  à travers 
mille  dangers,  et  revint  en  France  (1734). 

Il  fallait  faire  quelque  chose  pour  effacer  cette  honte  : 
Fleury  conclut  avec  la  Savoie  un  traité  qui  promettait  au  roi 
de  Sardaigne  le  Milanais,  et  aux  Bourbons  d’Espagne  Is 
royaume  de  Naples  pour  l’infant  don  Carlos.  En  s’interdi- 
sant toute  attaque  contre  les  Pays-Bas,  il  obtint  la  neutralité 
de  l’Angleterre  et  de  la  Hollaqde.  Alors  il  envoya  deux  ar- 
mées, l’une  sur  le  Rhin,  qui  enleva  Kehl,  l’autre  en  Italie,  qui 
gagna  les  victoires  de  Parme  (juin)  et  de  Guastalla  (septem- 
bre). Le  Milanais  était  conquis  par  les  Français;  Naples  le 
fut  par  les  Espagnols  à la  victoire  de  Bitonto.  C’était  im  beau 
réveil  de  la  France  ; mais  la  timidité  du  cardinal  empêcha  de 
recueillir  les  fruits  de  ces  succès.  • 

L’Angletërre  et  la  Hollande  offraient  leur  médiation  à 
l’Autriche  : elle  les  accusa  presque  de  trahison  pour  ne  l’avoir 
pas  suivie  sur  les  champs  de  bataille , et  traita  directement 
avec  la  France.  On  pouvait,  ainsi  que  le  voulait  le  garde  des 
sceaux  Chauvehn,  la  meilleure  tête  du  conseil,  exiger  de  l’em- 
pereur une  complète  renonciation  à l’Italie,  comme  la  France 
de  son  côté  s’était  interdit  d’y  faire  aucune  acquisition  ; on 
se  borna  à le  faire  renoncer  au  royaume  des  Deux-Siciles  ; 
encore  prit-on  soin  de  le  dédommager  par  la  cession  de  Parme 
et  de  Plaisance  pour  lui-même,  par  celle  de  la  Toscane 
donnée  à son  gendre  en  échange  de  la  Lorraine.  Le  roi  de 


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CHAPITRE  XXV. 


Sardaigne  n’ent  que  deux  provinces  milanaises,  Novare  et 
Tortone.  Quant  à la  clause  supplémentaire  qui  assigna  à Sta- 
nislas, comme  dédommagement  du  trône  de  Pologne,  laissé 
à Auguste , la  Lorraine  et  le  Barrois , pour  revenir  après  sa 
mort  à la  France,  c’est  à Chauvelin  qu’elle  est  due.  L’acqui- 
sition était  précieuse,  mais  depuis  longtemps  inévitable.  Ces 
conditions  formèrent  le  traité  de  Vienne  (1735-1738).  Ce  fut 
la  plus  belle  époque  du  ministère  de  Fleury  ; car  la  France, 
dans  cette  guerre  qui  a de  singuliers  rapports  avec  celle  de 
1859,  avait  acquis  encore  quelque  gloire,  et  son  gouverne- 
ment avait  paru  comme  le  médiateur  de  l’Europe.  «Depuis  la 
paix  de  Vienne,  dit  le  grand  Frédéric,  la  France  était  l’arbi- 
tre de  l’Europe.  » Ses  armées  avaient  triomphé  en  Italie, 
comme  en  Allemagne.  Son  ministre  à Constantinople , le 
comte  de  Villeneuve,  avait  conclu  la  paix  de  Belgrade,  le  der- 
nier traité  glorieux  que  la  Turqme  ait  signé  et  qui  lui  donnait 
la  Servie,  une  partie  delaValachie  et  Belgrade.  A ce  moment 
l’Autriche  reculait  partout , en  Italie  comme  sur  le  Danube. 
Elle  allait  reculer  encore  pendant  les  deux  guerres  de  Sept 
ans,  mais  en  entraînant  la  France  dans  une  chute  profonde. 


Fermatlon  de  la  Prusse  et  situation  de  rAntrIelie. 


En  1415,  Frédéric  de  HohenzoUem,  burgrave  de  Nurem- 
berg, acheta  de  l’empereur  Sigismond  le  margraviatde  Bran- 
debourg, auquel  était  attachée  une  des*  sept  voix  électorales  ; 
telle  est  l’humble  origine  de  cette  monarchie  qui,  au  dix- 
huitième  siècle,  contre -balança  l’influence  autrichienne  en 
Allemagne , succéda  à l’influence  suédoise  dans  le  Nord , et, 
an  dix-neuvième,  a pris  rang  parmi  les  grandes  puissances 
de  l’Europe. 

Frédéric  II,  Dent  de  Fer  (1440),  acquit  une  partie  de  la 
Lusace  (Gottbus),  et  acheta  la  Nouvelle  Marche  à l’ordre 
Teutonique  (Gustrin,  Landsberg,  entre  l’Oder  et  la  Netze). 
Son  frère  Albert,  et  ï Achille  du  Nord  (1469),  statua 

que  ses  fils  puînés  auraient  Anspach  et  Bayreuth,  possessions 
originaires  de  la  famille  dans  la  Franconie,  mais  que  les  au- 
tres domaines,  présents  et  futurs,  seraient  attachés  à l’éleeto- 


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CRÉATION  DE  LA  PRUSSE.  451 

rat,  qui  allait  former  ixne  masse  indivisible  pouvant  s’accroî- 
tre, mais  ne  pouvant  plus  diminuer.  Cette  mesure  était  un  ' 
gage  de  puissance  pour  la  nouvelle  maison.  Sous  Joachim  I**’ 
(1499),  le  Nestor,  Albert  de  Brandebourg,  prince  de  la  bran- 
che puînée  et  grand  maître  de  Tordre  Teutonique,  embrassa 
la  réforme  (1525)  et  sécularisa  la  Prusse  ducale  (Kœnigs- 
berg);  sous  Joachim  II  (1535),  le  luthéranisme  fut  introduit 
dans  Télectorat , auquel  Jean-Sigismond  réunit,  en  1618,  la 
Prusse  ducale , comme  gendre  et  héritier  du  dernier  duc.  Ce 
même  prince  prétendit  recueillir  la  succession  de  Juliers, 
dont  Georges- (Guillaume  (1619)  obtint  la  moitié,  c’est-à-dire 
le  duché  de  Clèves  avec  les  comtés  de  Mark,  près  du  Rhin, 
et  de  Ravensberg,  dans  la  Westphalie. 

Ainsi , la  maison  de  Kohenzollern  s’était,  dès  le  milieu  du 
dix-septième  siècle,  élevée  au-dessus  des  autres  maisons 
princières  de  l’Empire.  Ses  domaines,  épars  du  Miémen  à la 
Meuse,  formaient  trois  groupes  distincts.  Il  était  de  toute 
nécessité  pour  elle  de  travailler  à les  réunir,  car  leur  maître 
ne  pouvait  passer  de  Tun  à Tautre  sans  en  demander  la  per- 
mission à ses  voisins.  Ce  fut  la  constante  préoccupation  de 
Frédéric-Guillaume,  celui  qu’on  appela  le  grand  électeur. 
Par  les  conventions  de  1648,  il  gagna  Magdebourg,  sur  l’Elbe, 
Halberstadt,  Minden  sur  le  Wéser,  Cammin  à l’embouchure 
de  l’Oder,  avec  toute  la  Poméranie  ultérieure , le  long  de  la 
Baltique,  depuis  TOder  jusque  vers  le  golfe  de  Dantzig.  U 
avait  une  armée  considérable  ; il  s’en  servit  dans  une  guerre 
entre  la  Suède  et  la  Pologne,  trahit  à propos  les  deux  partis, 
et  par  le  traité  de  Weslau  (1657),  affranchit  la  Prusse  de  la 
suprématie  polonaise  en  obtenant  la  cession  d’Elbing,  à Test 
de  la  Vistule.  A l’intérieur  de  ses  domaines,  l’électeur  s’était 
délivré  du  contrôle  des  états  provinciaux,  remplacés  par  un 
simple  comité  consultatif,  et,  tout  comme  Louis  IQV  en 
France , saisissait  le  pouvoir  absolu.  Ses  États  étaient  mal 
peuplés  et  pauvres;  il  y attira  des  colons  de  Hollande  et  de 
Frise , fit  creuser  des  canaux , fonda  un  comptoir  en  Guinée , 
et  rêva  une  Compagnie  du  commerce  africain.  Allié  de  la 
maison  d’Ora.«ge,  établi  sur  le  Rhin  par  la  possession  du  du- 
ché de  Clèves,  il  prit  une  part  active  à toutes  les  affaires  qui 


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CHAPITRE  XXV. 


se  passèrent  de  ce  côté.  Quoique  membre  de  la  ligue  du 
Rhin,  il  dénonça  à l’Allemagne  l’ambition  de  Louis  XIV,  dé- 
fendit contre  lui  la  Hollande  en  1672,  et  fonda,  à la  bataille 
de  Fehrbellin,  qu’il  gagna  sur  les  Suédois  alliés  de  la  France, 
la  réputation  des  armes  prussiennes  (1675).  Il  inspirait  déjà 
de  l’inquiétude  à l’Autriche,  qui  voyait  avec  peine  un  nouveau 
roi  des  Vandales  s’élever  sur  les  bords  de  l’Oder  : aussi  le 
sacrifia-t-elle,  en  1678,  à la  paix  de  Nimègue;  il  fut  obligé 
de  rendre  ses  conquêtes.  Il  usa  bien  encore  de  la  paix;  il  ac- 
cueillit beaucoup  de  réformés  français  qui  peuplèrent  Berlin; 
il  agrandit  cette  capitale,  qui  vers  1650  n’avait  que  6 500  ha- 
bitants, et  fonda  la  bibliothèque  et  le  château  de  Potsdam. 

Frédéric  III  poursuivit  l’ouvrage  de  son  père  (1688).  Il  dé- 
fendit l’unité  de  l’électorat  contre  ses  frères;  puis,  excité  par 
l’exemple  de  Guillaume  d’Orange , son  parent , qui  s’était  fait 
roi  d’Angleterre , par  celui  de  son  voisin , l’électeur  de  Saxe , 
qui  était  appelé  au  trône  de  Pologne,  et  du  prince  de  Piémont 
qui,  lui  aussi,  voulait  passer  roi,  il  donna  six  millions  à l’em- 
pereur pour  que  l’Autriche  le  laissât  s’intituler  roi  de  Prusse 
(1701),  et  se  couronna  de  ses  propres  mains  à Kœnigsberg. 
Ainsi  c’était  un  duché  souverain,  un  petit  pays  étranger  à l’Al- 
lemagne qui  devenait  un  royaume  ; l’électorat  de  Brandebourg 
et  les  autres  domaines  allemands  restaient  dans  la  dépendance 
de  l’Empire.  Ce  titre,  accordé  pour  une  province  pauvre  et 
lointaine,  n’avait  semblé  d’aucune  conséquence  aux  ministres 
autrichiens,  embarrassés  dans  une  guerre  contre  les  Thrcs  et 
près  d’entrer  dans  celle  de  la  succession  d’Espagne.  Eugène 
seul  comprit  que  cette  royauté  nouvelle,  absolue,  chercherait  à 
joindre  ses  provinces  disséminées  et  deviendrait  un  obstacle  à 
la  puissance  de  l’Autriche.  La  Prusse  continua,  en  effet,  ses 
agrandissements  sur  le  Rhin.  En  1702,  le  roi  d’Angleterre, 
Guillaume  III,  de  Nassau-Orange,  étant  mortsans enfants,  Fré- 
déric se  porta  pour  héritier  de  ses  biens  patrimoniaux  : il  prit 
possession  des  comtés  de  Lingen  et  de  Mœrs  dans  la  Gueldre, 
de  Teklenbourg  au  nord  de  Munster,  et  se  fit  élire  quelque 
temps  après,  en  Suisse,  prince  de  Neuchâtel  et  de  Vîdengin, 
par  les  états  du  pays.  Vain  et  fastueux,  Frédéric  voulut  copier 
la  cour  de  Louis  XIV  : beaucoup  d’argent  fut  ainsi  gaspillé  ; 


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CEIÉATION  DE  LA  PRUSSE.  453 

mais  les  lettres  et  les  arts  en  eurent  leur  part  : il  fonda  l’Uni- 
versité de  Halle,  qui  devint  une  des  plus  célèbres  de  l’Alle- 
magne , et  l’Académie  de  Berlin , que  présida  Leibnitz. 
L’éclat  même  de  sa  cour  était  un  prestige  utile  pour  cette 
royauté  naissante. 

Frédéric  III,  qui,  comme  roi,  fut  appelé  Frédéric  I",  mou- 
rut en  1713;  au  traité  d’Utrecht,  signé  six  semaines  après,  le  \ 
roi  de  Prusse  fut  reconnu  par  toute  l’Europe,  excepté  par  le  / 1 
pape  et  les  chevaliers  teutons;  il  fut  confirmé  souverain  de  I 
Neuchâtel  et  de  Valengin  ; à la  place  de  la  principauté  fran- 
çaise d’Orange,  il  reçut  la  Gueldre.  Le  nouveau  royaume 
formait  déjà  une  masse  imposantè,  mais  toujours  divisée. 

Ces  éléments  de  force  furent  régularisés  et  accrus  par 
Frédéric-Guillaume  I**^.  Le  roi-sergent,  comme  George  II 
d’Angleterre  l’appelait,  fut  l’ennemi  du  faste.  Au  lieu  d’en- 
courager les  savants,  il  confisqua  les  fonds  de  la  bibliothèque 
au  profit  de  l’armée,  n’eut  ni  cour  ni  ministres,  et  fit  de  Ber- 
lin une  manufacture  et  une  caserne.  Il  recherchait  comme 
soldats  les  hommes  de  six  pieds,  les  achetait  jusqu’à  2000  écus 
chacun,  et  menait  l’État  comme  un  régiment.  Ses  héros 
étaient  Pierre  le  Grand,  Charles  XII  et  le  vieux  prince  d’An- 
halt-Dessau,  le  créateur  de  l’infanterie  prussienne,  qu’il  com- 
manda quarante  ans.  Il  fit  de  ses  sujets  des  soldats  soumis, 
des  calvinistes  bigots,  des  travailleurs  infatigables  ; lui-même 
allait  frapper  dans  la  rue  les  gens  oisifs.  « Sous  notre  père, 
dit  Frédéric  II , personne  dans  les  États  prussiens  n’eut  plus 
de  trois  aunes  de  drap  dans  ses  habits,  et  moins  de  deux 
aunes  d’épée  à son  côté.  » Avec  de  telles  idées,  comment  ap- 
prouver son  fils,  qui  apprenait  à jouer  de  la  flûte  et  lisait  les 
auteurs  français?  Aussi  le  prince  royal  eut-il  une  jeunesse 
malheureuse.  Il  voulut  sortir  de  cet  esclavage , et  forma  un 
complot  pour  s’échapper;  mais  il  vit  exécuter  son  ami  Kat,fut 
lui-même  condamné  à mort,  et  resta  quelque  temps  en  prison. 

Dès  le  commencement  de  son  règne , Frédéric-Guillaume 
eut  une  armée  de  60  000  hommes.  Charles  XH,  revenu  de 
Turquie,  sollicita  son  alliance;  mais,  comme  il  attaquait  l’ile 
d’üsedom , gardée  par  une  garnison  prussienne , le  roi  de 
Prusse  entra  dans  la  ligue  formée  contre  les  Suédois,  contri- 


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CHAPITRE  XXV. 


bua  à la  prise  de  Stralsund  en  1 7 1 5,  et,  à la  paix  de  Stockholm, 
en  1720,  acquit,  pour  six  millions,  Stettin  et  presque  toute  la 
Poméranie  cilérièure.  Il  avait  fait  un  essai  avantageux  de  sa 
force;  néanmoins,  par  amour  de  la  patrie  commune,  il  res- 
pecta toujours  la  maison  d’Autriche,  et  resta  son  allié  contre 
l’Angleterre  et  surtout  contre  la  France,  dont  il  voulait  dé- 
truire l’influence  dans  l’Empire. 

Une  autre  pensée  le  préoccupait  : la  Pologne , se  prolon- 
\ f géant  jusqu’à  la  Baltique  par  l’occupation  de  la  Prussë  royale 
/ sur  les  deux  rives  de  la  basse  Vistule,  séparait  la  Prusse  du- 
/ cale  de  l’électorat  de  Brandebourg.  Dès  1656,  le  Grand  Élec- 
teur avait  songé  à cette  langue  de  terre  : première  idée  du 
partage  de  la  Pologne.  Il  était  dangereux  pour  la  Prusse  que 
l’électeur  de  Saxe  s’établit  à demeure  dans  ce  pays  et  en  fit  un 
royaume  héréditaire  ; elle  en  proposa  le  partage  à Auguste  U, 
qui  fut  roi  de  Pologne  jusqu’en  1733  : nouvelle  idée  du  dé- 
membrement. Il  ne  fallait  pas  non  plus  que  l’influence  fran- 
çaise y prévalût  avec  Stanislas  Leczinski  : Frédéric-Cruillaume 
fit  alliance,  en  1 733,  avec  la  Russie  et  l’Autriche  pour  exclure 
le  candidat  de  la  France  ; il  espérait  imposer  ses  conditions  à 
celui  de  l’Autriche  et  de  la  Russie,  ou  du  moins  reprendre  le 
projet  de  partage.  Mais  ce  dessein  tomba  par  l’élection  d’Au- 
guste III.  Dans  la  guerre  qui  suivit,  Guillaume  prit  parti 
contre  la  France,  et  envoya  son  fils  sur  le  Rhin  avec  10000 
hommes.  Là,  le  jeune  Frédéric  vit,  à la  tête  d’une  armée,  le 
vieil  Eugène,  qui  n’éiait  plus  que  l’ombre  de  lui-même;  il 
comprit  la  faiblesse  de  rAutriche.  La  Prusse , au  contraire , 
était  l’État  le  mieux  réglé  de  l’Europe.  L’armée  était  sur  un 
bon  pied,  le  trésor  bien  rempli,  l’agriculture  et  l’industrie  flo- 
rissantes; la  population  augnientait  par  son  développement 
naturel  et  par  les  nouveaux  venus  que  le  roi  attirait,  en  affec- 
tant de  protéger  les  réformés  qu’il  voulait  réunir  en  un  seul 
grand  parti  religieux.  Personne  n’osait  soutenir  les  protestants 
du  pays  de  Salzboorg,  qui  réclamaient  près  de  la  diète  contre 
leur  archevêque.  Frédéric-Guillaume  leur  offrit  un  asile  qui 
fut  accepté  par  18  000  d’entre  eux.  Ainsi  la  Prusse  prenait 
le  rôle  que  la  Suède  avait  joué  sous  Gustave-Adolphe. 

En  1740,  Frédéric  II,  le  Grand,  monta  sur  le  trône.  U 


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CRÉATION  DE  LA  PRUSSE. 

continua  ses  relations  avec  les  principaux  écrimns  de  la 
France  ; mais  la  suite  le  montra  peu  disposé  à appliquer  les 
maximes  de  Voltaire  et  des  philosophes  qu’il  admirait  tant. 
On  put  voir  que  dans  sa  retraite  de  Bheinsberg  il  avait  étu- 
dié aussi  l'art  du  gouvernement.  Avec  le  Grand  Électeur,  la 
Prusse  s’était  élevée  au  premier  rang  des  États  allemands  ; 
avec  Frédéric  II,  elle  prit  place  parmi  les  grands  États  euro- 
péens. 

En  face  de  cette  puissance  qui  grandit,  l’Autriche  s’a- 
baisse. Le  traité  de  Westphalie  lui  avait  enlevé  l’Alsace  ; elle 
avait  compensé  cette  perte  au  traité  de  Carlowitz,  en  1699, 

, après  la  victoire  de  Zenta  sur  les  Turcs,  par  l’acquisition  de 
la  Transylvanie  et  de  l’Esclavonie  ;|  au  traité  de  Rastadt,  sa 
part  dans  l’héritage  de  Charles  II  d’Espagne  avait  été  les 
Pays-Bas,  le  Milanais,  Naples  et  l’île  de  Sardaigne;  cette 
dernière  possession  fut  échangée  bientôt  contre  la  Sicile. 
C’était  Léopold  I"  ( 1658  - 1705  ) qui  avait  lutté  contre 
Louis  XIV,  puis  Joseph  I"  ( 1705-1711  ),  enfin  Charles  VI, 
son  frère,  que  Berwick  et  Vendôme  avaient  chassé  d’Espa- 
gne. Le  nouvel  empereur,  sous  qui  fut  signée  la  paix  de  Ra- 
stadt, eut  deux  gueires  à soutenir  contre  les  Turcs.  Il  les 
vainquit  la  première  fois,  grâce  à Eugène  (victoires  de  Peter- . 
waxadin,  1716,  et  de  Belgrade,  1717  ; traité  de  Passaro- 
witz,  1718,  qui  donne  à l’Autriche  le  bannat  de  Temeswar, 
Belgrade  et  le  nord-ouest  de  la  Servie).  Mais  la  seconde,  ils 
lui  reprirent  ce  qu’ils  lui  avaient  d’abord  cédé,  moins  le 
bannat  (traité  de  Belgrade,  1739).  On  a vu  précédemment  la 
lutte  excitée  par  Albéroni  et  la  guerre  pour  la  succession  de 
Pologne,  qui  coûta  à l’Autriche  le  royaume  des  Deux-Siciles, 
et  lui  donna  Parme  et  Plaisance  en  dédommagement,  ce  qui 
fortifiait  sa  position  dans  le  nord  de  la  Péninsule.  ^ 

La  grande  affaire  de  Charles  VI  fut  le  règlement  de  sa 
succession.  Il  n’avait  pas  de  fils,  et  avec  lui  allait  s’éteindre  la 
race  mâle  des  Habsbourg,  qui  avait  donné  quinze  empereurs 
à l’Allemagne.  Dans  le  but  d’assurer  son  héritage  à sa  fille 
Marie-Thérèse,  il  n’avait  reculé  devant  aucun  sacrifice.  Il 
avait  supprimé  la  compagnie  d’Ostende  pour  com^daire  aux 
puissauces  maritimes,  cédé  la  Lorraine  pour  gagner  la 


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CHAPITRE  XXV. 


France,  Naples  et  la  Sicile  pour  gagner  l’Espagne.  Il  avait 
obtenu  de  tous  les  États  une  reconnaissance  solennelle  de  sa 
Pragmatique,  et  lorsqu’il  mourut,  en  1 740,  la  même  année 
que  Frédéric  II  montait  sur  le  trône  de  Prusse,  il  laissa  à 
Marie-Thérèse  une  ample  collection  de  parchemins.  « Mieux 
eût  valu,  dit  Frédéric  Ü,  une  armée  de  200  000  hommes.  ^ 
À peine  eut-il  expiré  que  cinq  prétendants  se  présentèrent. 
L’électeur  de  Bavière  descendant  d’une  fille  de  Ferdinand  I", 
le  roi  d’Espagne  descendant  par  les  femmes  de  Charles - 
Quint,  enfin  l’électeur  de  Saxe,  gendre  de  l’empereur  Jo- 
seph P'',  demandaient  la  totalité  de  l’héritage  par  le  droit  du 
sang  ; le  roi  de  Sardaigne  voulait  le  duché  de  Milan  ; le  roi 
de  Prusse,  quatre  duchés  de  Silésie,  qu’ü  réclamait  en  vertu 
d’anciens  traités  de  succession  que  ses  prédécesseurs  avaient 
négligé  de  faire  valoir. 


Saerre  de  la  ■neceeelon  d'Aatricke  (ftV4t-tV4S). 

Frédéric  U n’avait  pas  un  grand  royaume  ; mais  son  père 
lui  avait  laissé  un  riche  trésor  avec  ime  belle  armée,  et  la 
nature  lui  avait  donné  les  plus  rares  talents.  Il  oublia  les 
belles  doctrines  qu’il  avait  prônées  dans  son  Anti-Machiavel, 
et  céda  à la  tentation  de  mettre  la  main  sur  la  Silésie,  riche 
prorince  qui  doublerait  la  population  de  ses  États.  Sans  faire 
part  de  son  projet  à personne,  il  l’envahit  avec  40  000  hom- 
mes, la  conquit  en  quelques  semaines,  puis  offrit  sincèrement 
la  paix  et  son  alliance  pour  prix  de  cette  cession.  Marie-Thé- 
rèse, femme  d’énergie  et  de  talent,  était  un  roi.  Elle  ne  vou- 
lut pas  inaugurer  son  règne  par  un  démembrement,  sans  avoir 
du  moins  envoyé  les  vétérans  d’Eugène  contre  cette  royauté 
parvenue  et  ces  troupes  qui  n’avaiSnt  encore  combattu  qu’à  la 
parade.  L’essai  ne  fut  pas  heureux  : les  Prussiens  remportè- 
rent la  victoire  de  Molwitz  (1741). 

En  commençant  cette  campagne,  Frédéric  avait  dit  à l’am- 
bassadeur de  France  : c Je  vais  jouer  votre  jeu  : si  les  as  me 
viennent,  nous  partî^erons.  » Un  petit-fils  de  Fouquet,  le 
comte  de  Belle-Isle,  homme  à projets,  hardi  et  aventureux, 
proposa,  dans  le  conseil,  l’alliance  de  la  Prusse,  et  im  plan 


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CRÉATION  DE  LA  PRUSSE. 


457 


qui  réduisait  Marie-Thérèse  à la  Hongrie,  à la  basse  Autri- 
che, à la  Belgique,  et  partageait  le  reste  avec  les  prétendants; 
l’électeur  de  Bavière  serait  empereur  ; la  France  ne  prenait 
rien  pour  elle.  C’était  trop  de  générosité,  mais  les  grands  sen- 
timents, en  politique  étrangère,  étaient  fort  en  honneur  à la 
cour  de  Louis  XV.  On  voulait  faire  le  magnanime  pour  avoir 
à agir  le  moins  possible.  Malgré  Fleury , ce  plan  fut  adopté , 
et  le  traité  de  Nymphenbourg  conclu  sur  ces  bases  (18  mai 
1741). 

La  France,  au  lieu  d’agir  résolument  avec  toutes  ses  forces, 
comme  il  faut  le  faire  quand  on  tire  l’épée,  ne  mit  en  mou- 
vement qu’une  armée  de  40  000  hommes  ; et,  au  lieu  de  se 
porter  du  côté  des  Pays-Bas,  où  ses  destinées  l’appelaient, 
renouvelant  en  Allemagne  les  fautes  commises  tant  de  fois 
en  Italie,  elle  envoya  cette  armée  jusqu’au  fond  de  la  Bavière..^ 
Il  est  juste  de  dire  que  les  puissances  maritimes  avaient  mis  k 
leur  neutralité  la  même  condition  que  dans  la  guerre  précé- 
dente, à savoir,  que  nous  ne  ferions  pas  entrer  un  soldat  en 
Belgique.  Maître  de  Lintz,  la  principale  barrière  de  l’Au- 
triche sur  le  haut  du  Danube,  l’électeur  eût  pu  s’emparer  de 
Vienne,  il  préféra  conquérir  la  Bohême.  Marie-Thérèse,  qui 
écrivait  quelques  jours  auparavant  ; « H ne  me  restera  bien- 
tôt plus  une  ville  où  faire  mes  couches,  » eut  le  temps  de 
soulever  ses  fidèles  Hongrois.  Elle  se  présente  au  milieu  de 
la  diète,  portant  son  enfant  dans  ses  bras.  Les  magnats  sont 
touchés  de  ce  spectacle,  des  larmes  de  la  jeune  souveraine,  et 
dans  leur  attendrissement  chevaleresque,  ils  tirent  leurs  sa- 
bres, criant  : Moriamur  pro  regc  nostro  Maria  Theresa! 
Quelques  semaines  après,  des  nuées  de  Hongrois,  de  Croates, 
de  Pandours  et  de  Talpaches  inondaient  la  Bavière  ; les  con- 
vois étaient  enlevés,  les  communications  interceptées,  et 
tandis  que  l’électeur  de  Bavière  se  faisait  couronner  empe- 
reur à Francfort,  sous  le  nom  de  Charles  VII,  les  Autrichiens 
entraient  à Munich  (janv.  1742).  Frédéric  menaça,  il  est 
vrai,  la  Moravie  et  battit  les  Autrichiens  à Czaslau  en  Bohê- 
me (17  mai);  mais  Marie-Thérèse  sut  faire  à propos  un  sa- 
crifice : elle  lui  laissa  la  Silésie,  et,  à cette  condition,  hVédé- 
ric  II  oublia  la  parole  qu’il  avait  donnée  à la  France  (juillet). 
temps  modbrnss.  26 


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458 


CHAPITRE  XXV. 


Cette  défection  en  entraîna  d’autres.  L’électeur  de  Saxe  se 
retira  de  la  guerre  ; le  roi  de  Sardaigne  y entra,  mais  pour  le 
compte  de  l’Autriche;  et  l’Angleterre,  qui  venait  de  renverser  * 
du  ministère  le  pacifique  Walpole  (fév.  1742),  et  d’arracher 
la  guerre  contre  l’Espagne,  parce  qu’elle  refusait  de  lui 
ouvrir  ses  colonies  *,  la  demandait  à grands  cris  contre  la 
France,  dont  le  commerce  prenait  un  prodigieux  essor.  En 
outre,  elle  ne  voulait  pas  laisser  consommer  la  ruine  de  « sa 
maréchaussée  d’Autriche.  » Le  nouveau  ministre  promit  à 
Marie-Thérèse  un  subside  de  12  millions.  Ainsi  tout  le  poids 
de  la  lutte  retomba  sur  la  France,  qui  n’avait  pris  les  armes 
qu’au  profit  d’autrui.  Notre  armée  de  Bohême  fut  coupée  de 
la  Bavière  lorsque  les  Autrichiens  eurent  repris  Lintz  et 
Budweis,  et  assiégée  dans  Prague,  où  du  moins  elle  se  défendit 
bien.  Fleury,  qui  naguère  croyait  la  guerre  finie  et  déjà  dés- 
armait, troublé  de  ces  revers,  écrivit  au  comte  de  Kœnigsegg, 
général  autrichien,  une  lettre  confidentielle  et  des  plus  hum- 
bles. Kœnigsegg  la  publia.  Le  vieillard  s’en  plaignit  dans  une 
seconde  lettre  et  déclara  au  comte  qu’iine  lui  écrirait  pim  ce 
qu'il  pensait.  Celle-ci  fut  encore  rendue  publique.  Fleury, 
deux  fois  joué  ù la  face  de  l’Europe,  mit  le  comble  k cette 
risée  en  désavouant  ses  propres  lettres.  Il  entravait  tout 
par  sa  timidité.  Maillebois,  qui  opérait  dans  la  Franconie,'ne 
put  faire  autre  chose  pour  la  délivrance  de  Prague  que  de 
s’emparer  d’Êgra.  C’était  du  moins  ime  ligne  de  retraite  qu’il 
ouvrait  à Belle-Isle , pour  rentrer  dans  la  vallée  du  Mein. 
Belle-Isle,  en  effet,  sortit  de  Prague,  avec  14  000  hommes, 


1 . L’Angleterre  avait  obtenu  de  l’Espagne  le  droit  d’envoyer  en  Amérique 
un  vaisseau  de  BOO  tonneaux  chargé  de  marchandises  anglaises.  A la  faveur  de 
celte  concession,  les  Anglais  organisèrent,  avec  les  colonies  es|)agnoles,  une 
vaste  contrebande.  A mesure  que  le  vaisseau,  de  permission  se  vidait,  une  foule 
de  petits  navires  venaient  remplacer  les  marchandises  vendues.  Le  vaisseau 
toléré  n’était  plus  qu’un  entrepôt. inépuisable  od  s’approvisionnaient  les  colons 
espagnols,  au  grand  détriment  de  l’industrie  métropolitaine.  La  cour  de  Ma- 
drid protesta,  se  plaignit,  l’our  mettre  fin  à l’abus,  elle  demanda  et  prit  le 
droit  de  visite  sur  les  navires  qui  fréquentaient  le  littoral  de  scs  colonies. 
Aussitôt  éclate  en  Angleterre  un  orage  de  réclamations.  Journaux,  pamphlets, 
brochures,  tous  demandent  <x  la  mer  libre  ou  la  guerre!  » Walpole  ne  put 
résister.  On  arma.  Les  Anglais  prirent  Puerio-Bello,  mais  ne  prirent  pas  Car- 
thagéne  (1739-1740). 


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CRÉATION  DE  LA  PRUSSE.  459 

et  fît  à travers  la  glace,  la  neige  et  les  ennemis,  une  gloriense 
mais  pénible  retraite;  le  noble  et  infortuné  Vauvenargues  y 
ruina  sa  santé.  Ghevert  resta  dans  la  ville  avec  les  blessés  et 
les  malades.  On  le  somma  de  se  rendre  à discrétion  : < Dites 
à votre  générai  que  s’il  ne  m’accorde  pas  les  honneurs  de  la 
guerre,  je  mets  le  feu  aux  quatre  coins  de  Prague  et  je  m’en- 
sevelis sous  ses  ruines,  a On  consentit  aux  conditions  qu’il 
exigea  (janvier  1743).  Quelques  jours  après,  Fleury  mourut 
à 83  ans  ; il  avait  voulu  la  paix  à tout  prix,  et  il  laissait  la 
France  avec  une  grande  guerre  sur  les  bras. 

L’Angleterre  était  entrée  en  lice  : 50  000  Anglo -Allemands 
arrivèrent  dans  la  vallée  du  Mein  ; le  maréchal  de  Noailles 
les  cerna  à Dettingen,  mais  la  folle  impétuosité  du  duc  de 
Oramont  compromit  ses  habiles  combinaisons,  et  ce  ne  fut 
qu’une  sanglante  affaire  au  lieu  d’une  victoire.  De  Broglie, 
qui  commandait  sur  le  Danube,  ayant  reculé  jusqu’au  Hhin 
devant  les  Autrichiens,  Noailles  dut  suivre  ce  mouvement  de 
retraite  (1743).  Pour  relever  les  affaires,  on  crut  nécessaire 
de  mettre  le  roi  à la  tête  des  armées.  Une  nouvelle  favorite, 
la  duchesse  de  Ghâleauroux,  femme  énergique  et  ambitieuse, 
voulait  le  tirer  de  son  indigne  torpeur.  Louis  XV  vint  donc, 
en  1744,  se  montrer  aux  troupes.  On  avait  changé  le  plan 
général  de  la  guerre.  Au. lieu  de  combattre  au  fond  de  l’Al- 
lemagne, on  s’était  décidé  à frapper  des  coups  plus  à notre 
portée.  Le  roi  entra  dans  les  Pays-Bas  et  vit  le  maréchal  de 
Saxe  prendre  plusieurs  villes.  Sur  la  nouvelle  que  les  Autri- 
chiens menaçaient  l’Alsace,  il  y courut,  emmenant  avec  lui 
Noailles  et  50  000  hommes. 

Une  maladie  fort  grave  l’arrêta  h Metz.  La  mort,  en  s’ap- 
prochant, lui  inspira  une  bonne  pensée,  qui  malheureuse- 
ment ne  tint  guère,  et  une  belle  parole.  Il  renvoya  la  du- 
chesse de  Ghâteauroux  pour  se  réconcilier  avec  la  reine  et  fît 
écrire  au  maréchal  de  Noailles  : « Souvenez-vous  que,  pen- 
dant qu’on  portait  Louis  XIII  au  tombeau,  le  prince  de 
Gondé  gagnait  une  bataille.  » La  France  paya  de  sa  recon- 
naissance cet  effort  de  son  roi^  « S’il  succombe,  disait -on, 
c’est  pour  avoir  marché  à notre  secours  I II  meurt  au  moment 
où  il  allait  devenir  rm  grand  roi  ! » Un  soir , le  bruit  courut 


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460 


CHAPITRE  XXV. 


k Paris  qu’il  n’était  plus  ; aussitôt  la  foule  affligée  se  répandit 
dans  les  rues,  dans  les  églises,  avec  des  pleurs  et  des  gémis- 
sements. Quand  on  sut  qu’il  vivait,  il  y eut  chaque  jour  un 
concours  de  peuple  au-devant  des  courriers,  et  ceux  dont  les 
nouvelles  étaient  bonnes  étaient  portés  en  triomphe.  Lors- 
qu’on apprit  enfin  son  rétablissement,  les  églises  retentirent 
d’actions  de  grâces  pour  remercier  Dieu  d’avoir  conservé  le 
Bien-Aimé{nkk).  Que  la  tâche  était  facile  à cette  royauté 
encore  si  populaire  ! 

Cependant  le  roi  de  Prusse,  effrayé  des  progrès  de  l’Au- 
triche, reprit  les  armes  et  pénétra  en  Bohême.  Cette  diversion 
dégagea  la  ligne  du  Rhin.  L’empereur  Charles  VII  rentra 
dans  son  électorat,  mais  pour  y mourir.  Son  fils  traita  avec 
Marie-Thérèse.  La  reine  de  Hongrie  lui  restitua  ce  qu’elle 
occupait  encore  de  la  Bavière,  et  Maximilien  renonça  k toute 
prétention  sur  la  succession  d’Autriche  (traité  de  Fuessen, 
1745). 

La  guerre  n’avait  plus  d’objet  pour  nous;  mais  comme  les 
ennemis  refusaient  de  traiter,  il  fallut  conquérir  la  paix.  La 
France  l’alla  chercher  aux  Pays-Bas.  Le  maréchal  de  Saxe, 
tout  mourant  qu’il  était,  se  mit  à la  tête  des  troupes  et  investit 
Tournai.  Pour  ne  la  point  laisser  prendre,  55  000  Anglo- 
Hollandais,  sous  la  direction  du  duc  de  Cumberland,  s’ap- 
prochèrent de  la  place.  Le  maréchal  gagna  sur  eux  la  bataille 
de  Fontenoy.  Cette  victoire  eut  des  suites  considérables.  Tour- 
nai, Gand,  le  dépôt  général  des  ennemis,  Oudenarde,  Bruges, 
Dendermonde  et  Ostende  capitulèrent.  Au  commencement  de 
l’année  suivante  les  Français  entrèrent  à Bruxelles. 

Le  roi  de  Prusse,  vainqueur  en  même  temps  à Friedberg 
en  Silésie,  écrivait  à Louis  XV  : « Je  viens  d’acquitter  la 
lettre  de  change  que  Votre  Majesté  a tirée  sur  moi  k Fon- 
tenoy. » La  victoire  de  Kesseldorf  lui  ^'uvrit  ensuite  la  Saxe 
et  Dresde;  il  y signa  avec  Marie-Thérlse  un  nouveau  traité, 
qui  lui  confirma  la  cession  de  la  Silésie.  Cette  défection  ne 
nous  laissait  plus  un  allié  en  Allemagne  ; la  défaite  du  pré- 
tendant Charles  Stuart,  qui,  après  avoir  pénétré  jusqu’k  trente 
lieues  de  Londres,  fut  vaincu  k Culloden  (1746),  empêcha  une 
révolution  qui  eût  paralysé  pour  longtemps  l’Angleterre. 


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CRÉATION  DE  LA  PRUSSE.  461 

Marie-Thérèse'  et  George  II , libres  de  toute  inquiétude, 
Tune  à l’égard  de  la  Prusse,  l’autre  de  la  part  des  Jacobites, 
imprimèrent  une  nouvelle  activité  aux  hostilités.  Marie-Thé- 
rèse chercha  à se  dédommager  en  Italie  de  ce  qu’elle  avait 
perdu  en  Allemagne  et  de  ce  qu’elle  pouvait  perdre  encore 
aux  Pays-Bas.  L’armée  franco- espagnole,  après  une  tentative 
inutile  sur  la  Savoie,  s’était  assuré  le  comté  de  Nice  par  la 
victoire  de  Coni  (1744),  et  l’Apennin  piémontais  par  l’alliance 
des  Génois  et  du  duc  de  Modène.  La  bataille  deBassignano 
lui  livra  le  Milanais  (1745).  Mais  l’impératrice  porta  en  Italie 
des  forces  supérieures.  Lichtenstein  y réunit  45  000  Autri- 
chiens auxquels  Maillebois  n’avait  à opposer  que  28  000  hom- 
mes. La  journée  de  Plaisance  (1746)  et  la  défection  de  l’Es- 
pagne donnèrent  aux  Impériaux  tout  le  nord  de  la  Péninsule. 
De  son  côté  l’Angleterre  qui,  en  1745,  avait  bombardé  toute 
la  côte  de  Ligurie  et  Gênes  elle-même,  en  1746,  essaya  de 
s’emparer  de  Lorient  et  seconda  une  invasion  des  Austro- 
Sardes  en' Provence.  Les  alliés  pénétrèrent  jusqu’en  vue  de 
Toulon.  Mais  cette  invasion  eut  le  sort  de  toutes  les  autres. 
Les  mesures  énergiques  du  maréchal  de  Belle-Isle  et  le  sou- 
lèvement de  Gênes  contre  les  Autrichiens  décidèrent  la  re- 
traite. 

Au  midi,  la  France  ne  faisait  donc  que  défendre  sa  fron- 
tière, et  le  beau  plan  qu’avait  formé  le  ministre  d’Argenson 
pour  chasser  les  étrangers  d’Italie  et  réunir  tous  les  États  de 
la  Péninsule  en  ime  confédération  italienne,  était  manqué,  au 
grand  détriment  de  l’Italie  elle-même  et  de  la  paix  du  monde. 
Mais  au  nord  la  France  avait  d’éclatants  succès.  La  bataille 
de  Raucoux,  gagnée  par  le  maréchal  de  Saxe,  y signala 
l’année  1746.  Louis  ne  demandait  rien  autre  chose,  après 
chaque  victoire,  que  la  paix,  « ne  voulant  pas,  disail-il,  traiter 
en  marchand,  mais  en  roi.  » On  refusait  de  croire  à ce  désin- 
téressement inusité,  et  la  Hollande,  effrayée  de  voir  les  Fran- 
çais à ses  portes,  rétablit,  comme  en  1672,  le  stathoudérat, 
sacrifiant  sa  liberté  pour  sauver  son  indépendance.  Entraînée 
aussi  par  l’Angleterre,  qui  nous  cherchait  partout  des  enne- 
mis, la  czarine  Élisabeth  (1747)  conclut  un  traité  de  subsides 
et  mit  à la  disposition  des  ennemis  de  la  France  50  vaisseaux 


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462 


CHAPITRE  XXV. 


russes  et  37  000  hommes  qui  s’acheminèreut  vers  le  Rhin.  La 
France^  seule  contre  tous,  avança  encore  aux  Pays-Bas,  la 
paix  dans  une  main,  l’épée  dans  l’autre.  Le  maréchal  de  Saxe 
gagna  la  bataille  de  Lawfeld  (1747)  et  le  comte  de  Lowendal 
prit  l’imprenable  Berg-op-Zoom.  La  Hollande  était  envahie. 
Maurice  de  Saxe  fit,  par  d’habUes  manœuvres,  en  1748,  l’in- 
vestissement de  Maastricht. 

La  déclaration  de  guerre  de  la  France  à l’Angleterre  n’avait 
été  faite  qu’en  1 744,  après  la  brillante  bataille  navale  de 
Toulon,  qui  fut  indécise  comme  tant  d’autres  actions  de  mer. 
Mais  on  ne  soutint  pas  ce  beau  conunencement.  Brest,  Tou- 
lon furent  bloqués  par  les  Anglais,  Antibes  bombarbé,  et 
Lorient  ne  leur  échappa  que  par  une  terreur  panique  qui  les 
fit  courir  vers  leurs  vaisseaux,  au  lieu  d’entrer  dans  la  ville 
mal  défendue.  Nous  ne  pouvions  pas,  avec  35  vaisseaux  de 
ligne,  lutter  contre  110.  Nos  chefs  d’escadre  firent  du  moins 
honorer  leur  défaite  par  un  courage  héroïque.  Le  3 mai  1747, 
à la  hauteur  du  cap  Finistère,  le  marquis  de  la  Jonquière, 
pour  sauver  un  convoi  destiné  au  (!Ianada,  fit  tête  avec  6 na- 
vires à 17.11  futprisaprès  la  plus  glorieuse  résistance.  < Je  n’ai 
jamais  vu  un  pareil  courage,  • écrivait  un  des  vainqueurs.  H 
nous  restait  sur  l’Atlantique  7 vaisseaux  : on  les  donna  à 
M.  de  l’Estanduère  pour  convoyer  une  flotte  marchande  de 
250  voiles.  11  rencontra  près  de  Belle-Isle  l’amiral  Hawke 
avec  15  navires,  et  pour  sauver  son  convoi,  livra  bataille.  Elle 
fut  acharnée.  Deux  navires,  lo  Tonnant  et  nnlrépide,  tra- 
versèrent toute  la  flotte  victorieuse  et  rentièrent  à Brest, 
monceaux  flottants  de  ruines  sanglantes.  L’amiral  anglais 
passa  devant  une  cour  martiale  pour  les  avoir  laissés  échapper. 
« Dans  celte  guerre,  dit  un  historien  anglais,  l’Angleterre 
n’a  dfi ses  victoires  qu’au  nombre  de  ses  vaisseaux.  » En  Amé- 
rique, ils  nous  enlevèrent  Louisbourg  et  l’ile  importante  du 
Cap-Breton,  qui  aurait  pu  rempIacerl’Acadie  perdue  en  1713. 
Aux  Indes,  la  France  avait  deux  hommes  qui,  s’ils  avaient  pu 
s’entendre  et  s’ils  avaient  été  soutenus,  nous  eussent  donné 
l’Hindoustan  : la  Bourdonnais  et  Dupleix.  Le  premier  avait  tout 
créé  à,  Bourbon  et  à l’ile  de  France,  dont  il  était  gouverneur 
pour  la  Clompagnie  des  Indes  : les  cultures,  les  arsenaux,  les 


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CRÉATION  DE  LA  PRUSSE.  463 

fortifications.  Ingénieur,  général,  marin,  rien  ne  l’arrêtait  : 
et  de  l’île  de  France,  devenue  avec  son  excellent  port  la  clef 
de  l’océan  Indien,  il  courut  cette  mer  et  en  chassa  les  Anglais. 
Dupleix,  autre  homme  de  génie,  se  proposait  de  les  chasser 
du  continent  de  la  presqu’île  du  Gange.  Il  rêvait  de  grands 
projets.  Il  voulait  que  la  Compagnie,  dont  il  administrait  les 
comptoirs  dans  l’IIindoustan,  n’agrandit  pas  seulement  son 
commerce,  mais  son  territoire.  Pour  réussir,  ces  deux  hommes 
eussent  dû  agir  de  concert.  A la  prise  de  Madras,  ils  se 
brouillèrent  mortellement,  et  la  Bourdonnais,  rappelé  en 
France,  fut  à son  retour  enfermé  à la  Bastille,  sur  des  accu- 
sations parties  de  l’Inde.  Dupleix  racheta  cette  mauvaise 
action  par  la  belle  défense  qu’il  fit,  en  1748,  dans  Pondi- 
chéry; ü sauva  cette  ville  et  fit  éprouver  aux  Anglais  un  échec 
qui  retentit  jusqu’en  Europe.  La  paix  était  donc,  pour  nous, 
inopportune  dans  l’Inde  comme  elle  l’était  aux  Pays-Bas; 
mais  notre  marine  était  réduite  à 2 vaisseaux,  notre  dette 
s’était  accrue  de  1200  millions,  et  le  roi,  incapable  de  se  faire 
plus  longtemps  violence,  demandait  qu’on  le  laissât  à ses  plai- 
sirs. L’Angleterre,  qui  redoutait  de  voir  la  France  s’établir  à 
demeure  aux  bouches  de  l’Escaut,  se  décida  enfin  à traiter. 

La  paix  d’Aix-la-Chapelle  (avril  1748)  stipula  que  les  con- 
quêtes seraient  restituées  de  part  et  d’autre.  L’Angleterre 
recouvra  pour  quatre  années  Vasiento  (droit  d’importer  des 
nègres)  et  le  vaisseau  de  permission  dans  les  colonies  espa- 
gnoles ; l’Autriche  céda  Parme  et  Plaisance  à l’infant  don  Phi- 
lippe, la  Silésie  au  roi  de  Prusse,  et  plusieurs  places  du 
Milanais  au  roi  de  Sardaigne.  La  France  rendit  Madras  et 
rentra  en  possession  de  l’ile  Royale  (Ca{>-Breton);  mais  elle 
ne  garda  rien  aux  Pays-Bas  qu’elle  occupait  presque  tout 
entiers,  et  se  laissa  imposer  la  condition  de  ne  fortifier  Dun- 
kerque que  du  côté  de  la  terre.  Des  commissaires  anglais, 
payés  par  nous,  s’assurèrent  que  cette  condition  était  exécu- 
tée ; et  quand  le  roi  George  exigea  l’expulsion  de  France  du 
prétendant,  ce  fut  à l’Opéra  qu’on  l’arrêta,  comme  si  l’on  te- 
nait à montrer  que  les  ministres  anglais  faisaient  la  police 
dans  Paris  même. 


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464 


CHAPITRE  XXV. 


Ciuerre  de  Sept  mus  VAS). 

Les  huit  années  qui  suivirent  cette  paix  furent  la  plus  belle 
époque  du  commerce  français  au  dix-huitième  siècle.  Lorient 
qui,  en  1726,  n’était  qu’une  bourgade,  avait  reçu,  en  1736, 
pour  18  millions  de  marchandises.  Si  la  Bourdonnais  n’était 
plus  à l’île  de  France , son  souvenir,  ses  leçons  y vivaient  : 
Bourbon  devenait  une  grande  colonie  agricole.  Dupleix  cher- 
chait à élever  dans  l’Inde,  en  s’appuyant  sur  les  puissances 
indigènes,  un  vaste  empire  colonial.  Aux  Antilles,  la  Guade- 
loupe , la  Martinique , surtout  Saint-Domingue , arrivaient  à 
une  prospérité  qui  rejaillissait  sur  les  villes  marchandes  de  la 
métropole  : sur  Nantes,  sur  Bordeaux,  qui  se  rappellent  encore 
avec  regret  ces  jours  de  richesse  ; sur  Marseille,  qui  avait  de 
plus  pour  elle  tout  le  commerce  du  Levant,  dans  la  Méditer- 
ranée, où  nul  ne  lui  faisait  alors  concurrence.  Le  sucre,  le 
café  des  Antilles  françaises  chassaient  du  marché  européen 
les  produits  similaires  des  colonies  anglaises,  et  la  Louisiane,  si 
longtemps  languissante,  trouvait,  dans  la  liberté  du  commerce 
qui  lui  avait  été  rendue  en  1731,  une  fortune  que  le  monopole 
ne  lui  avait  pu  donner. 

La  dernière  guerre  maritime  n’avait  fait  que  suspendre  ce 
mouvement  ; dès  qu’elle  cessa , il  reprit  son  cours  avec  une 
énergie  que  le  gouvernement  lui-même  seconda  ; car,  malgré 
l’inertie  de  Louis  XV  et  la  misérable  influence  de  Mme  de 
Pompadour,  la  force  croissante  de  l’opinion  publique  imposait 
au  gouvernement  certains  hommes  et  une  certaine  direction. 
C’est  ainsi  que  le  marquis  d’Argenson  avait  été  appelé,  en 
1744,  au  ministère  des  affaires  étrangères,  et  que  celui  de  la 
marine  fut  donné  à Rouillé  et  à de  Machault , qui  firent  de 
louables  efforts  pour  rétablir  la  flotte.  En  1754,  on  compta 
dans  les  ports  60  vaisseaux,  31  frégates  et  21  autres  bâtiments. 
L’Angleterre,  avec  ses  243  bâtiments  de  guerre,  dont  131 
vaisseaux  de  ligne,  eût  pu  ne  pas  être  jalouse  de  cette  marine, 
imposante  encore  par  le  chiffre  des  bâtiments,  mais  à qui  tout 
manquait.  Elle  s’effraya  néanmoins  de  cette  renaissance  de 
notre  puissance  navale,  surtout  des  progrès  de  notre  com- 


CRÉATION  DE  LA  PRUSSE.  465 

merce,  à qui  le  doublement  du  droit  de  50  sous  par  tonneau, 
décrété  par  Machaulten  1740,  donnait  une  énergique  impul- 
sion, et  elle  trouva  aisément  une  cause  de  rupture. 

Quand  on  veut  faire  la  paix  à tout  prix,  on  la  fait  mal.  Or 
Mme  de  Pompadour  avait  dit  aux  plénipotentiaires  envoyés 
en  1748  à Aix-la-Chapelle  : « Souvenez- vous  de  ne  pas  reve- 
nir sans  la  paix  ; le  roi  la  veut.  » De  là  il  était  résulté  qu'on 
avait  rendu  ce  qu’on  eût  pu  garder,  et  qu’on  n’avait  pas  pris 
soin  de  vider  tous  les  différends.  La  France  avait,  en  Amé- 
rique , deux  magnifiques  possessions  : le  Canada  et  la  Loui- 
siane,  c’est-à-dire  le  Saint-Laurent  et  le  MisSissipi,  les  deux 
plus  grands  fleuves  de  l’Amérique  du  Nord,  qu’elle  tenait 
ainsi  par  les  deux  bouts.  On  nomma  des  commissaires  pour 
Oxer  la  frontière.  Ils  ne  purent  s’entendre,  et  les  colons,  mê- 
lant les  Indiens  à leurs  querelles,  commencèrent  les  hostilités. 
Washington,  alors  bien  jeune,  se  distingua  dans  ces  rencon- 
tres, mais  d’abord  d’une  manière  malheureuse.  Le  détache- 
ment qu’il  commandait  surprit  et  tua,  avec  toute  son  escorte, 
un  officier  français,  Jumonville,  qui  portait  aux  Anglais  une 
sommation  d’évacuer  la  vallée  de  l’Ohio  et  de  se  retirer  der- 
rière les  Alleghanys.  Ce  fut  le  premier  sang  versé  dans  cette 
guerre  (28  mai  1754).  En  1755,  sans  déclaration  de  guerre , 
l’amiral  anglais  Boscawen  captura  2 vaisseaux  de  ligne  fran- 
çais ; le  ministère  protesta , mais  resta  six  mois  sans  joindre 
les  actes  aux  paroles;  et  pendant  ces  six  mois,  les  Anglais 
nous  enlevèrent  plus  de  300  navires  marchands,  chargés  d’une 
cargaison  de  30  millions  de  livres  et  montés  par  10  000  ma- 
telots qu’ils  enrôlèrent  pour  la  plupart  dans  leurs  équipages. 
Il  fallut  bien  pourtant  reconnaître  que  c’était  la  guerre  et  s’y 
résigner. 

L’intérêt  de  la  France  était  de  conserver  à cette  guerre  son 
caractère  exclusivement  maritime,  et  de  garder  toutes  ses 
forces  réunies  pour  son  duel  avec  l’Angleterre  ; mais  ce  n’était 
pas  le  compte  de  cette  puissance.  Le  ministère  anglais,  grâce 
à son  or,  déchaîna  de  nouveau  la  guerre  continentale.  Il  offrit 
des  subsides  à qui  voudrait  être  notre  ennemi.  La  Prusse  en 
accepta,  se  sentant  menacée  de  quelque  péril  par  un  rappro- 
chement inattendu  de  l’Autriche  et  de  la  France.  Nul  prince 


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CHAPITRE  XXV. 


n’avait  i^kieux  employé  que  Frédéric  II  les  années  de  paix  qui 
venaient  de  s’écouler.  11  s’était  attaché  la  Silésie  par  de  sages 
mesures,  il  avait  commencé  son  grand  travail  de  réformation 
de  la  justice  et  des  finances,  et,  en  1744,  incorporé  à son 
royaume  l’Osl-Frise,  dont  sa  famille  avait  depuis  longtemps 
l’expectative,  mais  son  esprit  faisait  tort  parfois  à sa  politique. 
Par  ses  épigrammes  trop  justifiées , il  avait  blessé  la  czarine 
Élisabeth  et  la  marquise  de  Pompadour.  Ou  en  était  malheu- 
reusement encore  au  temps  où  des  ressentiments  personnels 
de  princes  ou  de  favorites  avaient  plus  de  force  que  les  inté- 
rêts des  peuples.  Marie-Thérèse  vit  naître  cette  colère  et 
l’attisa  habilement,  dans  l’espoir  de  la  faire  tourner  au  profit 
de  sa  rancune  implacable  contre  la  Prusse.  Elle  ne  pouvait 
voir  un  Silésien  sans  pleurer,  et  la  paix  était  à peine  signée 
qu’elle  avait  préparé  la  guerre,  disciplinant  son  armée  et  ses 
finances  de  manière  qu’avec  moins  de  provinces  que  son  père, 
elle  avait  plus  de  soldats  et  de  revenus.  Elle  remplaça  les  mi- 
nistres intrigants  de  Charles  Y1  par  un  habile  politique,  le 
célèbre  Kaunitz,  et  dès  qu’elle  y vit  jour,  elle  fit  proposer  au 
cabinet  de  Versailles  une  alliance  sur  ces  bases  ; restitution 
de  la  Silésie  à l’Autriche,  cession  des  Pays-Bas  à un  Bourbon 
de  la  branche  d’Espagne , de  Mous  et  de  Luxembourg  à la 
France.  Un  billet  amical  de  Marie-Thérèse  à Mme  de  Pom- 
padour, où  la  fière  impératrice  se  disait  k la  bien  bonne  amie  » 
de  cette  parvenue,  décida  le  renversement  de  la  politique  deux 
fois  séculaire  de  la  France.  Le  traité  de  Versailles  (1756), 
tout  à l’avantage  de  l’Autriche,  car  la  promesse  des  Pays-Bas 
fut  retirée , réunit  les  deux  puissances  dont  la  rivalité  avait 
fait  couler  tant  de  sang.  La  czarine  Élisabeth,  qui  ne  par- 
donnait pas  à Frédéric  II  ses  coups  de  langue,  la  Suède,  qui 
regrettait  la  Poméranie,  la  Saxe,  qui  voulait  s’agrandir,  y 
accédèrent.  Ainsi  l’Autriche  devenait  l’amie  de  la  France, 
l’ennemie  de  l’Angleterre,  sa  vieille  alhée,  et  nous  allions  , 
attaquer  la  Prusse,  qui  combattait  naguère  avec  nous.  C’était 
tout  le  système  des  alliances  européennes  qui  était  changé. 

La  France,  forcée  encore  de  combattre  des  deux  mains, 
frappa  d’abord  un  coup  vigoureux.  A l’attentat  de  l’amiral 
Boscawen , elle  répondit  en  lançant  sur  Minorque , alors  aux 


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CRÉATION  DE  LA  PRUSSE. 


467 


Anglais,  une  escadre  et  une  armée  : l’nne,  commandée  par 
la  Galissonnière , battit  la  flotte  anglaise  de  Byng;  l’autre, 
sous  le  maréchal  de  Richelieu,  enleva  la  forteresse  réputée 
imprenable  de  Port-Mahon  ; ce  fut  un  des  beaux  faits  d’armes 
de  ce  siècle.  L’Angleterre  se  vengea  de  cette  défaite , comme 
autrefois  Carthage  ; le  malheureux  Byng  fut  condamné  à mort 
et  fusillé  à son  bord. 

Sur  le  continent,  la  guerre  commença  par  une  irruption  en 
SaJte  du  roi  de  Prusse,  qui,  comme  toujours,  prévint  Ses  en- 
nemis. Il  enveloppa  les  Saxons  dans  leur  camp  de  Pirna.  Les 
Autrichiens  s’approchant  pour  les  dégager,  il  courut  à leur 
rencontre  en  Bohême,  les  battit  à Lowositz,  puis  revint 
prendre  toute  l’armée  saxonne,  qu’il  incorpora  dans  ses 
troupes.  La  France  déclara  ensuite  les  traités  de  Westphalie 
violés'  et  fit  entrer  deux  armées  en  campagne  : le  maré- 
chal d’Estrées  en  Westphalie , Soubise  vers  le  Mein.  Attaqué 
par  tous  ses  voisins,  sans  autre  appui  que  l’Angleterre, 
Frédéric  n’aurait  pu , malgré  son  génie , se  défendre  contre 
cette  coalition  formidable,  si  les  alliés  eussent  mis  quelque 
concert  dans  leurs  opérations.  Il  fut  servi  d’ailleurs  par 
l’ineptie  ou  la  légèreté  des  généraux  français,  Soubise  et 
Richelieu,  et  par  la  lenteur  de  Daun , le  généralissime  autri- 
chien. De  la  Saxe,  qu’il  avait  tout  d’abord  et  hardiment  occu- 
pée, il  rentra  en  Bohême  et  gagna  la  Sanglante  bataille  de 
Prague  (1757).  Vaincu  à son  tour  près  de  cette  ville,  à Kol- 
lin , par  Daun  (1757),  il  fut  forcé,  dans  la  retraite,  de  diviser 
ses  forces,  ce  qui  l’exposa  à de  nouveaux  revers.  En  même 
temps,  à l’est,  les  Russes  lui  prenaient  Memel  et  battaient  un 
de  ses  lieutenants  à lœgemdorf,  mais  sans  savoir  tirer  parti 
de  leurs  succès  ; à l’ouest,  d’Estrées  gagnait,  sur  les  Anglais, 
la  bataille  de  Hasterabeck,  qui  nous  livrait  le  Hanovre,  et  une 
autre  armée  française  marchait  rapidement  sur  Magdebourg 
et  la  Saxe.  Ainsi,  le  cercle  d’ennemis  dont  Frédéric  était  en- 
veloppé se  resserrait  chaque  jour  sur  lui  (1757).  Il  demanda 
la  paix.  On  le  croyait  aux  abois,  on  la  lui  refusa  : il  se  décida 
alors,  s’il  le  fallait,  « à mourir  en  roi,  » comme  il  l’écrivit  :i 
Voltaire.  L’incapacité  de  ses  adversaires  le  dispensa  de  tenir 
parole. 


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468 


CHAPITRE  XXV. 


Richelieu,  qui  sucëda  à d’Estrées  dans  le  couimandeineut 
de  l’armée  de  Hanovre,  enferma  le  duc  de  Cumberland  dans 
une  impasse,  au  milieu  d’un  pays  marécageux;  mais,  au  lieu 
de  le  faire  prisonnier,  il  lui  accorda  la  capitulation  de  Glos- 
terseven,  que  le  gouvernement  anglais,  dirigé  par  le  fameux 
William  Pitt,  désavoua.  Richelieu  avait  commis  la  faute  de 
ne  point  dissoudre  cette  armée  qui  se  retrouvera  tout  entière, 
quand  elle  reprendra  les  armes,  et  le  résultat  de  deux  cam- 
pagnes heureuses  sera  perdu.  Il  en  commit  une  autre  lors- 
qu’il donna  à ses  officiers  et  à ses  soldats  l’exemple  d’une 
scandaleuse  avidité.  De  retour  à Paris,  il  se  fit  bâtir,  du  fruit 
de  ses  déprédations,  un  élégant  pavillon  que  le  pubbc  nomma 
satiriquement  pavillon  de  Hanovre.  Les  soldats,  dont  il  au- 
torisait le  pillage,  l’appelaient  le  bon  père  la  Maraude.  La 
discipline  était  ainsi  ébranlée,  au  moment  même  où  on  arri- 
vait en  présence  de  ces  armées  prussiennes,  les  mieux  disci- 
plinées de  l’Europe. 

C’était  à Soubise,  le  favori  de  Mme  de  Pompadour,  qu’é- 
tait échu  le  rôle  difficile  de  leur  tenir  tête.  Il  s’était  réuni  à 
Varmée  d'exécution  que  l’Empire  avait  levée  pour  soutenir 
Marie-Thérèse,  et  marchait  sur  la  Saxe.  Frédéric  II  accou- 
rut de  la  Silésie,  sur  la  Saale;  il  n’avait  que  20000  hommes 
contre  50000.  H s’établit  non  loin  des  champs  fameux  d’Iéna 
et  d’Awerstaedt,  au  village  de  Ros^ch,  sur  des  hauteurs, 
cachant  sa  cavalerie  dans  un  repli  du  terrain,  et  une  artille- 
rie formidable  derrière  les  tentes  de  son  camp.  Les  alliés 
s’avancèrent  témérairement,  sans  ordre,  au  bruit  des  fan- 
fares, trompés  par  les  apparentes  hésitations  du  roi,  et  le 
croyant  prêt  à fuir.  Tout  à coup  l’artillerie  prussienne  se  dé- 
masque et  tonne,  la  cavalerie  se  précipite  sur  le  flanc  droit 
de  Soubise  que  ce  général  ne  croyait  point  menacé;  l’infan- 
terie la  suit  ; les  Franco-Allemands  sont  dispersés  en  quel- 
ques instants.  Les  Prussiens  ne  tuèrent  que  3000  hommes, 
car  on  se  battit  peu;  mais  ils  firent  ,7000  prisonniers,  enle- 
vèrent 63  pièces  de  canon  et  ne  perdirent  que  400  soldats. 

Frédéric  laissant  fuir  Soubise  se  retourne  contre  les  Autri- 
chiens, les  chasse  de  la  Saxe  où  ils  étaient  rentrés,  et  les 
suit  en  Silésie,  qu’il  leur  reprend  à la  journée  de  Lissa,  où 


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CRÉATION  DE  LA  PRUSSE. 


4G9 

il  renouvelle  la  naanœuvre  de  Rosbach,  menaçant  une  aile, 
écrasant  l’autre  (1757).  Pitt,  plus  tard  lord  Ghatam,  devenait 
à ce  moment  premier  ministre  et  déterminait  l’Angleterre  k 
de  plus  grands  efforts  en  faveur  de  son  allié.  Le  roi,  en 
échange  de  nombreux  subsides  que  Pitt  lui  fit  voter,  envoya 
un  de  ses  lieutenants,  Ferdinand  de  Brunswick,  prendre  le 
commandement  de  l’armée  hanovrienne,  qui,  violant  sa  pa- 
role, rentra  en  campagne.  Devant  cet  habile  général,  les 
Français  reculèrent,  repassant  le  Wéser,  l’Ems,  le  Rhin; 
après  quoi  ils  furent  encore  battus  à Grevelt  (1 758). 

Napoléon  a dit  de  ces  courtisans  qu’un  caprice  de  Mme  de 
Pompadour  plaçait  k la  tête  de  nos  armées,  que  tous,  géné- 
raux en  chef,  généraux  particulier.»!,  étaient  de  la  plus  par- 
faite incapacité.  A quoi  il  faut  ajouter  que  les  querelles  de 
cour  se  continuaient  au  camp,  et  que  plusieurs  ont  pu,  non 
sans  apparence  de  vérité,  être  accusés  d’avoir,  pour  ruiner 
un  rival,  fait  manquer  des  plans  et  perdre  des  batailles.  Ce 
n’étaient  pas  seulement  de  très-mauvais  tacticiens,  mais  de 
détestables  administrateurs.  Les  armées,  fort  mal  composées, 
étaient  encore  plus  mal  tenues.  Quand  le  comte  de  Clermont 
succéda  k Richelieu,  il  dut  casser  80  officiers.  On  vît  une  fois, 
à.  l’armée  de  Soubise,  12  000  chariots  de  marchands  et  de 
vivandiers;  le  jour  de  la  bataille,  6000  maraudeurs  étaient 
hors  des  rangs.  Le  mal  n’était  pas  que  Ik.  Depuis  que  les 
femmes  gouvernaient,  l’administration  supérieure  était  livrée 
aux  caprices  les  plus  désordonnés.  De  1756  à 1763,  vingt- 
cinq  ministres  furent  appelés  ou  renvoyés,  « dégringolant, 
l’un  après  l’autre,  écrit  Voltaire  (3  déc.  1759),  comme  les 
personnages  de  la  lanterne  magique.  » Les  plans  changeaient 
comme  les  hommes,  ou  plutôt  rien  ne  se  faisait  et  tout  allait 
à l’aventure. 

Cependant,  après  les  honteuses  défaites  de  Rosbach  et  de 
Grevelt,  si  l’on  ne  changea  pas  les  générau.x,  on  leur  donna 
des  forces  tellement  supérieures  k celles  de  l’ennemi,  que  ce 
même  Soubise,  ce  même  comte  de  Clermont,  le  duc  de  Bro- 
glie,  le  maréchal  de  Gontades,  halancèrent  k peu  près  la  for- 
tune les  années  suivantes  avec  les  Prussiens,  les  Hessois  et 
les  Hanovriens. 

TEMPS  MOOERMBS.  3T 


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47  C CHAPITRE  XXV. 

Soubise  était  sur  le  Mein  pendant  la  retraite  du  comte  de 
Clermont;  en  menaçant  la  Hesse  où  de  Broglie  remporta,  à 
Sandershausen,  près  de  Cassel,  un  léger  avantage,  il  rappela 
le  duc  Ferdinand  en  arrière  et  battit  une  partie  de  ses  trou- 
pes à Lutzelberg  (1758).  L’année  suivante,  de  Broglie  eut 
un  autre  et  plus  important  succès  à Bergen  sur  la  Nidda; 
mais  placé  sous  les  ordres  de  Gontades,  il  le  servit  mal,  et  la 
rivalité  des  deux  généraux  amena  un  nouveau  désastre  à Min- 
den  (août  1759).  Gontades  en  porta  la  peine,  il  fut  destitué; 
de  Broglie  eut  son  commandement  avec  plus  de  100000  hom- 
mes. Il  ne  sut  point  les  employer,  et  se  contenta  de  l’occu- 
pation de  quelques  villes,  Cassel,  Minden,  et  d’une  rencontre 
heureuse  que  le  comte  de  Saint-Germain  eut  à Gorbach  (1760) 
avec  les  Prussiens.  Un  détachement  qu’il  fit  sur  le  Rhin 
réussit  mieux  encore  : 20000  Prussiens  venaient  de  prendre 
Glèves,  de  Castries  les  battit  à Clostercamp.  C’est  là^  que  se 
dévoua  le  chevalier  d’Assas,  capitaine  au  régiment  d’Auver- 
gne. Tombant  dans  une  embuscade  où  l’ennemi  comptait 
surprendre  l’armée  française,  il  crie  de  toute  sa  force  : « A 
moi,  Auvergne I voilà  l’ennemi  1 > Il  est  percé  de  coups, 

mais  l’armée  est  sauvée  (1760); 

Ainsi,  dans  l’ouest  de  l’Allemagne,  la  guerre  n’avait 
d’autre  résultat  que  la  dévastation  du  pays,  où  nos  armées 
prenaient  toujours  leurs  quartiers  d’hiver.  Au  sud  et  à l’est. 
Frédéric  tenait  tête  aux  Russes  et  aux  Autrichiens.  H disait 
des  premiers  : « Ils  sont  plus  durs  à tuer,  que  difficiles  à 
vaincre.  » Cependant  ils  lui  enlevèrent  Eœnigsberg,  mais  il 
les  battit  à Zorndorff,  près  de  Gustrin  (1758).  Une  défaite 
que  les  Autrichiens  lui  firent  essuyer  à Hochkirchen,  en 
Lusace,  balança  ce  succès.  Les  Russes  se  vengèrent  même 
l’année  suivante  (1759),  à Zullichau  et  à Knnnersdorff,  où 
20  000  hommes  restèrent  de  chaque  côté  sur  le  champ  de 
bataille  ; et  Frédéric  se  fût  trouvé  dans  une  position  critique, 
si  ses  adversaires  avaient  su  profiter  de  leur  victoire.  Le  bril- 
lant succès  du  prince  Ferdinand  à Minden  (août  1759),  sur  le 
maréchal  de  Gontades,  releva  ses  espérances.  B saisit  ce  re- 
tour de  fortune  pour  demander  la  paix;  ses  ennemis,  ne 
voyant  dans  cette  démarche  qu’un  signe  de  détresse,  la  lui  refu- 


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CRÉATION  DE  LA  PRUSSE. 


471 


sèrentencore  (1760).  Il  les  détrompa,  battit  Laudon  à Liegnitz, 
délivra  sa  capitale  surprise  par  les  Russes  et  les  Autrichiens, 
força  Daun  dans  une  position  formidable  près  de  Torgau,  et 
resta  maître  des  deux  tiers  de  la  Saxe,  tandis  que  ses  lieu- 
tenants faisaient  échouer  au  nord  et  à l’ouest  les  projets  des 
Suédois  et  des  Français. 

Mais  « ces  travaux  d’Hercule  » avaient  épuisé  les  forces  du 
roi  et  de  son  peuple.  II  se  tint,  durant  toute  la  campagne  de 
1761,  sur  la  défensive.  Elle  lui  réussit  mal  ; si  de  Broglie  fut 
battu  à Fillingshausen,  parce  qu’il  comptait  sur  Soubise  qui 
ne  le  secourut  pas,  Frédéric  II  perdit  Schveidnitz  et  Dresde, 
et  fut  privé  des  subsides  de  l’Angleterre.  Heureusement  la 
czarine  Élisabeth  mourut  au  commencement  de  1762,  et 
Pierre  III  déclara  aussitôt  la  neutralité  de  la  Russie  ; la  Suède 
se  retira  en  même  temps  de  la  lutte.  Tranquille  à l’est  et  au 
nord,  Frédéric  agit  avec  vigueur  dans  la  Silésie  qu’il  recouvra, 
et  en  Saxe  où  le  prince  Henri  remporta  la  victoire  de  Frey- 
berg.  Il  ne  gagnait  pas  seulement  des  batailles,  il  gagnait  aussi 
l’opinion  publique.  Si  dans  la  guerre  précédente  les  vertus 
et  le  courage  de  Marie-Thérèse  avaient  excité  l’enthousiasme, 
aujourd’hui  la  persévérance  héroïque  de  Frédéric  II,  les  ta- 
lents qu’il  déployait  pour  sortir  des  positions  les  plus  désespé- 
rées, augmentaient  chaque  jour  le  nombre  de  ses  admirateurs. 
Sa  langue  maternelle,  qu’il  méprisait,  s’animait  pour  chanter 
ses  victoires,  et  toute  l’Europe  récitait  quelques  beaux  vers 
qu’il  écrivait  à Voltaire. 

Si  nous  avions  soutenu  la^  guerre  sur  le  continent  sans  trop 
de  désavantage,  mais  aussi  sans  beaucoup  d’honneur,  puisque 
nous  combattions  à trois  contre  un,  France,  Autriche  et 
Russie  contre  le  seul  Frédéric  II,  sur  mer  nous  étions  aux 
prises  avec  un  ennemi  dont  l’écrasante  supériorité  ne  laissait 
à nos  marins  que  l’espérance  de  quelques  succès  isolés.  La 
victoire  navale  gagnée  par  La  Galissonnière,  en  1756,  ne  se 
renouvela  plus;  cependant  l’honneur  du  pavillon  fut  brillam- 
ment soutenu  dans  nombre  de  rencontres  partielles;  ainsi, 
en  cette  même  année,  dans  les  parages  de  Rochefort,  deux 
frégates  françaises  attaquèrent  une  frégate  et  un  vaisseau 
anglais  et  les  mirent  hors  de  combat.  L’un  des  capitaines 


472 


CHAPITRE  XXV. 


français,  Maureville,  ayant  un  bras  emporté,  criait  de  l’entre- 
pont à ses  marins  : « Courage,  mes  amis,  grand  feu!  je  dé- 
fends d’amener.  » Il  y eut  beaucoup  d’exploits  semblables. 
Mais,  tandis  que  l’Angleterre  prodiguait  toute  sa  sollicitude 
à sa  marine,  le  gouvernement  français  laissait  nos  colonies 
manquer  de  navires,  de  soldats,  d’argent;  et  de  malheureuses 
divisions  énervaient  la  discipline  : les  officiers  gentilshommes; 
appelés  officiers  rouges,  pleins  de  dédain  pour  les  officiers 
bleus  ou  roturiers,  qu’on  laissait  en  temps  de  paix  dans  les 
garnisons,  refusaient  de  leur  obéir.  De  là  des  tiraillements,  de 
la  défiance,  et  pour  résultat  un  mauvais  service.  Les  Anglais 
bloquaient  nos  ports,  et  il  n’en  sortait  pas  un  bâtiment  qui 
ne  tombât  entre  leurs  mains  : 37  vaisseaux  de  ligne,  56  fré- 
gates furent  ainsi  pris,  brûlés  ou  périrent  sur  les  écueils.  Des 
descentes  opérées  par  les  Anglais  sur  les  côtes  de  Normandie 
et  de  Bretagne,  à Cherbourg  et  à Saint-Malo,  n’eurent  pas  de 
conséquences  durables,  mais  montraient  que  notre  territoire 
pouvait  être  impunément  violé,  depuis  que  notre  flotte  n’en 
protégeait  plus  les  rivages.  Dans  une  de  ses  tentatives 
sur  t Saint-Malo , l’ennemi  perdit  pourtant  à Saint -Gast, 
5000  hommes  que  le  duc  d’ Aiguillon  et  la  noblesse  de  Bre- 
tagne, accourue  en  masse,  lui  tuèrent  ou  lui  prirent  (1758). 
Mais  l’année  suivante,  l’amiral  La  Clue,  qui  n’avait  que 
7 vaisseaux  contre  14,  fut  battu  au  cap  Sainte-Marie,  et  l’im- 
péritie de  Gonflans  amena  la  destruction  de  la  flotte  de  Brest. 
En  1763,  les  Anglais  s’emparèrent  de  Belle-Isle  : ils  eurent 
alors  dans  le  golfe  de  Gascogne,  en  vue  de  Nantes,  entre  Brest 
et  Rochefort,  l’avantageuse  position  que  Jersey  leur  donnait 
de  l’autre.côté  de  la  Bretagne,  en  vue  de  Saint-Malo,  entre 
Cherbourg  et  Brest.  Tout  notre  littoral  de  l’Océan,  depuis 
Dunkerque  jusqu’à  Bayonne,  se  trouva  comme  assiégé. 

Dupleix  avait  été  rappelé  en  1754  ; si  la  France  lui  eût 
envoyé  de  l’argent  et  de  bons  soldats  au  lieu  de  ne  lui  expé- 
dier, comme  il  s’en  plaignait,  que  la  plus  vile  canaille,  l’Inde 
serait  peut-être  à nous  et  non  aux  Anglais  ; il  mourut  à Paris 
dans  la  misère  en  1763.  Un  Irlandais  au  service  de  la  France, 
Lally,  sans  avoir  ses  grandes  vues,  avait  au  moins  un  courage 
indomptable.  Mais  obligé,  pour  trouver  de  l’argent,  d’aller 


473 


CRÉATION  DE  LA  PRUSSE. 

faire  la  guerre  aux  rajahs  indiens,  à cinquante  lieues  dans  les’ 
terres,  il  ne  put  empêcher  les  Anglais,  commandés  par  l’habile 
lord  Clive,  de  reprendre  l’avantage.  Pourtant  il  faillit  ressaisir 
Madras  : la  brèche  était  ouverte,  il  commande  l’assaut,  ses 
soldats  refusent  de  marcher  parce  qu’on  ne  les  a pas  payés.  A 
son  tour  il  est  assiégé  dans  Pondichéry,  où  avec  700  hommes, 
il  se  défend  neuf  mois  contre  22  000.  Les  Anglais,  maîtres 
enfin  de  la  ville,  en  chassèrent  les  habitants  et  la  rasèrent  ; ce 
fut  le  coup  de  mort  pour  la  domination  française  dans  l’Inde. 
Elle  ne  s’y  est  pas  relevée. 

De  même  au  Canada,  le  drapeau  français  fut  d’abord  porté 
très-haut,  puis  renversé.  Les  marquis  de  Vaudreuil  et  de 
Montcalm  enlevèrent  les  forts  Oswégo  et  de  Saint-George, 
sur  les  lacs  Ontario  et  du  Saint-Sacrement,  boulevards  des 
possessions  anglaises  (1756).  Mais,  en  1759,  ils  n’avaient  que 
5000  soldats  à opposer  à 40  000  hommes,  et  la  colonie  man- 
quait de  vivres,  de  plomb  et  de  poudre.  Mme  de  Pompadour 
coûtait  par  an  à la  France  3 à 4 millions  ; faute  d’une  pareille 
somme,  on  ne  put  faire  passer  au  Canada  4000  soldats  qui 
s’offraient  à y demeurer  après  la  guerre  comme  colons  ^ qui 
eussent  changé  l’issue  de  la  lutte.  L’ennemi  assiégea  Québec; 
Montcalm  livra  bataille  pour  sauver  cette  ville,  et,  blessé  à 
mort,  il  criait  encore  à ses  soldats  dont  il  s’était  rendu  l’idole 
par  son  courage  chevaleresque  : « En  avant , et  gardons  le 
champ  de  bataille.  > Le  général  anglais  Wolf,  atteint  aussi  de 
trois  coups  de  feu,  entendit  dans  l’agonie  de  la  mort  crier  par 
les  siens  : « Ils  fuient  !»  11  se  releva  un  instant  et  dit  : « Je 
meurs  content.  » Vaudreuil  lutta  encore  quelque  temps,  mais 
enfin  le  Canada  fut  perdu.  La  Guadeloupe,  la  Dominique,  la 
Martinique,  la  Grenade,  Saint-Vincent,  Sainte-Lucie,  Ta- 
bago,  Saint-Louis  du  Sénégal,  l’île  de  Gorée,  l’étaient 
aussi. 

Un  habile  ministre  prit  alors  la  principale  influence  dans 
les  affaires  de  la  France,  le  duc  de  Ghoiseul.  Mme  de  Pompa- 
dour l’avait  rappelé  de  l’ambassade  de  Vienne,  pour  lui 
donner,  en  1758,  le  portefeuille  des  affaires  étrangères,  qu’il 
échangea,  en  1761,  contre  celui  de  la  guerre.  Deux  ans  plus 
tard,  il  eut  encore  la  marine  et  fit  donner  les  affaires  étran- 


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474 


CHAPITRE  XXV. 


gères  à son  cousin,  le  duc  de  Praslin.  Ghoiseul  conserva  l’ai- 
liaace  autrichienne;  mais  il  en  noua  une  autre.  Il  voulut 
réunir  comme  en  un  faisceau  toutes  les  branches  de  la  maison 
de  Bourbon,  établies  en  France,  en  Espagne,  dans  les  Beux- 
Siciles,  à Parme  et  Plaisance.  C’était  réaliser  le  vœu  de 
Louis  XIV  ; c’était  aussi  donner  à la  France  l’utile  appui  de 
la  marine  espagnole.  Ce  traité,  fameux  sous  le  nom  de  pacte 
de  famille,  fut  signé  le  15  août  1761  : les  puissances  contrac- 
tantes se  garantissaient  mutuellement  leurs  États.  L’Angle- 
terre déclara  aussitôt  la  guerre  à l’Espagne  et  entraîna  le  Por- 
tugal dans  son  parti.  La  marine  de  France  était  tombée  si 
bas,  celle  d’Espagne  était  si  languissante,  qu’il  n’y  avait  pour 
le  moment  rien  à attendre  de  leur  union.  L’Espagne,  entrée 
trop  tard  dans  la  lice,  n’y  essuya  que  des  pertes  : elle  se  vit 
enlever  Manille,  les  Philippines,  la  Havane,  12  vaisseaux  de 
ligne  et  100  millions  de  prises.  Une  invasion  en  Portugal  fut 
sans  résultat. 

Cependant  en  1762,  victorieuses  ou  vaincues,  les  puissances 
européennes  étaient  lasses  d’une  guerre  qui  les  ruinait  toutes, 
et  qui  avait  fait  périr  un  million  d’hommes.  La  France  y avait 
pour ‘son  compte  dépensé  1350  millions.  L’Angleterre  avait 
atteint  son  but,  la  destruction  de  notre  marine  marchande  et 
militaire.  Mais  ses  conquêtes  même  épuisaient  son  trésor,  sa 
dette  publique  grossissait,  les  recrutements  devenaient  diffi- 
ciles ; car,  pour  conseiTer  cet  empire  de  l’océan  dont  elle  s’était 
emparé,  il  fallait  des  armements  toujours  plus  nombreux.  La 
Prusse,  sans  commerce,  sans  industrie,  dévastée,  dépeuplée, 
ne  se  tenait  debout  que  par  l’énergie  de  son  roi.  L’Autriche, 
qui  avait  voulu  lui  arracher  la  Silésie , désespérait  d’y 
réussir.  La  France  et  l’Angleterre  signèrent,  des  prélimi- 
naires qui  aboutirent,  le  10  février  1763,  au  traité  de  Paris. 

A l’Angleterre  étaient  acqnis  le  Canada  avec  les  60000  Fran- 
çais qui  l’habitaient,  l’Acadie,  l’île  du  Cap-Breton,  la  Gre- 
nade et  les  Grenadilles,  Saint-Vincent,  la  Dominique,  Ta- 
bago,  le  Sénégal,  et  en  Europe,  Minorque.  La  France  con- 
servait le  droit  de  pêche  sur  les  côtes  de  Terre-Neuve  et  dans 
le  golfe  du  Saint-Laurent,  avec  les  îlots  de  Saint-Pierre  et 
Miquelon  ; mais  sans  qu’eUe  pût  les  fortifier  ; elle  recouvrait 


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CRÉATION  DE  LA  PRUSSE.  475 

la  Guadeloupe,  Marie-Galande,  la  Désirade,  la  Martiuique, 
et  obtenait  Sainte-Lucie  ; l’ile  de  Gorée  lui  était  rendue  au 
Sénégal,  celle  de  Belle-Isle  sur  la  côte  de  Bretagne.  Mais 
elle-'  démolissait  encore  les  fortifications  de  Dunkerque  du 
côté  de  la  mer,  et  acceptait  l’insutte  de  la  présence  perma- 
nente d’un  commissaire  anglais  dans  cette  ville  pour  empê- 
cher qu’on  ne  remuât  une  pierre  sur  les  quais  où  s’était 
embarqué  JeanBart.  Aux  Indes  orientales,  Pondichéry,  Mahé 
et  trois  petits  comptoirs  au  Bengale  lui  restaient,  à condi- 
tion qu’elle  n’y  enverrait  point  de  troupes.  Gomme  l’Espagne, 
tout  en  rècouvrant  Cuba  et  Manille,  perdait,  au  profit  de 
l’Angleterre,  la  Floride  et  la  baie  de  Pensacola,  la  France 
l’en  dédommagea,  quelques  temps  après,  par  la  cession  de  la 
Louisiane.  « La  guerre  avait  commencé  pour  deux  ou  trois 
chétives  habitations;  les  Anglais  y gagnèrent  2000  lieues 
de  terrain,  » et  l’humanité  y perdit  un  million  d’hommes.  Le 
traité  d’Hubertsbourg  entre  Marie-Thérèse  et  Frédéric  II 
confirma  à celui-ci  la  possession  de  la  Silésie. 

Frédéric  II  s’était  montré  presque  aussi  grand  dans  le  con- 
seil que  sur  le  champ  de  bataille.  Après  avoir  sauvé  son  pays 
du  démembrement,  après  avoir  constitué,  pat;  la  gloire,  un 
peuple  nouveau  en  Europe,  et  mis  ce  peuple  au  rang  des 
grandes  nations,  il  le  sauva  de  la  misère  par  une  adminislr». 
tion  habile  et  vigilante.  Il  conquit  toute  une  province  svr  les 
eaux  en  desséchant  les  marais  qui  bordaient  l’üd:r  au-des- 
sous de  Custrin,  et  lui  donna  des  habitants  es  y attiiaut  des 
étrar-rers.  Il  planta  quantité  de  mûners;  ii’  établit  des  manu- 
factures de  soieries,  de  draps,  de  velours,  une  raffineiie  à 
Berlin  qui  fournit  le  sucre  à toutes  les  fjrovinces;  il  creu.sa 
le  grand  canal  de  Plauen  entre  l’Elbe  et  l’Oder;  celui  de 
Bromberg,  qui  relia  la  navigation  de  l’Elbe  à celle  de  la 
Vistule  ; enfin  celui  de  la  Swine,  et  il  bâtit  Swinemunde,  le 
port  de  Stettin,  un  hôtel  des  Invalides  à Berlin,  le  château  de 
Sans-Souci,  qui  fut  sa  résidence  favorite.  La  guerre  de  Sept 
ans  diminua  la  population  de  la  Prusse  de  500  000  âmes; 
14  500  maisons  avaient  été  brûlées;  dans  la  Silésie,  la  Po- 
méranie et  la  Nouvelle-Marche,  les  paysans  s’attelaient  eux- 
mêmes  à la  charrue;  car  il  manquait  60  000  chevaux  pour  le 


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476 


CHAPITRE  XXV. 


labourage.  ^ Il  y avait,  dit  Frédéric,  comme  une  création 
nouvelle  à entreprendre.  » Il  recommença  tous  ses  travaux 
d’amélioration,  desséchant  les  marais,  couvrant  de  plantations 
les  plaines  sablonneuses,  élevant  des  digues  pour  reprendre 
à la  mer  ce  qu’elle  avait  pris  dans  une  grande  tempête, 
en  1724. 

Afin  d’aider  les  peuples  à relever  les  ruines  faites  par  la 
guerre,  il  distribua  en  vingt-trois  ans,  dans  les  provinces,  près 
de  25  millions  d’écus  de  Prusse,  et  créa  un  système  de  crédit 
foncier  que  nous  n’avons  imité  que  depuis  peu  de  temps.  II 
réorganisa  l’industrie  publique,  réforma  l’administration  de 
la  justice  avec  l’aide  du  grand  chancelier  Gocceii,  « un  sage 
qui  eut  fait  honneur  aux  républiques  grecques,  » dit  le  roi, 
et  il  abolit,  en  fait,  la  torture.  Croyant  un  jour  un  paysan 
frappé  d’une  sentence  injuste,  il  cassa  l’arrêt  et  fit  publier 
dans  les  journaux  : « Le  dernier  des  paysans  et  même  le  men- 
diant est  aussi  bien  homme  que  le  roi  : devant  la  justice  tous 
sont  égaux.  » 

La  prophétie  du  prince  Eugène  se  vérifiait.  Cet  électorat 
changé  en  royaume  devenait  redoutable  à l’Autriche.  Après 
lui  avoir  pris  sa  plus  belle  province,  il  lui  prenait  son  in- 
fluence dans  l’empire,  et,  bien  qu’à  Sans-Souci  on  ne  res- 
pectât guère  ni  Hermann,  ni  Luther,  et  qu’on  n’y  criât  pas 
encoi;  vivat  Teutonia,  on  cherchait  déjà  à se  donner  le  ca- 
ractère d'Uiie  puissance  exclusivement  allemande  et  protes- 
tante, en  opposVion  à l’Autriche,  État  catholique  et  à demi 
slave,  dont  le  manteau  impérial  n’était  fait  que  de  s de 
rapport.  Lorsqu’on  1777  l’électeur  de  Bavière  mourut  sans 
enfants,  Marie-Thérèse  acheta  la  succession  à l’héritier  direct, 
l’électeur  palatin.  L’affaire  était  bonne  pour  l’Autriche  à qui 
elle  donnait  un  territoire  non  interrompu,  depuis  les  fron- 
tières de  la  Turquie  jusque  vers  le  Rhin,  presque  toute  l’Al- 
lemagne du  midi.  Frédéric  II  s’y  opposa  et  s’appuya  sur  les 
cours  de  Versailles  et  de  Saint-Pétersbourg.  Après  une  cam- 
pagne sans  combat,  la  médiation  franco-russe  amena  la  paix 
de  Teschen  (1 779).  Le  duc  des  Deux-Ponts,  héritier  de  l’élec- 
teur palatin,  eut  la  succession  bavaroise  ; la  Saxe  et  le  Mec- 
klenboui^  obtinrent  des  indemnités,  et  l’Autriche  quelques 


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CRÉATION  DE  LA  PRUSSE.  ‘ 477 

districts  qui  joignaient  le  Tyrol  à ses  autres  domaines. 
Frédéric  se  contenta  de  la  gloire  d’avoir  été  l’arbitre  de 
l’Allemagne.  Gela  seul  était  déjà  un  assez  beau  profit  pour 
le  successeur  des  électeurs  de  Brandebourg.  Il  y en  avait  nn 
autre,  la  Prusse  gagnait  beaucoup  à ce  que  l’Autriche  ne  se 
fortifiât  pas. 


I 


CHAPITRE  XXVI. 


ciiapitrp:  xxvi. 

PtlSSAiVCE  MARITIME  ET  COLOMALE 
DE  L’ANGLETERRE. 

L’Angleteri'e  de  1G88  à 17G8.  — La  Compagnie  anglaise  des  Indes 

orieulales. 

l/'Angletcrre  di  • “ V03. 

La  révolution  de  1688  avr’  ’J  pour  ré.sultats,  au  dedans, 
faire  revivre  les  lih  ationales, . oit  politiques,  soit 
religieuses;  au  deliors,  c.  ituer  à la  Hollande  épuisée 
l’Anglotcne,  comme  ad  versa.,  e la  Fran  ce  et  de  Louis  XIV. 
. La  guerre- de  la  ligue  d’Ausbo  <3t  celle  de  la  succession 
d’Espagne  ruinèrent  la  marine  ( ' France  et  permirent  à 

sa  rivale  de  saisir  le  sceptre  des  • >.  La  guerre  n’est  pas, 

d’ordinaire , favorable  aux  libertés  publiques  ; cependant 
l^Angleterre  affermit  les  siennes  duran  cette  grande  lutte.  Le 
glorieux  Guillaume  III  ne  trouvait  h l’intérieur  que  gêne  et 
. contrariété  : on  le  contraignit  à rovo)'  ,“r  sa  garde  hollan- 
daise; son  revenu  lui  était  parcimœiéuseï  nout  mesuré  parles 
chambres,  et  pour  obtenir  quehues  smbsides,  il  était  obligé, 
eu  1694,  de  déclarer  les  parlmenls  lir’ennaux.'  Aussi  le 
voyait-on  plus  souvent  à La  Hayecm’i  Londres,  et  on  disait 
qu’il  n’était  que  slathouder  en  An  fîBire'mais  qu’il  était  r«i 
en  Hollande.  Il  mourut  d’une  chute  de  cheval, le  16  mars  l'ÿ>2. 
Sa  femme,  la  reine  Marie,  l’avait  précédé  de  sept  ans  au  tom- 
beau, et  comme  il  ne  laissait  pas  d’enfants, la  seconde  fille  de 
[ Jacques  II  lui  succéda.  En  1696,  il  avait  fan  commencer  un 
hôpital  des  invalides  de  la  marine  à Green'  ich,  lieu  déjà 
célèbre  par  l’observatoire  que  Charles  II  y avait  fondé. 

La  bonne  reine  Anne,  zélée  protestante,  avait  épousé  eu 

K 

* â 


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PUISSANCE  MARITIME  DE  L’ANGLETERRE.  4 /9 

1683  le  prince  de  Danemsrci,  frère  de  Christian  V,  üin 
rut  en  1703.  Elle  eut  pour  favorite,  jusqu’en  1710,1a  ’ 

Chili,  duchesse  de  Malboroujrh,  femme  du  général  de  . * 

et  que  soncaractère  orgueilleux  et  hautain  fildisgrâcie 
L’événement  le  plus  important  de  ce  règne,  à l’intérie  ' . 

ja  réunion  de  l’Angleterre  et  de  l’Ecosse  en  un  seul  Ei' 
le  nom  de  royaume  de  la  Grande-Bretagne.  Il  n’j  » ' 
qu’un  parlement;  l’Écosse  y fut  représentée  par  16  p , ,i, 

chambre  haute  et  45  députés  à la  chaml  i o ;o  ",s 
(l"  mai  1707).  Mais,  au  dehors,  l’amir  t"'’  _...i  Gi- 

braltar (1704),  et  Malborough  gagnait  ^ b d’Hoch- 
stedt  (1705),  de  Ramillies  (1706),  d’C  • (1708  et  de 

Malplaquet  (1709)^:  sa  disgrâce  mérité  ' rapines,  et  la 
révolution' parlementaire  de  1710,  qu  'Rappela  les  tories  au 
pouvoir  à la  place  des  whigs,  représentants  de  la  révolution 
de  1688,  et  par  conséquent  fort  animés  à la  guerre  contre  la 
France,  amenèrent  le  traité  d’Utrccht  (1713)^On  a vul/'^ 
avantages  considérables  qu’il  faisait  k l’Angleterre.  Uu  autre 
traité,  conclu  en  1703  par  sir  Méthuen  avec  la  cour  de  Lis- 
bonne, eut  d’importantes  conséquences.  Les  Portuj;ais  s’en- 
gageaient à prendre  R iijours  les  produits  manufactmés  de 
l’Angleterre,  la  Grande-Bretagne  les  vins  du  Portugal,  pour 
lesquels  il  ne  serait  payé  à l’entrée  que  les  deux  tiers  de  Co 
que  payaient  les  vins  ie  France.  Le  Portugal  devint  alors  uu 
marché  anglais  ; tout  l’or  du  Brésil  suflit  à peine  pour  payer 
les  ouvriers  de  Manchester  et  de  Leeds,  et  les  importations 
étrangères  rendirent  impossible  le  développement  du  travfâl 
national. 

Il  y avait  entre  le  fils  de  .Jacques  II,  héritier  légitime  de  la 
couronne,  suivant  les  droits  de  la  naissance,  et  le  prince  qu’un 
acte’  du  parlement  appelait  au  trône.  George  de  Brunswick-^ 
L^ebourg,  arrière-petit  fils  de  Jacques  P'’,  par  la  princesse 
Sophie  sa  mère,  électrice  douairière  de  Hanovre,  57  per- 
sonnes dont  les  droits  étaient  supérieurs  k ceux  du  dernier. 
Mais  George  était  protestant  et  violent  ennemi  de  Louis  XIV 
et  de  la  France.  C’était  un  titre  suffisant  pour  les  Anglais.  II 
était  étranger,  mais  de  tout  temps  l’.Angleterre  s’était  accom- 
modée de  souverains  étrangers.  George  I"  ne  savait  pas  un 

% 


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481^ 


CHAPITRE  XXVI. 


1 l d’anglais  ni  un  article  de  la  constitution  qu’il  jura  d’obser- 
\ r;  il  en  fut  quitte  pour  laisser  gouverner  Robert  Wal- 
pcle,  chef  du  parti  whig,  que  le  nouveau  roi  rappela  au  pou- 
vr-'’’.  Ce  revirement  subit  et  la  condamnation  de  deux  chefs 
d,  ‘ories,  d’Orinond  et  Polingbroke,  persuadèrent  au  prê- 
te nt  Stuart,  qu’on  appelait  le  chevalier  de  Saint-George, 

q moment  (Hait  enu  de  tenter  une  restauration.  Un 
m uenl  eut  li<"i  en  Écosse  (1715).  Il  y débarqua  lui- 
mi  •’  commeuci  ont  de  l’année  suivante;  mais  la  bataille 
de  Sheriffniv duns  le  comté  de  Perth,  fit  tomber  ses  espé- 
rances, et  il  ff;  ■ ni  'i  se  sauver  sous  un  déguisement.  Deux 
lords  furent  déra^  a'  s,  d’autres  insurgés  pendus  on  écartelés, 
mille  déportés  aux  lonies.  Ce  succès  profita  à la  royauté; 
Waljwle,  voulant  accroître  un  pouvoir  dont  il  était  dépositaire, 
fit  déclarer  le  parlement  septennal.  Il  avait  ainsi  à renouveler 
moins  souvent  ses  marchés  avec  les  députés. 

George,  menacé  par  le  prétendant,  et  le  régent  de  France, 
qui  l’était  par  Philippe  V,  se  rapprochèrent.  On  a vu  les  effets 
de  cette  alliance.  Walpole,  tombé  du  pouvoir  en  1717, 
mais  qui  y revint  quatre  ans  plus  tard,  pour  n’en  plus 
sortir  qu’en  1742,  se  proposa  d’évite;-  les  agitations  à l’in- 
térieur et  au  dehors.  Afin  de  couper  court  aux  premières, 
il  s’effo'rça,  de  concert  avec  les  minislres.de  France,  surtout 
avec  Fleury,  de  conserver  l'Europe  en  paix,  et  il  y réussit, 
sauf  une  courte  guerre  contre  l’Espagne,  au  sujet  de  la  com- 
pagnie des  Indes,  fondée  par  l’Autriche  à Ostende,  et  qui 
ne  fut  marquée  que  par  une  vaine  tentative  des  Espagnols 
contre  Gibraltar  (1727).  Au  dedans  il  acheta  la  majorité  dans 
le  parlement,  calma  le  pays,  attacha  de  plus  en  plus  la  masse 
de  la  nation  aux  bienfaits  de  la  révolhtion  de  1688  et  aux 
princes  qui  en  'étaient  les  représentants,  et  en  même  temps 
lança  le  commerce  anglais  dans  une  voix  de  prospérité  où 
il  ne  devait  plus  s’arrêter. 

Lorsque  George  I"  mourut  en  1727,  son  fils  George  II 
lui  succéda.  Us  avaient  fort  mal  vécu  ensemble.  U semblait 
que  le  nouveau  roi  allait  tout  changer  dans  le  gouvernement, 
il  ne  changea  rien,  car  il  garda  Walpole.  Des 'désordres  fi- 
nanciers', de  scandaleuses  dilapidations  étalées  au  grand  jonr 


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PUISSANCE  MARITIME  DE  L’ANGLETERRE.  481 

par  des  procès  et  résultat  nécessaire  du  système  corrupteur 
du  premier  ministre,  signalèrent  le  commencement  de  ce 
règne.  Des  satires  de  tout  genre  attaquèrent  Walpole.  H bâil- 
lonna la  presse  et  astreignit  le  théâtre  à une  censure  rigou- 
reuse. L’opposition  tonna  contre  lui,  le  peuple  le  brûla  en 
effigie;  il  paya  un  peu  plus  cher  les  votes  ministériels  et 
garda  sa  majorité.  Cependant  l’esprit  public  s’éveillait,  et  la 
force  même  qu’il  avait  développée,  l’esprit  de  négoce  le  ren- 
versa. En  1739,  la  nation  arracha  à Walpole  la  guerre  contre 
l’Espagne,  qui  refusait  d’ouvrir  ses  colonies  au  commerce  an- 
glais. Cette  guerre  se  fondit  en  1742  dans  la  guerre  générale. 
Walpole  ne  pouvait  plus  être  ministre  de  cette  politique 
nouvelle  ; il  tomba.  On  l’a  appelé  le  maquignon  des  con- 
sciences, et  il  se  vantait  de  savoir  le  tarif  de  chaque  homme. 
Mais  s’il  faussa  les  institutions  de  son  pays,  il  ne  les  détruisit 
point,  et,  comme  sous  le  fils,  aussi  bien  que  sous  le  père,  il 
fut  le  roi  véritable  le  pays  s’accoutuma  très-volontiers  à cette 
formule  constitutionnelle  : « Le  roi  règne  et  ne  gouverne 
pas.  » 

Cette  guerre  'générale,  qui  renversait  Walpole,  était  celle 
de  la  succession  d’Autriche.  L’Angleterre  ne  pouvait  laisser 
succomber  son  ancienne  'alliée,  sur  le  continent.  Le  succes- 
seur de  Walpole,  lord  Carteret,  envoya  une  armée  en  Alle- 
magne. Le  roi  voulut  la  commander  lui-même.  Comme  élec- 
teur de  Hanovre,  il  prenait  le  plus  grand  intérêt  aux  affaires 
d’Allemagne,  et  cette  possession  continentale  inutile  à l’An- 
gleterre gêna  souvent  sa  politique  en  cette  guerre  et  dans 
bien  d’autres.  On  a vu  que  l’expédition  faillit  tourner  à mal, 
et  que  George  ne  se  tira  d’un  fort  mauvais  pas,  à Dettin- 
gen,  que  par  la  faute  d’un  de  nos  généraux.  L’Angleterre  ne 
donnait  â ‘la  guerre  continentale  qu’une  attention  distraite  ; 
mais  l’amiral  Mathews  ayant  laissé  indécise  la  bataille  na- 
vale de  Toulon,  l’opinion  publique  exigea  sa  destitution;  on 
n’admettait  déjà  plus,  de  l’autre  côté  du  détroit,  que  l’Angle- 
terre pût  ne  pas  être  partout  victorieuse  sur  les  mers.  La  dé- 
faite du  duc  de  Cumberland,  fils  ’de  George  II,  à Fontenoy, 
le  11  mai  1745,  ouvrit  les  Pays-Bas  aux  Français,  et,  la 
même  année,  une  tentative  faite  par  le  prétendant  Charles- 


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482 


CHAPITRE  XXVI. 


Édouard,  petit-fils  de  Jacques  II,  porta  le  péril  au  cœur 
même  de  la  Grande-Bretagne. 

Ce  prince  avait  enfin  obtenu  de  la  France,  après  quatre 
ans  d’attente,  une  flotte  et  15  000  soldats  pour  renverser  la 
maison  de  Hanovre.  Débarqué  en  Écosse  en  1745,  il  réunit 
autour  de  lui  beaucoup  de  chefs  des  Highlanders  ou  monta- 
gnards écossais  des  hautes  terres,  entra  dans  Édimbourg, 
battit  à Preston  le  général  Gope  et  pénétra  jusqu’à  Derby,  à 
178  kilomètres  de  Londres.  Forcé  de  rétrograd,er  par  l’indis- 
cipline de  ses  soldats,  et  l’abandon  où  le  laissèrent  les  Jaco- 
bites  anglais,  il  fut  encore  vainqueur,  le  28  janvier,  à Fal- 
kirk,  mais  fut  complètement  battu  par  le  duc  de  Cumberland 
à Giilloden  (27  avril).  Les  représailles  furent  sanglantes. Cinq 
lords  et  plus  de  200  personnes  furent  d’abord  exécutés.  Gharles- 
Édouard , dont  la  tête  avait  été  mise  à prix  (30  000  livres 
sterling),  erra  pendant  cinq  mois,  de  retraite  en  retraite,  au 
milieu  des  plus  grands  périls.  Il  revint  en  France  treize  mois 
après  son  départ  (1746).  L’Écosse  paya  des  derniers  restes  de 
sa  nationalité  cette  malheureuse  expédition  : le  système  des 
clans  ou  tribus  fut  aboli,  ainsi  que  l’usage  de  porter  le  cos- 
tume montagnard  ou  plaid  dont  les  carreaux  variaient  selon 
les  clans,  et  la  juridiction  héréditaire,  dernier  vestige  du 
régime  féodal. 

Pendant  que  ce  drame  s’accomplissait,  les  victoires  du  ma- 
réchal de  Saxe  aux  Pays-Bas  rendaient  inutiles  les  succès  des 
Anglais  en  Amérique.  Quand  le  traité  d’Aix-la-Chapelle  fut 
signé  (1748),  ils  se  trouvèrent  n’avoif  gagné  à cette  guerre 
qu’une  augmentation  de  la  dette  nationale,  qui  fut  portée  de 
50  à 80  millions  de  livres  sterling. 

Walpole  était  mort  en  1745,  trois  ans  après  sa  disgrâce. 
L’année  suivante  (1746),  lors  Newcastle  remplaça  lord  Gar- 
teret.  Sous  ce  ministre,  le  commerce  fut  favorisé,  la  pêche 
maritime  encouragée  par  des  primes,  l’exportation  des  ma- 
chines et  métiers  défendue,  l’intérêt  de  la  dette  publi- 
que ramené  de  4 à 3 et  demi  pour  100,  l’armée  diminuée,  la 
ville  d’Halifax  fondée  par  des  vétérans  dans  l'Acadie  ou  Nou- 
velle-Écosse, province  de  l’Amérique  du  Nord  cédée  par  la 
France  en  1713,  et  un  autre  établissement  formé  sur  la  côte 


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PUISSANCE  MARITIME  DE  L’ANGLETERRE.  483 

des  Mosquitos  dans  le  golfe  du  Mexique.  Mais  en  1754,  un 
membre  du  ministère,  désapprouvant  la  politique  de  lord 
Newcastle,  qui  risquait  de  jeter  l’Angleterre  dans  une  guerre 
dispendieuse  par  suite  des  alliances  contractées  avec  les 
princes  d’Allemagne  pour  la  défense  du  Hanovre  que  mena- 
çait le  roi  de  Prusse,  donna  sa  démission.  C’était  le  fds  d’un 
simple  squire,  jouissant  à peine  d’un  revenu  de  200  livres 
sterling,  que  le  bourg  pourri  d’Old-Sarum  avait  envoyé  au 
parlement,  à l’âge  de  vingt-sept  ans,  et  que  ses  contemporains 
bntnommé  le  grand  député  des  Communes,  William  Pitt.  Tant 
que  Walpole  fut  ministre,  Pitt  siégea  sur  les  bancs  de  l’op- 
position. Nommé,  en  1746,  vice-trésorier  d’Irlande,  conseil- 
ler privé  et  payeur  général  des  troupes  anglaises,  il  se  distin- 
gua dans  ces  fonctions  par  sa  sagesse  réformatrice,  son 
intégrité  et  son  désintéressement.  En  1756,  à la  chute  du 
duc  de  Newcastle,  Pitt  rentra  aux  affaires;  mais  ce  ne  fut 
qu’en  1757  qu’il  les  dirigea  comme  premier  ministre.  A la 
première  audience  qu’il  eut  du  roi  : « Sire,  dit-il  à George, 
accordez-moi  votre  confiance  ; je  la  mériterai.  — Méritez-la, 
répondit  George,  et  vous  l’obtiendrez.  » Pitt  tint  parole; 
seulement  il  fut  le  ministre  national  de  l’Angleterre  et  non 
le  courtisan  du  prince  de  Hanovre.  La  France  n’éprouva  que’ 
trop  ses  talents  et  sa  haine  pendant  la  guerre  de  Sept  ans  h 
laquelle  il  imprima,  de  1757  à 1761,  une  énergie  qui  fut  fa- 
tale à notre  marine  militaire  et  marchande  et  à nos  colonies. 
Aussi  les  Communes,  fières  de  ces  succès  utiles,  accordaient 
tout  et  sans  peine  à l’heureux  ministre.  Sur  sa  demande, 
l’armée  fut  portée  à 175  000  hommes,  et  il  obtint  tous  les 
subsides  qu’il  sollicita. 

La  mort  de  George  II  en  1760  fit  arriver  au  trône  son 
petit-fils  George  III.  Ce  jeune  prince  de  vingt-deux  ans,  pieux, 
économe,  de  mœurs  irréprochables,  mais  d’une  raison  faible, 
qui  fut  troublée  à plusieurs  reprises  depuis  1769,  cependant 
de  longues  années,  montra,  contrairement  à ses  deux  prédé- 
cesseurs, une  prédilection  marquée  et  constante  pour  les  to- 
ries. Pitt  voulait  h la  fois  la  grandeur  et  la  liberté  de  l’Angle- 
terre ; il  ne  put  céder  aux  préférences  du  roi  et  sortit  du 
ministère,  en  1761,  k la  suite  d’un  échec  parlementaire  que 


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484 


CHAPITRE  XXVI. 


lui  fit  éprouver  lord  Bute,  au  sujet  de  la  déclaration  de 
guerre  à l’Espagne.  Cette  retraite  du  grand  ministre  n’ar- 
rêta pas  les  succès  de  l’Angleterre,  et  c’est  à lui  que  revint, 
en  réalité,  l’honneur  d’avoir  imposé  à la  France  le  traité 
de  Paris,  qui  porta  si  haut  la  puissance  coloniale  de  l’An- 
gleterre, et  que  pourtant  il  reprocha  aux  ministres  d’avoir 
signé,  ne  trouvant  pas  que  la  France  fût  mise  assez  bas. 

Le  moment  est  venu  de  tracer  le  tableau  de  cette  prodi- 
gieuse fortune. 


lia  Compagnie  anglalite  dea  indca  oricntalea. 


L’Angleterre,  malgré  sa  position  insulaire,  n’avait  pas  été 
dès  le  principe  une  puissance  maritime  et  coloniale.  Sous 
Henri  VII,  le  Vénitien  Gabotto,  au  service  de  ce  prince, 
longea  le  nord  de  l’Amérique,  sans  y fonder  aucun  établisse- 
ment. La  marine  se  développa  sous  Élisabeth,  avec  Dracke, 
Hawkins,  Forbisher,  Gavendish.  Mais  ce  n’est  qu’au  com- 
mencement du  dix-septième  que  l’esprit  de  colonisation  se 
montra  en  Angleterre , quand  les  troubles  chassèrent  de  la 
métropole  un  grand  nombre  de  ses  enfants  ; c’est  au  milieu 
que  l’Acte  de  navigation  força  l’Angleterre  à devenir  une 
grande  puissance  marchande  ; c’est  à la  fin  que  l’affaiblisse- 
ment de  la  Hollande,  et  la  ruine  de  la  marine  française,  don- 
nèrent aux  Anglais  l’empire  des  mers. 

Les  Anglais  avaient  songé  d'abord  aux  Indes  orientales.  En 
1600  fut  fondée  la  Compagnie  des  Indes.  Son  capital,  formé 
par  des  actions  de  1250  francs,  était  de  1 800  000  francs.  Elle 
établit  quelques  comptoirs  à Bantam  dans  l’île  de  Java,  à 
Surate  sur  le  golfe  de  Cambaye.  Les  Hollandais,  alors  maî- 
tres absolus  des  mers , chassèrent  les  Anglais  de  ces  faibles 
positions,  et  la  Compagnie  fut  près  de  se  dissoudre.  Elle  se 
maintint  cependant,  obtint,  en  1650,  du  Grand-Mogol , le 
droit  de  trafiquer' au  Bengale,  et  acquit  en  1688,  de  la  cou- 
ronne, Bombay,  île  importante  de  la  côte  du  Malabar,  que 
Charles  II  avait  reçue  comme  dot  de  sa  femme  Catherine  de 
Portugal.  En  1683,  nouvelle  péripétie  : les  Hollandais  lui 
enlèvent  Bantam;  et  les  brigandages  commis  par  John  Ghild 


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PUISSANCE  MARITIME  DE  L’ANGLETERRE.  485 


dans  rindoustan  attirent  les  représailles  du  Grand-Mogol, 
Aureng-Zeyb.  La  colonie  de  Bombay  fut  en  péril  : heureu- 
sement le  despote  indien  pardonna  aux  Anglais  (1689). 

Sortie  de  ce  mauvais  pas,  la  Compagnie  obtint  quelques 
terres  sur  les  bords  de  l’Hougly,  tm  des  bras  du  Gange,  et  y 
fonda  Calcutta  (1690);  elle  avait  acquis  quelques  années  plus 
tôt  Bencoulen  dans'l’ile  de  Sumatra,  mais  elle  essuya  des 
pertes  énormes  dans  la  guerre  de  la  ligue  d’Augsbourg  : 
on  estima  que  les  Français  firent  perdre  alors  au  commerce 
de  la  Grande-Bretagne  une  valeur  de  675  millions  de  francs. 
Une  nouvelle  société  qui  s’était  formée  était  une  autre  en- 
trave. Finissant  par  mieux  comprendre  leurs  intérêts,  les 
deux  Compagnies  cessèrent  de  se  faire  une  guerre  ruineuse  : 
elles  réunirent  leurs  fonds  en  1702;  la  fusion  s’acheva  sept  i 
ans  après , par  l’établissement  d’une  administration  centrale 
et  unique  pour  la  direction  des  affaires.  Ainsi  fut  définitive-  > 
ment  constituée  cette  association  de  marchands  qui  équipa  l 
des  flottes,  qui  entretint  des  armées,  qui  posséda  un  territoire  ( 
immense,  qui  gouverna  des  peuples  innombrables  et  eut  > 
des  rois  pour  tributaires. 

Mais  avant  d’en  arriver  là,  elle  eut  bien  des  luttes  à 
soutenir.  La  guerre  de  la  succession  d’Espagne  fut  fatale 
à son  commerce  : les  corsaires  français  continuèrent  contre 
elle  le  système  qui  leur  avait  si  bien  réussi  pendant  les  pré- 
cédentes hostilités.  La  mort  d’Aureng-Zeyb  (1707)  arriva  à 
propos  pour  elle  ; l’anarchie  qui  suivit  cette  mort  et  les  ri- 
valités des  princes  indiens  lui  permirent  de  s’étendre  et  de 
s’enrichir. 

Une  puissance  écbpsait  alors  l’Angleterre  dans  les  Indes, 
et  cette  puissance,  c’était  la  France.  Dès  le  règne  de  Fran- 
çois I"",  des  négociants  de  Rouen  avaient  hasardé  une  expédi- 
tion qui  n’était  pas  allée  plus  loin  que  le  cap  de  Bonne-Espé- 
rance. Après  les  guerres  de  religion,  sous  Henri  IV  (1601),  il 
s’établit  en  Bretagne  une  compagnie  des  Indes  orientales; 
elle  tomba  bientôt.  Richelieu  en  fonda  une  seconde  qui, 
d’abord  plus  heureuse,  ne  tarda  pas  à déchoir.  Colbert  en  in- 
stitua une  troisième  en  1664.  Elle  créa  un  premier  comptoir 
à Surate  en  1675,  puis  un  autre  en  1676  à Chandernagor, 


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486 


CHAPITRE  XXVI. 


que  douze  aus  après,  elle  acheta  à Aureng-Zeyb.  Pondichéry 
était  le  point  le  plus  important  qu’elle  occupât  : elle  l’avait 
acquis  du  roi  de  Beidjapour  en  1679.  Les  Hollandais  nous 
voyaient  avec  peine  dans  ces  parages  ; ils  s’emparèrent  de  la 
place,  en  1693,  et  la  fortifièrent,  mais  pour  leurs  ennemis  : 
le  traité  de  Ryswick  rendit  Pondichéry  à la  France.  Ce  bel 
établissement,  qui  cependant  manquait  d’un  grand  port,  eût 
pu  devenir  le  centre  d’une  vaste  domination  ; malheuse- 
ment  la  Compagnie  fut  abandonnée  : on  fit  plus,  on  travailla 
à sa  ruine,  en  défendant  d’importer  les  produits  indus- 
triels de  l’Inde.  La  guerre  de  la  succession  d’Espagne  aug- 
menta sa  détresse;  la  paix  d’Utrecht  ne  s’occupa  pas  de 
l’Inde,  où  les  intérêts  de  l’Angleterre  et  de  la  France  n’é- 
taient pas  encore  parvenus  à un  développement  voisin  de 
l’antagonisme.  Bientôt  parut  le  fameux  Law  avec  ses  projets 
chimériques  à force  d’être  gigantesques  : il  réunit  les  com- 
pagnies d’Occident,  de  la  Chine,  de  l’Afrique  et  des  Indes 
orientales  en  un  seul  et  même  corps  sous  le  nom  de  Compa- 
gnie perpétuelle  des  Indes  (1719).  La  société  perpétuelle 
tomba  avec  le  système  deux  ans  après  mais  elle  se  releva  en 
1723,  et  parvint  à une  nouvelle  prospérité.  Pondichéry  trouva 
dans  Dumas,' envoyé  comme  gouverneur  général  en  1735,  im 
homme  habile  et  actif,  qui  obtint  du  Grand-Mogol,  Moha- 
med-Schad,  le  droit  de  battre  monnaie,  et  acheta  pour  une 
faible  somme,  h un  prétendant  indien  du  royaume  de  Tan- 
jaour,  la  ville  et  le  territoire  de  Karikal  (1730). 

La  Compagnie  française  s’étendit  alors  avec  rapidité  ; elle 
eut  des  comptoirs  à Calassor  dans  l’Orissa,  à Chandernagor, 
à Dakka  dans  le  Bengale,  à Patna  sur  le  Gange,  et  de  plus, 
sur  la  côte  de  Malabar,  à Galicut,  à Mahé,  à Surate.  L’em- 
pire du  Mogol  était  divisé  en  neuf  grandes  provinces,  gou- 
vernées par  des  soufcaôs  (vice-rois);  ces  provinces,  à leur  tour, 
étaient  subdivisées  en  districts  administrés  par  des  nababs. 
Après  la  mort  d’Aureng-Zeyb,  tous  ces  princes  se  rendirent 
ou  cherchèrent  à se  rendre  indépendants.  La  Compagnie 
française  profita,  comme  l’anglaise,  de  ces  rivalités  pour  con- 
solider ses  établissements,  et  elle  chargea  du  soin  de  ses  in- 
térêts dans  ces  régions  lointaines  deux  hommes  remarqua- 


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PUISSANCE  MAMTIME  DE  L’ANGLETERRE.  487 

blés  : La  Bourdonnais,  gouverneur  général  des  îles  de  France 
et  Bourbon,  où  il  créa  tout,  et  Dupleix,  qui,  nommé  en  1742 
gouverneur  de  Pondichéry  et  directeur  général  des  comp- 
toirs français  dans  l’Inde,  projeta  ce  [que  les  Anglais  ont 
depuis  réalisé,  en  essayant  de  faire  une  puissance  territo- 
riîile  de  la  Compagnie  qui  n’avait  jusqu’alors  été  que  com- 
merçante. 

Quand  la  guerre  de  la  succession  d’Autriche  éclata,  les 
hostilités,  malgré  les  propositions  du  cabinet  de  Versailles, 
et  sur  le  refus  du  cabinet  de  Saint  James,  eurent  aussi  les 
colonies  pour  théâtre.  La  Bourdonnais  quitta  les  îles  de 
France  et  de  Bourbon  pour  opérer  sur  les  côtes  du  continent 
indien,  de  concert  avec  Dupleix;  malheureusement,  la  jalou- 
sie éclata  entre  ces  deux  hommes  supérieurs,  la  discorde  pa- 
ralysa leurs  forces  et  rendit  leurs  exploits  inutiles.  Ainsi,  La 
Bourdonnais,  vainqueur  d’une  escadre  anglaise,  met  le  siège 
devant  Madras,  qui  se  rachète  pour  10  millions.  Dupleix  ar- 
rive, casse  la  capitulation,  pille  la  ville,  la  livre  aux  flammes 
(1746),  et  fait  même  destituer  son  rival  de  son  commandement 
à l’île  de  France.  La  Bourdonnais,  de  retour  en  France, 
trouva  les  esprits  prévenus  par  les  accusations  de  Dupleix  ; 
il  fut  enfermé  à la  Bastille,  et  y resta  plusieurs  années  sans 
pouvoir  justifier  sa  conduite.  Pendant  ce  temps,  les  Anglais 
rentraient  dans  Madras  et  assiégeaient  Pondichéry  : Du- 
pleix, par  une  belle  défense,  les  força  à la  retraite;  quelques 
temps  après,  la  paix  d’Aix-la-Chapelle  mit  fin  aux  hostili- 
tés (1748). 

Débarrassé  de  la  guerre  avec  les  Anglais,  Dupleix  reprit 
ses  projets  de  conquête.  Il  fit  triompher  un  prétendant  à la 
soubabie  du  Décan,  et  en  obtint  Mazulipatam,  avec  un  ac- 
croissement de  territoire  pour  Pondichéry  et  Karikal.  Il  com- 
manda alors  de  la  rivière  Kristna  jusqu’au  cap  Comorin  et 
gouverna  30  millions  d’hommes  avec  un  pouvoir  absolu.  _ 
Combattu  par  Lawrence  et  Clive,  officiers  anglais,  que  sou- 
tenaient de  bonnes  troupes,  ainsi  que  les  Mahrattes  et  les 
princes  de  Tanjaour  et  de  Mysore,  il  ne  put  faire  arriver  son 
candidat  à la  nababie  du  Carnate.  Ces  e.xpéditions  coûtaient 
beaucoup,  les  marchands,  dont  Dupleix  était  l’agent,  ne  de- 


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488 


CHAPITRE  XXVI. 


mandaient  pas  de  la  gloire  et  des  conquêtes,  mais  des  divi- 
dendes; abandonné  du  gouvernement  de  Louis  XY,  qui  eût 
dû  voir  ce  que  valait  un  pareil  homme,  il  fut  rappelé  (1754). 
Il  quitta  en  pleurant  cette  terre  de  l’Inde  où  il  nous  avait 
donné  200  lieues  de  côtes,  sur  25  à 30  de  profondeur,  avec 
un  revenu  de  14  millions,  et  établi  notre  influence  sur  un 
empire  cinq  ou  six  fois  plus  vaste.  En  1763,  il  mourut  en 
France  dans  la  misère.  Les  Anglais  ont  dit  de  lui  que  s’il 
avait  été  soutenu  par  son  gouvernement,  l’Inde  serait  à la 
France.  C’est  en  pratiquant  sa  politique,  qu’ils  ont  conquis 
un  empire  de  150  millions  d’âmes,  et  leur  armée  indigène 
qui  les  a mis  naguère  en  de  sérieux  périls,  mais  après  leur  avoir 
rendu  tant  de  services,  n’est  même  qu’une  copie  de  celle  que 
ûupleix  avait  organisée,  comme  la  condition  qu’ils  ont  faite 
aux  princes  indiens  est  celle  qu’il  avait  commencé  à leur  im- 
poser. 

L’Angleterre  ne  perdit  pas  de  temps  à prendre  posses- 
sion de  ce  bel  héritage  que  la  France  laissait  tomber  en 
déshérence.  Son  pavillon  ne  couvrait  encore  qu'un  petit  nom- 
bre de  forts  ; un  prince  du  Bengale  lui  enleva  même,  en  1756, 
Calcutta,  que  le  colonel  Clive  reprit.  A ce  moment  éclatait, 
en  Europe,  la  guerre  de  Sept  ans.  Les  deux  Compagnies 
française  et  anglaise  stipulèrent  la  neutralité,  mais  les  An- 
glais la  violèrent  et  détruisirent  Chandernagor  (1757),  parce 
que  Souradja-Dowlah,  le  nabab  du  Bengale,  voulait  s’ap- 
puyer sûr  les  Français.  Clive  renversa  même  ce  prince  et  lui 
substitua  un  autre  chef  qui  régna  pour  le  compte  des  An- 
glais. Cette  seule  affaire  valut  à Clive  7 à 8 millions  et  trois 
fois  autant  à la  Compagnie. 

Le  marquis  de  Bussy,  ancien  lieutenant  de  Diipleix,  main- 
tenait encore  l’influence  française.  On  le  remplaça  par  le 
comte  de  Lally,  Irlandais  au  service  de  la  France.  C’était  im 
officier  de  talent  et  un  homme  de  grand  courage;  il  avait 
pour  les  Anglais  une  haine  irlandaise;  mais  il  était  emporté, 
violent,  et  il  se  rendit  odieux  aux  autres  agents  de  la  Compa- 
gnie, plus  encore,  il  est  vrai,  par  sa  probité  que  par  ses  vi- 
ces. 11  s’était  figuré  qu’Arcate  était  encore  le  pays  de  la  ri- 
chesse, que  Pondichéry  était  pourvue  de  tout,  qu’il  serait 


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PUISSANCE  MARITIME  DE  L’ANGLETERRE.  489 

parfaitement  secondé  de  la  Compagnie  et  des  troupes.  Il  fut 
trompé  dans  toutes  ses  espérances.  Point  d’argent  dans  les 
caisses,  peu  de  munitions,  des  noirs  et  des  cipayes  pour  ar- 
ihée,  des  particuliers  riches  et  la  colonie  pauvre;  nulle  su- 
bordination. Cette  déception  alluma  en  lui  une  humeur  qui 
sied  mal  à un  chef  et  qui  nuit  toujours  aux  affaires.  Il  s’em- 
para pourtant  de  Gondelour  avec  rapidité,  mais  il  échoua  de- 
vant Madras  (1758).  Après  avoir  défendu  longtemps  Pondi- 
chéry, il  fut  obligé  de  capituler,  et  la  ville  se  trouva  ruinée 
(1761).  De  retour  en  France,  Lally  fut  accusé  de  trahison, 
et  odieusement  mis  à mort;  on  lui  ferma  la  bouche  avec  un 
bâillon  pour  l’empêcher  de  parler  au  peuple,  et  il  fut  ainsi 
conduit  à la  Grève  dans  un  tombereau  (1766).  Sa  mémoire 
fut  réhabilitée  en  1778,  à la  sollicitation  de  son  fils,  Lally- 
Tollendal.  Nos  colonies  de  l’Inde  orientale  étaient  perdues. 
La  paix  de  1763  rendit  à la  France  Pondichéry,  Karikal  et 
Chandernagor,  mais  dépouillés  de  leurs  territoires  et  de  leurs 
fortifications.  Lord  Clive  fut  presque  aussi  malheureux  que 
Lally.  Envoyé  en  1764  dans  l’Hindoustan  avec  de  pleins  pou- 
voirs, il  força  le  Grand  Mogol  à abandonner  à la  Compagnie 
la  perception  des  revenus  du  Bahar,  du  Bengale  et  de  l’Orissa, 
sauf  un  tribut  annuel  de  7 500  000  fr.  Mais  accusé  plus  tard 
dans  les  Communes  de  concussions,  il  ne  voulut  pas,  quoique 
le  rapport  de  la  commission  d’enquête,  en  parlant  de  ses 
fautes,  eût  parlé  aussi  de  ses  services,  survivre  à ce  qu’il 
regardait  comme  une  injustice,  et  il  se  tua  (1774). 

Les  Anglais  n’avaient  plus  aux  Indes  de  concurrents  euro- 
péens : c’est  alors  qu’ils  eurent  à combattre  le  fameux  Hay- 
der-Ali,  souverain  du  Mysore  ‘ ; ils  firent  avec  lui  une  paix 
désavantageuse  en  1769;  mais  en  1773  ils  achevèrent  la 
conquête  du  Bengale.  La  Compagnie  était  néanmoins  près 
de  faire  banqueroute  ; le  gouvernement  la  secourut,  à condi- 
tion qu’il  aurait  le  droit  d’exercer  une  surveillance  rigoureuse 
sur  ses  affaires  politiques.  Chassé  du  Bengale,  Hayder-Ali 


4.  Le  royaume  de  Mysore,  dans  le  Décan  an  N.  E.  du  Malabur,  entre  les 
Ghatles  orientales  et  les  Chattes  occidentales  ; plus  de  3 millions  d’habitants  ; 
capitale  : Seringapatam  dans  une  lie  du  Kavery,  aujourd'hui  dans  la  présidence 
de  Madras. 


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490 


CHAPITRE  XXVI. 


réunit  les  Mahrattes  ‘ et  le  nizam  du  Decam  ’ contre  les  An- 
glais. Cette  coalition,  formée  au  moment  où  la  guerre  venait 
d’éclater  en  Amérique,  paraissait  mettre  les  Anglais  en  péril 
(1778),  d’autant  plus  que  la  France  avait  accordé  son  alliance 
aux  colonies  américaines  ; mais  nous  n’avions  plus  de  forces 
sérieuses  aux  Indes,  et  nous  perdîmes  promptemeut  Chan- 
dernagor, Karikal  et  Pondichéry.  Deux  victoires  d’Hayder- 
Ali  furent  inutiles  (1780),  il  fut  forcé  à la  retraite,  en  1781, 
après  une  grande  défaite.  La  France  alors  envoya  à son  se- 
cours le  fameux  bailli  de  Suffren,  un  de  ses  meilleurs  ami- 
raux, qui  battit  les  Anglais  autant  de  fois  qu’il  les  rencontra. 
Mais  Hayder-Ali  mourut  la  même  année  (1782);  il  laissait  un 
digne  successeur  dans  son  fils,  Tippou-Saïb,  qu’on  appela  le 
Frédéric  II  de  l’Orient  : il  fut  du  moins  le  représentant  éner- 
gique de  la  nationalité  indienne,  et  un  des  hommes  les  plus 
remarquables  de  l’Asie  moderne.  Tippou-Saïb  continua  la 
guerre  ; mais  il  perdit  l’alliance  française  lorsque  le  traité  de 
Versailles  réconciliant  l’Angleterre  et  la  France,  rendit  à cette 
dernière  puissance  Pondichéry,  Karikal,  Chandernagor,  et  à 
la  Hollande  ses  anciennes  possessions,  sauf  Négapatam  (1783). 
H signa  alors  le  traité  de  Mangalore  (1784). 

Tippou-Saïb  recommença  la  guerre  en  1792,  et  la  soutint 
pendant  sept  ans  avec  succès;  il  périt  en  défendant  Serin- 
gapatam,  sa  capitale  (1799).  Depuis  ce  moment  les  Anglais 
furent  les  véritables  maîtres  de  l’Inde  ; ils  possèdent  encore 
ce  vaste  et  riche  pays  où  ils  ont  150  millions  de  sujets  que 
leurs  premiers  gouverneurs  exploitèrent  avec  une  impi- 
toyable cruauté.  Un  successeur  de  lord  Clive , Warren  Has- 
tings,  le  Verrès  moderne,  donna  lieu  par  ses  exactions  à 
un  procès  fameux  dont  l’Angleterre  retentit  pendant  sept  an- 
nées (1788-1795). 

1 . Les  Mahnlles  au  N.  O.  do  Décan,  dans  les  monts  Vendhya  et  les  Ghattes 
occidentales,  assujettirent  Ters  le  milieu  du  dix-huitième  siècle  la  plua  grande 
partie  de  l’Inde  moyenne  et  s’étendirent  dans  le  N.  du  Décan  d’une  mer  à 
l’autre.  Leurs  divers  États  formaient  une  confédération,  dont  les  principales 
villes  étaient  Nagpour  et  Pounah. 

2.  Nizam,  c’est-à-dire  ortfomuirear,  c’était  le  nom  donné  an  gonvemenr 
du  Décan  on  du  tud,  sous  le  Grand  Mogol.  Il  s’était  rendu  indépendant  au 
centre  de  la  presqu’île , entre  les  Mahrattes  au  nord  et  le  Mysore  au  sud. 


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FONDATION  DES  ÉTATS-UNIS  D’AMÉRIQUE.  491 


CHAPITRE  XXVII. 

FONDATION  DES  ÉTATS-UNIS  D'AMÉRIQUE. 

Origine  et  constitution  des  colonies  anglaises  d’Amérique.  — Guerre 
d’Amérique  (1775-1783). 


Ori(liie  e(  eonstitaU«it  des  colonies  anglaises  d’Amérlqae. 


Les  Anglais  n’avaient  pas  compté  snr  THindoustan,  et 
l’Hindoustan  est  pour  eux  une  mine  féconde  de  richesses.  Ils 
avaient  compté  sur  des  colonies  moins  opulentes,  il  est  vrai, 
mais  plus  rapprochées,  et  il  se  trouve  aujourd’hui  que  ces 
colonies  sont  libres,  qu’eÛes  se  sont  enrichies  pour  leur  pro- 
pre compte,  qu’elles  forment  une  puissance  considérable  et 
qu’elles  disputent  à leur  mère  patrie  la  supériorité  commer- 
ciale et  maritime. 

Au  seizième  siècle  les  Anglais  firent  plusieurs  voyages  de 
découvertes  le  long  du  littoral  de  l’Amérique  du  Nord  et 
quelques  tentatives  de  colonisation,  principalement  sous  Wal- 
ter Raleigh  dans  la  province  qu’il  nomma  la  Virginie,  en 
l’honneur  de  la  reine  Élisabeth.  On  croyait  trouver  sur  ce  lit- 
toral des  mines  d’or  et  d’argent , comme  au  Mexique , et  en 
1606,  deux  compagnies  dites  de  Londres  et  de  Plymouth  se 
formèrent  pour  les  exploiter.  Jacques  leur  partagea  les  con- 
trées situées  entre  le  34*  et  le  45*  degré  de  latitude.  La  pre- 
mière eut  la  Virginie , où  elle  fonda  Jamestown , la  seconde 
la  Nouvelle  Angleterre.  On  ne  découvrit  point  de  métaux 
précieux;  mais  la  pêche  de  la  baleine  sur  les  côtes  du  Groen- 
land , celle  de  la  morue  à Terre-Neuve  firent  prendre  à la 
marine  anglaise  l’habitude  de  pratiquer  ces  parages  et  les  ri- 
ches terres  de  la  Virginie,  où  la  culture  du  tabac  prit  rapide- 
ment de  l’importance  attirèrent  des  colons;  l’intolérance  du 


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492 


CHAPITRE  XXVII. 


gouvernement  métropolitain  en  donna  bientôt  aux  terres  du 
nord. 

En  1618,  des  puritains  fuyant  la  vieille  Angleterre  où 
Jacques  I''  les  persécutait,  allèrent,  par  de  là  les  mers,  cher- 
cher un  lieu  où  ils  pussent  prier  Dieu  à leur  guise  ; ils  s’éta- 
blirent au  pied  du  cap  God,  non  loin  de  l’endroit  où  Boston 
s’éleva  quelques  années  après.  En  même  temps  les  Bermudes 
et  une  partie  des  Antilles  furent  occupées;  en  1627  la  colonie 
du  Massachusetts  fut  organisée  ; puis  vinrent  celles  du  New- 
Hampshire  et  du  Maine  (1630)  réuni  au  Massachusetts  en 
1677,  du  Maryland,  cédé  en  1632  à un  Irlandais  lord  Balti- 
more qui  y établit  200  gentilshommes  catholiques,  du  Con- 
necticut (1635),  de  Rhode-Island  (1636).  Sous  Cromwell,  les 
Anglais  enlevèrent  aux  Espagnols  la  Jamaïque,  et  on  peu 
plus  tard,  aux  Hollandais,  la  Nouvelle  Belgique  dont  ils 
firent  trois  provinces  : New-York,  New- Jersey  et  Ddaware 
(1667). 

Charles  II  encouragea  par  politique  le'  mouvement  d’émi- 
gration que  son  père  avait  provoqué  par  ses  violences.  Il  donna 
la  Caroline,  qui  fut  partagée  plus  tard  en  deux  provinces,  à 
huit  lords  anglais  et  fit  une  pareille  donation  à William  Penn, 
qui  appela  Pensylvanie  le  pays  où  il  s’établit  (1682).  Par  le 
traité  d’Utrecht,  l’Angleterre  acquit  l’Acadie  ou  Nouvelle 
Ecosse,  Terre-Neuve  et  la  baie  d’Hudson  (1713).  La  Géorgie 
ne  fut  occupée  qu’en  1733. 

Toutes  ces  colonies,  fondées  aux  frais  des  particuliers,  et 
n’étant  pas  tenues  comme  les  nôtres  à la  lisière  par  le  gouver- 
nement métropolitain,  se  développèrent  rapidement.  Les  co- 
lons anglais  qui  n’étaient  que  4 000  en  1630,  formaient,  en 
1660,  une  population  de  200000  âmes.  Le  Canada,  colonisé 
beaucoup  plus  tôt , n’avait  atteint  à la  même  époque  que  le 
chiffre  de  11  à 12  000  âmes.  C’est  qu’au  berceau  des  colonies 
anglaises  s’est  trouvée  la  liberté  religieuse,  civile  et  commer- 
ciale , tandis  que  le  monopole  et  la  plus  étroite  dépendance 
arrêtèrent  tout  au  Canada.  Elles  s’ouvraient  à tous  venants,  et 
il  n’y  avait  pas  de  parti  vaincu  dans  les  révolutions  de  la  mé- 
tropole qui  ne  trouvât  en  Amérique  un  asile  tout  préparé  à le 
recevoir  : la  Nouvelle  Angleterre,  dont  le  code  s’appelait  the 


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FONDATION  DES  ÉTATS-UNIS  D’AMÉRIQUE.  493 

bodies  of  liberties  pour  les  Têtes  Rondes  et  les  républicains  ; 
la  Virginie  pour  les  Cavaliers , le  Maryland  pour  les  catho- 
liques. 

R y avait  trois  sortes  de  gouvernements,  les  gouvernements 
à charte,  les  gouvernements  royaux,  les  gouvernements  de 
propriétaires.  Dans  les  premiers  (Massachusetts,  Connecticut 
et  Rhode-Island) , les  colons  exerçaient  par  leurs  agents  ou 
leurs  représentants  les  pouvoirs  législatif,  exécutifet  judiciaire. 
Dans  les  seconds  (Virginie,  New-York,  les  Carohnes,  la 
Géorgie,  le  New-Hampshire  et  New-Jersey),  le  gouverneur 
et  tous  les  fonctionnaires  étaient  nommés  par  le  roi,  mais  les 
assemblées  législatives  étaient  électives.  Dans  les  troisièmes 
(Maryland,  Delaware,  Pensylvanie),  les  propriétaires  avaient 
le  pouvoir  législatif  et  le  pouvoir  exécutif.  Là  aussi , cepen- 
dant, existaient  des  assemblées  législatives,  nommées  partie 
par  les  propriétaires,  partie  par  le  peuple  ; de  sorte  que,  dé- 
veloppé ou  restreint , le  système  représentatif  existait  partout 
dans  les  colonies  anglaises,  tandis  que  les  Français  du  Canada 
n’avaient  pu  même  obtenir  de  nommer  à Québec  un  syndic 
ou  maire,  « n’étant  pas  bon,  écrivait  Colbert,  que  personne 
parle  pour  tous.  » L’imprimerie,  qui  ne  fut  introduite  dans 
notre  colonie  qu’en  1764  après  que  nous  l’eûmes  perdue, 
existait  en  1638  dans  le  Massachusetts  ; unç  loi  de  cette  pro- 
vince exigeait,  sous  peine  d’amende , qu’il  y eût  une  école 
primaire  par  chaque  réunion  de  50  feux  et  une  école  de 
grammaire  dans  chaque  bourg  de  100.  Un  collège  pour  les 
hautes  études  fut  fondé  en  1638  < afin,  disaient-ils,  que  les 
lumières  de  nos  pères  ne  soient  pas  ensevelies  avec  eux  dans 
leurs  tombeaux*.  » 

Les  colonies  avaient  eu  d’abord  pleine  liberté  commerciale. 
Cromwell  la  leur  retira,  mais  elles  ne  se  conformèrent  jamais 
que  très-imparfaitement  à ces  lois  restrictives,  surtout  la  plus 


t . Les  autres  provinces  suivirent  l’exemple  du  Massacliusetls . excepté  lu 
Virginie  dont  le  gouverneur  disait  aux  ministres  de  Charles  II  : a Dieu  merci, 
il  n’f  a dans  la  colonie,  ni  écoles  libres , ni  imprimerie,  et  j'espère  bien  que 
nous  n’en  aurons  d'ici  à trois  siècles,  car  les  connaissances  ont  légué  au 
inonde  la  rébellion,  l’hérésie  avec  toutes  les  sectes,  et  l’imprimerie  les  a ré- 
pandues l » 

TEMPS  MOÜEKXES.  28 


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494 


CHAPITRE  XX Vn. 


florissante  de  toutes,  le  Massachusetts  qui  répondait  aux  mi- 
nistres de  Charles  U : c Le  roi  peut  étendre  nos  libertés , 
mais  n’a  pas  pouvoir  de  les  restreindre.  » Les  Stuarts  fai- 
saient à ce  moment  les  plus  sérieux  efforts  pour  relever  en 
Angleterre  le  pouvoir  absolu  ; ils  l’établirent  aux  colonies.  Le  ' 
Massachusetts  perdit  sa  charte;  la  révolution  de  1688  la  lui 
rendit. 

En  1739,  on  avait  insinué  k Walpole  l’idée  de  taxer  les  co- 
lonies : c J’ai  déjà  contre  moi  toute  la  vieille  Angleterre, 
avait-il  répondu,  voulez-vous  que  je  fasse  encore  de  la  jeune 
mon  ennemie?  » Mais  la  guerre  de  Sept  ans,  si  favorable 
politiquement  à l’Angleterre,  avait  porté  sa  dette  à deux  mil- 
liards et  demi  qui  exigeaient  un  intérêt  annuel  de  88  millions 
de  francs.  Après  la  guerre  de  Sept  ans,  sous  le  ministère  de 
lord  Granville,  beau-frère  du  premier  Pitt,  le  parlement  éta- 
blit pour  les  colonies  d’Amérique  l’impôt  du  timbre  ^ qui  les 
forçait  k employer  dans  les  actes  un  papier  timbré  k Londres  et 
vendu  fort  cher  (1 765);  l’opposition  que  souleva  cet  impôt  obli- 
gea le  ministère  de  le  révoquer  l’année  suivante.  On  le  rem- 
plaça par  un  impôt  sur  le  verre,  sur  le  papier,  sur  le  thé  (1767). 

Les  colons , alléguant  le  grand  principe  de  la  constitu- 
tion anglaise  que  nul  citoyen  n’est  tenu  de  se  soumettre  aux 
impôts  qui  n’ont  pas  été  votés  par  ses  représentants , refusè- 
rent de  payer  ces  droits,  et  quatre-vingt-seize  villes  formèrent 
la  convention  de  Boston , dont  les  membres  s’engagèrent  à 
n’acheter  aucune  marchandise  anglaise  tant  qu’il  ne  serait  pas 
fait  droit  k leurs  plaintes.  Dans  la  seule  année  1769,  les  ex- 
portations anglaises  pour  l’Amérique  diminuèrent  de  plus 
de  15  millions.  Lord  North,  ministre  d’Angleterre,  voyant  le 
commerce  baisser,  proposa  la  révocation  des  nouvelles  taxes, 
excepté  de  l’impôt  sur  le  thé.  Cette  demi-concession  ne  satis- 
fit personne  : les  habitants  de  Boston  jetèrent  k la  mer  trois 
cargaisons  de  tfié  venues  de  Londres,  et  le  ministre  frappa  la 
ville  d’interdit  (1774).  Un  Congrès  général  des  colonies  s’ou- 
vrit alors  k Philadelphie;  on  adressa  une  requête  au  roi  qui 
fut  inutile  ; et,  comme  l’avait  prévu  William  Pitt,  qui  voulait 
k la  fois  la  liberté  américaine  et  l'intégrité  de  l’empire  britan- 
nique, la  guerre  éclata. 


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FONDATION  DES  ÉTATS-UNIS  D’AMÉRIQUE.  495 


..  Snerre  tf’Amérltiae  (1  VTft-lVSS). 

Sur  le  continent  américain,  la  guerre  se  fit  sur  trois  points  : 
dans  le  nord-est  aux  environs  des  importantes  places  de  Bos- 
ton, de  New-York  et  de  Philadelphie;  dans  le  nord-ouest, 
vers  le  Canada , que  les  Américains  essayèrent  d’attirer  dans 
leur  mouvement,  et  d’où  les  Anglais  partirent  pour  prendre  à 
revers  les  colonies,  qu’ils  menaçaient  de  front  du  côté  de 
l’Atlantique;  enfin  dans  le  sud,  autour  de  'Charles-Town , 
dans  la  Caroline  méridionale,  où  les  Anglais,  avec  leur  flotte, 
avaient  toute  facilité  de  porter  la  guerre,  ce  qui -obligeait  les 
Américains  à diviser  leurs  forces  et  à faire  parcourir  à leurs 
troupes  d’énormes  distances.  Quand  la  France  prit  part  à la 
lutte,  elle  s’étendit  à toutes  les  mers. 

L’ouverture  des  hostilités  fut  marquée  par  un  succès  qui 
éleva  le  cœur  des  insurgents  : les  milices  américaines  batti- 
rent, à Lexington,  un  détachement  anglais  (1775),  et  30  000 
hommes  assiégèrent  le  général  Gage  dans  Boston.  C’était 
une  multitude,  ce  n’était  point  une  armée.  Pour  l’organiser, 
le  Congrès  nomma  généralissime  un  riche  planteur  de  la  Vir- 
ginie, qui  s’était  distingué  dans  la  guerre  de  Sept  ans,  contre 
les  Français  du  Canada,  George  Washington.  Pendant  qu’il 
y mettait  de  la  discipline  et  qu'il  en  soutenait  l’ardeur,  les  co- 
lons de  l’ouest  envahissaient  le  Canada  et  prenaient  Montréal  ; 
mais  leur  chef,  Montgomery,  fut  tué  au  siège  de  Québec. 
Carleton  les  repoussa  de  cette  ville  et  les  chassa  de  la  province. 
La  prise  de  Boston,  par  Washington  (17  mars  1776),  n’était 
pas  une  compensation  suffisante. 

Cependant  le  Congrès  de  Philadelphie  ne  craignit  point  de 
rompre  irrévocablement  avec  l’Angleterre  en  proclamant 
l’indépendance  des  treize  colonies,  qui  se  réunirent  en  ime 
confédération,  où  chaque  État  conserva  toutefois  sa  liberté 
religieuse  et  politique  (4  juillet  1776)*.  Dans  cette  déclaration 
se  remarquaient  les  principes  suivants,  qui  semblaient  sortir 
du  sein  de  la  philosophie  française  : « Tous  les  hommes  ont 
été  créés  égaux;  ils  ont  été  doués,  par  le  Créateur,  de  cer- 
tains droits  inahcnables  ; pour  s’assurer  la  jouissance  de  ces 


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496 


CHAPITRE  XXVII. 


droits,  les  hommes  ont  établi  parmi  eux  des  gouvernements 
dont  la  juste  autorité  émane  du  consentement  des  gouvernés  ; 
toutes  les  fois  qu'une  forme  de  gouvernement  quelconque 
devient  destructive  des  fins  pour  lesquelles  elle  a été  établie , 
le  peuple  a le  droit  de  la  changer  et  de  l’abolir.  » 

Le  ministère  anglais  avait  acheté  aux  princes  allemands 
17  000  mercenaires.  Les  volontaires  américains,  sans  maga- 
sins, sans  ressources,  ne  purent  d’abord  tenir  tête  aux  vieux 
régiments,  bien  munis  et  bien  payés,  qu’on  dirigeait  contre 
eux.  Howe  prit  New-York,  Rhode-Island , et  fit  essuyer  à 
Washington,  près  de  la  rivière  Brandywine,  un  échec  qui 
découvrit  Philadelphie.  Le  découragement  se  mit  dans  l’ar- 
mée de  Washington  ; on  vit  les  rares  partisans  que  conservait 
l’Angleterre,  les  royalistes,  s’agiter,  et  quelques  États  chan- 
celer dans  leur  fidélité  nouvelle  pour  l’Amérique.  Le  Congrès 
abandonna  même  Philadelphie,  où  Howe  entra  le  11  sep- 
tembre, et  se  retira  à Baltimore,  dans  le  Maryland.  Mais  le 
général  américain  savait  conserver,  au  milieu  des  plus  rudes 
épreuves,  l’audace  tempérée  qu’exigeait  une  pareille  guerre. 
Dès  le  30  octobre,  il  reprit  l’offensive  à German-Town,  et 
s’il  ne  fut  pas  vainqueur,  il  n’éprouva  pas  non  plus  de 
défaite.  Cette  constance  sauva  son  pays;  car  en  retenant 
ainsi  Howe  autour  de  la  baie  de  la  Chesapeak,  il  l’empê- 
cha de  tendre  la  main  à Burgoyne,  qui  descendait  avec  une 
belle  armée  du  Canada.  Les  milices  de  l’ouest  auxquelles 
Washington  avait  joint  quelques-unes  de  ses  meilleures 
troupes,  arrêtèrent  Burgoyne  à Saratoga,  le  19  septembre, 
l’enveloppèrent,  et  l’obligèrent,  le  17  octobre,  à mettre  bas 
les  armes. 

La  France  avait  accueilli  avec  enthousiasme  une  révolution 
où  elle  se  reconnaissait.  Elle  recevait  dans  ses  ports  les  cor- 
saires américains , et  la  Hollande  leur  vendait  des  munitions. 
Pour  déterminer  la  France  à changer  cette  assistance  indi- 
recte en  alliance,  les  États-Unis  lui  envoyèrent  tme  députation 
à la  tête  de  laquelle  était  l’illustre  Franklin,  et  qui,  pendant 
son  séjour  à Paris,  fut  l’objet  d’une  ovation  perpétuelle.  La 
jeune  noblesse,  exaltée  par  les  idées  philosophiques  et  tout 
ardente  du  désir  d’effacer  la  honte  de  la  guerre  de  Sept  ans , 


Diqiti^cc  hy  CiOOglf 


FONDATION  DES  ÉTATS-UNIS  D’AMÉRIQUE.  497 

de  combattre  l’odieuse  rivale,  demandait  à partir  en  foule 
pour  l’Amérique.  Le  marquis  de  La  Fayette,  à peine  âgé  de 
vingt  ans,  quitta  sa  jeune  femme  enceinte,  et  fréta  lui-même 
un  vaisseau  qu’il  chargea  d’armes.  Mais  le  gouvernement  re- 
doutait une  rupture  avec  l’Angleterre.  Turgot  avait  demandé 
qu’on  restât  neutre , prévoyant  bien  que  l’Angleterre  gagne- 
rait plus  â reconnaître  l’indépendance  de  ses  colonies  qu’à 
les  tenir  frémissantes  sous  le  joug.  De  Vergenues,  d’accord 
avec  le  cabinet  de  Madrid,  se  contenta  d’envoyer  d’abord  des 
secours  indirects  : il  avança  secrètement  à Beaumarchais  l’ar- 
gent nécessaire  pour  qu’il  expédiât  aux  colons  les  armes  et  les 
munitions  qui  leur  manquaient. 

La  défaite  de  Saratoga  décida  Louis  XVI  à céder  aux  in- 
stances de  Franklin  et  de  ses  ministres.  Le  6 février  1778,  il 
signa  avec  les  États-Unis  un  traité  de  commerce,  corroboré 
d’une  alliance  offensive  et  défensive , si  l’Angleterre  déclarait 
la  guerre  à la  France.  L’ambassadeur  anglais  fut  aussitôt 
rappelé. 

Lord  North,  pour  conjurer  le  péril,  offrit  aux  colonies,  par 
le  bill  conciliatoire,  plus  qu’ elles  n’avaient  demandé  au  début 
de  la  guerre;  il  était  trop  tard.  Les  Américains  rejetèrent 
toute  concession  qui  n’allait  pas  jusqu’à  la  reconnaissance  de 
leur  indépendance,  et  la  guerre  continua. 

La  France,  heureusement,  avait  passé  par  les  mains  de 
Ghoiseul,  qui  avait  relevé  sa  marine.  Une  flotte  de  12  vais- 
seaux et  de  4 frégates  partit  de  Toulon  pour  l’Amérique  (1778) 
sous  le  comte  d’Estaing;  une  autre  se  forma  à Brest  pour 
combattre  dans  les  mers  d’Europe;  enfin  une  armée  se  pré- 
para à faire  une  descente  en  Angleterre.  Le  combat  de  la 
frégate  la  Belle-Poule,  qui  démâta  une  frégate  anglaise,  ouvrit 
glorieusement  les  hostilités;  et  le  comte  d’OrvilIicrs,  sorti  de 
Brest  avec  32  vaisseaux,  tint  la  fortune  indécise,  dans  la 
bataille  d’Ouessant,  contre  l’amiral  Keppel  (27  juillet).  L’An- 
gleterre fut  effrayée  de  voir  la  France  reparaître  sur  mer  à 
armes  égales,  et  traduisit  son  amiral  devant  un  conseil  de 
guerre.  N’avoir  pas  saisi  la  victoire,  c’était  pour  elle  avoir  été 
vaincu. 

En  Amérique,  Clinton,  menacé  d’être  enveloppé  dans  Phi- 

•• 

R 


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CHAPITRE  XXVII. 


498 

ladelphie  par  l’armée  de  Washington,  et  par  la  flotte  française 
du  comte  d’Estaing,  sq  replia  sur  New-York,  où  il  ne  rentra 
qu’après  uu  échec  essuyé  à Monmouth.  Pour  diviser  les  forces 
qui  le  poursuivaient,  il  envoya  le  colonel  Campbell  dans  la 
Géorgie,  et  la  guerre  s’étendit  alors  aux  colonies  du  sud.  Elle 
atteignit  les  Antilles;  le  marquis  de  Bouillé  y prit  la  Domi- 
nique, mais  les  Anglais  s’emparèrent  de  Sainte-Lucie  que 
d’Estaing  ne  put  recouvrer.  Aux  Indes , nous  perdîmes  Pon- 
dichéry. 

On  recueillit  alors  les  fruits  de  la  pohtique  du  duc  de 
Ghoiseul,  qui  avait  renoué  l’alliance  de  la  France  avec  l’Es- 
pagne. Cette  puissance  ofirit  sa  médiation,  que  l’Angleterre 
rejeta.  Poussée  par  le  comte  de  Vergennes  qui  lui  montrait 
Gibraltar,  Minorque  et  les  Florides  à reconquérir,  elle  déclara 
la  guerre  ù l’Angleterre  et  réunit  sa  marine 'à  celle  de  la 
France  (1779).  Le  comte  d’Orvilliers,  avec  66  vaisseaux  de 
ligne,  cingla  sur  Plyinoulh;  une  tempête  qui  dispersa  sa  flotte 
épargna  à l’Angleterre  quelque  désastre  La  France  se  con- 
sola d’avoir  perdu  le  fruit  de  ce  grand  armement  par  la  prise 
d^la  Grenade,  que  d’Estaing,  après  une  victoire  sur  l’amiral 
Byron,  enleva,  en  sautant  le  premier  dans  les  retranchements 
ennemis. 

Cet  événement  eut  à Paris  un  retentissement  considérable. 
L’amiral  Rodney  s’y  trouvait  alors,  retenu  pour  des  dettes 
qu’il  ne  pouvait  solder.  Un  jour  qu’U  dînait  chez  le  maréchal 
de  Biron,  il  traita  avec  dédain  les  succès  des  marins  français, 
disant  que,  s’il  était  libre,  il  en  aurait  bientôt  raison.  Le  ma- 
réchal paya  aussitôt  ses  dettes  : « Partez,  monsieur,  lui  dit-il; 
allez  essayer  de  reinphr  vos  promesses;  les  Français  ne  veu- 
lent pas  se  prévaloir  des  obstacles  qui  vous  empêchent  de  les 
accomphr.  > 

Cette  générosité  chevaleresque  nous  coûta  cher;  Rodney 
fallût  tenir  parole.  Il  battit  une  flotte  espagnole,  ravitailla 
Gibraltar,  qu’une  armée  franco-espagnole  assiégeait,  et  alla 
aux  Antilles,  livrer,  l’année  suivante  (1780),  trois  combats  au 
comte  de  Guichen.  Mais  le  comte  retint  la  victoire  indécise  et 
enleva,  à son  retour  en  Europe,  un  convoi  anglais  de  60  bâti- 
ments, avec  im  butin  de  50  millions. 


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FONDATION  DES  ÉTATS-UNIS  D’AMÉRIQUE.  499 

-,  L’année  1780  fut  favorable  aux  armes  anglaises.  La  diver- 
sion tentée  par  Clinton,  dans  le  sud,  avait  réussi,  la  Géorgie 
était  occupée.  Ce  succès  l’enhardit  à tenter  une  autre  entre- 
prise. Il  voyait  les  Américains,  déjà,  lassés  de  la  guerre,  se 
' reposer  sur  la  France  et  l’Espagne  du  soin  de  les  sauver,  et 
Washington  réduit  à l’inaction  par  la  misère  de  son  armée.  Il 
quitta  New-York  avec  une  partie  de  ses  forces,  emporta 
Gharles-Town , dans  la  Caroline  du  sud,  où  il  fit  5000  Amé- 
ricains prisonniers,  et  y laissa  Cornwallis,  qui  battit  tous  ceux 
que  le  Congrès  chargea  de  recouvrer  «ette  province. 

Un  échec  du  comte  d’Estaing  devant  Savannah,  dont  il 
voulut  s’emparer  avant  que  la  brèche  fût  ouverte,  comprenait 
un  moment  la  cause  américaine.  Mais  une  vaste  coalition  se 
formait  contre  le  despotisme  maritime  de  l’Angleterre.  Pour 
empêcher  la  France  et  l’Espagne  de  recevoir  des  régions  du 
nord  les  munitions  navales  nécessaires  à leurs  arsenaux,  les 
Anglais  arrêtaient  et  visitaient  les  bâtiments  neutres.  De  là 
mille  vexations,  des  abus  et  la  ruine  du  commerce  des  neu- 
tres. Catherine  II,  la  première,  proclama  (août  1780)  la  fran- 
chise des  pavillons,  à la  condition  qu’ils  ne  couvriraient  pas 
la  contrebande  de  guerre,  poudre,  boulets,  canons,  etc.;  et 
pour  soutenir  ce  principe,  elle  proposa  un  plan  de  neutralité 
armée  qui  fut  successivement  accepté  par  la  Suède  et  le  Da- 
nemark, la  Prusse  et  l’Autriche,  le  Portugal,  les  Deux-Siciles 
et  la  Hollande  *.  L’Angleterre  déclara  aussitôt  la  guerre  à la 
Hollande,  la  plus  faible  et  la  plus  vulnérable  des  puissances 
neutres.  Rodney  se  jeta  sur  Saint-Eustache,  une  de  ses  co- 
lonies, où  il  fit  une  prise  de  16  millions,  que  le  brave 
Lamothe-Piquet  ravit  en  vue  des  cotes  d’Angleterre. 

L’Angleterre  plia  sous  le  faix.  La  France  ayant  envoyé  aux 
Américains  une  armée  sous  Rochambeau  et  de  l’argent,  les 
alliés  eurent  une  suite  de  victoires  (1781).  Les  Espagnols 

1.  La  ligue  se  proposait  de  défendre  les  principes  dont  la  France  a obtenu 
la  reconnaissance  par  l’Angleterre  (1854)  ; le  pavillon  couvre  la  marchandise, 
par  conséquent  liberté  absolue  du  commerce  des  neutres,  excepté  pour  la 
conlrehande  de  guerre  qui  servirait  à l’enficmi  ; le  neutre  peut  aller  partout, 
excepté  dans  les  ports  bloqués  par  une  force  effective;  le  neutre  doit  subir  la 
visite,  s’il  n’est  pas  convoyé  par  un  bâtiment  de  guerre;  mais  le  visiteur  doit 
se  leniri  portée  de  canon,  et  n'envoyer  qu’un  canot  monté  par  trois  hommes. 


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500 


CHAPITRE  XXVII. 


prirent  Pensacola,  dans  la  Floride,  et  le  comte  de  Grasse 
désola  les  Antilles  anglaises.  < Il  a six  pieds,  disaient  de  lui 
nos  marins,  et  six  pieds  un  pouce  les  jours  de  bataille.  » Ses 
victoires  contribuèrent  à celles  que  Washington,  Rocham- 
beau  et  La  Fayette  remportèrent  sur  le  continent  américain. 
Le  11  octobre  1781,  ils  forcèrent  le  général  Gornwallis  à capi- 
tuler dans  York-Town,  avec  7000  hommes,  6 vaisseaux  de 
guerre  et  50  bâtiments  marchands.  C’était  la  seconde  armée 
anglaise  qui,  dans  cette  guerre,  était  faite  prisonnière.  Ce  fait 
d’armes  fut  décisif  pour  l’indépendance  américaine.  Les  An- 
glais, qui  occupaient  encore  New-York,  Savannah,  Charles- 
tow'n,  ne  firent  plus  que  s’y  défendre.  En  même  temps  le 
marquis  de  Rouillé  leur  enlevait  Saint-Eustache  ; le  duc  de 
Grillon,  Minorque  ; et  Suffren,  un  de  nos  plus  grands  hommes 
de  mer,  envoyé  aux  Indes  orientales  pour  sauver  les  colonies 
hollandaises,  y gagnait  quatre  victoires  navales  (février- sep- 
tembre 1782).  Déjà  il  formait,  avec  Haïder-Ali,  sultan  de 
Mysore,  de  vastes  plans  pour  la  destruction  de  la  domination 
anglaise  sur  ce  continent,  quand  la  paix  vint  l’arrêter. 

Dans  les  Antilles,  les  Anglais  ne  conservaient  d’autre  ville 
importante  que  la  Jamaïque  ; de  Grasse  voulut  la  leur  enlever 
en  1782;  mais  attaqué  par  des  forces  supérieures,  sous  Rod- 
ney,  il  fut  battu  et  pris  : à son  bord  il  n’y  avait  que  trois 
hommes  qui  ne  fussent  point  blessés.  Cette  bataille  des 
Saintes,  qui  fut  sans  résultats  fâcheux,  eut  une  grande  im- 
portance dans  l’opinion.  On  oublia  que  c’était  la  première, 
dans  cette  guerre,  que  nous  perdions. 

L’habile  défense  de  Gibraltar»  contre  les  forces  réunies  de 
la  France  et  de  l’Espagne,  fut  un  autre  échec.  Ce  siège  avait 
soulevé  une  attente  universelle.  Un  frère  de  Louis  XVI, 
le  comte  d’Artois,  avait  obtenu  du  roi  la  permission  de  s’y 
rendre.  20  000  hommes  et  40  vaisseaux  bloquaient  la  place. 
200  bouches  à feu,  du  côté  de  la  terre,  et  10  batteries  flot- 
tantes, ouvrirent,  le  13  septembre,  un  feu  épouvantable 
contre  ce  rocher  que  défendaient  sa  redoutable  position  et  le 
courage  du  gouverneur  anglais  ElliotL  La  place  attaquée, 

4 . Cc8  batleries,  inventées  par  le  colonel  d’Arçon,  étaient  formées  par  des 


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FONDATION  DES  ÉTATS-UNIS  D’AMÉRIQUE.  ï.01 

comme  nulle  autre  ne  l’avait  encore  été,  se  trouva  bientôt  aux 
abois.  Elle  avait  vainement  lancé  600  boulets  rouges  contre 
les  batteries  flottantes,  lorsqu’un  de  ces  derniers  projectiles 
entra  sans  qu’on  s’en  aperçut  dans  le  bordage  de  la  Tailla  Pe- 
(Ira,  où  toutes  les  précautions  recommandées  par  l’inventeur 
n’avaient  pas  été  prises.  Il  y chemina  silencieusement,  arriva 
aux  poudres  et  la  fit  sauter.  L’incendie  gagna  les  deux  batte- 
ries voisines,  et  les  Espagnols,  sous  prétexte  d’empêcher  les 
Anglais  de  s’emparer  des  autres,  y mirent  le  feu.  12  000  hom- 
mes périrent  à ce  siège,  et  Gibraltar  resta  aux  Anglais. 

Cependant  l’Angleterre  avait  perdu  son  renom  d’invincible 
sur  les  mers,  prodigieusement  souffert  dans  son  commerce, 
accru  sa  dette  de  2 milliards  et  demi.  Lord  North,  chef  du 
parti  de  la  guerre,  quitta  le  ministère  et  fut  remplacé  par  les 
whigs  (1782),  qui  firent  porter  au  cabinet  de  Versailles  des 
propositions  de  paix.  La  France,  de  son  côté,  avait  dépensé 
1400  millions;  au  moins  avait-elle  obtenu  un  grand  et  noble 
résultat  : l’indépendance  des  États-Unis.  La  paix  fut  signée 
le  3 septembre  1783.  Elle  était  honorable  pour  la  France, 
qui  faisait  effacer  le  honteux  article  du  traité  d’Utrecht,  re- 
latif à Dunkerque  ; obtenait  pour  l’Espagne  Minorque,  pour 
elle-même,  Chandernago'r,  Pondichéry,  Karikal,  Mahé  et 
Surate,  aux  Indes;  Tabago  et  Sainte-Lucie,  aux  Antilles;  les 
ilôts  de  Saint-Pierre  et  de  Miquelon,  avec  le  droit  de  pêche  à 
Terre-Neuve;  enfin,  Gorée  et  le  Sénégal,  en  Afrique.  Cette 
guerre,  le  dernier  triomphe  de  l’ancienne  monarchie,  porte 
avec  elle  un  enseignement  : c’est  que  la  France  pourra,  quand 
elle  le  voudra  sérieusement,  dans  une  lutte  seul  à seul  avec 
l’Angleterre,  disputer  l’empire  de  la  mer  ou  plutôt  en  assurer 
la  liberté. 

La  paix  ne  termina  pas  les  travaux  de  Washington;  il  eut 
à apaiser  les  murmures  de  ses  soldats,  qui  se  crurent  oubliés 


vaisseaux  rasés,  recouverts  d’un  triple  toit  h l’épreuve  de  la  bombe  et  garais 
d’un  bordage  épais.  Une  humidité  sumsanlc  constamment  entretenue  préve- 
nait le  danger  des  projectiles  incendiaires.  Mais  le  prince  de  Nassau  négligea, 
sur  la  Tailla  Pcdra,  les  précautions  recommandées  par  d’Arçon.  L’idée  du 
colonel  d’Arçon  a été  reprise  de  nos  jours  et  avec  succès  ; seulement  le  déve-' 
loppement  de  notre  industrie  a permis  de  substituer  le  fer  au  bois,  c’est-à- 
dirc  de  rendre  ces  terribles  machines  invulnérables. 


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502 


CHAPITRE  XXVII. 


du  moment  qu’ils  n’étaient  plus  utiles.  Leur  sort  réglé,  il 
donna  sa  démission,  et  simple  particulier  sur  les  bords  du 
Potomac,  à l’ombre  de  sa  vigne  et  de  son  figuier,  il  vécut 
tranquille  dans  sa  maison  de  Mount-Vernon,  en  Virginie, 
avec  la  gloire  d’avoir  fondé  l’indépendance  de  sa  patrie,  et 
avec  le  nom  le  plus  pur  des  temps  modernes. 

L’Angleterre  perdait  par  l’affranchissement  des  États-Unis 
uue  grande  partie  de  ses  colonies  d’Amérique;  mais  elle  con- 
servait la  Nouvelle-Bretagne  et  les  Antilles;  elle  avait  des 
possessions  en  Afrique  : plusieurs  forts  ou  comptoirs  sur 
la  Gambie,  la  colonie  de  Sierra-Leone,  le  cap  Corse  sur  la 
côte  d’Or,  l’ile  de  Sainte-Hélène;  elle  s’ouvrait  im  monde 
nouveau  dans  l’océan  Pacifique,  où  elle  établit  à Botany-Bay 
un  lieu  de  déportation,  et  où  elle  fonda  Sidney  en  1788; 
elle  continuait  de  s’agrandir  aux  Indes,  où  Tippou-Saib,  roi 
de  Mysore,  lui  résistait  en  vain;  de  sorte  que,  malgré  ses 
défaites,  elle  restait  la  première  puissance  maritime  et  colo- 
niale do  monde. 


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DESTRUCTION  DE  LA  POLOGNE. 


503 


CHAPITRE  XXVIII. 

DESTRUCTIOIV  DE  LA  POLOGIVE5  ABAISSEMENT 
DES  TURCSî  grandeur  DE  LA  RUSSIE. 

La  Russie  de  Pierre  le  Grand  à Catherine  II.  — Catherine  II  (I762-179G)' 
premier  partage  de  la  Pologne  (1772).— Traités  de  Kaïnardji  (1774)  et 
de  Jassy  (1792).  — Second  et  troisième  partage  de  la  Pologne  (1793) 

I««  Bassic  de  Pierre  le  Crand  à Catherine  II. 

Tandis  qu’un  peuple  nouveau  naissait  sur  l’autre  rive  dé 
l’Atlantique,  un  peuple  ancien  mourait  dans  la  vieille  Eu- 
rope, sous  l’étreinte  d’une  puissance  qui  n’avait  pris  rang  que 
depuis  quelques  années  parmi  les  grands  États. 

Le  vrai  successeur  de  Pierre  le  Grand  fut  Catherine  II. 
.Marquons  cependant  la  succession  des  princes  russes.  La 
femme  du  fondateur  de  l’empire,  Catherine  I",  gouverna 
après  lui  durant  deux  ans,  dirigée  par  MenschikofF,  qui  con- 
tinua l’œuvre  du  maître  auquel  il  devait  tout.  Sous  Pierre  II 
fils  du  malheureux  czarewitz  Alexis,  l’influence  du  ministre 
panit  encore  s’accroître.  Mais  un  jeune  favori,  Ivan  Dolgo- 
rouki,  d’une  famille  qui  prétendait  descendre  de  Rurik,  cap- 
tiva l’esprit  du  czar,  et  le  vieux  ministre  renversé  fut  relégué 
en  Sibérie.  Pierre  II  étant  mort  prématurément  à quinze  an.s 
(1730),  les  Dolgorouki  et  les  Galitzin  donnèrent  l’empire  à 
une  nièce  de  Pierre  le  Grand,  Anne  de  Courlande,  en  lui  im- 
posant des  conditions  qui  eussent  détruit,  si  elles  avaient  élé 
observées,  l’œuvre  de  Pierre  le  Grand  au  profit  de  l’aristo- 
cratie. Ce  fut  la  première  tentative  faite  par  la  noblesse  pour 
ressaisir  le  pouvoir.  La  seconde  a été  la  grande  conspiration 
de  1825;  mais,  dans  l’intervalle,  les  nobles  ont  égorgé  troi.s 
empereurs  ; Ivan  VI,  Pierre  III  et  Paul  I". 


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504 


CHAPITRE  XXVIII, 


ÂDue  n’eut  pas  grand’peiue  à s’affrancliir  des  entraves 
mises  à son  pouvoir.  Les  Qalitzin  furent  bannis , les  Dolgo- 
rouki  envoyés  en  Sibérie,  et  tout  plia  sous  le  favori  Biren, 
fils  d’im  paysan  courlandais,  qui  fit  périr  dans  les  supplices 
tous  ceux  qui  lui  portaient  ombrage.  La  Sibérie  ne  protégea 
même  pas  les  princes  ûolgorouki  contre  sa  haine.  Quatre 
d’entre  eux  furent  écartelés,  d’autres  décapités;  12  000  de 
leurs  partisans  périrent  dans  les  suppbces;  20000  furent 
exilés.  En  1739,  Anne  fit  élire  son  favori  duc  de  Courlande, 
malgré  la  résistance  de  la  noblesse  de  cette  province,  qui 
avait  quelques  années  auparavant  refusé  de  le  reconnaître 
pour  simple  gentilhomme.  Ce  règne  ne  manqua  pourtant 
point  d’un  certain  éclat.  Anne,  à l’exemple  de  Pierre 
s’entoura  d’étrangers  dont  plusieurs  montrèrent  des  talents. 
La  Russie  intervint  avec  succès  dans  la  guerre  de  la  succes- 
sion de  Pologne,  et  fit  reconnaître  Auguste  III,  malgré  les 
droits  de  Stanislas  Leczinski,  l’élu  de  la  nation,  qu’en  1734, 
une  armée  russe  assiégea  dans  Dantzig.  « Jamais,  dans  cette 
guerre,  dit  un  contemporain,  300  Russes  ne  se  détournèrent 
pour  éviter  3000  Polonais.  » La  Porte , qui  avait  souffert 
l’oppression  des  Polonais,  expia  cette  faute.  L’Irlandais 
Lascy  entra  dans  Azoff;  l’Allemand  Munnich  força,  en  1736, 
les  lignes  de  Pérécop  et  parcourut  la  Grimée,  mais  sans  pou- 
voir la  garder.  L’année  suivante,  après  l’alliance  conclue  avec 
les  Autrichiens,  il  emporta  d’assaut  Otchakof,  le  boulevard  de 
l’empire  ottoman  sur  le  Dniéper;  en  1739,  il  prit  Ghoczim, 
sur  le  Dniester,  franchit  le  Pruth,  qui  avait  été  si  fatal  à Pierre 
le  Grand  en  1711,  et  entra  dans  Jassy.  Il  voulait  aller  plus 
loin,  franchir  le  Danube,  les  Balkans.  Il  comptait  sur  un  sou- 
lèvement des  Grecs,  il  ne  doutait  pas  d’emporter  avec  eux 
Gonstantinople.  Mais  les  revers  essuyés  par  les  Autrichiens 
(perte  d’Orsova,  1730,  défaite  de  Krotzka  près  de  Belgrade, 
1739)  obligèrent  la  Russie  à rendre,  lors  de  la  paix  de  Bel- 
grade, toutes  ces  conquêtes  (1739).  Munnich  est  resté  célèbre, 
comme  Souwarow,  par  une  énergie  quelquefois  sauvage.  De- 
vant Otchakof,  ime  colonne  refusait  d’avancer,  effrayée  parle 
feu  terrible  de  l’ennemi  : Munnich  fit  pointer  le  canon  der- 
rière elle.  Voyant  ses  soldats  feindre  des  maladies  pour  rester 


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DESTRUCTION  DE  LA  POLOGNE.  505 

en  arrière,  il  publia  dans  son  armée  une  défense  d’être  ma- 
lade, sous  peine  d’être  enterré  vif.  Le  lendemain,  trois  soldats 
subirent  ce  supplice  sur  le  front  du  camp. 

Anne  avait  désigné  pour  lui  succéder  son  neveu,  Ivan  VI, 
encore  au  berceau,  et  fils  de  sa  sœur,  la  duchesse  de  Bruns- 
wick. Biren  devait  être  régent.  La  duchesse  gagna  Munnich, 
et  au  bout  d’un  mois  de  règne,  Biren  fut  envoyé  en  Sibérie. 
La  vanité  nationale  s’irrita  de  voir  des  étrangers  disposer 
ainsi  de  la  couronne  et  du  pouvoir.  Élisabeth,  seconde  fille  de 
Pierre  le  Grand,  avec  105  grenadiers  du  régiment  des  gardes 
Préobrajenski,  conduits  par  l’Allemand  Lestocq,  se  rendit  au 
palais  (1741),  s’en  empara,  relégua  la  duchesse  Anne  dans  une 
prison  et  y jeta  Ivan  VI,  qui  au  bout  de  22  années  fut  égorgé 
par  ses  gardiens. 

Une  réaction  terrible  éclata  contre  les  étrangers  : Biren  fut 
rappelé  de  Sibérie  ; mais  Munnich  prit  sa  place,  et  y resta 
20  ans.  Beaucoup  d’autres  eurent  le  même  sort,  quelques- 
uns,  plus  heureux,  échappèrent,  tels  que  Keith,  Lascy, 
Lowendall,  le  mathématicien  Euler,  qui  noirent  leurs  talents 
au  service  de  gouvernements  moins  barbares.  D’ailleurs,  il 
n’y  eut  qu’un  changement  d’hommes;  car  le  favoritisme 
subsista.  Au  lieu  de  l’Allemand  Munnich,  on  eut  le  Busse 
Bestucheff.  Le  règne  d’Élisabeth  (1741-1762)  fut,  en  somme, 
funeste.  A l’intérieur,  elle  laissa  dépérir  les  établissements  de 
Pierre  le  Grand.  Elle  abolit  la  peine  de  mort,  mais  elle  la 
remplaça  par  la  déportation  en  Sibérie,  ce  qui  était  pire,  car 
on  ne  pouvait  déjà  plus  faire  tomber  les  têtes  comme  Pierre 
le  Grand,  mais  on  pouvait  transporter  des  peuples  entiers 
4lans  ce* tombeau  glacé  où  elle  jeta,  dit-on,  80  000  individus. 
Au  dehors,  elle  conquit  la  Finlande,  que  la  médiation  de 
l’Angleterre  l’empêcha  de  garder  tout  entière  (1743);  et,  pour 
des  motifs  frivoles,  elle  fit  une  guerre  aussi  acharnée  qu’im- 
politique à Frédéric  IL  Sa  mort  sauva  la  Prusse  d’une  ruine 
presque  inévitable. 

Pierre  III,  qui  lui  succéda,  était  fils  d’un  duc  de  Holstein- 
Gottorp  et  d’une  fille  aînée  de  Pierre  le  Grand  ; c’est  l’aïeul 
du  czar  actuel.  Pierre  III  avait  pour  le  héros  prussien  une 
admiration  aussi  déraisonnable  que  la  haine  d’Élisabeth.  Il 

TEMPS  MODERHXS.  29 


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506 


CHAPITRE*  XXVIIl. 


se  déclara  l’allié  de  Frédéric,  et  mit  les  troupes  russes  à sa 
disposition.  Mais  ce  prince  incapable  ne  régna  guère  : au 
moment  où  il  allait  punir  les  désordres  de  sa  femme,  celle-ci 
le  prévint,  le  détrôna  et  le  fît  étrangler.  Elle  prit  le  nom  de 
Catherine  II. 

Trois  peuples  faisaient  obstacle  à la  Russie,  et  lui  barraient 
l’Occident  : la  Pologne,  la  Suède  et  la  Turquie.  Catherine  II 
prendra  la  première,  Alexandre  P''  la  moitié  de  la  seconde, 
Nicolas  voudra  prendre  la  troisième  tout  entière,  et  ce  ne  sera 
qu’ù  cette  dernière  tèntative  que  l’Europe,  enfin  éclairée,  se 
lèvera  pour  arrêter  ce  torrent  d’hommes  et  de  barbares. 

Comment  ce  peuple,  né  d’hier,  put-il  ainsi  prévaloir  contre 
ses  glorieux  voisins?  Ce  fut  moins  par  sa  force,  quoiqu’elle 
fût  grande,  que  par  leur  faiblesse. 

La  Suède,  trop  pauvre  pour  faire  seule  la  guerre  devenue 
si  coûteuse,  trop  mal  peuplée  pour  tenir  tête,  comme  autre- 
fois, avec  ses  petites  armées,  aux  multitudes  qu'on  a pris, 
depuis  Louis  XIV  l’habitude  de  mettre  sur  pied,  venait  de 
dépenser  avec  Charles  XIII,  jusqu’à  son  dernier  soldat  et  son 
dernier  écu.  Il  lui  fallait  du  temps  et  du  repos  pour  se  remettre. 
En  attendant,  la  Russiey  achète  un  parti,  et,  jusqu’à  Gustave  III, 
la  tiendra,  par  ses  intrigues  et  son  or,  dans  sa  dépendance. 

Les  Turcs  avaient  de  bonnes  frontières  et  de  belles  pro- 
vinces. Mais  ils  avaient  perdu  leur  élan  guerrier.  Après  un 
siècle  de  courses  furieuses  et  de  victoires  à travers  l’Europe 
et  l’Asie,  ce  peuple,  né  sous  la  tente  et  mal  préparé  pour  la 
richesse  et  la  domination,  était  retombé  dans  l’apathie  orien- 
tale, où  sa  doctrine  religieuse  de  la  fatalité  devait  inévitable- 
ment le  conduire  : l’excès  de  repos  et  de  mollesse  après 
l’excès  d’activité  et  d’ambition.  Les  sultans,  qui  passaient  de' 
la  prison  sur  le  trône,  n’y  portaient  nulle  connaissance  des 
choses  et  des  hommes,  et  leurs  ministres  étaient  comme  eux. 
La  vénalité  corrompait  tout  : l’ordre  civil  et  l’ordre  militaire. 

Pendant  que  le  monde  marchait  autour  d’eux,  les  Turcs 
s’étaient  arrêtés,  et  leur  organisation  militaire,  supérieure, 
au  quinzième  siècle  à celle  des  Européens,  n’ayant  pas  été 
améliorée,  était  devenue  très-inférieure.  Les  janissaires  n’é- 
taient plus  une  force  contre  le  dehors,  et,  au  dedans,  ils  étaien 
un  danger  continuel  par  leur  esprit  turbulent.  Enfin  leur 


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DESTRUCTION  DE  LA  POLOGNE.  507 

mépris  pour  les  chrétiens  les  avait  empêchés  de  se  mêler  avec 
eux,  de  sorte  qu’ils  étaient  moins  un  grand  peuple  qu’une 
armée  d’occupation  campée  au  nord  du  Bosphore,  tandis  que 
les  vaincus,  que  leur  tolérance,  faut-il  le  dire,  avait  laissé 
vivre  en  corps  de  nation,  formaient  en  face  d’eux  une  masse 
de  populations  deux  ou  trois  fois  plus  nombreuses,  qui  ou- 
vrait l’oreille  et  donnait  la  main  à toutes  les  intrigues  étran- 
gères. Ainsi  en  Turquie,  superposition  violente  du  petit 
nombre  au  plus  grand  ; et  ces  msûtres,  que  tant  de  périls  en- 
tourent, passent  deux  siècles  à perdre  leurs  qualités,  à 
augmenter  leurs  vices,  par  conséquent  à diminuer  leur  force. 
Y a-tr-il  à s’étonner  que  le  souvenir  de  Mahomet  II  et  de 
Soliman  n’eût  plus  rien  d’effrayant  pour  l’Europe  ? 

En  Turquie,  cependant,  il  y avait  un  centre,  une  autorité; 
c’est  ce  qui  l’a  fait  durer.  En  Pologne,  il  n’y  en  avait  point. 
Plaine  immense,  sans  frontières  naturelles,  la  Pologne  était  un 
État,  géographiquement,  mal  fait;  de  plus,  et  surtout,  c’était 
un  État  mal  organisé  qui  marchait  à rebours  de  l’Europe  et  de 
la  civilisation.  Une  lutte  héroïque,  trois  ou  quatre  fois  sécu- 
laire, contre  les  Mongols,  les  Russes  et  les  Ottomans,  y avait 
formé  une  noblesse  très-brillante,  très-batailleuse,  mais  pas 
de  bourgeoisie,  point  de  peuple.  Le  paysan  était  serf.  Cent 
mille  nobles  s’estimaient  tous  égaux  et  prétendaient  aux  mêmes 
droits.  Dans  la  diète  générale,  l’opposition  d’un  seul  député 
arrêtait  tout  {liberum  mto)^  et  si  la  diète  unanime  avait  voté 
une  mesure  que  quelques  nobles  n’approuvaient  pas,  ils  se 
confédéraient  pour  la  combattre,  et  ces  insurrections  à main 
armée  étaient  légales.  Un  Polonais  n’obéissait  qu’à  la  loi  qu’il 
avait  approuvée.  En  théorie,  c’était  beau  ; en  pratique  détes- 
table : il  en  résultait  l’anarchie  en  permanence.  Ûs  avaient 
pris  pour  la  royauté,  depuis  1572,  le  système  électif,  sorte  de 
gouvernement  qui  serait  le  meilleur,  s’il  n’était  le  plus  diffi- 
cile, et  qui  ne  peut  être  bon  que  pour  une  nation  très-avancée 
et  bien  assise,  que  son  éducation  politique  et  sociale  a rendue 
capable  de  le  pratiquer.  En  Pologne,  ce  régime  n’engendrait 
que  faiblesse  et  confusion,  et  ouvrait  la  porte  à toutes  les 
intrigues  de  l’étranger.  En  outre,  cette  royauté  élective,  ils 
l’avaient  réduite  à rien,  ne  lui  laissant  ni  la  loi  à faire , ni 


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508  ' CHAPITRE  XXVIII. 

l’armée  à commander,  ni  la  justice  à rendre,  alors  que  l’Eu- 
rope entière  accordait  à ses  rois  le  pouvoir  absolu,  c’est-à-dire 
concentrait  dans  une  seule  main  toutes  les  forces  nationales. 
Gustave -Adolphe,  Turenne,  Frédéric  II  renouvelaient  l’art 
de  la  guerre  : ils  restaient  une  chevalerie  magnifique,  sans 
forteresse,  ni  artillerie,  ni  génie.  Les  haines  religieuses  s’a- 
paisaient : ils  reprenaient  en  plein  dix-huitième  siècle,  contre 
les  dissidents  luthériens  ou  grecs,  les  lois  des  plus  mauvais 
jours  de  l'intolérance,  et  des  contemporains  de  Voltaire'  mon- 
traient toutes  les  fureurs  de  la  Ligue.  Il  en  coûte  d’avoir  des 
paroles  sévères  contre  cette  grande  infortune.  U faut  pourtant 
bien  qu’on  sache,  pour  la  leçon  des  peuples,  que  si  la  Pologne 
a péri,  c’est  qu’elle  n’a  pas  voulu  se  sauver  en  guérissant 
elle-même  ses  maux.  Mais  ses  ennemis  ont  mis  à la  tuer 
tant  de  duplicité  et  de  violence,  et,  pour  leur  résister,  elle 
a,  dans  ses  derniers  jours  et  depuis,  montré  un  si  héroïque 
courage,  qu’elle  a justement  gagné,  en  mourant,  un  renom 
immortel. 

Catherine  II  (f  fSS-f  premier  partage  de  la  IPolagne 

Catherine  II  était  Allemande,  princesse  d’Anhaltt-Zerbst; 
elle  s’attacha,  dans  les  commencements,  à faire  oublier  son 
origine.  Elle  flatta  l’orgueil  moscovite  en  affectant  de  respecter 
les  habitudes  de  ses  sujets,  et  se  servit  des  étrangers,  mais 
sans  se  laisser  dominer  par  eux.  Elle  joignit  à des  vices  mons- 
trueux beaucoup  d’activité,  de  vigueur  et  de  pénétration. 
Elle  acheva  la  création  de  Pierre  le  Grand,  et  fît  de  l’empire 
russe  une  puissance  du  premier  ordre. 

D’abord  elle  rétablit  Biren  dans  le  duché  de  Courlande  ; 
puis,  après  la  mort  d’Auguste  III,  elle  proposa  pour  roi  de 
Pologne  une  de  ses  créatures,  Stanislas  Poniatowski.  Malgré 
l’opposition  des  patriotes,  ayant  à leur  tête  l’intrépide  Mokra- 
nowski,  qui  refusèrent  de  délibérer  sous  la  pression  des  baïon- 
nettes russes,  le  candidat  russe  fut  proclamé  sous  le  nom  de 
Stanislas-Auguste  (7  septembre  1764). 

La  Pologne,  colosse  vermoulu  et  sans  base,  puisqu’elle 


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DESTRUCTION  DE  LA  POLOGNE. 


509 


n’avait  pas  de  peuple  ; sans  tête,  puisque,  à vrai  dire,  elle  n’a- 
vait pas  de  roi,  ne  pouvait  être  sauvée  que  par  une  réforme 
énergique  ; mais  cette  réforme,  ni  la  Russie  ni  la  Prusse  ne 
voulurent  la  laisser  s’accomplir.  Frédéric  H,  qui  n’avait  de 
scrupule  d’aucune  sorte,  roulait  depuis  longtemps  dans  sa  tête 
le  plan  d’un  démembrement  de  la  Pologne  qüi  lui  donnerait 
le  territoire  placé  entre  ses  provinces  de  Prusse  et  de  Pomé- 
ranie. De  bonne  heure,  il  sonda  la  czarine  sur  ce  projet,  mais 
Catherine  feignit  de  ne  pas  comprendre,  se  réservant  déjà  la 
Pologne  pour  elle  seule.  Ils  s’entendirent  pourtant  sur  un 
point  : la  conservation  de  l’anarchie  dans  ce  malheureux 
État,  et,  avant  l’élection  de  Poniatowski,  conclurent  un  traité 
d’alliance  où  le  niaintien  de  la  constitution  polonaise  était 
stipulé. 

Il  ne  fut  pas  difficile  de  pousser  les  Polonais  à de  dange- 
reuses résolutions  : l’affaire  des  dissidents  servit  de  prétexte. 
Catherine  déclara  qu’elle  les  prenait  sous  sa  protection , et 
obligea  la  diète  à retirer  les  lois  édictées  contre  eux.  Les 
évêques  protestent.  L’ambassadeur  russe  à Varsovie  en  fait 
arrêter  deux  qu’il  envoie  en  Sibérie.  Rome  s’indigne;  Per- 
ney  applaudit;  Frédéric  II  attend.  U n’attendit  pas  long- 
temps. Les  catholiques  forment  la  confédération  de  Bar 
(l*'  mars  1768),  qui  prend  pour  étendard  une  bannière  de  la 
Vierge  et  de  l’enfant  Jésus.  La  croix  latine  marche  contre  la 
croix  grecque  ; les  paysans  égorgent  leurs  seigneurs  ; la  Po- 
logne nage  dans  le  sang.  Les  Prussiens  entrent  dans  ses  pro- 
vinces de  l’ouest,  les  Autrichiens  dans  le  comté  de  Zips  ; les 
Russes  sont  partout. 

L’Angleterre,  inquiète  déjà  des  dispositions  de  ses  colonies 
d’Amérique,  se  tenait  à l’écart  des  affaires  continentales.  En 
France,  Choiseul  cherchait  et  ne  trouvait  pas  un  moyen  de 
sauver  la  Pologne.  Le  duc  d’Aiguillon,  son  successeur,  était 
résolu  d’avance  à l’abandonner.  Cependant  on  agissait  à Con- 
stantinople, et  le  sultan,  poussé  par  M.  de  Vergennes,  ambas- 
sadeur de  France,  déclara  la  guerre  à la  Russie,  à la  suited’une 
violation  de  son  territoire  par  les  Cosaques  Zaporogues,  qui 
avaient  poursuivi  jusque  sur  les  terres  ottomanes  quelques- 
ims  des  confédérés  de  Bar  (1768).  Mais  les  armées  de  Cathe- 


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510 


CHAPITRE  XXVm. 


rine  eurent  partout  l’avantage  : à Ghoczim  et  k Âzof,  en 
1769;  près  d’Ismaïl,  à Bender,  en  1770  ; la  Moldavie,  la  Va- 
lachie  furent  occupées,  et  une  flotte  russe,  conduite  par  des 
officiers  anglais,  incendia  la  flotte  ottomane  dans  la  baie  de 
Tchesmé,  au  sud-ouest  de  Smyme(1770).  Toute  l’EJurope 
applaudit  à ce  coup.  Il  fallait,  disait-on,  chasser  les  barbares 
de  l’Europe,  et  on  voyait  avec  joie  les  Russes  se  charger 
de  l’exécution.  Un  seul  homme,  Montesquieu,  jugeait  l’em- 
pire des  Ottomans  nécessaire  à l’équilibre  européen.  Mais 
l’Autriche,  inquiète  des  progrès  de  Catherine  II  sur  le  bas 
Danube,  signa  un  traité  secret  avec  la  Porte.  Frédéric  aussi 
s’effrayait.  Il  ramena,  malgré  elle,  Catherine  II  aux  affaires 
de  Pologne,  en  laissant  entrevoir  Tunion  menaçante  de  la 
Prusse  et  de  l’Autriche.  Son  frère  Henri  alla  à Moscou  dé- 
cider l’impératrice. 

La  spoliation  ne  s’accomplit  pas  sans  lutte.  Mais  les  défen- 
seurs de  la  Pologne,  Paulawski,le  Français  Dumouriez,  que 
le  duc  de  Choiseul  y avait  envoyé,  Oginski,  grand  général  de 
Lithuanie,  ne  purent  par  leur  courage  suppléer  au  nombre. 
Les  Turcs  mêmes  les  abandonnèrent  en  signant  un  armistice 
avec  la  Russie  (1772).  Une  poignée  d’officiers  et  de  soldats 
français,  sous  le  brave  Choisy,  résista  héroïquement  dans 
Cracovie,  et  y soutint  un  long  siège.  Le  roi  Stanislas-Au- 
guste, comme  s’il  ne  se  fût  agi  ni  de  lui  ni  de  son  pays,  lais- 
sait faire,  et  restait  à Varsovie  au  milieu  des  Russes.  Pour  en 
finir,  les  trois  cours  déclarèrent  que  ceux  qui  prendraient  les 
armes  en  Pologne  seraient  traités  comme  brigands  et  incen- 
diaires ; et,  le  5 août,  fut  conclu,  entre  elles,  à Pétersbourg, 
. le  traité  de  partage  que  le  26  septembre,  leurs  ambassadeurs 
notifièrent  au  roi  et  à la  république  de  Pologne.  L’impéra- 
trice-reine  Marie-Thérèse,  l’impératrice  de  toutes  les  Rus- 
sies  Catherine  II  et  le  roi  de  Prusse  Frédéric  H,  voulant, 

' disaient-ils,  arrêter  l’effusion  du  sang  en  Pologne  et  y réta- 
blir la  tranquillité,  ont  résolu  de  faire  valoir  leurs  droits  sur 
plusieurs  provinces  polonaises.  En  conséquence,  les  trois 
puissances  demandaient  la  convocation  de  la  diète  afin  de 
régler  avec  elle  les  nouvelles  limites  de  la  république.  La 
diète  fut  tenue,  en  effet,  à Varsovie,  le  19  avril  1773,  et  le 


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DESTRUCTION  DE  LA  POLOGNE. 


51] 


traité  y fut  accepté  : la  Russie  obtint  tout  le  pays  situé  à l’est 
de  la  Dwina,  c’est-à-dire  la  Livonie  polonaise,  tout  le  pala- 
tinat  de  Mycislam,  les  extrémités  de  celui  de  Minsk  et  une 
partie  de  ceux  de  Witepsk  et  de  Polotsk;  l’Autriche  se  ré- 
serva la  Gallicie  et  la  Lodomérie,  avec  les  riches  salines  de 
Wielicza  et  de  Sambar;  la  Prusse  acquit  la  Pologne  prus- 
sienne, sauf  Dantzig  et  Thorn,  avec  la  Grande  Pologne  jus- 
au’à  la  Netz,  ce  qui  réunissait  la  province  de  Prusse  à ses 
Etats  allemands,  et  mettait  dans  sa  dépendance  la  plus 
grande  partie  du  commerce  de  la  Pologne.  Ces  provinces 
avaient  été  occupées  même  avant  la  fin  de  l’année  1772.  Les 
trois  paissances  garantirent  d’ailleurs  solennellement  à la 
Pologne  le  reste  de  ses  possessions. 

La  même  année  1773,  où  s’accomplissait  cette  grande  ini- 
quité, un  aventurier  nommé  Pugatscheff,  d’abord  soldat, 
puis  déserteur,  enfin  bandit,  se  fit  passer  chez  les  Cosaques, 
ses  compatriotes,  pour  Pierre  III,  échappé  à ses  assassins.  Il 
rassembla  une  armée  nombreuse,  fit  de  rapides  progrès, 
grâce  à une  guerre  contre  les  Turcs  qui  avait  dégarni  de 
troupes  le  sud-est  de  la  Russie,  jeta  la  terreur  dans  Mos- 
cou, qu’il  aurait  dû  attaquer,  au  lieu  de  perdre  son  temps  au 
siège  d’Orenbourg,  et,  repoussé  par  le  prince  Galitzin,  alla 
prendre  et  saccager  Kasan.  Mais  il  s’était  aliéné  l’esprit  des 
populations  en  ravageant  tout  sur  son  passage;  aussi  son 
parti  diminua-t-il  peu  à peu  ; il  fut  enfin  livré,  par  un  de  ses 
complices,  moyennant  100  000  roubles,  amené  à Moscou 
dans  une  cage  de  fer  et  décapité,  avec  cinq  de  ses  partisans, 
en  1775. 

Traités  de  HjilnardJt  (€994)  et  de  (€999). 

Les  hostilités,  momentanément  interrompues  avec  la  Tur- 
quie en  1772,  avaient  recommencé  en  1773.  La  guerre, 
d’abord  favoraWe  aux  Turcs  qui  firent  deux  fois  lever  le 
siège  de  Silistrie,  tourna  encore  à l’avantage  de  laRussie.  Le 
général  Romanzoff  battit  le  grand  vizir  près  Kainardji,  en 
Bulgarie,  à 70  kilomètres  dans  le  sud  de  Silistrie,  et  obtint, 
le  10  juillet  1774,  le  traité  du  même  nom,  par  lequel  la  Tur- 


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512 


CHAPITRE  XXVm. 


quie  reconnut  l’indépendance  des  Tartares  de  la  Grimée  et  du 
Kouban,  qui  ne  tardèrent  pas  à subir  l’influence  moscovite, 
accorda  aux  Russes  la  libre  navigation  de  la  mer  Noire,  et 
leur  céda  Kinbum,  à l’embouchure  du  Dniéper,  lénikalé, 
Kertch,  Azof,  Taganrog,  avec  la  langue  de  terre  comprise 
entre  le  Dniéper  et  le  Bog,  plus,  une  indemnité  de  guerre  de 
35  millions;  une  amnistie  fut  imposée  pour  les  Grecs  qui 
s’étaient  soulevés  en  faveur  des  Russes,  et  un  droit  de  protec- 
torat accordé  aux  czars  sur  la  Moldo-Valachie.  Il  ne  fut  rien 
stipulé  pour  la  Pologne,  cause  occasionnelle  de  la  guerre.  Ce 
silence  même  était  une  ratification  de  l’iniquité  de  1772. 

L’année  suivante  (1775),  Catherine  mit  fin,  en  la  subju- 
guant, à la  redoutable  république  des  Cosaques  Zaporogues 
qui  formaient  dans  l’empire  un  État  à part,  vivaient  de  bri- 
gandages et  arrêtaient  l’affermissement  de  la  domination 
russe  au  nord  de  l’Euxin. 

Le  partage  de  la  Pologne  n’avait  fait  que  mettre  en  goût 
les  cours  spoliatrices.  En  1777,  l’Autriche  voulut  prendre  la 
Bavière.  Cette  fois,  la  Russie  s’y  opposa;  et  par  le  traité  de 
Teschen  (1779),  dont  elle  fut,  avec  la  France,  médiatrice,  par 
le  droit  qu’elle  obtint  d’en  garantir  la  stipulation,  elle  s’ouvrit 
l’Allemagne;  deux  ans  plus  tard,  afin  d'y  mieux  nouer  ses 
intrigues,  elle  établit  des  ministres  résidant  auprès  des  pe- 
tites cours  allemandes.  Mais  ce  qu’elle  interdisait  à l’Au- 
triche, elle  se  le  promettait  sur  une  plus  vaste  échelle.  Les 
Turcs  étaient  en  décadence,  pourquoi  n’auraient-ils  pas  le  sort 
des  Polonais.  Dès  l’année  1777,  Catherine,  au  mépris  du 
traité  de  Kaïnardji,  fit  entrer  des  troupes  en  Grimée,  dont  le 
khan  lui  vendit  sa  souveraineté  moyennant  une  pension 
qu’on  ne  lui  paya  pas.  En  1783,  elle  en  prit  possession,  et 
Potemkin  y commença,  en  1786,  Sébastopol;  elle  s’empara 
aussi  du  pays  du  Kouban,  et  fit  accepter  son  protectorat  au 
roi  de  Géorgie,  Héraclius.  La  domination  russe  franchissait  le 
Caucase.  La  czarine  portait  ses  vues  plus  loin  encore.  Elle 
donna  au  second  de  ses  petits-fils  le  nom  de  Constantin  ; elle 
fit  frapper  une-  médaille  avec  son  buste,  et  au  revers  Constan- 
tinople et  les  sept  tours  écrasées  par  la  foudre,  et  annonça 
fastueusement  ses  projets  par  im  voyage  triomphal  en  Tau- 


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DESTRUCTION  DE  LA  POLOGNE. 


513 


ride  (1787),  durant  lequel  elle  s’entendit  avec  Joseph  II  pour 
le  partage  de  l’empire  turc.  A Kherson,  un  arc  de  triomphe 
portait  une  inscription  grecque,  que  le  ministre  d’Angleterre 
traduisit  un  peu  librement  par  ces  mots  : « Chemin  de  By- 
zance. » Le  traducteur  avait  tort,  mais  l’ambassadeur  avait 
raison.  Catherine  eut  en  effet,  vers  ce  temps-là,  avec  le 
comte  de  Ségur,  la  conversation  que  son  petit-fils  Nicolas 
reprit  en  1853,  avec  sir  Hamilton  Seymour  : « Rien  ne  serait 
plus  facile,  disait-elle,  que  de  rejeter  les  Turcs  en  Asie.  La 
France  aurait  pour  son  lot  Candie  ou  l’Égypte.  » 

Le  Divan  répondit  à ces  provocations  par  une  déclaration 
de  guerre  (1787).  Attaqués  à la  fois  par  les  Russes  et  les  Au- 
trichiens, les  Turcs  ne  furent  secourus  que  par  le  roi  de 
Suède,  Gustave  III,  qui,  après  une  pointe  hardie  en  Fin- 
lande, trahi  par |sa  noblesse,  menacé  par  le  Danemark,  signa 
la  paix  de  Varéla  (1790).  Cependant  les  Turcs  tinrent  d’abord 
bravement  tête  aux  assaillants  : les  Autrichiens  furent  rejetés 
derrière  la  Save,  Joseph  II  battu  à Témeswar  et  les  Russes 
vaincus  dans  une  bataille  navale  en  vue  de  Sébastopol  (1788). 
Mais  Choczim  et  Otchakof  furent  pris;  l’année  suivante  les 
Russes  étaient  vainqueurs  à Fockschany,  les  Autrichiens  pre- 
naient Belgrade,  Potemkin  s’emparait  de  Bender,  et  Souwa- 
row  entrait  dans  Ismaïl  après  un  affreux  carnage . Heureuse- 
ment la  défiance  de  la  Prusse  s’éveilla;  elle  conclut  une 
alliance  avec  la  Porte.  La  Hollande,  l’Angleterre  s’unirent  à 
elle,  et  aux  conférences  de  Reichenbach  obligèrent  Léopold, 
successeur  de  Joseph  H,  mort  en  1790,  à accorder  au  Divan 
la  paix  de  Sistowa,  qui  ne  coûtait  à la  Turquie  que  Orzowa 
et  un  districT'35'  la  Croatie  sur  la  rive  gauche  de  la  haute 
Unna  (1791).  En  même  temps  80000  Prussiens  se  réunis- 
saient en  vue  des  frontières  russes.  Catherine  H,  inquiète  de 
ces  dispositions  hostiles,  accepta  les  préliminaires  de  Ga- 
latz  (179  j).  Le  traité  deJassy  donna  le  Dniester  pour  frontière 
aux  deux  empires.  La  Russie  gardait,  avec  la  forteresse  d’Ot- 
chakof,  la  Grimée  et  le  Kouban  (1792).  Elle  avait  dépensé, 
dit-on,  à ces  conquêtes,  150  000  hommes  : mais  c’était  une 
mise  de  fonds  que  la  czarine  ne  regrettait  pas. 


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S14 


CHAPITRE  XXVIII. 


Second  et  troloième  partage  de  la  Pologne  (1V9S). 

Ce  fut  la  Pologne  qui  paya  pour  la  Turquie.  Le  premier 
démembrement  avait  ouvert  les  yeux,  et  tout  le  monde  dans 
le  royaume  comprenait  que  le  seul  moyen  de  sauver  le  pays 
était  de  changer  sa  constitution  anarchique.  Le  successeur  ^ 
Frédéric  II  encourageait  les  réformateurs  par  crainte  de  la 
Russie,  et  promettait  son  alliance  si  l’on  portait  l’artnée  à 
60  000  hommes  bien  organisés.  La  diète  décréta  que  le 
liberum  veto  et  la  loi  d’unanimité  seraient  abolis  ; le  pouvoir 
législatif  partagé  entre  le  roi,  le  sénat  et  les  nonces;  le  peu- 
voir  exécutif  confié  à un  roi  héréditaire.  Le  plus  vif  enthou- 
siasme éclata  dans  la  nation  (1791).  Mais  on  perdit  du  temps 
à décréter  ces  réformes  ; quand  on  voulut  les  exécuter,  les 
dispositions  de  la  Prusse  étaient  encore  changées.  Elle  était 
rentrée  dans  l’alliance  de  l’Autriche,  à cause  des  affaires  de 
France,  et  comptant  aller  avec  elle  étouffer  la  révolution  dans 
Paris,  elle  ne  pouvait  plus  en  favoriser  ime  autre  à Varsovie. 
La  Pologne,  abandonnée  à elle-même,  envoya  vainement 
8000  soldats,  commandés  par  Kosciusko,  lutter  contre 
20  000  Russes  ; elle  fut  de  nouveau  démembrée,  sous  pré- 
texte que  les  patriotes  polonais  étaient  des  jacobins.  Par  deux 
traités  signés  le  13  juillet  et  le  25  septembre  1793,  la  Russie 
prit  la  moitié  de  la  Lithuanie,  la  Podolie,  le  reste  des  palati- 
nats  de  Polotsk,  de  Minsk,  une  portion  de  celui  de  Wilna  et 
la  moitié  de  ceux  de  Novogrodek,  de  Brzesc  et  de  Volhynie. 
La  Prusse  obtint  la  meilleure  partie  de  la  Grande  Pologne, 
avec  Thorn  et  Dantzig,  qu’elle  convoitait  depuis  longtemps, 
plus  Czenstokow  dans  lal^tite  Pologne.  Urestaitun  lambeau 
de  la  Pologne  : comme  en  1773,  une  clause  dérisoire  garan- 
tit à la  république  l’intégrité  des  possessions  qui  lui  étaient 
laissées. 

Cette  scandaleuse  iniquité  amena  un  soulèvement.  A la 
tête  de  4000  Polonais  mal  armés,  et  comptant  sur  l’appui  de 
l’Autriche  qui  n’avait  pas  pris  part  au  second  démembrement, 
Kosciusko  marcha  à l’ennemi  et  battit  1 2 000  Russes  à Ras- 
lawice.  Varsovie  chassa  sa  garnison,  et  l’insurrection  se  pro- 


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DESTRUCTION  DE  LA  POLOGNE. 


5Î5 


pa^a  rapidement  (1794).  Mais  elle  manquait  de  moyens 
matériels  ; elle  était  troublée  par  des  divisions  intérieures. 
L’accession  de  l’Autriche  k la  coalition  de  la  Prusse  et  de  la 
Russie  fut  pour  les  Polonais  im  coup  mortel.  Kosciusko, 
vaincu  k Maciejowice  le  10  octobre,  par  Souwarow,  tomba 
percé  de  coups  en  s’écriant  : Finis  Poloniæ!  Il  fut  pris  avec 
son  ami  le  poète  Niemcewicz  et  emmené  en  Russie  où  il  fat 
retenu  captif  jusqu’k  la  mort  de  Catherine.  Souwarow  marcha 
aussitôt  sur  Varsovie,  s’en  empara  après  l’assaut  de  Praga, 
qui  rappela  celui  d’Ismaïl.  Poniatowski  abdiqua  pour  une 
pension  de  200000  ducats,  qu’il  ne  toucha  pas  longtemps, 
étant  mort  k Saint-Pétersbourg  le  11  février  1797,  et  le  par- 
tage définitif  du  pays  fut  conclu  entre  les  trois  puissances. 
L'Autriche  eut  la  plus  grande  partie  du  palatinat  deCracovie, 
ceux  de  Sandomir  et  de  Lublin,  et  s’étendit  jusqu’au  cours 
supérieur  du  Bog  ; la  Prusse  obtint  les  districts  entre  le  Nié- 
men jusqu’k  Grodno  et  le  Bog  avec  Bialistok  et  Piotsk.  La 
Russie  garda  le  reste  (1795).  Ainsi  fut  consommée  cette  hon- 
teuse violation  du  droit  des  nations  qui  retrancha  de  l’Europe 
la  patrie  de  Sobieski  : chose  doublement  fatale,  et  par  ce 
qu’elle  fit  et  par  ce  qu’elle  autorisa  k faire.  Si  dans  les  traités 
qui  suivirent  les  grandes  guerres  de  la  coalition,  les  peuples 
furent  partagés  comme  des  troupeaux,  les  pays  comme  des 
fermes,  k la  convenance  des  vainqueurs  du  jour,  ce  fut  l’ap- 
plication des  exemples  donnés  par  les  auteurs  de  cette  grande 
spoliation. 

Catherine  la  Grande,  ou,  comme  on  Ta  aussi  appelée,  la 
Messaline  du  Nord,  mourut  l’année  suivante  (9  nov.  1796) 
d’une  attaque  d’apoplexie  foudroyante.  Ce  fut,  en  bien  comme 
en  mal,  une  femme  remarquable.  Elle  faisait  exécuter  par 
Pallas,  Falks  et  Billings  des  voyages  de  découvertes  ou  d’ex- 
plorations scientifiques,  et  elle  flattait  la  civilisation  occiden- 
tale dans  ses  principaux  représentants,  entretenait  une  cor- 
respondance avec  Voltaire,  avec  les  encyclopédistes,  invitait 
d'Alembert  et  Diderot  k résider  près  d’elle,  traduisait  elle- 
même  le  Bélisaire  de  Marmontel.  Elle  réunissait  solennelle- 
ment les  députés  de  toutes  ses  provinces  pour  leur  faire  écrire 
une  constitution  de  l’empire  qui  ne  s'écrivit  pas.  Elle  laissait 


516 


CHAPITRE  XXVm. 


agiter  la  question  de  l’abolition  du  servage  au  sujet  duquel 
Montesquieu  venait  de  dire  : « Celui  qui  a des  esclaves  s’ac- 
coutume insensiblement  à manquer  à toutes  les  vertus  mo- 
rales et  devient  fier,  prompt,  dur,  colère,  voluptueux  et  cruel.» 
Mais  pas  un  serf  n’était  affranchi.  Elle  appelait  les  étrangers 
en  Russie,  mais  laissait  bien  peu  de  Russes  visiter  les  pays 
étrangers.  Enfin,  le  gouverneur  de  Moscou  se  plaignant  que 
les  écoles  restassent  vides,  elle  lui  répondait  : « Mon  cher 
prince,  ne  vous  plaignez  pas  de  ce  que  les  Russes  n’ont  pas  le 
désir  de  s’instruire;  si  j’institue  des  écoles,  ce  n’est  pas  pour 
nous,  c’est  pour  l’Europe  où  il  faut  maintenir  notre  rang 
dans  l’opinion.  Mais  du  jour  où  nos  paysans  voudraient 
s’éclairer,  ni  vous  ni  moi  nous  ne  resterions  à nos  places.  » 
La  Suède  était  menacée  du  même  sort  que  la  Pologne, 
parce  qu’elle  était  divisée  aussi  par  les  factions,  le  parti  fran- 
çais ou  des  chapeaux,  et  le  parti  russe  ou  des  bonnets,  et  qu’à 
Stockholm  comme  à Varsovie,  la  royauté  était  sans  force. 
En  1741  les  chapeaux  firent  déclarer  la  guerre  à la  Russie 
pour  déchirer  le  traité  de  Nystadt;  cette  guerre  tourna 
mal,  et,  sans  l’assistance  de  l'Angleterre  qui  interposa  sa  mé- 
diation, la  Suède  eût  perdu  la  Finlande  ; eUe  n’en  céda,  par 
le  traité  d’Aho  (1743),  que  quelques  districts.  De  ce  jour  l’in- 
fluence de  la  Russie  devint  prépondérante  en  Suède,  et  l’ar- 
gent, les  promesses  de  l’étranger  entretinrent  les  factions  qui 
empêchaient  la  réorganisation  de  ce  pays.  Le  roi  Adolphe- 
Frédéric  (1751-1771)  songea  bien  à faire  la  révolution  que 
son  fils  Gustave  III  accomplit;  mais  il  recula  devant  les  me- 
naces de  ses  deux  puissants  voisins.  On  se  souvient  du  traité 
de  1764  qui  servit  de  point  de  départ  au  démembrement  de 
la  Pologne  ; une  convention  semblable,  qui  n’a  été  connue 
qu’en  1847,  fut  conclue  entre  la  Prusse  et  la  Russie  pour  le 
maintien  de  la  constitution,  c’est-à-dire  de  l’anarchie  de  la 
Suède.  La  décision  de  Gustave  III  en  prévint  les  effets.  Son 
coup  d’Êtat  du  19  août  1772,  complété  par  l’acte  constitu- 
tionnel de  1 789,  réussit.  L’aristocratie  qui  livrait  le  pays  à 
l’étranger  dut  restituer  au  roi  ses  prérogatives  nécessaires,  et 
•la  guerre  que  Gustave  III  déclara  aux  Russes  en  1788,  et  dans 
• laquelle  il  détruisit  leur  flotte,  à la  bataille  navale  de  Swenska- 


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DESTRUCTION  DE  LA  POLOGNE.  517 

Sund  (1790),  eût  peut-être  dédommagé  la  Suède  de  quel- 
ques-unes de  ses  pertes,  si  le  roi  n'avait  été  trahi  par  ses  offi- 
ciers nobles,  qui  deux  ans  après  l’assassinèrent (16  mars  1792). 
Un  roi  fou,  Gustave  IV,  un  prince  faible,  Charles  XIII,  et 
l’élection  comme  héritier  présomptif  du  maréchal  Bemadotte, 
qui  oublia  la  France  pour  se  jeter  dans  les  bras  de  la  Russie, 
firent  retomber  la  Suède,  à l’égard  des  czars,  dans  une  sorte 
de  vassalité  d’où  la  guerre  de  Grimée  vient  seulement  de  la 
faire  sortir. 


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518 


CHAPITRE  XXIX. 


LIVRE  VIL 

PRÉLIMINAIRES  DE  LA  RÉVOLUTION. 


CUAPITRE  XXIX. 

LES  SCIENCES  ET  LES  LETTRES  AU  D1X*HU1T1ÈME 

SIECLE. 

Découvertes  scientifiques  et  géographiques.  — Les  lettres  et  les  arts. 

DéeouTertea  ■clentlflqaea  et  géograpliiqueA. 

Le  dix-huitième  siècle  fut  pour  les  sciences  ce  que  le  dix- 
septième  avait  été  pour  les  lettres  et  le  seizième  pour  les  arts, 
une  époque  d’immenses  progrès  et  presque  de  création.  La 
physique  est  régénérée  par  Franklin  et  Volta,  l’analyse  mathé- 
matique par  Lagrange  et  Laplace;.la  botanique  par  Linné  et 
de  Jussieu;  la  zoologie  par  Buffon,  qui  trouve  encore  la  géo- 
logie ; et  Lavoisier  donne  à la  science  chimique  des  fonde- 
ments inébranlables.  En  même  temps,  de  savants  navigateurs 
vont  compléter  l’œuvre  des  grands  marins  du  quinzième 
siècle,  et  achèvent  la  reconnaissance  de  notre  globe. 

Descartes,  Pascal,  Newton  et  Leibnitz  avaient  fait  faire  de 
considérables  progrès  aux  mathématiques  etcréé  des  branches 
nouvelles  de  la  science.  Il  restait  à rendre  accessibles  les 
hautes  conceptions  de  ces  grands  génies  et  à avancer  dans  la 


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LES  SCIENCES  ET  LES  LETTRES  AU  XVni*  SIÈCLE.  519 

voie  qu’ils  avaient  ouverte.  Ce  fut  l’œuvre  des  savants  du 
dix-huitième  siècle,  d’Euler,  de  Glairaut,  de  d’Alembert,  et 
principalement  de  Lagrange  et  dé  Laplace.  Lagrange  montra 
une  rare  précocité.  A 19  ans,  il  résolvait  un  problème  posé 
par  Euler;  l’année  suivante,  il  écrivait  les  premiers  essais  de 
cette  Méthode  des  variations  qui  seule  suffirait  à immortaliser 
son  nom.  D serait  trop  long  d’énumérer  tous  les  travaux  de 
cet  esprit  éminemment  cherchenr.  Il  suffit  de  dire  qu’il  a 
porté  l’analyse  pure  au  plus  haut  degré  de  perfection,  déve- 
loppé le  calcul  différentiel  et  intégral,  dont  Newton  et  Leib- 
nitz se  disputaient  la  découverte,  et  que  nul  n’a  parlé  un  lan- 
gage à la  fois  aussi  élégant  et  aussi  clair  dans  l’exposition  des 
théories  les  plus  abstraites.  11  était  né  à Turin,  de  parents 
d’origine -française,  et  mourut  à Paris  en  1813.  Napoléon 
l’avait  fait  sénateur.  Laplace  (1749-1827),  fils  d’un  pauvre 
paysan  de  la  vallée  d’Auge,  dans  Ja  basse  Normandie,  dut  à 
d’Alembert  le  premier  emploi  qui  lui  permit  de  résider  à 
Paris.  Il  donna  dans  la  Mécaniq%ie  céleste  une  démonstration 
complète  des  différentes  lois  astronomiques  qui  régissent  le 
système  de  l’univers,  ce  qui  complétait  l’œuvre  de  ses  plus 
illustres  devanciers;  de  sorte  que  l’astronomie  mathématique 
ne  lui  doit  pas  moins  qu’à  Newton  et  à Képler.  Son  Expo- 
sition du  système  du  monde  est  un  modèle  de  netteté  et  d’élé- 
gance ; sa  Théorie  des  probabilités  est  devenue  clasâque  et  a 
fourni  les  principaux  éléments  des  ouvrages  amalognes  qui  ont 
été  publiés  depuis.  Laplace  est  mort  presque  de  nos  jours, 
comblé  d’honneurs  par  Napoléon  I"  et  par  Louis  XVIII.  Il 
avait  été  ministre  de  l’intérieur  pendant  six  semaines,  après 
le  18  brumaire;  il  ûit  sénateur,  et  comte  sous  l’Empire  ; la 
Restauration  le  nomma  marquis.  Ses  œuvres  ont  été  réim- 
primées, en  1844,  aux  frais  de  l’État. 

Lalande  (1732-1807)  ne  fit  point  d’aussi  importants  tra- 
vaux; mais  il  popularisa  l’étude  de  l’astronomie  par  un  ensei- 
gnement suivi  de  46  années  au  Collège  de  France.  Euler,  de 
Bâle  (1707-1783),  perfectionna  le  calcul  différentiel  et  inté- 
gral, appliqua  l’analyse  à la  mécanique  et  à la  construction 
des  vaisseaux,  et  écrivit  en  français  ses  Lettres  célèbres  à une 
princesse  d’Allemagne  (la  princesse  d’Anhalt-Dessan,  nièce 


520 


CHAPITRE  XXIX. 


du  roi  de  Prusse),  où  il  traite  de  la  physique,  de  la  métaphy- 
sique et  de  la  logique.  Clairaut  (1714-1765),  géomètre  et 
astronome,  présenta,  à 12  ans,  d’intéressants  mémoires  à 
l’Académie  des  sciences,  et  fut  reçu,  à 18  ans,  dans  cette 
compagnie.  Il  alla  en  Laponie  (1736)  pour  mesurer,  près  du 
pôle,  un  degré  du  méri^en  que  Bouguer  et  la  Gondamine 
mesurèrent  sous  l’équateur*.  Quelque  temps  après,  Lacaille 
s’établissait  au  cap  de  Bonne-Espérance,  afin  de  dbresser  la 
carte  du  ciel  austral.  Il  a déjà  été  parlé  de  d’Alembert  (1717- 
1783),  qui  se  fit  aussi  connaître  dès  l’âge  de  22  ans  par  de 
savants  mémoires.  H fut  à la  fois  grand  géomètre  et  habile 
écrivain  ; et  à cette  double  gloire  il  en  ajouta  une  autre,  celle 
de  résister  aux  offres  les  plus  sédmsantes  des  monarques  pour 
rester  à la  tête  de  l’Académie  des  sciences.  {Traités  de  dyna- 
mique; Traité  des  fluides;  Réflexions  sur  les  vents;  Recher- 
ches sur  différents  points  du  système  du  monde;  Discours  pré- 
liminaire de  V Encyclopédie,  etc.)  Bailly  (1736-1793)  est  plus 
célèbre  par  son  rôle  dans  la  Révolution  que  par  son  Histoire 
de  l’astronomie,  qui  lui  fit  pourtant  beaucoup  d’honneur. 
Monge  (1746-1818)  créa  la  géométrie  descriptive.  L’Anglais 
Bradley  (1692-1762)découvritraberration  de  la  lumière  et  la 
nutation  de  l’axe  terrestre.  William  Herschell  (1738-1822), 
simple  organiste,  devenu  à force  de  volonté  grand  astronome, 
fabriqua,  en  les  perfectionnant,  les  instruments  qu’il  ne  pou- 
vait acheter;  il  découvrit  Uranus,  deux  satellites  de  Saturne 
et  le  mouvement  de  notre  système  solaire  vers  la  constellation 
d’Hercule;  il  créa  presque  en  entier  l’astronomie  stellaire  par 
une  étude  attentive  des  nébuleuses. 

Ramenée  à l’expérience  par  Bacon , la  physique  était  re- 
tombée avec  Descartes  dans  les  régions  de  l’hypothèse.  Le 
dix-huitième  siècle  l’en  fit  sortir,  et  dès  lors  elle  marcha  vite. 
Deux  hommes  surtout  ont,  pendant  cette  époque,  contribué 
au  progrès  de  cette  science.  Franklin  et  Volta,  qui  ont  étu- 
dié, reconnu  et  approfondi  les  effets  si  divers  de  cet  agent 


-l.  La  Gondamine,  qui  resta  dix  ans  dans  l'Amérique  du  Sud,  y décourrit 
le  caoutchouc,  suc  laiteux  de  l’heré  {Jtcus  elastica)  dont  les  Indiens  se  ser- 
vaient depuis  longtemps.  Il  a fallu  un  siècle  pour  le  populariser  en  Europe. 


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LES  SCIENCES  ET  LES  LETTRES  AU  XVIII*  SIÈCLE.  521 

mystérieux  qu’on  nomme  l’électricité.  Né  à Boston  en  1706, 
Franklin  s’était  formé  seul,  sans  le  secours  d’aucun  maître. 
Aimant  les  hommes  quoiqu’il  les  connût  à fond,  il  cultiva  la 
science,  non  pour  son  plaisir  ou  sa  vanité,  mais  pour  accroî- 
tre le  bien-être  de  ses  semblables.  C’est  ainsi  qu’ayant  dé- 
montré, au  péril  de  sa  vie,  que  l’électricité  des  nuages  était 
la  même  que  celle  des  machines,  et  remarqué  la  propriété 
des  pointes,  il  appliqua  immédiatement  ce  principe  à la  con- 
servation des  édiJBces  publics  ou  privés,  et  Philadelphie,  sa 
patrie  adoptive,  se  couvrit  de  paratoimerres.  Il  excella  Sur- 
tout dans  l’art  difficile  de  vulgariser  la  science  : son  Alma- 
nach et  sa  Science  du  bonhomme  Richard  ont  fait  pour  les  • 
États-Unis  ce  que  toutes  les  ordonnances  imaginables  n’au- 
raient pu  faire.  « A quoi  bon  les  ballons?  lui  demandait-on. 
— A quoi  bon  l’enfant  qui  vient  de  naître  ! » répondit-il. 

L’Italien  Volta,  de  Côme,  avait  de  bonne  heure  montré 
une  sagacité  extraordinaire  dans  la  conduite  des  expériences. 
La  physique  lui  doit  une  foule  d’appareils  ingénieux,  l’élec- 
trophore,  le  condensateur  électrique,  l’électroscope.  Mais  sa 
grande  découverte  est  celle  du  principe  si  fécond  que  le  con- 
tact mutuel  des  corps  est  une  source  d’électricité.  Galvani, 
de  Bologne,  avait  trouvé  en  1791  les  singuliers  phénomènes 
d’électricité  auxquels  on  a donné  son  nom.  Volta  inventa, 
trois  ans  après,  la  pile,  qui,  perfectionnée,  a opéré  dans  la 
chimie,  dans  le  commerce  et  dans  l’industrie  une  profonde 
révolution.  Comblé  de  richesses  et  d’honneurs  par  Napoléon, 
ce  grand  physicien  n’est  mort  qu’en  1826,  à l’%e  de  81  ans. 

Nous  citerons  encore  Réaumur  (1683-1757)  qui  construisit 
le  thermomètre  auquel  il  a donné  son  nom,  et  qui  est  plus 
célèbre  peut-être  comme  naturaliste  {Mémoires  pour  servir 
à V histoire  des  insectes,  etc.,)  que  comme  physicien;  Coulomb 
(1736-1806),  l’inventeur  de  la  balance  de  torsion  qui  porte 
aussi  son  nom,  et  par  laquelle  il  découvrit  les  lois  des  attrac- 
tions et  des  répulsions  électriques  et  magnétiques  ; le  marquis  . 
de  Jouffroy,  qui  fit  remonter  la  Saône  en  1783  au  premier 
bateau  à vapeur,  découverte  restée  malheureusement  alors 
inutile  ; Montgolfier,  qui  faisait  la  même  année  la  première 
ascension  en  aérostat.  En  Angleterre,  Stales  (1677-1761)  in- 


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522 


CHAPrmB  XXIX. 


venta  les  ventilateurs;  Watt  (1736-1819)  trouva  le  condensa- 
teur, donna  une  précision  mathématique  aux  mouvements 
de  la  machine  à vapeur,  et  économisa  les  | du  combustible 
(1764),  de  sorte  qu’une  invention,  restée  à peu  près  stérile, 
devint  un  des  plus  puissants  instruments  de  l’industrie  mo- 
derne. En  Italie,  Fontana  (1730-1805)  fit  de  savantes  recher- 
ches sur  la  phy^que  et  sur  la  diimie,  et  représenta  un  des 
premiers,  par  des  préparations  en  cire  coloriée,  les  parties 
du  coips  humain. 

Jusqu’au  dix-huitième  siècle,  la  chimie,  faute  d’une  bonne 
méthode,  n’avait  pu  faire  de  progrès  sérieux.  Un  grand  nom- 
bre de  phénomènes  avaient  été  observés;  mais  on  ne  savait 
en  conclure  aucune  loi  générale.  La  théorie  du  médecin  al- 
lemand Stahl  (1660-1734)  sur  le  phlogistique  ou  principe 
particulier  existant  dans  les  corps  combustibles  et  s’en  échap- 
pant pendant  la  combustion,  égarait  les  intelligences  les  plus 
sagaces.  C’est  Lavoisier  qui  fit  réellement  de  la  chimie  une 
science.  En  1775,  il  démontra  que  la  combustion  des  corps 
et  la  calcination  des  métaux  sont  le  résultat  de  la  réunion  de 
l’oxygène  avec  ces  corps,  et  que  le  dégagement  de  chaleur  qui 
se  produit  alors  a pour  cause  le  changement  d’état  de  l’oxy- 
gène. En  1 784,  il  décomposa  l’eau,  qu’il  trouva  formée  d’oxy- 
gène et  d’hydrog^e.  La  théorie  du  phlogistique  était  déjà 
renversée,  ainsi  que  celle  d^  quatre  éléments.  Restait  à fon- 
der la  nomenclature  chimique.  Ce  fut  l’œuvre  de  Guy  ton  de 
Morveau  ; mais  Lavoisier,  Berthollet  et  Fourcroy  s’associè- 
rent à cette  grande  réforme.  Us  signèrent  tous  le  fameux 
mémoire  de  1787.  « La  chimie  est  aisée  maintenant,  disait 
Lagrange,  elle  s’apprend  comme  l’algèbre.  » Berthollet 
(1748-1822)  découvrit  les  propriétés  d^lorantes  du  chlore 
et  celles  du  charbon  pour  purifier  l’eau;  Fourcroy  (1765- 
1809)  trouva  plusieurs  composés  détonant  par  percussion, 
et  perfectionna  l’analyse  des  eaux  minérales  et  des  substances 
animales;  l’Éc(»sais  Black  (1728-1797)  soupçonna  le  pre- 
mier l’existence  de  l'acide  carbonique,  qu’il  appela  <Ur  fixe, 
et  fit  connaître  la  chaleur  latente;  Cavendish  (1731-1810) 
analysa  les  propriétés  du  gaz  hydrogène  et  disputa  à Lavoi- 
sier l’honneur  d’avoir  découvert  la  composition  de  l’eau; 


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LES  SCIENCES  ET  LES  LETTRES  AU  XVIU'  SIÈCLE.  523 

Priestley  (1733-1804)  isola  le  premier  l’oxygène,  ce  qui  ou- 
vrit la  route  à Lavoisier  ; Scheele  de  Stralsund  (1742-1786) 
découvrit  le  chlore  et  plusieurs  autres  principes  chimiques.  — 

Ce  que  Lavoisier  avait  été  pour  la  chimie,  Buffon  et  Linné 
le  furent,  l’un  pour  la  zoologie,  l’autre  pour  la  botanique. 
Tous  deux  naquirent  en  1707,  B^fFon  à Montbard,  en  Bour- 
gogne, Linné  à Raeshult  en  Suède.  Nommé  intendant  du 
Jardin  du  roi,  BuflFon  ne  consacra  pas  moins  de  50  années  à 
l’étude  de  la  nature.  Les  36  volumes  de  l’Histoire  naturelle 
se  succédèrent  sans  interruption  de  1749  à 1788,  univereelle- 
ment  admirés  par  la  majesté  du  style  et  la  beauté  des  des- 
criptions. On  lui  reproche  d’avoir  prodigué  les  hypothèses 
dans  ses  Époques  de  la  nature.  Il  ne  lui  en  reste  pas  moins 
la  gloire  d’avoir  fondé  la  géologie.  En  posant  ce  grand  prin- 
cipe que  l’état  actuel  de  notre  globe  rfeulte  de  changements 
dont  il  est  possible  de  faire  l’histoire,  il  a montré  la  voie  à 
Cuvier  et  à Élie  de  Beaumont.  Le  réformateur  de  la  botani- 
que, Linné,  fut  d’abord  apprenti  cordonnier,  et  il  ne  put  don- 
ner un  libre  essor  k son  génie  qu’à  l’âge  de  23  ans.  Il  fallait 
d’abord  trouver  une  méthode.  Les  savants  ne  classaient  les 
végétaux  que  d’après  leur  volume  ou  leurs  apparences  les  plus 
extérieures.  Linné  sut  pénétrer  les  mystères  intimes  de  la 
reproduction  des  plantes,  et  créa  la  méthode  sexuelle.  Sa  clas- 
sification, abandonnée  aujourd’hui  pour  la  méthode  naturelle 
que  de  Jussieu  fonda  sur  la  subordination  des  caractères  des 
plantes,  n’en  était  pas  moins  im  grand  progrès.  Il  y a d’ail- 
leurs dans  son  œuvre  quelque  chose  qui  ne  périra  point  : ce 
sont  ses  descriptions  si  originales  et  si  précises,  c’est  surtout 
sa  nomenclature  {Systema  naturae^  Phiimophica  botanica, 
etc.).  Il  faut  rendre  leur  place,  à côté  de  Buffon,  k ses  deux 
collaborateurs,  Daubenton  (1716-1799)  pour  riüstoire  des 
animaux,  et  Gueneau  de  Montbeillard  (1720-1785)  pour 
l’histoire  des  oiseaux.  Adanson  (1727-1806)  mérite  aussi 
comme  botaniste  une  mention  particulière  : il  resta  cinq  an- 
nées au  Sénégal  pour  en  étudier  Thistoire  naturelle. 

La  minéralogie  fut  créée  par  l’abbé  Haüy  (1743-1822), 
après,  toutefois,  les  beaux  travaux  du  Saxon  Werner,  et  dé- 
veloppée par  Dolomieu  (1750-1801)  qui  parcourut  à pied  la 


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524 


CHAPITRE  XXIX. 


plus  grande  partie  de  l’Europe,  afin  d’y  poursuivre  ses  obser- 
vations. 

Pour  la  médecine  et  la  chirui^e,  nous  donnerons  seule- 
ment les  noms  de  Bordeu  (1722-1776),  adversaire  des  idées 
de  Boerhaave  et  qui  attribuait  à chaque  organe  une  sensibilité 
qui  lui  était  propre;  de  Parmentier  (1737-1816),  qui  popu- 
larisa en  France  la  culture  de  la  pomme  de  terre  et  rendit  de 
nombreux  services  à l’alimentation  publique;  de  Dessault 
(1744-1805),  un  des  fondateurs  de  l’anatomie  chirurgicale  et 
le  maître  de  Bichat;  de  Pinel,  qui  montra  que  les  fous  n’é- 
taient point  des  êtres  dangereux  qu’il  fallait  enchaîner,  mais 
des  malades  qu’on  pouvait  guérir;  de  l’ahbé  de  l’Épée,  qui, 
dans  son  Institution  des  sourds-muets,  répara  une  des  er- 
reurs de  la  nature  (1778);  de  Valentin  Haüy,  qui  en  diminuait 
une  autre  en  fondant  V Institut  des  aveugles;  de  plusieurs 
Italiens,  Vallisneri,  (1661-1730),  qui  fit  de  nombreuses  ex- 
périences d’entomologie  et  d’organologie  humaine,  et  com- 
battit la  doctrine  de  la  génération  spontanée;  Spallanzani 
(1729-1799),  célèbre  par  ses  belles  recherches  sur  la  circula- 
tion du  sang,  sur  la  digestion  et  sur  les  animaux  microscopi- 
ques; Morgagni  (1682-1771),  un  des  maîtres  de  la  science 
anatomique;  enfin  des  Anglais,  Jenner  qui,  en  1776,  décou- 
vrit la  vaccine,  et  Gheselden  (1688-1752)  qui  fit  la  première 
opération  de  la  cataracte  sur  un  aveugle-né. 

Les  découvertes  géographiques  du  dix-huitième  siècle  n’eu- 
rent pas  le  même  principe  que  celles  des  premiers  temps  de 
l’ère  moderne.  Le  mobile  de  ces  dernières  avait  été  ou  l’amour 
du  gain  ou  le  sentiment  religieux.  Les  voyages  du  dix-huitième 
siècle  eurent  avant  tout  un  but  scientifique.  Colomb  avait 
trouvé  le  nouveau  continent,  Gama  la  route  des  Indes,  Magel- 
lan fait  le  tour  du  monde  ; au  dix-septième  siècle,  les  Hollan- 
dais avaient  abordé  à la  Nouvelle-Hollande  (1606),  k la  terre 
de  Diémen  (1642),  et  l’Allemand  Kaempfer  au  Japon  (1683). 
On  ne  pouvait  plus  que  glaner  après  eux.  Mais , s’il  y avait 
peu  d'espoir  de  rencontrer  de  nouveaux  continents,  encore 
fallait-il  démontrer  que , par  delà  certaines  latitudes , notre 
globe  est  inhabitable.  Tel  fut  le  résultat  des  trois  voyages  de 
Dampier  autour  du  monde  (1673-1711),  de  ceux  d’Anson 


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LES  SCIENCES  ET  LES  LETTRES  AU  XVin*  SIÈCLE.  525 

(1740),  de  Byron  (1765),  de  Wallis  et  de  Carteret  (1766), 
surtout  de  ceux  du  capitaine  Cook.  Ce  grand  marin , qui  ne 
devait  sa  science  qu’à  lui-même , avait  commencé  sa  réputa- 
tion en  traçant,  dès  1759,  une  carte  du  Samt-Laurent  qui  n’a 
point  été  surpassée.  Dans  son  premier  voyage  autour  du 
monde , il  visita  Taïti , fit  le  tour  de  la  Nouvelle-Zélande , et 
longea  les  côtes  de  l’Australie  (1768-1771).  Moins  heureux 
que  le  Français  Bougainville,  son  rival  de  gloire,  qui  venait 
de  découvrir  les  îles  de  la  Société , l’archipel  Dangereux  et 
l’île  de  Bougainville  (1766-1767),  Cook  fut,  comme  Magellan, 
assassiné  par  les  naturels  de  l’Océanie  (1779).  Sa  mort  a 
rendu  célèbre  la  baie  de  Karakakoua,  dans  les  îles  Sandwich. 
Sur  les  traces  de  Cook  et  de  Bougainville,  la  Pérouse  (1 785) 
et  d’Entrecasteaux  (1791)  parcoururent  en  tous  sens  le  dan- 
gereux labyrinthe  d’îles  et  d’archipels  qui  forme  aujourd’hui 
la  cinquième  partie  du  monde.  Ils  ont  rendu  le  Orand  Océan 
presque  aussi  accessible  que  nos  mers  européennes.  Mais  ces 
voyages  ont  encore  moins  servi  la  géographie  que  la  physique 
générale  du  globe,  l’astronomie  et  l’histoire  naturelle.  H se- 
rait impossible  de  dire  tout  ce  qu’ils  ont  apporté  à la  science 
d’observations  curieuses,  de  faits  intéressants  et  d’indications 
utiles.  La  Pérouse  y périt.  On  a retrouvé  en  1827  les  der- 
niers restes  de  son  naufrage  près  des  îles  Vanikoro.  Bass  et 
Flinders  firent,  en  1798,  le  tour  de  la  Tasmanie;  Behring 
avait  découvert,  en  1728,  le  détroit  qui  porte  son  nom,  et  le 
Français  Kerguelen  parcourut,  en  1771,  les  mers  australes. 


I.e0  lettres  et  les  arts. 

Pendant  que  les  physiciens  découvraient  de  nouvelles  forces 
et  les  navigateurs  de  nouvelles  terres,  les  écrivains,  de  leur 
côté,  trouvaient  un  nouveau  monde. 

La  littérature  n’était  pas,  comme  au  siècle  précédent,  ren- 
fermée dans  le  domaine  de  l’art;  elle  avait  tout  envahi  et  pré- 
tendait tout  régler.  Les  forces  les  plus  viriles  de  l’esprit  fran- 
çais semblaient  tournées  à la  recherche  du  bien  public.  On  ne 
travaillait  plus  à faire  de  beaux  vers,  mais  à lancer  de  belles 
maximes.  On  ne  peignait  plus  les  travers  de  la  société  pour 


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CHAPITBE  XXIX. 


en  rire,  nmi»pour  changer  la  société  même.  La  littérature' 
devenait  une  arme  que  chacun,  les  imprudents  comme  les 
habiles,  voulait  manier,  et  qui,  frappant  de  toutes  parts,  sans 
relâche,  faisait  de  terribles  et  irrémédiables  blessures.  Par 
une  étrange  inconséquence,  ceux  qui  avaient  le  plus  à souffrir 
de  cette  invasion  des  geûs  de  lettres  dans  la  politique  étaient 
ceux  qui  y applaudissais!  le  plus.  Cette  société  du  dix- 
huitième  siècle , frivole , sensuelle , égoïste , avait  du  moins , 
au  milieu  de  ses  vices,  le  culte  des  choses  de  l’esprit.  Jamais 
les  salons  ne  furmit  aussi  animés,  la  politesse  aussi  exquise , 
la  conversation  aussi  brillante.  Le  talent  y tenait  presque  lieu 
de  naissance,  et  la  noblesse,  avec  une  témérité  chevaleresque 
qui  rappelle  celle  de  Fontenoy,  essuyait,  le  sourire  sur  les 
lèvres,  le  feu  de  cette  polémique  ardente  que  des  fils  de  bour- 
geois dirigeaient  contre  elle.  « Alors,  dit  Malesherbes,  un 
noble  enthousiasme  s’était  emparé  de  tous  les  esprits.  > 

Trois  hommes  sont  à la  tête  du  mouvement  ; Voltaire, 
Montesquieu  et  Housseau.  Le  premier,  dont  le  vrai  nom  était 
Ârouet,  naquit  à Paris  en  1694,  d’un  père  ancien  notaire  et 
originaire  du  Poitou.  Il  ne  vit  que  les  années  malheureuses 
du  grand  roi , et  fut  un  des  plus  ardents  dans  la  réaction  qui 
éclata  contre  les  habitudes  religieuses  du  dernier  règne.  A 
vingt  et  un  ans,  il  fut  mis  à la  Bastille  pour  une  satire  contre 
Louis  XIV  qu’il  n’avait  point  faite  : il  payait  déjà  pour  sa 
réputation  d’esprit  et  de  malice.  Entré  dans  la  carrière  avec 
sa  tragédie  à' Œdipe,  pleme  de  vers  menaçants  (1718),  et  la 
Henriade,  apologie  de  la  tolérance  religieuse  (1723),  U arriva 
promptement  à la  renommée  et  fut  recherché  partout.  Un 
jour,  cependant,  il  sentit  les  inconvénients  de  cette  haute 
société  aristocratique  au  milieu  de  laquelle  il  avait  été  intro- 
duit dès  le  jeune  âge , et  dont  s’accommodaient  son  esprit 
brillant  et  léger,  son  tempérament  fin  et  délicat.  Un  chevalier 
de  Rohan-Chabot,  ayant  parlé  de  lui  avec  impertinence,  en 
avait  été  aussitôt  châtié  par  une  de  ces  paroles  acérées  que 
Voltaire  décochait  si  bien.  B.  se  vengea,  en  grand  seigneur 
lâche  et  brutal,  par  la  main  de  ses  laquais.  Voltaire,  qui  n’a- 
vait pas  de  laquais,  demanda  une  répairation.  Le  gentilhomme, 
par  une  seconde  lâcheté,  obtint  du  ministre  qu’on  enfermât  à 


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LES  SCIENCES  ET  LES  LETTRES  AU  XVIII-  SIÈCLE.  527 

la  Bastille  Timpertinent  roturier  qui  osait  provoquer  un  grand 
seigneur.  Bientôt  relâché,  mais  à condition  de  passer  à l’étran- 
ger, Voltaire  se  rendit  en  Angleterre  « pour  apprendre  à pen- 
ser. » Il  y resta  trois  ans , et  en  rapporta  Locke , Newton , 
Shakspeare,  avec  un  culte  ardent  pour  la  liberté  de  l’esprit  et 
de  la  parole,  bien  plus  que  pour  la  liberté  politique.  A son 
retour,  ses  pièces  de  théâtre,  Brutus,  la  Mort  de  César, 
mirent  sur  notre  scène  un  reflet  du  grand  tragique  an- 
glais, et  ses  Lettres  anglaises  popxüarisèrent  les  idées  du 
sage  philosophe  et  du  grand  astronome.  Ce  ne  fut  pas  sans 
persécutions.  Le  dernier  ouvrage  fut  brûlé  par  la  main  du 
bourreau. 

Voltaire,  qui  devait  au  sentiment  chrétien  deux  de  ses 
chefs-d’œuvre,  Zaïre  et  Tancrède,  attaquait  avec  acharnement 
l’Église,  et  ses  premiers,  ses  plus  constants  efforts  furent  di- 
rigés contre  le  pouvoir  spirituel,  qui  empêchait  de  penser, 
bien  plus  que  contre  l’autorité  civile,  qui  n’empêchait  que 
d’agir.  Pour  cette  guerre,  il  fit  alliance  avec  les  souverains 
et  se  couvrit  de  leur  protection.  Il  fut  en  correspondance  avec 
la  grande  Catherine  de  Russie  et  avec  beaucoup  de  princes 
allemands;  il  séjourna  à la  cour  de  Frédéric  II,  prince  scep- 
tique et  lettré,  dont  il  corrigeait  les  vers  français,  et  avec  lequel 
il  finit  par  se  brouiller.  Il  s’établit  alors  à l’extrémité  de  la 
Fra  nce,  sur  la  frontière  même,  pour  lapouvoir  passer  au  moindre 
indice  de  péril,  à Femey,prèsde  Genève.  De  là  s’échappaient, 
emportés  par  tous  les  vents , poésies  légères , épîtres,  tragé- 
dies, romans,  ouvrages  d’histoire,  de  science,  de  philosophie, 
qui  en  quelques  jours  faisaient  le  tour  de  l’Europe. 

En  vieillissant  avec  le  siècle,  il  prit,  ainsi  que  lui,  des  pen- 
sées plus  sérieuses.  Le  mal  social  devint  comme  son  ennemi 
personnel  et  l’amour  de  la  justice  sa  plus  ardente  passion.  Il 
secourut,  il  défendit  les  victimes  de  déplorables  erreurs  judi- 
ciaires; il  dénonça  saps  relâche  les  nombreux  défauts  de  la 
législation,  de  la  jurisprudence,  de  l’administration  publique  ; 
et  toutes  les  réformes  qu’il  sollicita  dans  l’ordre  civil  ont  été 
après  lui  accomplies.  Il  eut,  en  quelque  sorte,  pendant  cin- 
quante années,  le  gouvernement  intellectuel  de  l’Europe  et  il 
a justement  mérité  la  haine  de  ceux  qui  croient  que  le  monde 


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528 


CHAPITRE  XXIX. 


doit  rester  immobile  et  l’admiration  de  ceux  qui  regardent  la 
société  comme  obligée  de  travailler  sans  cesse  à son  amélio- 
ration matérielle  et  morale. 

Le  président  de  Montesquieu  (1689-1755),  esprit  plus 
calme,  plus  grave,  quoiqu’il  eût  écrit  les  Lettres  persanes  y 
moquerie  profonde  et  redoutable  tout  en  paraissant  légère 
(1721),  passa  vingt  années  à composer  un  seul  livre,  V Esprit 
des  lois,  mais  c’était  im  monument  immortel  qu’il  élevait. 
< Le  genre  humain  avait  perdu  ses  titres,  dit  Voltaire,  M.  de 
Montesquieu  vient  de  les  retrouver.  » Montesquieu  cherche  et 
donne  la  raison  des  lois  civiles  et  des  lois  politiques;  il  expose 
la  nature  des  gouvernements;  et  s’il  n’en  condamne  aucun, 
si  les  changements  l’inquiètent,  ses  préférences  sont  bien 
claires  pourtant,  c’est  la  liberté  anglaise  qu’il  offre  à l’admi- 
ration de  la  France.  Quand  il  visita  la  Grande-Bretagne,  en 
1729,  il  écrivit  : « A Londres,  liberté  et  égalité.  » Il  se  trom- 
pait de  moitié  pour  l’Angleterre  ; mais  soixante  ans  avant  1789, 
il  donnait  la  devise  de  la  Révolution. 

Rousseau,  fils  d’un  horloger  de  Genève  (1712-1778),  ne 
commença  d’écrire  qu’au  milieu  d’une  vie  déjà  longue,  toute 
remplie  de  fautes,  de  misères  et  de  contradic^ns.  A trente- 
huit  ans,  il  composa  son  premier  Discours  contre  les  sciences 
et  les  arts.  C’était  ime  déclaration  de  guerre  à la  civilisation  ; 
son  second  livre  sur  l’Origine  de  l’inégalité  parmi  les  hommes 
en  fut  une  autre  à l’ordre  social  tout  entier.  Dans  V Émile,  il 
traça  un  plan  chimérique  d’éducation;  dans  le  Contrat  social, 
il  proclama  le  principe  de  la  souveraineté  nationale  et  du  suf- 
frage universel,  plaçant  à côté  de  grandes  vérités  de  grandes 
erreurs , mais  exprimant  toujours  les  imes  et  les  autres  avec 
une  singulière  éloquence. 

Le  dix-huitième  siècle,  à la  fois  si  vieux  et  si  jeune,  avait 
bien  des  sentiments  de  convention  ; il  ne  connaissait  du  cœur 
humain  que  les  relations  de  plaisir,  de  la  nature  que  les  dé- 
corations d’opéra  ou  de  boudoir  et  les  ifs  de  Versailles.  Rous- 
seau donna  à cette  société  frivole  une  secousse  vigoureuse  qui 
la  ramena  aux  sentiments  naturels  : dans  sa  Nouvelle  Héloïse, 
il  lui  ouvrit  les  yeux  sur  la  nature  réelle  et  les  passions  véri- 
tables; il  créa  la  poésie  dont  le  dix-neuvième  siècle  a vécu. 


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LES  SCIENCES  ET  LES  LETTRES  AU  XVIII*  SIÈCLE.  529 

A ne  considérer  que  le  point  de  vue  politique,  on  peut  dire 
que  l’influence  de  ces  trois  hommes  allait  se  retrouver  aux 
trois  grandes  époques  de  la  Révolution  : celle  de  Voltaire  dans 
l’élan  universel  de  1789,  celle  de  Montesquieu  dans  les  efforts 
des  constitutionnels  de  l’Assemblée  nationale,  celle  de  Rous- 
seau dans  la  pensée , sinon  dans  les  actes , des  rêveurs  farou- 
ches de  la  Convention. 

Près  de  ces  grands  écrivains,  dans  une  région  moins  agitée, 
mais  quel^efois  plus  haute,  se  tenait  Buffon,  sereine  et  ma- 
jestueuse intelligence,  comme  la  nature  même  dont  il  se  fit  le 
peintre  inimitable. 

Derrière  les  chefs  étaient  les  soldats  : Diderot,  écrivain  fou- 
gueux et  inégal  ; d’Alembert,  grand  géomètre,  essayaient  d'or- 
ganiser l’armée  des  philosophes.  Ils  fondaient  V Encyclopédie, 
dont  le  premier  volume  parut  en  1751,  immense  revue  de 
toutes  les  connaissances  humaines,  qui  y étaient  toutes  expo- 
sées d’une  manière  nouvelle,  souvent  menaçante  pour  l’ordre 
social,  toujours  hostile  pour  la  religion.  De  redoutables  décla- 
mateurs  allaient  plus  loin  encore  : Helvétius,  dans  son  livre 
de  l'Esprit,  le  baron  d’Holbach,  dans  son  Système  de  la  nature, 
Lamétrie,  dant  son  Homme-Machine,  l’abbé  Raynal,  dans 
son  Histoire  philosophique  des  deux  In^s. 

Mais  il  faut  une  place  à part  pour  le  chancelier  d’Agues- 
seau, dont  les  belles  ordonnances  de  réformation  composent 
le  code  Louis  XV;  pour  le  moraliste  Vauvenaipies,  qui  a 
écrit  cette  ligne  : « Les  grandes  pensées  viennent  du  cœur;  » 
pour  l’abbé  de  Gondillac , puissant  analyste  ; pour  son  frère , 
l'abbé  de  Mably,  publiciste  hardi  ; enfin  pour  le  marquis  de 
Condorcet  qui,  condamné  plus  tard  avec  les  girondins,  com- 
posa , en  attendant  la  mort,  une  Esquisse  des  progrès  de  l'es- 
prit humain. 

Les  philosophes  s’attaquaient  à tout;  les  économistes  ne 
prétendaient  toucher  qu’aux  intérêts  matériels.  Au  dix-sep- 
tième siècle,  on  croyait  qu’une  nation  était  d’autant  plus  riche 
qu’elle  achetait  moins  et  vendait  davantage.  Quesnay  montra 
que  les  métaux  précieux  sont  le  signe  de  la  richesse , non  la 
richesse  même , et  il  mit  celle-ci  dans  l’agriculture.  Goumay 
réclama  pour  l’industrie.  La  théorie  de  l’Écossais  Adam 

TEMPS  MODBRMES.  30 


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530 


CHAPITRE  XXIX. 


Smith,  qui  vécut  longtemps  eu  France,  fut  plus  générale  ; pour 
lui,  la  richesse  était  dans  le  travail,  et  le  travail  avait  trois 
modes  d’application  : ragriculture,  l’industrie  et  le  commerce; 
ses  élèves  en  reconnurent  un  quatrième  : le  travail  intellec- 
tuel, je  veux  dire  les  arts,  les  lettres  et  les  sciences. 

Ainsi  la  pensée  de  l’homme,  longtemps  eivfermée  dans  les 
spéculations  purement  métaphysiques,  ou  bornée  au  culte 
désintéressé  des  Muses,  prétendait  aborder  maintenant  les 
plus  difficiles  problèmes  qui  intéressent  la  société  humaine. 
Et  tous,  philosophes  comme  économistes,  cherchaient  la  solu- 
tion du  côté  de  la  liberté.  De  l’école  de  Quesnay  était  sorti 
l’axiome  célèbre  : « Laissez  faire , laissez  passer,  > qui  fut  un 
moment  appliqué,  quand  les  édits  de  1754  et  de  1764  re- 
connurent la  liberté  du  commerce  des  grains,  que  Tui^ot 
va  de  nouveau  proclamer.  Le  marquis  d’Argenson  avait  dit 
la  même  chose  sous  une  autre  forme  : c Pas  trop  gou- 
verner. » 

Il  y a deux  parts  h faire  dans  la  littérature  du  dix-huitième 
siècle  : l’une  sérieuse,  l’autre  frivole.  Les  arts  n’ont  que  celle- 
ci.  La  recherche  exclusive  de  la  grâce  fait  oublier  la  beauté 
des  lignes  et  des  types.  On  produit  de  charq^ants  ouvrages , 
on  décore  avec  esprit  et  une  coquette  élégance  les  hôtels  des 
riches;  on  ne  fait  ni  une  grande  statue  ni  im  grand  tableau. 
Et  comme  on  déserte  Versailles  pour  vivre  dans  les  boudoirs, 
les  architectes  réduisent  leurs  plans  aux  proportions  modestes 
d’une  société  qui  ne  sait  plus  avoir  le  grand  air  de  l’âge  pré- 
cédent. 

Ange  Gabriel,  mort  en  1772,  éleva  les  deux  charmantes 
colonnades  de  la  place  de  la  Concorde,  en  s’inspirant  de  la 
colonnade  du  Louvre  ; l’École  militaire,  jolie  construction 
que  l’immensité  du  champ  de  Mars  écrase  ; la  salle  d’opéra  de 
Versailles  et  le  château  de  Gompiègne  ; Robert  de  Cotte  (17  35), 
la  colonnade  de  Trianon;  Soufflet  (1781),  le  Panthéon; 
Servandoni  (1766),  le  portail  de  Saint-Sulpice,  trop  vanté  et 
n’ayant  pas  la  simple  grandeur  de  celui  du  Panthéon;  Antoine, 
le  lourd  édifice  appelé  l’hôtel  des  Monnaies.  Les  sculpteurs 
ont  moins  laissé  encore;  ce  sont  : G.  Coustou  (1745);  Pigalle 
(1785,  la  statue  de  Voltaire  à l’Institut,  et  le  toi^eau  du 


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LES  SCIENCES  ET  lÆS  LETTRES  AU  XVHl*  SIÈCLE.  531 

maréchal  de  Saxe,  à Strasbourg);  Bouchardon  (1762,  plu- 
sieurs statues  à Saint-Sulpice  et  la  lourde  fontaine  de  la  rue 
de  Grenelle).  Les  peintres  ont  plus  de  valeur,  surtout  Wat- 
teau  (1721),  bien  qu’il  ne  représente  qu’un  art  conventionnel 
avec  ses  bergères  d’opéra;  Carie  Vanloo  (1780),  dont  on  vante 
VÈnéè portant  Anchise;  et  J.  Vernet  (1789)  pour  ses  marines. 
Mais  Boucher  (1770),  que  ses  contemporains  ne  craignaient 
pas  d’appeler  le  Raphaël  français,  est  justement  oublié,  ainsi 
que  ses  figures  « nourries  de  roses.  » Greuze  (1726-1805) 
mérite  ime  place  à part  pour  la  simple  et  gracieuse  naïveté 
de  sa  peinture.  Quelques-uns  de  ses  tableaux  seront  dans 
tous  les  temps  des  chefs-d’œuvre  : V Accordée  de  village,  le  Père 
paralytique,  la  Bonne  Mère,  la  Petite  Fille  au  chien.  Rameau, 
mort  en  1764,  avait  fait  une  révolution  dans  la  musique. 


532 


CHAPITRE  XXX. 


CHAPITRE  XXX. 

PRÉLIMINAIRES  DE  LA  REVOLUTION. 

Désaccord  entre  les  idées  et  les  institutions.  — Agitation  des  esprits  et 
demandes  de  réformes.  — Réformes  opérées  par  les  gouvernements. 
— Dernières  années  de  Louis  XV  (1763-1774);  décadence  politique  et 
militaire  de  la  France.  — Essai , puis  abandon  des  réformes  sous 
Louis  XVI  (1774-1793). 

DéMCcord  entre  lea  Idéea  et  lea  Inatltatieaa. 

Le  spectacle  qui  frappe  le  plus  au  dix-huitième  siècle  est 
celui  du  mouvement  qui  emportait  les  esprits.  Le  seizième 
siècle  avait  été  témoin  d’tm  pareil  élan , mais  dans  la  sphère 
étroite  des  idées  religieuses.  Ce  n’était  plus  de  dogmes  qu’on 
se  préoccupait,  et  nul  ne  songe.ait  plus,  comme  au  temps  de 
Luther  et  de  Calvin,  aux  questions  de  la  grâce  et  du  libre  ar- 
bitre; on  étudiait  l’homme  et  la  société;  on  cherchait  leurs 
droits,  leurs  devoirs.  L’esprit  d’examen,  involontairement 
inauguré  par  Luther  et  Calvin,  vraiment  conquis,  affermi, 
étendu  par  Descartes  et  Voltaire,  par  la  science  et  la  littéra- 
ture brisait  ses  dernières  chaînes.  Jamais  on  n’avait  vu  ime 
curiosité  aussi  vive  de  toutes  choses , une  audace  aussi  grande 
à s’aventurer  hors  des  sentiers  battus.  Longtemps  on  s’était 
consolé  d’un  abus  par  une  épigramme  et  d’une  iniquité  par 
une  chanson.  < Us  chantent,  donc  ils  payeront,  » disait  Ma- 
zarin.  Mais  déjà  l’on  chantait  moins;  l’esprit  devenait  plus 
sérieux,  partant  plus  redoutable.  En  face  d’une  royauté  qui 
semblait  se  dégrader  à plaisir,  d’une  noblesse  qui  ne  savait 
plus  nous  donner  de  généraux , d’un  clergé  où  il  se  trouvait 
trop  peu  de  Bossuets  et  de  Fénelons,  on  interrogeait  les  droits, 
on  étudiait  les  titres  de  ces  puissances  jadis  si  respectées. 

L’œuvre  principale  de  la  royauté,  dans  la  société  moderne, 
avait  été  de  fonder  l’unité  de  territoire  et  l’unité  de  comman- 


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TENTATIVES  DE  RÉFORMES. 


533 


dement,  en  renversant  la  féodalité  qui  faisait  de  chaque  fief 
un  État  et  qui  donnait  mille  chefs  à chacime  des  nations  eu- 
ropéennes. Cette  lutte  commencée  en  France  au  douzième 
siècle  fut  achevée,  au  dix  - septième , par  Richelieu  et 
Louis  XIV.  Mais  la  féodalité  vaincue  laissa  le  sol  couvert  de 
ses  débris.  Partout  pour  les  personnes  et  pour  les  choses 
existaient  les  plus  choquantes  inégalités,  la  plus  étrange  con- 
fusion. Donnons-nous-en  le  spectacle  en  France,  nous  n’aurons 
pour  rester  dans  la  vérité  qu’à  concevoir  des  abus  encore  plus 
grands  dans  l’Europe  absolutiste. 

I.  État  politique  ; 

La  constitution  n’étant  point  écrite,  tout  reposait  sur  des 
usages  et  n’avait  qu’une  valeur  d’opinion,  variable  par  consé- 
quent comme  l’opinion  même  et  qui  avait  sans  cesse  varié.  La 
royauté  était,  en  théorie,  un  pouvoir  absolu;  elle  ne  l’était 
point  toujours  en  fait,  car  des  intérêts  nombreux  et  puissants, 
des  traditions,  des  précédents  qu’on  érigeait  en  lois  fonda- 
mentales, lui  faisaient  obstacle  ; de  sorte  que  le  droit  de  per- 
sonne n’étant  nullement  défini  et  les  mœurs  politiques  man- 
quant plus  encore  que  les  institutions,  tous  s’efiForçaient 
d’empiéter  sur  le  domaine  de  chacun  et  nul  ne  se  tenait  à sa 
place.  Les  ministres  mettaient  au  besoin  la  main  sur  la 
justice,  comme  les  parlements  sur  la  loi,  pour  faire  violence  à 
l’une  et  à l’autre.  Un  édit  royal  n’était  exécutoire  qu’après 
avoir  été  enregistré  aux  parlements,  mais  le  conseil  d’État 
rendait  des  arrêts  en  commandement  qui  se  passaient  de  cette 
formalité.  Le  clergé  et  la  noblesse  avaient  des  tribunaux  ; le 
tiers  état  les  fonctions  publiques,  qu’il  avait  achetées  espèces 
sonnantes;  et,  pour  le  plus  grand  nombre  des  charges,  le  roi 
était  dépouillé  d’une  de  ses  plus  importantes  prérogatives,  du 
droit  d’appeler  les  plus  capables  et  les  meilleurs  au  service  de 
l’État. 

Il  y avait  six  ministres  : le  chancelier,  chef  de  la  justice, 
mais  qui  n’avait  plus  guère  qu’un  titre  quand  il  n’avait  pas  les 
sceaux  ; le  contrôleur  général  des  finances  et  les  quatre  se- 
crétaires d’État  de  la  maison  du  roi,  de  la  guerre,  de  la  ma- 
rine et  des  affaires  étrangères.  Ces  ministères  offraient  le  plus 
singulier  enchevêtrement  d’attributions,  et  ils  se  partageaient 


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534 


CHAPITRE  XXX. 


encore  géographiquement  le  royaume.  Ainsi  les  gouverneurs 
et  lieutenants  généraux  des  provinces  ne  relevaient  pas  du 
ministre  de  la  guerre,  mais  les  postes  relevaient  de  lui,  ainsi 
que  le  Dauphiné  et  tous  les  pays  conquis  depuis  1552.  Le 
ministre  de  la  marine  était  en  même  temps  ministre  du  com- 
merce maritime,  et  avait  les  consulats,  la  chambre  de  com- 
merce de  Marseille  dans  sa  dépendance.  Leministredes  affaires 
étrangères  réglait  les  pensions  et  administrait  les  provinces  de 
Guienne,  Normandie,  Champagne,  Berry,  etc.  Le  ministre 
de  la  maison  du  roi  avait  les  affaires  ecclésiastiques  et  les  let- 
tres de  cachet,  le  Languedoc,  Paris,  la  Provence,  la  Bretagne, 
la  Navarre,  etc.  ; dans  les  attributions  du  contrôleur  général 
on  avait  placé  les  ponts  et  chaussées,  les  hôpitaux,  les  prisons, 
les  épidémies,  le  commerce  de  terre  et  l’agriculture.  Pour  les 
divisions  administratives,  il  y en  avait  autant  qu’il  y avait 
d’administrations  différentes.  Les  circonscriptions  des  34  in- 
tendants, ou  généralités;  des  40  gouverneurs,  ou  provinces; 
des  135  archevêques  et  évêques,  ou  diocèses;  des  17  parle- 
ments et  conseils  souverains,  ou  ressorts-;  des  22  universi- 
tés, etc.,  ne  s’accordaient  nullement  entre  elles. 

Un  des  plus  déplorables  principes  de  l’administration  était 
de  battre  monnaie  en  créant  des  places  inutiles  qui  grevaient 
le  public.  « Pontchartrain,  dit  Saint-Simon,  fournit  en  huit 
ans  150  millions  avec  du  parchemin  et  de  la  cire.  » 11  avait 
créé  des  jurés  crieurs  héréditaires  d'enterrements,  des  essayeurs 
de  bières  de  Paris,  des  contrôleurs  de  perruques,  et  mille 
offices  semblables.  Cet  abus  avait  un  autre  et  singulier  effet  : 
le  nombre  des  titulaires  dépassant  de  beaucoup  les  besoins  du 
service,  ces  officiers  ne  servaient  qu’à  tour  de  rôle.  Ainsi, 
dans  le  grenier  à sel  de  Paris  (tribunal  pour  les  £ûts  de  ga- 
belle), les  titulaires  alternaient  d’année  en  année  ; les  greffiers 
ne  faisaient  même  leur  office  qu’un  an  sur  trois. 

Treize  parlements  et  quatre  conseils  provinciaux  pronon- 
çedent  souverainement  au  civil  et  au  criminel  ; plus  de  300 
bailliages  ou  sénéchaussées  jugeaient  en  première  instance. 
On  avait  le  ministère  public,  que  les  anciens  ne  connaissaient 
pas,  mais  on  n’avait  pmnt  le  juge  de  paix,  que  la  Révolution 
a institué,  des  parlements  avaient  des  ressorts  très-in^auz. 


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TENTATIVES  DE  RÉFORMES.  535 

•Celui  du  parlement  de  Paris  couvrait  les  deux  cinquièmes  de 
la  France.  En  outre,  il  y avait  des  tribunaux  de  l’année  et 
du  commerce,  des  seigneurs  et  de  l’Église.  Ceux  des  villes 
n’avaient  qu’une  juridiction  de  police  locale.  Cependant  le 
sénat  de  Strasbourg  jugeait  à mort.  Quant  aux  juges  spirituels 
des  officicUités,  ils  pouvaient  prononcer  la  prison  perpétuelle, 
et  quelquefois  le  haut  seigneur  justicier,  afin  de  prouver  son 
droit,  a faisait  pendi'e  im  homme  qui  méritait  le  bannisse- 
ment. > Les  chambres  des  comptes,  les  cours  des  aides  et  la 
cour  des  monnaies  jugeaient  tous  les  procès  relatifs  aux 
impôts,  aux  monnaies  et  aux  matières  d’or  et  d’argent.  Le 
grand  conseil,  les  requêtes  de  l’Hôtd,  le  tribunal  de  l’Univer- 
sité de  Paris,,  les  capitaineries  royales,  etc.,  avaient  une  juri- 
diction particubère.  Certaines  personnes  ne  pouvaient  être 
jugées  que  par  certains  tribunaux. 

La  loi  civile  consacrait  bien'  des  injustices,  mais  la  loi  pé- 
nale commandait  les  tortures  avant  le  jugement,  et  prodiguait, 
avec  une  effrayante  facilité,  les  mutilations,  la  mort  et  les 
supplices  les  plus  atroces,  sans  accorder  à l’accusé  un  défen- 
seur qui  plaidât  pour  lui,  sans  permettre  un  débat  contra- 
dictoire, sans  même  exiger  du  juge  qu’il  motivât  son  juge- 
ment. En  1766,  im  jeune  homme  de  dix-neuf  ans,  le  chevalier 
de  la  Barre,  fut  condamné,  même  sans  preuves,  à être  brûlé 
vif,  après  avoir  eu  la  langue  et  le  poing  coupés,  pour  une 
croix  de  bois  brisée  sur  le  pont  d’AbbeviUe;  quatre  autres 
condamnés  à la  même  peine  échappèrent  par  la  fuite.  La 
procédure,  lente,  compliquée,  poursuivie  dans  les  ténèbres  et 
le  silence,  cherchait  moins  la  vérité  qu’un  coupable;  et,  con- 
sidérant d’avance  le  prévenu  comme  un  condamné,  frappait 
quelquefois  l’innocent.  En  1770,  Montbailly  fol  roué  à 
Saint-Omer,  pour  un  crime  dont  le  conseil  supérieur  d’Artois 
et  la  France  entière  le  déclarèrent  trois  mois  après  non  cou- 
pable. C’était  en  vain  que  Voltaire  avait  fait  retentir  la  France 
et  l’Europe  de  ses  éloquentes  protestations  contre  de  déplora- 
bles erreurs  judiciaires;  en  vain  que  le  bvre  de  Beccaria  avait 
montré  les  vrais  principes  de  la  l^islation  criminelle,  et  que 
des  arrêts  de  cassation  chaque  jour  plus  fréquents  avertissaient 
les  juges,  le  parlement  repoussait  toute  réforme,  et  il  fallait. 


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536 


CHAPITRE  XXX. 


en  1785,  au  président  Dupaty,  autant  de  persévérance  que  de 
courage  pour  sauver  de  la  roue  trois  hommes  injustement 
condamnés.  La  magistrature,  probe,  éclairée,  valait  mieux  que 
la  loi;  mais  cette  loi  était  telle,  qu’elle  exposait  à l’erreur  le 
juge  le  plus  ponsciencieux  et  qu’elle  devait  faire  trembler 
l’accusé  même  innocent.  « Si  on  m’accusait  d’avoir  volé  les 
tours  de  Notre-Dame,  disait  je  ne  sais  quel  personnage  im- 
portant de  ce  temps-là,  je  jugerais  prudent  d’abord  de  me 
sauver.  » D’un  autre  côté,  cette  société  était  embarrassée  de 
tant  de  débris  encore  vivants  du  moyen  âge,  qu’on  y retrou- 
vait jusqu’à  une  coutume  des  temps  mérovingiens  : le  droit 
d’asile  existait  à Paris  même,  dans  l’enclos  du  Temple. 

Les  grands  ne  conspiraient  plus  ; on  ne  voyait  pas,  comme 
autrefois,  des  commissions  extraordinaires  enlever  des  accusés 
à leurs  juges  naturels.  Mais  le  roi  prononçait  encore  fréquem- 
ment l’emprisonnement  ou  l’exil,  sans  jugement,  et  quelque- 
fois sans  terme  ; et  bien  des  procès  étaient  arrêtés  par  un  lit 
de  justice,  ou  évoqués  au  Grand  Conseil,  ce  qui  était  ime 
manière  de  les  arrêter  encore. 

Les  ma^strats,  greffiers,  officiers  de  justice,  n’étaient  pas 
payés  par  le  roi  ou  l’étaient  fort  mal  ; aussi  se  faisaient-ils  payer 
par  les  plaideurs  au  taux  qu’ils  fixaient  eux-mêmes;  et, 
comme  dans  cette  société  si  inégale,  on  se  heurtait  à'  chaque 
pas  contre  un  privilège,  une  prohibition  ou  d’obscurs  règle- 
ments, les  procès  étaient  innombrables,  sans  fin,  et  les  plai- 
deurs livrés  à ce  qu’un  contemporain,  un  avocat  du  roi,  ne 
craint  pas  d’appeler  « le  brigandage  de  la  justice.  » Ces 
exactions  coûtaient  annuellement  aux  justiciables  44  millions 
de  francs  (valeur  actuelle),  ou,  suivant  un  ministre  de 
Louis  XV,  près  de  60.  Le  ressort  du  parlement  de  Paris 
s’étendait,  dans  de  certaines  directions,  jusqu’à  150  lieues  de 
la  capitale,  autre  cause  de  ruine  pour  les  justiciables  contraints 
d’aller  chercher  bien  loin  une  justice  très-lente. 

Le  crédit  est  une  puissance  qpii  ne  se  développe  que  dans 
les  Etats  où  la  loi  est  plus  forte  que  les  caprices  du  pouvoir. 
Aussi  n’existait-il  pas  en  France,  et  moins  encore  pour  le 
gouvernement  que  pour  les  particuliers.  « On  était  réduit,  dit 
le  comte  Mollien,  à calculer  les  chances  d’un  contrat  fait 


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TENTATIVES  DE  RÉFORMES. 


537 


avec  les  ministres  comme  celles  d’im  prêt  à la  grosse  aventure.  » 
Les  promesses  les  plus  solennelles  ayant  été  cent  fois  violées, 
le  trésor  n’obtenait  des  avances  qu’en  donnant  un  gage , et 
même  avec  cette  condition  honteuse,  payait  encore  un  intérêt 
usuraire  de  20  pour  100  sur  les  avances  de  la  Ferme  géné- 
rale. Cependant,  dès  ce  temps,  le  gouvernement  anglais  trou- 
vait facilement  de  l’argent  à 4 pour  100  : ce  qui  veut  dire  que 
la  puissance  financière  de  l’Angleterre  était  déjk  cinq  fois 
plus  grande  que  la  nôtre.  Or  la  guerre  veut  du  courage  et  du 
talent,  mais  elle  veut  aussi  beaucoup  d’argent. 

La  comptabilité  était  si  mal  tenue,  que  les  comptes  n’étaient 
établis  que  dix,  douze  et  même  quinze  années  après  l’expira- 
tion de  l’exercice  dont  ils  devaient  retracer  les  opérations;  si 
obscure,  que  nul,  pas  même  le  ministre,  ne  savait  au  juste  ce 
que  l’État  avait  à payer,  ce  qu’il  avait  à recevoir.  En  1726, 
Fleury  abandonne  aux  fermiers  généraux  quelques  reliquats 
de  comptes  que  le  trésor  négligeait  : ils  en  tirèrent  60  400  000  li- 
vres (100  millions  d’aujourd’hui)  1 La  veille  même  de  la  Révo- 
lution, de  Galonné,  Necker  et  les  notables  ne  purent  jamais 
s’entendre  sur  le  chiffre  réel  du  déficit  et  de  la  dette  publique. 
En  outre,  depuis  François  I",  le  trésor  public  était  confondu 
avec  le  trésor  particulier  du  prince,  de  sorte  que  le  roi  puisait 
à pleines  mains  dans  la  caisse  commune,  sans  autre  formalité 
que  l'ordre  donné  au  trésorier  de  payer  la  somme  marquée 
sur  l’acquit  de  comptant.  Louis  XV  prit  ainsi,  en  une  seule 
année,  180  millions  employés  pour  ime  bonne  part  à payer  ses 
plaisirs  ou  ses  courtisans.  En  1769,  après  six  années  de  paix, 
les  dépenses  excédaient  le  revenu  de  100  millions,  et  certains 
revenus  étaient  mangés  dix  années  d’avance.  Il  y avait  des 
assignations  jusque  sur  l’année  1779. 

Les  impôts  présentaient  la  plus  étrange  confusion,  et  le 
gouvernement  ne  faisait  pas  lui-même,  comme  aujourd’hui, 
toutes  ses  recettes.  Les  impôts  indirects  étaient  affermés  à des 
compagnies  de  traitants,  et  à 60  fermiers  généraux,  qui  se 
disaient  « les  colonnes  de  l’État,  >>  et  l’écrasaient  bien  plus 
qu’ils  ne  le  soutenaient.  D’une  part,  ils  faisaient  payer  au 
trésor  im  intérêt  usuraire  ; de  l’autre,  ils  grossissaient  leurs 
rentrées  par  tous  les  moyens  possibles.  Ainsi  le  produit  du 


538 


CHAPITRE  XXX. 


don  de  joyeux  avènement  levé  sous  Louis  XV  leur  fut  aban-> 
donné  pour  23  millions,  ils  en  tirèrent  plus  de  40.  En  six 
années,  la  ferme  des  droits  sur  les  objets  de  consommation 
leur  donna  un  bénéfice  de  96  millions.  Aussi  n’y  a-t-il  pas  à 
s’étonner  de  leur  scandaleuse  fortune.  Un  d’eux,  Bouret, 
mangea  42  millions,  plus  de  70  d’aujourd’hui;  et  pourtant  ils 
étaient  forcés  de  partager  avec  les  courtisans  en  leur  assurant 
des  croupes,  c’est-à-dire  des  pensions  ou  des  parts  propor- 
tionnelles à leurs  bénéfices.  De  grands  seigneurs,  de  grandes 
dames,  recevaient  de  ces  honteux  présents.  Louis  XV  lui- 
même  tendait  la  main;  il  était  ci'oupier. 

Ces  traitants  avaient  à leur  disposition  un  code  si  compliqué 
que  le  contribuable  ne  le  pouvait  connaître,  si  rigoureux  que 
pour  le  seul  fait  de  la  fraude  sur  le  sel,  il  y avait  constam- 
ment 1700  à 1800  personnes  dans  les  prisons  et  plus  de  300. 
aux  galères.  Le  trésor  n’était  pas  plus  indulgent  : si  un  rece- 
veur de  la  taille  n’y  versait  point  sa  recette,  on  arrêtait  les 
quatre  principaux  taillables  de  la  localité,  quoiqu’ils  ne  dus- 
sent rien  à l’État,  et  on  les  retenait  en  prison  jusqu’à  ce 
qu’ils  eussent  comblé  le  déficit.  C’était  l’odieux  système  de 
l’administration  romaine  sur  la  responsabilité  des  curiales. 

L’effectif  réglementaire,  en  temps  de  paix,  était  de  170  000 
honunes,  dont  131  000  d’infanterie,  31  000  de  cavalerie  et 
8000  pour  la  maison  du  roi  ;.maisreffectif  réel  n’atteignait  pas 
140  000  hommes.  Dans  ce  nombre  sont  comptés  12  régi- 
ments suisses,  8 allemands,  3 irlandais,  1 suédois,  21 000  ca- 
nonniers gardes-côtes  ne  servaient  guère  en  temps  de  paix, 
de  même  que  les  60  000  miliciens  des  régiments  provinciaux. 
Les  grades  étaient  multipliés  outre  mesure,  il  n'y  avait  pas 
moins  de  60  000  officiers  en  activité  ou  en  retraite,  et,  d’après 
un  règlement  de  1 772,  un  régiment  de  cavalerie  de  482  hommes 
comptait  146  officiers  et  sous-officiers,  ce  qui  fait  un  chef  pour 
moins  de  trois  soldats.  Les  grades  s’achetaient,  même  dans 
les  armes  spéciales,  et  les  acquéreurs  pouvaient,  sans  avoir 
fait  aucun  service,  devenir  officiers  généraux.  Le  duc  de 
Bouillon  était  colonel  à 1 1 ans , le  duc  de  Fronsac  à 7 ; son 
major  en  avait  12.  Malgré  les  réformes  de  Ghoiseul,  il  y 
avait  encore  bien  des  dilapidations  dans  l’armée,  et  un 


'TENTATIVES  DE  RÉFORMES. 


539 


mauvais  système  d’enrôlement  en  gâtait  la  composition. 
L’armée  régulière  était  recrutée  par  des  enrôlements  volon- 
taires, la  milice  par  le  sort  qui  désignait  chaque  année 
10000  hommes  astreints  à servir  six  ans.  Mais  le  tirage  au 
sort  de  la  milice,  qui  pesait  principalement  sur  les  campagnes, 
était  marqué  par  les  plus  scandaleux  abus,  et  si  les  volontaires 
donnaient  de  bons  soldats,  les  racoleurs  envoyaient  souvent 
aux  régiments  la  lie  des  grandes  villes;  aussi  avions-nous  alors 
annuellement  4000  désertions  à l’étranger. 

Le  clergé  se  divisait  en  clergé  de  France,  dans  les  anciennes 
provinces,  et  en  clergé  étranger  dans  des  contrées  conquises 
depuis  François  I*'.  Cette  distinction  n’avait  d’importance  que 
pour  les  impositions.  Mais  les  évêchés  de  Metz,  Toul,  Verdun 
et  Strasbourg,  suffragants  de  Trêves  ou  de  Mayence,  et  les 
cinq  évêchés  de  la  Corse,  suffragants  de  Pise  ou  de  Gênes,  ne 
prenaient  point  part  aux  assemblées  générales  du  clergé.  Les 
archevêques  de  Besançon  et  de  Cambrai  avaient  au  contraire 
des  suffragants  étrangers.  Les  diocèses  étaient  fort  inégaux; 
celui  de  Rouen  renfermait  1338  paroisses;  ceux  de  Toulon  et 
d’Orange  20.  Les  revenus  ressemblaient  aux  diocèses.  L’évêque 
de  Strasbourg  avait  500000  livres  de  rente,  celui  de  Gap,  8000, 
et  Fleury  signait  « évêque  de  Fréjus  par  l’indignation  divine.  » 
Un  grand  nombre  d’abbés  possédaient  à peine  1000  livres  de 
revenu;  celui  de  Fécamp  pouvait  en  dépenser  120000  ; celui 
de  Saint-Germain  près  de  trois  fois  autant.  Beaucoup  de  curés 
étaient  fort  riches , mais  beaucoup  de  vicaires  mouraient  de 
faim.  Louis  XVI  mérita  leur  reconnaissance  en  fixant  leur 
portion  congrue  à 350  livres.  On  voit  que  les  uns  avaient  trop, 
les  autres  pas  assez.  Le  roi  nommait  à toutes  les  places  de 
quelque  importance  dans  l’Eglise  ; les  évêques,  les  chapitres 
et  les  seigneurs  laïques  nommaient  aux  autres.  En  résumé, 
1 2 000  évêques,  abbés,  prieurs  et  chanoines  se  partageaient 
près  du  tiers  des  revenus  de  l’Église,  plus  de  40  millions 
(valeur  actuelle  70)  ; les  deux  tiers  restants  devaient  suffire  à 
huit  fois  autant  de  prêtres  et  de  rebgieux.  Je  ne  parle  point  des 
•petits  abbés  qui  n’étaient  ni  du  monde,  ni  de  l’Église,  et  qui 
scandalisaient  l’un  et  l’autre. 


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CHAPITRE  XXX. 


540 

II.  État  social  : 

Au  lieu  d’une  seule  loi  il  y avait  384  coutumes  différentes, 
de  sorte  qu’il  pouvait  arrivér  que  ce  qui  était  justice  dans 
une  province  fût  injustice  dans  une  autre.  Chaque  parle- 
ment ayant  des  règlements  particuliers,  la  diversité  de  légis- 
lation était  encore  accrue  par  la  diversité  de  la  jurisprudence. 

Les  trois  ordres  de  l’État,  clergé,  noblesse,  roture,  étaient 
distingués  par  des  privilèges  ou  des  charges  qui  faisaient  du 
peuple  français  trois  nations  différentes,  chacune  ayant  sa 
hiérarchie  propre  et  ses  classes  distinctes.  Ainsi  il  y avait  la 
grande  et  la  petite  noblesse,  l’une  qui  vivait  h la  cour  et  du 
budget,  la  seconde  dans  la  province  et  de  ses  maigres  revenus; 
lé  haut  et  le  bas  clergé,  le  premier  très-riche,  le  second  très- 
pauvre.  Dans  la  roture,  50000  familles  possédant,  à titre  hé- 
réditaire, les  charges  de  judicature,  formaient  une  aristocratie 
réelle  qui  ne  frayait  point  avec  les  financiers;  le  bourgeois 
dédaignait  l’artisan,  et  le  paysan,  au  bas  de  l’échelle,  dans 
la  misère  et  l’ignorance,  portait  avec  colère  tout  le  poids 
d’une  société  qui  l’écrasait.  Dans  la  famille  même  il  y avait 
inégalité,  le  droit  d’aînesse  ne  laissant  aux  puînés  que  leur 
épée  ou  l’Église,  à beaucoup  de  filles  que  le  couvent.  Au- 
dessous  des  trois  ordres  étaient  les  serfs,  les  protestants,  qui 
n’avaient  pas  même  d’état  civil,  et  les  juifs. 

Les  unes,  pays  d’états,  comme  le  Languedoc,  la  Bour- 
gogne, la  Bretagne,  l’Artois,  avaient  encore  une  ombre  de 
liberté  pour  la  gestion  de  leurs  affaires  et  lui  devaient  une  si- 
tuation meilleure  ; les  autres,  pays  d’élection,  ne  connaissaient 
que  les  ordres  absolus  de  la  cour  ; enfin  celles-ci  payaient  des 
impQts  que  celles-là  ne  payaient  point  ou  payaient  dans  une 
proportion  moindre.  Il  y en  avait,  comme  la  Lorraine,  les 
Trois-Évêchés,  l’Alsace  et  le  pays  de  Labour,  qui  n’avaient 
point  de  douanes  entre  elles  et  l’étranger.  D’autres  en 
étaient  entourées  de  toutes  parts.  En  1789,  il  existait  encore, 
dans  le  midi  de  la  France,  1200  lieues  de  lignes  de  douanes 
intérieures,  et  la  même  mesure  de  sel  devait  être  achetée,  ici 
6 livres,  là  62.  L’impôt  du  vingtième  était  moins  lourd  dans 
la  Lorraine,  l’Alsace  et  la  Franche-Comté  que  dans  les  autres 
provinces;  la  Lorraine  n’était  même  pas  soumise  à la  capita- 


TENTATIVES  DE  RÉFORMES. 


541 


tion  ; de  sorte  que  la  vieille  France  se  trouvait  plus  chargée 
que  la  France  nouvelle,  qu’elle  avait  conquise.  Et  je  ne  parle 
pas  des  privilèges  des  localités,  des  corporations,  des  per- 
sonnes. A Paris,  en  1783,  radministration  des  Invalides,  de 
l’École  militaire,  de  la  Bastille  et  diverses  communautés  reli- 
gieuses ne  payaient  point  de  droits  d’octroi.  De  lë  une  foule 
d’abus;  beaucoup  de  denrées  s’introduisaient  sous  le  nom  des 
privilégiés  pour  des  gpns  qui  ne  l’étaient  pas. 

Deux  noblesses  se  partageaient  toutes  les  places.  Celle 
d’épée  avait  les  grades  à l’armée,  les  hautes  dignités  dans 
l’Église  et  les  grandes  charges  de  cour  et  de  représentation; 
celle  de  robe  toutes  les  charges  de  judicature  et  les  places  de 
la  haute  administration.  Il  ne  restait  au  roturier  que  l’in- 
dustrie, le  commerce  et  la  finance,  après  quoi,  il  est  vrai,  si 
ses  affaires  avaient  prospéré,  il  pouvait  acheter  des  lettres  de 
noblesse  et  devenir  marquis,  sauf  à encourir  les  sarcasmes  de 
ceux,  qui  ne  l’étaient  pas  encore,  et  les  longs  dédains  de  ceux 
qui  l’étaient  déjà. 

La  nation  payait  alors  presque  autant  qu’aujourd’hui.  Mais 
trois  choses  rendaient  cette  charge  bien  plus  lourde  pour  nos 
pères  que  pour  nous  ; ils  étaient  beaucoup  plus  pauvres,  près 
d’un  tiers  moins  nombreux,  et  soumis  à une  répartition  fort 
inégale.  Ainsi,  le  clergé  qui,  en  outre  de  ses  immenses  pro- 
priétés, recevait  la  dîme  de  toute  terre  noble  ou  non  noble, 
ne  payait  rien  ou  peu  de  chose  : il  faisait  des  dons  gratuits.  La 
noblesse  et  les  officiers  royaux,  excepté  dans  quelques  géné- 
ralités, n’étaient  pas  astreints  à la  taille  ou  impôt  foncier;  ils 
devaient  les  autres  impôts  directs,  la  capitation  et  le  vingtième 
du  revenu,  mais  un  grand  nombre  trouvaient  moyen  de  s’en 
faire  exempter  en  totabté  ou  en  partie.  Les  roturiers,  qui  ne 
possédaient  qu’une  moitié  du  territoire  de  la  France,  devaient 
seuls  la  taille,  91  millions,  la  dîme,  qui  était  ici  du  quaran- 
tième, là  du  quart  du  produit  brut,  et  en  somme  coûtait  aux 
agriculteurs  133  millions,  les  droits  seigneuriaux,  évalués 
à 35,  et  les  corvées  à 20.  Pour  les  grandes  routes,  par  exem- 
ple, dont  beaucoup  furent  construites  sous  Louis  XV,  l’État 
ne  faisait  que  les  frais  du  tracé  et  des  travaux  d’art,  les  maté- 
riaux étaient  fournis  et  leur  emploi  avait  lieu  au  moyen  de  la 

TEMPS  MODERNES.  1!  I 


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542 


CHAPITRE  XXX. 


corvée;  de  sorte  que  ces  travaux,  si  profitables  à tout  le  pays, 
étaient  exécutés  aux  dépens  et  au  milieu  de  la  haine  des  popu- 
lations rurales. 

Un  noble  était  décapité,  un  roturier  était  pendu  ; ce  n’est 
pas  de  cela  que  je  me  plains,  car  ici  la  différence  n’est  que 
dans  la  forme.  Mais  il  arrivait  souvent  que  pour  un  même 
délit,  commis  en  commun,  la  pénalité  fût  très-différente, 
selon  que  l’on  était  de  la  noblesse  ou  du  peuple. 

Les  corporations,  jurandes  et  maîtrises  arrêtaient  l’essor  de 
l’industrie,  en  limitant  le  nombre  des  patrons,  ce  qui  détruisait 
la  concurrence,  et  en  ne  permettant  que  l’exercice  du  métier 
dont  on  avait  payé  l’apprentissage,  ce  qui  enfermait  chacun 
dans  son  état,  comme  dans  une  geôle.  Ne  devenait  pas  maître 
qui  voulait,  mais  qui  pouvait  acheter  une  maîtrise  trois, 
quatre,  et  quelquefois  cinq  mille  livres,  non  compris  le  chef- 
d’œuvre,  les  cadeaux,  le  repas.  Et,  après  avoir  payé  tout  cela, 
on  n’avait  pas  encore  acheté  le  droit  de  perfectionner  son  in- 
dustrie, car  \m  perfectionnement  était  un  attentat  aux  droits 
antérieurs  de  la  corporation.  Le  fabricant  d’étoffes  ne  pouvait 
les  teindre;  le  teinturier  en  fil  n’avait  pas  le  droit  de  teindre 
la  soie  ou  la  laine;  le  chapelier  de  vendre  de  la  bonneterie. 
Enchaînés  par  de  minutieux  règlements,  les  manufacturiers 
étaient  exposés  à voir  la  police  détruire  leurs  produits  pour 
ime  inadvertance  ou  pour  une  modification  dans  le  travail  qui 
ne  devait  produire  aucun  tort  à l’acheteur.  « Chaque  se- 
maine, pendant  nombre  d’années,'  dit  un  inspecteur  des  ma- 
nufactures, j’ai  vu  brûler,  à Rouen,  80  ou  100  pièces  d’étoffes, 
parce  que  tel  règlement  sur  le  tissage  ou  sur  la  teinture  n’avait 
pas  été  de  tout  point  observé,  quoique  l’étoffe  fût  donnée  pour 
ce  qu’elle  était.  » Il  n’y  avait  plus  qu’une  monnaie  : celle  du 
roi,  et  depuis  1726  le  commerce  n’était  plus  entravé  par  des 
altérations  des  espèces  ou  de  subites  et  officielles  variations 
dans  le  prix  du  marc  d’argent  ; mais  il  l’était  encore  par  la  di- 
versité des  poids  et  mesures,  qui  changeaient  de  ville  à ville. 
La  Compagnie  des  Indes  avait,  jusqu’en  1770,  par  ses  privi- 
lèges commerciaux,  gêné  les  efforts  des  négociants  particuliers. 
On  venait  de  l’abolir;  mais,  à l’intérieur,  le  négoce  avait 
encore  à combattre  coptre  des  restrictions  mauvaises  et  des 


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TENTATIVES  DE  RÉFORMES.  543 

monopoles  funestes.  Ainsi,  à Rouen,  une  compagnie  était 
chargée  de  l’approvisionnement  de  la  ville  en  grains;  une 
autre  avait  le  privilège  du  transport  des  blés,  une  troisième, 
celui  de  les  faire  moudre  dans  ses  moulins,  au  grand  détri- 
ment des  habitants  à qui  il  était  interdit  de  se  pourvoir  ail- 
leurs. Les  blés  ne  circulaient  même  point  d’une  province  à 
l’autre,  de  sorte  que  les  agioteurs  pouvaient  à volonté  faire  la 
disette  od  l’abondance  sur  certains  points,  c’est-à-dire  y , 
vendre  très-cher  ou  y acheter  à vil  prix.  Enfin,  les  douanes 
intérieures  qui  isolaient  les  provinces,  rendaient  les  relations 
commerciales  aussi  difficiles  entre  elles  qu’avec  les  pays 
étrangers,  et  les  péages  prélevaient  sur  les  transports  96  mil- 
lions. Pour  descendre  la  Saône  et  le  Rhône  de  Gray  à Arles, 
il  fallait  s’arrêter  et  payer  30  fois,  de  sorte  que  sur  cette  route 
dont  la  nature  seule  avait  fait  les  frais,  le  commerce  laissait 
aux  mains  des  péagers  25  ou  30  pour  100  de  la  valeur  des 
produits  transportés.  Ajoutons  que  les  pays  catholiques  avaient 
environ,  chaque  année,  50  jours  de  fête,  que  n’avaient  point 
les  pays  protestants  ; ceux-ci,  travaillant  plus,  vendaient  à 
meilleur  compte.  Cependant  nos  colonies  étaient  si  floris- 
santes et  l’industrie  européenne  si  arriérée,  que,  malgré  tout 
cela,  notre  commerce  prospérait. 

Près  d’un  cinquième  des  terres,  immobilisées  aux  mains 
du  clergé,  rendaient  peu,  parce  qu’elles  étaient  soustraites 
à l’action  de  l’intérêt  personnel  ; presque  tout  le  reste,  cul- 
tivé par  des  métayers,  ne  donnait  pas  davantage.  La  divi- 
sion de  la  propriété  avait  déjà  commencé,  mais  la  terre  n’é- 
tait arrivée  aux  mains  des  paysans  que  chargée  de  rentes, 
cachet  de  l’ancienne  servitude.  Peu  de  bétail  ; quatre  fois 
moins  qu’aujourd’hui,  par  conséquent  appauvrissement  des 
terres  par  suite  d’une  fumure  insuffisante.  Peu  de  grands 
propriétaires  cultivant  eux-mêmes.  « On  ne  compterait  pas, 
disait  un  écrivain  du  temps,  300  seigneurs  vivant  sur  leurs 
terres.  » C’était  le  mal  dont  l’Irlande  a tant  souffert,  qu’on 
a créé  un  mot  pour  le  désigner,  V absentéisme.  Vauban,  Bois- 
Guillebert  se  plaignaient  déjà  du  discrédit  attaché  à l’état  de 
cultivateur.  Il  fallut,  en  1720,  un  arrêt  du  conseil  d’État 
pour  autoriser  s nobles  à prendre  à ferme,  sans  déroger, 


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CHAPITRE  XXX. 


les  terres  des  princes  du  sang.  Un  écrivain  disait  encore,  eu 
1 788  : « L’élat  de  laboureur  est  méprisé  dans  les  provinces 
du  centre;  il  l’est  moins  dans  la  Brie,  la  Beauce  et  la  Picar- 
die. » Ce  mépris  venait  de  la  misère  profonde  où  vivait  le 
paysan,  ruiné  par  les  impôts,  les  corvées,  les  restrictions  ap- 
portées au  commerce  des  grains  ; ruiné  encore  par  les  droits 
de  garenne,  de  colombier  et  de  chasse  qui  étaient  autant  de 
fléaux  pour  le  champ  du  pauvre,  quelquefois  même  pour  ce- 
lui du  riche.  Les  belles  routes  construites  sous  Louis  XV  ne 
servaient  qu’entre  les  grandes  villes.  La  plupart  de  nos  voies 
de  communication  ne  remontent  pas  au  delà  de  70  ans,  et 
dans  bien  des  provinces  les  routes  non  royales  étaient  im- 
praticables huit  mois  de  l’année. 

Pour  la  liberté  des  personnes  et  des  biens,  les  lettres  de 
cachet  mettaient  l’une  à la  discrétion  des  ministres  et  de  leurs 
amis;  l’autre  était  menacée  par  la  confiscation  qu’on  trouvait 
écrite  dans  toutes  les  lois,  par  l’arbitraire  dont  la  cour  était 
armée  pour  la  création  d’impôts  nouveaux,  par  une  justice  qui 
n’était  pas  toujours  impartiale  et  par  ces  arrêts  de  surséance 
qui  dispensaient  les  grands  de  payer  leurs  dettes. 

Malesherbes,  président  de  la  cour  des  aides,  disait  au  roi 
dans  des  remontrances  restées  célèbres  : « Avec  les  lettres  de 
cachet,  sire,  aucun  citoyen  n’est  assuré  de  ne  pas  voir  sa  li- 
berté sacrifiée  à une  vengeance,  car  personne  n’est  assez 
grand  pour  être  à l’abri  de  la  haine  d’im  ministre,  ni  assez 
petit  pourn’être  pas  digne  de  celle  d’nn  commis  des  fermes.  » 

Les  règlements  les  plus  sévères  restaient  en  vigueur  contre 
les  dissidents.  En  1746,  il  y avait  200  protestants  condanmés 
par  le  seul  parlement  de  Grrenoble  aux  galères  ou  à la  redu- 
sion,  pour  des  actes  de  leur  culte;  en  1762,  le  parlement  de 
Toulouse  fit  pendre  un  pasteur  qui  avait  exercé  en  Langue- 
doc son  ministère,  et  décapiter  trois  jeunes  gentilshommes 
qui  s’étaient  armés  pour  se  défendre  contre  une  émeute  ca- 
tholique. Les  mêmes  magistrats  firent  rouer  le  protestant 
Galas,  accusé  d’avoir  tué  son  fils,  qui  voulait,  disait-on,  se 
faire  catholique,  et  qui  en  réalité  s’était  suicidé.  Sirven  et  sa 
femme  n’échappèrent  à un  pareil  sort,  en  1762,  que  par  la 
fuite. 


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TENTATIVES  DE  RÉFORMES. 


545 


La  censure  existait.  Il  y en  avait  même  plus  d’une,  celle  du 
roi,  celle  du  parlement,  celle  de  la  Sorbonne.  Mais  souvent 
elles  se  contrariaient.  Tel  livre  amnistié  par  l’une,  était  brûlé 
par  l’autre.  Il  se  vendait  plus  cher,  et  n’en  circulait  pas 
moins,  quelquefois  sous  le  couvert  même  des  ministres.  La 
loi  prononçait  la  peine  de  la  marque,  des  galères,  de  la  mort 
contre  les  auteurs  ou  colporteurs  d’écrits  hostiles  à la  religion 
et  à l’Etat;  quelques  sots  se  laissaient  prendre;  le  plus  sou- 
vent l'administration  fermait  les  yeux,  et  ce  mélange  d’exces- 
sive sévérité  et  de  tolérance  aveugle  ne  faisait  qu’irriter  la 
curiosité  publique.  On  s’informait  des  arrêts  pour  savoir 
quels  ouvrages  on  devait  lire.  Ce  siècle  était  bien  le  temps 
où  l’abbé  Galiani  définissait  l’éloquence  : « L’art  de  tout  dire 
sans  aller  à la  Bastille.  > Fréret  y alla  pour  une  dissertation 
sur  les  Francs  ; Leprévost  de  Beaumont,  secrétaire  du  clergé, 
y resta  vingt  et  un  ans,  jusqu’en  1789,  pour  avoir  dénoncé 
au  parlement  le  pacte  de  famine. 

"Tous  les  témoignages  montrent  l’affreuse  misère  du  peu- 
ple; les  paysans  de  Normandie  vivaient  en  grande  partie 
d’avoine  et  s’habillaient  de  peaux  ; dans  la  Beauce,  le  gre- 
nier de  Paris,  les  fermiers  mendiaient  une  partie  de  l’année  ; 
on  en  vit  réduits  à faire  du  pain  avec  de  la  fougère.  Dans 
un  grand  nombre  de  provinces,  l’usage  de  la  viande  était  in- 
connu. La  consommation  ne  s’élève  pas^  dit  un  écrivain,  vers 
1760,  pour  les  trois  quarts  de  la  population  de  la  France, 
au  delà  d’une  livre  par  tête  et  par  mois.  Les  riches  mêmes 
étaient  pauvres  ; car  ces  charges  qu’ils  achetaient  si  cher,  et 
qui  stérilisaient  d’énormes  capitaux,  étant  fort  mal  rétri- 
buées par  l’État,  ne  leur  rendaient  pas  même  l’intérêt  de 
leur  argent,  et  leurs  vastes  domaines,  mal  cultivés,  étaient 
improductifs.  Vauban  n’estimait  pas  qu’il  y eût  en  France 
plus  de  10  000  familles  fort  à leur  aise.  Le  médecin  de 
Louis  XV,  Quesnay,  le  penseur,  comme  le  roi  l’appelait,  ne 
porte  qu’à  76  millions  la  rente  du  sol,  pour  les  propriétaires, 
qui  en  retirent  aujourd’hui  vingt  fois  davantage,  1500  mil- 
lions. Le  premier  chiffre  est  sans  doute  trop  faible,  mais  une 
chose  hors  de  doute,  c’est  que  depuis  cent  ans  la  population 
n’a  pas  doublé,  et  que  l’agriculture  a quadruplé  ses  produits. 


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546 


CHAPITRE  XXX. 


Les  denrées  alimentaires  étaient  donc  en  quantité  deux  ou 
trois  fois  moindres  pour  nos  pères  que  pour  nous;  et  quel- 
ques vieillards  se  rappellent  encore  par  quels  misérables  vê- 
tements l’homme  du  peuple,  l’ouvrier,  était  défendu  contre 
les  intempéries  des  saisons.  Voyez  ce  que  Labruyère  dit  du 
paysan,  c’est  un  portrait  fidèle. 

Les  institutions  hospitalières  ne  manquaient  pas  : la  cha- 
rité chrétienne  les  avait  multipliées  ; mais  le  capital  national 
étant  très-restreint,  les  secours  étaient  très-limités,  et  l’on 
voyait  incessamment  des  bandes  de  mendiants  parcourir  les 
campagnes  et  effrayer  les  villes.  La  France  avait  alors  envi- 
ron 800  hôpitaux  civils  dont  la  population  s’élevait  à 110000 
individus,  mais  la  mortalité  y était  effrayante;  à l'Hôtel-Dieu 
de  Paris,  elle  était  de  deux  sur  neuf,  c’est-à-dire  triple  de  ce 
qu’elle  y est  aujourd’hui.  Telles  étaient  l’insuffisance  des  se- 
cours et  l’ignorance  des  plus  simples  règles  de  l’hygiène,  que 
dans  cet  hôpital,  le  plus  riche  de  France,  on  réunissait  les 
malades  de  toute  sorte,  même  ceux  qui  étaient  atteints  d’af- 
fections contagieuses,  dans  les  mêmes  salles  et  jusqu’à  5 et  6 
dans  le  même  lit,  car  il  n’y  avait  que  1219  lits  servant  quel- 
quefois, en  même  temps,  à 6000  malades.  « A Bicêtre,  disait 
Necker  dans  un  rapport  au  roi,  j’ai  trouvé  dans  un  même  lit 
neuf  vieillards  enveloppés  dans  des  linges  corrompus.  » 

Aussi  n’y  a-t-il  point  à s’étonner,  à raison  de  toutes  ces 
causes , qu’on  ait  estimé  la  durée  de  la  vie  moyenne  beau- 
coup moins  longue  alors  qu’elle  ne  l’est  aujourd’hui. 

Ainsi  le  moyen  âge,  tué  dans  l’ordre  politique,  vivait  tou- 
jours dans  l’ordre  civil.  De  là  un  profond  désaccord  entre  les 
éléments  constitutifs  de  la  société.  Par  les  idées,  par  les 
mœurs  régnantes,  on  était  bien  au  dix-huitième  siècle;  par 
les  usages  et  par  beaucoup  d’institutions,  on  était  encore  au 
treizième.  Du  moment  que  cette  différence  fut  sentie,  une 
révolution  fut  proche,  car  de  nouvelles  idées  appellent  né- 
cessairement des  institutions  nouvelles.  Mais  voilà  ce  dont 
ne  voulaient  ni  la  cour  ni  tous  ceux  qui  vivaient  des  abus 
comme  d’une  propriété  légitime.  Un  ministre  parlait-il  de 
réforme,  il  était  chassé.  Les  écrivains  essayaient-ils  de  percer 
ces  ténèbres  palpables  amassées  par  le  gouvernement  autour 


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TENTATIVES  DB  RÉFORMES. 


547 


de  lui-mémc?  un  arrêt  du  conseil  interdisait  absolument  de 
rien  publier  sur  des  matières  d’administration  publique  ; et, 
en  1768,  à vingt  ans  de  Mirabeau  et  de  la  Constituante,  de 
pauvres  diables  étaient  envoyés  aux  galères  pour  avoir  vendu 
quelques  livres,  parmi  lesquels  l’innocente  brochure  de  Vol- 
taire, l’Homim  aux  quarante  écus. 


Agitation  dco  e«prlta  et  demande*  de  rétarmea. 


Il  faut  qu’un  gouvernement  soit  bien  glorieux  et  bien  fort 
pour  éteindre  sous  ses  pieds  ce  flambeau  qu’allume  l’opinion 
publique.  Louis  XIV  l’avait  fait  alors  qu’il  ne  jetait  que  de 
rares  étincelles,  Louis  XV  n’y  parvenait  pas.  Les  ruineux 
abus  dont  je  viens  de  parler,  ces  inégalités  blessantes,  cet  im- 
mense désordre  et  ces  misères  avaient  en  effet  provoqué 
l’examen.  Vauban,  Bois-Guillebert  avaient  demandé  des  ré- 
formes au  point  de  vue  économique;  Fénelon,  au  point  de 
vue  politique.  Durant  la  régence,  la  liberté,  la  licence  même 
de  l’esprit  répondirent  à celle  des  mœurs.  Le  duc  de  Bour- 
bon essaya  en  vain  d’arrêter  cette  curiosité  impatiente.  Sous 
son  ministère  s’organisa  le  club  de  l’Entre-soly  le  premier  qui 
ait  été  ouvert  en  France.  Fleury  le  ferma.  Mais  dans  le  même 
temps  un  futur  ministre,  le  marquis  d’Argenson,  dans  ses 
Considérations  sur  le  gouvernement  de  la  France,  écrites 
avant  1 739,  réclamait  la  décentralisation,  l’abandon  de  tonte 
l’administration  locale  à des  conseils  municipaux  et  canto- 
naux, la  liberté  du  commerce  au  dedans  et  au  dehors,  l’appli- 
cation du  scrutin  aux  choix  des  officiers  royaux.  Ët  ce  mar- 
quis, ce  ministre  ne  craint  pas  d’écrire  : c On  dira  que  les 
principes  du  présent  traité,  favorables  à la  démocratie,  vont 
à la  destruction  de  la  noblesse  : on  ne  se  trompera  pas....  Je 
ne  demande  que  de  mettre  à part  le  plus  stupide  préjugé, 
pour  convenir  que  deux  choses  seraient  principalement  à 
souhaiter  pour  Iq  bien  de  l’État  : l’une,  que  tous  les  citoyens 
fussent  égaux  entre  eux  ; l’autre,  que  chacun  fût  fils  de  ses 
oeuvres.  Les  nobles  ressemblent  à ce  que  sont  les.  frelons  aux 
ruches.  » Voilà  déjà  tout  énoncé  im  des  articles  de  foi  de  la 
Révoluticm.  Un  autre  ministre,  Machault,  proposa  de  rem- 


\ 


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D48 


CHAPITRE  XXX. 


placer  la  taille  que  payaient  les  seuls  roturiers  par  un  impôt 
territorial  auquel  les  privilégiés,  nobles. et  prêtres,  seraient 
soumis.  Choiseul  parlait,  lui  aussi,  de  réformes  : les  couvents 
lui  semblaient,  comme  à Colbert,  trop  nombreux,  et  il  esti- 
mait, comme  les  états  de  Pontoise  en  1561,  que  la  suppres- 
sion de  l’immunité  d’impôt  accordée  à l’Église  pour  ses  im- 
menses domaines  aiderait  singulièrement  à rétablir  les 
finances  délabrées  de  l’État. 

Si  de  telles  peusées  fermentaient  dans  la  tête  des  hommes 
publics,  que  ne  disaient  pas  ceux  qui  s’étaient  donné  la 
charge  d’examiner  toutes  les  questions  sociales,  politiques  et 
religieuses?  On  a vu  précédeminent  le  rôle  tout  nouveau  de 
la  littérature  au  dix-huitième  siècle.  Ce  travail  des  esprits, 
du  haut  en  bas  de  la  société  avait  réussi  k créer  en  Europe 
une  puissance  nouvelle  dont  les  gouvernements  commen- 
çaient à subir  l’influence,  et  qui  obligeait  les  rois,  même  les 
plus  glorieux,  à compter  avec  elle.  En  France,  la  nation 
longtemps  spectatrice  indifférente  de  ces  longs  efforts,  avait 
fini  par  y prendre  intérêt,  par  s’inquiéter  des  réformes,  par 
désirer  un  changement. 

On  voulait  que-  l’administration  ne  fût  plus  un  affreux 
dédale  où  le  plus  habile  se  perdait,  et  que  les  finances  pu- 
bliques cessassent  d’être  au  pillage  ; que  chacun  eût  sécurité 
pour  sa  liberté  personnelle  et  pour  sa  fortune  ; que  le  code 
criminel  fût  moins  sanguinaire,  le  code  civil  plus  équitable. 

On  demandait  la  tolérance  religieuse,  au  lieu  du  dogme 
imposé  sous*peine  de  la  vie  ; la  loi  fondée  sur  les  principes  du 
droit  naturel  et  rationnel,  au  lieu  de  l’arbitraire,  de  l’inéga- 
lité et  de  la  confusion  de  nos  385  coutumes  provinciales; 
Tunité  de  poids  et  mesures,  au  lieu  de  la  plus  extrême  confu- 
sion ; l’impôt  payé  par  tous,  au  lieu  de  la  misère  taxée  et  de 
la  richesse  affranchie  ; l’émancipation  du  travail  et  la  libre 
concurrence,  au  lieu  du  monopole  des  corporations  ; la  libre 
admissibilité  aux  charges  publiques,  au  lieu  du  privilège  de  la 
naissance  et  de  la  fortune;  la  plus  active  sollicitude,  au  lieu 
de  l’indifférence,  pour  tous  les  intérêts  populaires.  En  un  mot, 
l’égalité  devant  la  loi,  la  liberté  réglée  suivant  le  droit. 

Ces  réclamations  étaient  si  vives,  si  générales,  que  la  né- 


k 


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TENTATIVES  DE  RÉFORMES. 


549 


cessité  d’y  faire  droit  frappait  tous  les  yeux  clairvoyants.  Ja- 
mais plus  terrible  mouvement  n’a  eu  plus  de  prophètes  son- 
nant l’alarme.  Gatinat,  Vauban,  Saint-Simon,  même  Leib- 
nitz, du  vivant  de  Louis  XV,  s’effrayaient  de  l’avenir.  Dès 
l’année  1697,  un  magistrat,  Bois-Guillebert,  disait  : « Le 
procès  va  rouler  maintenant  entre  ceux  qui  payent  et  ceux 
qui  n’ont  fonction  que  de  recevoir.  » Et  Fénelon,  en  1710  : 
« C’est  ime  vieille  machine  délabrée  qui  va  encore  de  l’an- 
cien branle  qu’on  lui  a donné  et  qui  achèvera  de  se  briser  au 
premier  choc.  » La  seule  femme  qui  ait  voulu  tirer  Louis  XV 
de  sa  torpeur,  la  duchesse  de  Ghâteauroux,  « voyait  venir  un 
grand  bouleversement,  si  l’on  n’y  portait  remède.  » Au  de- 
dans, au  dehors  on  pensait  de  même;  lord  Ghesterfield, 
comme  le  philosophe  allemand  Kant,  un  homme  de  bien, 
Malesherbes  comme  l’ambassadeur  d’Angleterre.  « Tout  ce 
que  j’ai  jamais  rencontré  dans  l’histoire  de  symptômes  avant- 
coureurs  des  grandes  révelutions,  disait  le  premier,  existe 
actuellement  ei>  France  et  s’augmente  de  jour  en  jour.  » 

A mesure,  en  effet,  que  le  siècle  avance  et  que  la  honte 
augmente,  qu’après  Rosbach  ôn  a le  Parc  aux  cerfs  et  le 
Pacte  de  famine,  les  voix,  moqueuses  d’abord,  deviennent 
sévères,  redoutables.  Ge  règne,  qui  avait  commencé  par  les 
Lettres  persanes^  finit  par  le  Contrat  social.  Les  uns  espè- 
rent, les  autres  s’épouvantent.  Rousseau  était  consulté,  en 
1761,  par  un  conseiller  au  parlement  de  Paris  sur  le  choix 
d’un  asile  en  Suisse,  et  il  ajoute  : « Cette  lettre  ne  me  sur- 
prit pas  absolument , parce  que  je  pensais  comme  lui  et 
comme  beaucoup  d’autres  que  la  constitution  déclinante  me- 
naçait la  France  d’un  prochain  délabrement.  » Deux  ans 
après,  le  parlement  de  Rouen  disait  au  roi  lui-même  ; « Les 
maux  sont  à leur  comble  et  présagent  l’avenir  le  plus  ef- 
frayant. » Enfin  Voltaire  écrivait,  le  2 avril  1764,  au  marquis 
de.Ghauvelin  : 

« Tout  ce  que  je  vois  jette  les  semences  d’une  révolution 
qui  arrivera  immanquablement,  et  dont  je  n’aurai  pas  le 
plaisir  d’être  témoin.  Les  Français  arrivent  tard  à tout,  mais 
enfin  ils  arrivent.  La  lumière  s’est  tellement  répandue  de 
proche  en  proche  qu’on  éclatera  à la  première  occasion,  et 


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CHAPITRE  XXX. 


550 

alors  ce  sera  un  beau  tapage.  Les  jeunes  gens  sont  bien  heu- 
reux ; ils  verront  de  belles  choses.  » 

Ces  belles  choses  furent  malheureusement  mêlées  à d’af- 
freuses catastrophes,  qu’on  eût  pu  prévenir  en  cédant  plus 
tôt  à des  vœux  légitimes.  On  l’essaya  timidement  : dans  la 
seconde  moitié  du  dix-huitième  siècle  les  gouvernements  ré- 
veillés, excités  par  les  idées  françaises,  reconnurent  la  néces- 
sité d’opérer  des  réformes  pour  ne  pas  avoir  une  révolution. 

Le  mouvement  s’étendit  d’un  bout  à l’autre  de  l’Europe  ; 
nous  pouvons  le  constater  dans  le  Portugal  et  le  suivre  à tra- 
. vers  tout  le  continent  jusqu’au  fond  de  la  Russie.  Voyons  quels 
en  furent  le  caractère  et  les  conséquences. 


Béformes  opérées  par  les  somrernemeats. 

Joseph  I*',  le  quatrième  successeur  de  ce  Jean  IV,  de  Bra- 
gance,  qui  avait,  en  1640,  affranchi  le  Portugal  de  la  domi- 
nation espagnole,  voulut  à son  tour  l’affranchir  de  ses  propres 
misères. 

Il  donna  le  pouvoir  à Joseph  de  Carvalho  (1750),  qui 
fut  créé  plus  tard  marquis  de  Pombal.  Ce  ministre  essaya 
d’être  le  Richelieu  du  Portugal.  Craignant  que  l’influence  des 
jésuites  ne  contrariât  ses  projets,  il  impliqua  l’ordre  dans  un 
complot,  auquel  un  attentat  contre  la  vie  du  prince  donna  de 
la  vraisemblance,  et  ils  furent  expulsés  du  royaume  (1759).  H 
diminua  le  pouvoir  de  l’inquisition  ; il  intimida  les  nobles  en 
exilant  les  plus  illustres  seigneurs,  un  Souza,  un  Bragance. 
Un  tremblement  de  terre,  qui  coûta  la  vie  à près  de 
30  000  personnes,  détruisit  Lisbonne  (1756)  ; il  la  rebâtit  en 
quelques  années  et  en  fit  une  des  plus  belles  villes  de  l’Eu- 
rope. A partir  de  ce  moment,  chaque  année  fut  marquée  par 
des  créations  utiles  ou  des  tentatives  honorables  : encourage- 
ments aux  manufactures  par  l’élévation  des  droits  sur  les  pro- 
duits étrangers  ; à l’agriculture  par  la  fondation  d’une  école 
spéciale,  la  construction  du  canal  d’Oëyras,  le  défriefaenaent 
de  l’Alentéjo,  etc.  ; à l’instruction  publique  par  la  création  du 
collège  des  nobles  et  d’écoles  populaires  gratuites;  réorgani- 
sation de  l’armée,  dont  la  solde  fut  assurée  et  l’effectif  porté  à 


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TENTATIVES  DE  RÉFORMES. 


551 


32  000  hommes;  réforme  dans  la  perception  de  l’impôt  et  meil- 
leure gestion  financière  ; répression  des  pirateries  des  Bàr- 
baresques  ; fortification  de  l’ile  de  Mozambique,  la  clef  du 
commerce  portugais  dans  les  Indes  ; envoi  de  nouveaux  co- 
lons au  Brésil;  révocation,  en  1753,  de  dotations  de  terres 
immenses  en  Afrique  et  en  Amérique,  faites  aux  nobles  par 
les  prédécesseurs  de  Joseph  établissement,  en  1754, d’une 
compagnie  commerciale  pour  le  négoce  exclusif  de  la  Chine 
et  des  Indes,  et,  en  1755,  d’une  autre  dite  du  Maragnon  et 
du  Grrand-Para.  Par  malheur,  il  voulut  faire  le  bien  à coups 
de  hache,  elle  bien  ne  se  fait  pas  ainsi.  Ses  meilleures  insti- 
tutions furent  victimes  de  la  violence  qui  les  avait  établies,  et 
le  Portugal,  un  moment  galvanisé  par  ce  puissant  administra- 
teur, retomba  après  lui  dans  son  ancienne  faiblesse.  Sous 
Pierre  IV,  en  1781,  Pombal  fut  déclaré  criminel  et  digne 
d’un  châtiment  exemplaire  ; on  se  contenta  pourtant  de  l’en- 
voyer en  exil;  il  y mourut  dix  mois  après. 

L’Espagne,  elle  aussi,  se  ranima  sous  sa  nouvelle  dynastie. 
Philippe  V,  prince  indolent,  fit  bien  peu  pour  la  régénérer. 
Il  quitta,  puis  reprit  la  couronne,  et  toujours  se  laissa  gou- 
verner, par  la  princesse  des  Ursins,  par  Albéroni,  qui  faillit 
mettre  l’Europe  en  feu  ; par  sa  seconde  femme  Élisabeth  Far- 
nèse,  qui  le  jeta  dans  des  guerres  au  bout  desquelles  il  trouva 
du  moins  le  royaume  des  Deux-Siciles  pour  un  de  ses  fils 
(1734),  Parme  et  Plaisance  pour  l’autre  (1748);  enfin  par  le 
sage  Patinho,  qu’on  appela  emphatiquement  c le  Colbert  de 
l’Espagne,  » mais  qui  travailla  à relever  la  marine  espa- 
gnole. 

Sous  Ferdinand  VI,  ce  mouvement  se  dessine  mieux 
(1746-1759).  Ce  prince  accordait  deux  jours  d’audience  par 
semaine  à tout  venant;  il  diminua  les  impôts,  encouragea 
l’agriculture,  améliora  l’administration  des  finances  et  de  la 
justice,  ranima  le  commerce,  les  manufactures  et  la  marine, 
creusa  le  canal  de  Castille,  et  conclut,  en  1753,  avec  le  saintr- 
siége,  un  concordat  qui  laissait  au  roi  d’Espagne  la  collation 
des  bénéfices  ecclésiastiques.  Lorsqu’il  mourut,  à 45  ans,  le 
trésor  renfermait  près  de  59  millions.  Sous  ce  règne,  Lima 
et  Quito,  au  Pérou,  avaient  été  presque  détruits  par  des  trem- 


t 


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552 


CHAPITRE  XXX. 


blements  de  terre;  l’Espagne  même  s’était  ressentie  de  celui 
de  Lisbonne. 

Don  Carlos,  fils  aîné  de  Philippe  V et  de  sa  seconde 
femme,  Élisabeth  Farnèse,  céda  à un  de  ses  enfants  la  cou- 
ronne de  Naples,  qu’il  portait  depuis  1734,  et  prit  celle  d’Es- 
pagne, sous  le  nom  de  Charles  III  (1759-1788).  Il  appela  au 
ministère,  en  1766,  un  diplomate  habile,  le  comte  d’Aranda, 
qui  fit  arrêter  2300  jésuites,  en  une  nuit,  et  les  fit  conduire 
hors  du  territoire-(1767).  Toute  correspondance  avec  eux  fut 
interdite  aux  sujets  espagnols;  on  ne  leur  alloua  qu’une  faible 
pension  ; encore  devaient-ils  en  être  tous  privés  pour  la  mau- 
vaise conduite  d’un  seul.  Naples  et  Parme  imitèrent  cet 
exemple,  et,  en  1773,  le  pape  Clément  XIV  décréta  l’abolition 
de  l’ordre.  Cette  mesure  violente  montrait  que  le  ministre  ne 
s’arrêterait  point  devant  les  abus.  Il  établit  une  police  vigi- 
lante qui  donna  h Madrid  la  sécurité  qu’elle  ne  connaissait 
pas,  fit  faire  le  dénombrement  de  la  population,  restreignit 
les  rosarios  ou  processions,  et  s’attaqua  même  à l’inquisition. 
Rome  et  le  clergé  parvinrent,  en  17  73,  à l’éloigner  du  minis- 
tère, en  le  faisant  envoyer  ambassadeur  en  France.  Mais  son 
rival,  le  coiùte  de  Florida  Blanca,  fils  d’un  simple  bourgeois 
de  Murcie,  voulait  comme  lui  la  régénération  de  son  pays,  et 
les  réformes  ne  s’arrêtèrent  point. 

Pour  combler  les  vides  de  la  population  et  ranimer  l’agri- 
culture , de  nombreux  laboureurs  allemands  furent  attirés 
dans  la  Péninsule  ; les  routes  furent  réparées;  le  canal  d’Ara- 
gon, ouvert  sous  Charles- Quint,  fut  continué  ; on  commença 
ceux  du  Manzanarès,  de  Murcie , du  Guadarama,  de  San- 
Carlos  et  d’Urgel  ; on  rendit  libre  à l’intérieur  le  commerce 
des  grains,  et  l’on  fonda  la  banque  de  Saint-Charles.  La 
fabrique  de  draps  de  Guadalaxara,  organisée  par  Albéroni  en 
1718,  fut  réunie  à celle  de  San-Fernaudo,  qui  occupa  dès  lors 
24  000  ouvriers;  la  fabrique  de  toile  à Saint-Ildephonse,  celle 
d’armes  à Tolède,  furent  encouragées.  Un  décret  de  1773 
déclara  que  l’industrie  ne  dérogeait  pas  à.  la  noblesse;  d’autres 
dotèrent  l’Espagne  d’un  cabinet  d’histoire  naturelle , d’un 
jardin  botanique,  de  plusieurs  académies  de  peinture  et  de 
dessin,  d’un  hôtel  des  douanes  et  d’un  hôtel  des  postes.  Pour 


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TENTATIVES  DE  RÉFORMES. 


553 


l’armée  et  la  marine,  on  créa  une  école  d’artillerie  à Ségovie, 
d’ingénieurs  à Carthagène,  de  cavalerie  à Ocana,  de  tactique 
k Avila,  et  la  flotte  fut  portée  de  37  vaisseaux  de  ligne, 
qu’elle  avait  en  1761,  à près  de  80,  de  sorte  qu’elle  fut  en 
état  de  paraître  avec  honneur  dans  la  guerre  d’Amérique,  à 
côté  des  escadres  de  France.  Cependant  Charles  III  échoua  à 
deux  reprises  contre  les  pirates  barbaresques,  et  ne  put  re- 
prendre Gibraltar  aux  Anglais.  Lorsqu’il  mourut,  en  1788,  les 
revenus  de  l’Espagne  avaient  triplé,  et  sa  population  était 
montée  de  7 à 11  millions.  Son  œuvre  fut  malheureusement 
compromise  par  l’incapacité  de  son  successeur , le  faible 
Charles  IV,  qui  abdiquera  à Bayonne  entre  les  mains  de 
Napoléon. 

Avant  d’être  roi  d’Espagne,  Charles  III  a^ait  gouverné  le 
royaume  de  Naples  sous  le  nom  de  Charles  VIL  Là  aussi  il 
avait  accompli  d’heureuses  réformes,  avec  l’aide  de  son  mi- 
nistre Bernard  Tanucci.  Il  n’y  avait  pas  dans  le  royaume 
moins  de  onze  législations  différentes,  héritage  laissé  par 
onze  peuples  qui  avaient  possédé  ce  pays  en  totalité  ou  en 
partie  : Normands,  Souabes,  Angevins,  Aragonais,  Autri- 
chiens, etc.  ; elles  sont  simplifiées  et  un  code  uniforme  est 
entrepris.  Le  clergé  possédait  des  privilèges  et  des  immu- 
nités incompatibles  avec  le  bon  ordre  de  l’État  : un  concordat 
est  signé  en  1741  avec  le  pape  Benoît  XIV,  qui  les  diminue 
et  restreint  le  nombre  des  prêtres  en  réduisant  les  ordina- 
tions à 10  par  1000  âmes.  Tanucci  attaque  ensuite,  non  dans 
ses  biens,  mais  dans  ses  juridictions,  la  noblesse,  qui  vou- 
drait rester  féodale;  il  met  la  loi  au-dessus  des  grands,  les 
tribunaiix  au-dessus  de  leur  justice  seigneuriale,  et  les  rend 
plus  dociles  en  les  appelant  à la  cour.  Les  sciences  et  les 
lettres  sont  encouragées,  des  académies  fondées,  entre  autres 
celle  d’Herculanum  les  hautes  études  et  l’instruction  secon- 
daire fortifiées  par  d’importantes  améliorations,  Naples  em- 
belli de  magnifiques  monuments  (théâtre  de  San-Garlo,  hos- 
pice royal  des  pauvres).  Régent  pendant  la  minorité  de  Fer- 

i . Herculanum  en  partie  renversée , puis  ensevelie  par  une  éruption  da 
Vésuve,  79  ans  après  notre  ère,  avec  Pompéi  et  Slabies,  avait  été  retrouvée 
en  t7t3;  Pompéi  le  fut  en  4756. 


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554 


CHAPITRE  XXX. 


dinand  IV,  qui  succède  à Charles  VII,  à l’âge  de  huit  ans,  en 
1759,  Tanucci  agit  encore  avec  plus  de  vigueur  : U abolit  les 
dîmes,  supprime  im  grand  nombre  de  couvents,  réduit  de 
moitié  le  corps  ecclésiastique,  bannit  les  jésuites  (1767)  et 
réorganise  l’enseignement  public.  Une  disgrâce  termina  ce 
ministère,  qui  n’avait  pas  duré  moins  de  quarante-trois  ans 
(1734-1777),  pendant  lesquels  Tanucci  avait  touché  â beau- 
coup de  choses,  mais  sans  avoir  obtenu  de  résultats  bien  du- 
rables. Le  règne  de  Ferdinand  IV  se  continua  au  milieu  des 
plus  grandes  péripéties  jusqu’en  1825.  Après  Tanucci,  tout 
dépendit,  à Naples,  des  caprices  de  la  reine  Marie-Carobne, 
sœur  de  l’empereur  Joseph  II,  et  fameuse  à plus  d’un  titre, 
surtout  par  sa  haine  contre  la  France  après  1789. 

A la  mort  du  dernier  des  Médicis,  Jean -Gaston,  en  1737, 
la  Toscane  avait  été  assignée  à François,  duc  de  Lorraine, 
époux  de  Marie-Thérèse,  et  qui  devint  empereur  en  1745. 
Sous  ce  prince,  peu  aimé  des  Toscans,  en  sa  qualité  d’étran- 
ger, de  sages  réformes  furent  introduites  dans  la  législation 
et  dans  les  finances  par  d’habiles  ministres,  le  prince  de  Craon 
et  le  comte  de  Richecourt.  Son  second  fils,  Pierre-Léopold, 
frère  de  l’empereur  Joseph  II  et  de  la  reine  de  France  Marie- 
Antoinette,  gouverna  la  Toscane  de  1765  à 1790.  « Constam- 
ment occupé  à réformer  tous  les  abus  introduits  pendant  plus 
de  deux  cents  ans  d’une  administration  vicieuse , il  simplifia 
les  lois  criminelles,  rendit  au  commerce  la  liberté,  retira  des 
provinces  entières  de  dessous  les  eaux,  et  en  partagea  la  pro- 
priété entre  des  cultivateurs  industrieux,  qu’il  ne  chargea 
que  d’ime  rente  peu  onéreuse  ; il  doubla  ainsi  les  produits  de 
l’agriculture,  et  rendit  à ses  sujets  une  activité  et  une  industrie 
qu’ils  avaient  perdues  depuis  longtemps.  Mais  il  les  fatigua 
quelquefois  par  une  vigilance  inquisitoriale,  et  il  éprouva  une 
violente  opposition  à ses  réformes  ecclésiastiques.  Le  peuple 
qui  lui  devait  tant  le  regretta  peu.  > (Sismon^.)  U avait  aboli 
la  peine  de  mort. 

Dans  les  États  du  roi  de  Sardaigne,  deux  édits  de  1761  et 
de  1762  avaient  accordé  ce  que  la  France  n’obtiendra  qu’après 
1 789,  le  rachat  des  droits  féodaux. 

L’esprit  nouveau  pénétra  jusque  dans  la  vieille  Autriche, 


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TENTATIVES  DE  RÉFORMES, 


555 


V «t*  y 


et  il  y fat  introduit  par  le  fils  de  Marie-Thérèse,  l’empereui' 
Joseph  II.  Ce  prince  avait  été  élu  empereur  d’Allemagne  à la 
mort  de  son  père  François  I“  de  Lorraine,  en  1765;  mais  sa 
ynère  avait  gardé  le  pouvoir  dans  les  États  autrichiens.  Sui- 
^nt  alors  l’exemple  de  Pierre  le  Grand,  avide  d’apprendre, 
quoique  n’ayant  pas  la  patience  de  s’instruire,  comme  l’écri- 
vait Frédéric  II,  Joseph  II  se  mit  à visiter  les  pays  étrangers, 
puis  parcourut  ses  propres  domaines;  à la  mort  de  sa  mère, 
en  1 780,  il  se  lança  impétueusement  dans  les  réformes. 

Les  diverses  contrées  qui  formaient  l’État  autrichien,  se 
gouvernant  chacune  par  des  lois  particulières , n’avaient 
entre  elles  aucun  lien  ; Joseph  tenta  de  les  unir  par  une  vaste 
organisation  administrative.  U abolit  les  juridictions  particu- 
lières, divisa  le  territoire  en  13  gouvernements  subdivisés  en 
cercles.  Il  y eut  autant  de  cours  de  justice,  de  commandants 
militaires  et  de  magistrats  de  police  qu’il  y avait  de  gouver- 
nements. L’administration  se  partagea  en  4 départe- 

ments : politique,  administ^R^proprement  dite,  justice, 
guerre.  Toutes  les  affaires  furent  centralisées  dans  les  chan- 
celleries d’État  de  Vienne,  et  les  États  provinciaux  supprimés 
ou  annihilés;  le  despotisme  de  l’empereur  se  substituait  aux 
tiraillements  du  régime  féodal. 

En  1 780 , les  dîmes , les  corvées  et  les  droits  seigneuriaux 
sont  abolis.  Une  seule  religion,  la  catholique  romaine,  est  re- 
connue; mais  les  bujles  du  pape  n’ont  de  force  qu’après  avoir 
été  approuvées  par  l’empereur;  les  membres  du  clergé  sont 
subordonnés  au  pouvoir  temporel  ; les  revenus  de  certains  évê- 
chés réduits  ; plus  de  mille  couvents  changés  en  hôpitaux,  en 
maisons  d’instruction  ou  en  casernes  ; 400  paroisses  nouvelles 
fondées  ; le  culte  dégagé  de  certaines  pratiques  superstitieuses  ; 
*le  droit  de  primogéniture  aboli  ; le  mariage  déclaré  un  simple 
contrat  civil,  et  le  divorce  facilité.  Le  13  octobre  1781,  un  cé- 
lèbre édit  de  tolérance  autorise  l’exercice  des  cultes  grec  et 
protestant;  les  juifs  sont  admis  aux  écoles  publiques;  une 
nouvelle  traduction  de  la  Bible  est  faite  en  allemand  ; et  le 
pape  Pie  VI,  qui  fait  le  voyage  de  Vienne  pour  arrêter  l’em- 
pereur dans  ses  réformes,  n’obtient  que  les  égards  dus  à son 
âge  et  à son  caractère. 


556 


CHAPITRE  XXX. 


O 

Joseph  II  était  peu  lettré,  il  encouragea  cependant  les 
sciences  et  les  arts  ; il  fonda  des  universités,  des  bibliothèques 
publiques,  des  chaires  de  sciences  physiques  et  naturelles,  et 
enleva  la  censure  des  livres  aux  ecclésiastiques  pour  la  don-  _ 
ner  à des  gens  de  lettres  éclairés  ; mais  il  défendit  à ses  su^^llb 
jets  de  voyager  à l’étranger  avant  27  ans.  Le  commerce  et 
l’industrie  nationale  reçurent  une  vive  impulsion  : des  ma- 
nufactures furent  établies  ; les  douanes  provinciales  suppri- 
mées; l’importation  des  marchandises  étrangères  frappée  d’un 
droit  énorme;  les  provinces  autorisées  pour  la  première  fois 
à échanger  entre  elles  leurs  produits;  Trieste  et  Fiume  furent 
déclarés  ports  francs  ; des  routes  nouvelles  furent  ouvertes  ; 
des  canaux  creusés  ou  réparés. 

Ainsi  Joseph  II  touche  à tout.  Il  veut  tout  renouveler  au 
profit  du  bien-être  matériel  de  ses  sujets,  au  profit  surtout  de 
son  pouvoir.  Mais  il  a le  tort  de  combiner  cette  œuvre  de 
réformes  intérieures  avec  mié|û^itique  agressive  et  une  am- 
bition démesurée.  Ses  pr^M^s  sur  Maëstricht  et  le  pays 
d’outre-Meuse  l’impliquent  dans  des  démêlés  avec  la  Hollande, 
qui  aboutissent  à extorquer  à,cette  dernière  10  millions  de 
florins  et  à lui  faire  contracter  une  alliance  avec  la  France 
(1785).  Ses  projets  sur  la  Bavière  amènent  la  conclusion  d’une 
nouvelle  ligue  offensive  et  défensive  entre  les  rois  de  Prusse 
et  d’Angleterre,  les  électeurs  de  Saxe  et  de  Mayence,  et  une 
multitude  de  princes  allemands.  Il  rêve  le  partage  de  l’empire 
turc  avec  la  Russie , et  quand  le  sultan  qui  se  sent  menacé 
déclare  la  guerre  aux  Eusses  (1787),  Joseph,  alléguant  qu’il 
est  l’allié  de  la  czarine,  attaque  la  Porte  sans  sujet  (1788)  ; 
mais  il  échoue  devant  Belgrade;  le  grand  vizir  Yousouf  pénè- 
tre dans  la  Hongrie , et  il  est  battu  lui-même  à Temeswar. 

Le  feld-maréchal  Laudon  et  le  prince  de  Gobourg  rétablissent* 
l’honneur  de  ses  armes,  sans  toutefois  que  la  paix  de  1791  as- 
sure à l’Autriche , en  cetour  d’énormes  dépenses , d’autres 
avantages  que  l’acquisition  de  deux  petits  territoires.  Mais 
des  troubles  éclatent  en  Hongrie,  où  les  nobles  lui  sont  en- 
nemis, parce  qu’il  a violé  leurs  privilèges  féodaux  ; où  le  peu- 
ple lui  est  contraire,  parce  qu’il  l’a  blessé  par  ses  innovations 
religieuses  ; les  Pays-Bas  se  soulèvent , parce  qu’il  veut  les 


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TENTATIVES  DE  RÉFORMES.  557 

soumettre  à de  nouveaux  impôts , tout  en  leur  retirant  leurs 
vieilles  libertés;  enfin  la  révolution  française  qui  éclate  ne 
menace  pas  seulement  le  pouvoir  de  sa  sœur,  Marie-Antoi- 
nette , elle  menace  tous  les  rois  absolus.  Joseph  II  regrette  ce 
qu’il  a fait,  s’effraye  de  l’avenir  et  descend  tristement  au  tom- 
beau le  20  février  1790. 

On  a vu  quelle  place  glorieuse  le  roi  de  Prusse  Frédé- 
ric II  avait  prise  parmi  les  princes  réformateurs  du  dix-hui- 
tième siècle.  Celle  que  la  dépravation  de  ses  mœurs  a fait 
appeler  la  Messaline  du  Nord,  et  ses  conquêtes  Catherine  la 
Grande,  aspirait  aussi  à ce  titre.  Elle  flattait  la  civilisation  oc- 
cidentale dans  ses  principaux  représentants,  entretenait  une 
correspondance  avec  Voltaire,  avec  les  encyclopédistes,  invi- 
tait d’Alembert  et  Diderot  à résider  près  d’elle,  et  traduisait 
elle-même  le  Bélisaire  de  Marmontel.  Mais  en  même  temps 
elle  écrivait  au  gouverneur  de  Moscou  qui  se  plaignait  que  les 
écoles  fondées  restassent  vides  : « Mon  cher  prince,  ne  vous 
plaignez  pas  de  ce  que  les  Russes  n’ont  pas  le  désir  de  s’in- 
struire ; si  j’institue  des  écoles,  ce  n’est  pas  pour  nous,  c’est 
pour  l'Europe  où  il  faut  maintenir  notre  rang  dans  l’opinion. 
Mais  du  jour  où  nos  paysans  voudraient  s’éclairer,  ni  vous  ni 
moi  nous  ne  resterions  à nos  places.  » 

En  Suède,  Gustave  III,  qui  avait  ressaisi  le  pouvoir  absolu 
par  la  révolution  de  1772,  abolit  la  torture  et  réprima  la  vé- 
nalité des  juges.  Il  fonda  des  maisons  de  travail  pour  les  men- 
diants, ordonna  que  des  médecins  iraient  aux  frais  de  l’État 
visiter  jusqu’aux  derniers  villages,  et  que  tout  journalier,  père 
de  quatre  enfants,  serait  exempté  d’impôt  personnel.  Il  attira 
des  ouvriers  de  tous  les  pays  de  l’Europé  et  doubla  le  produit 
des  mines  de  fer  et  de  cuivre,  la  grande  richesse  du  pays.  Le 
commerce  favorisé  par  des  privilèges  accordés  aux  marins, 
par  la  franchise  donnée  au  port  de  Marstrand,  à l’entrée  du 
Cattegat,  prit  l’essor;  les  grains  purent  circuler  librement,  et 
par  la  suppression  de  vingt-deux  jours  de  fête,  la  somme  du 
travail  national  s’accrut.  Gomme  Frédéric  II,  Gustave  III  écri- 
vit beaucoup,  même  des  drames,  et,  comme  lui,  admirait  pas- 
sionnément notre  littérature. 


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558 


CHAPITRE  XXX. 


Dernlèm  «le  I.«aia  XT  (flMS-<994))  déCMleBC« 

l^lltlqae  et  BiilItBire  de  la  VraBce. 


C’était  la  France  qui  avait  donné  l’impulsion  au  grand 
mouvement  qui  agitait  l’Europe  entière,  et  elle-même  ne 
semblait  pas  devoir  participer  aux  réformes  que  ses  idées 
avaient  fait  obtenir  aux  autres  peuples.  Au  lieu  de  se  régéné- 
rer, elle  descendait  chaque  jour  plus  bas  sur  la  pente  qui  l’en- 
traînait loin  de  la  haute  position  où  le  siècle  précédent  l’avait 
portée.  Les  succès  de  Frédéric  II,  l’avénement  d’un  nouvel 
État  au  rang  des  grandes  puissances , étaient  un  affaiblisse- 
ment pour  elle.  Au  traité  d’Aix-la-Chapelle,  elle  paraissait  en- 
core la  première  des  puissances  militaires,  grâce  aux  victoires 
du  maréchal  de  Saxe  qui  avaient  jeté  sur  elle  un  reflet  de  la 
gloire  de  Louis  XIV.  Mais  la  guerre  de  Sept  ans  avait  mon- 
tré l’impéritie  de  nos  généraux , l’indiscipline  de  nos  soldats 
et,  malgré  quelques  exceptions  heureuses,  l’affaiblissement 
des  qualités  militaires  de  notre  pays.  Sur  mer,  c’était  plus 
qu’une  décadence,  c’était  une  ruine  complète.  Pour  réparer 
ces  ruines,  pour  arrêter  la  désorganisation  intérieure,  pour 
tenir  tête , avec  des  réformes  faites  à propos , à la  révolution 
qui  s’approchait , il  ne  fallait  point  compter  sur  le  prince  qui 
s’abandonnait  lui-même  aux  plus  honteux  désordres. 

Ce  que  Louis  XV  était  incapable  de  faire  par  lui-même,  il 
n’entendait  pas  qu'un  autre  le  fit,  non  qu’il  eût  alors  un  grand 
ministre  : le  duc  de  Choiseul  n’était  qu’un  homme  habile, 
mais  qui  aimait  son  pays  et  qui  voyait  quelques-uns  des  maux 
à guérir.  11  fut  confiné  dans  l’administration  de  ses  deux  mi- 
nistères de  la  guerre  et  de  la  marine,  et  ne  s’occupa  que  delà 
réorganisation  militaire  de  la  France,  et  de  ses  alliances  au 
dehors.  La  paix  faite,  il  essaya  de  diminuer  les  dilapidations 
dont  l’armée  était  victime  et  de  constituer  fortement  ses  cadres 
pour  qu’il  lui  fût  aisé  de  passer  rapidement  du  pied  de  paix 
au  pied  de  guerre.  Il  reprit  l’œuvre  de  Machault  pour  la 
création  d’une  flotte,  et  fit  construire  64  vaisseaux  et  50  fré- 
gates ou  corvettes.  La  Corse,  soulevée  contre  les  Génois,  ses 
anciens  maîtres,  fut  conquise  et  réunie,  en  1 768,  au  territoire 


TENTATIVES  DE  RÉFORMES.  559 

français.  En  1769,  Napoléon  y naquit,  juste  à temps  pour 
naître  Français.  Trois  ans  plus  tôt,  la  mort  de  Stanislas  avait 
amené  la  réunion  de  la  Lorraine  à la  France.  Les  Anglais 
menaçaient  l’Espagne  d’une  guerre  : Choiseul  prépara  aus- 
sitôt un  formidable  armement  qui  les  fit  réfléchir.  En  même 
temps  il  encouragea  l’opposition  qui  se  formait  parmi  les 
colons  anglo-américains  contre  leur  métropole  ; il  détacha  le 
Portugal  et  la  Hollande  de  l’alliance  anglaise,  essaya  de  forti- 
fier le  gouvernement  suédois  contre  les  intrigues  de  la  Russie, 
et  tendit  une  main  amie  à la  Pologne,  qui,  sous  le  poids  des 
vifces  de  sa  constitution,  penchait  de  jour  en  jour  vers  l’abîme. 
Cette  politique  extérieure  n’éprouva  qu’un  revers,  une  tenta- 
tive malheureuse  pour  coloniser  la  Guyane.  Un  acte  important 
de  l’administration  de  Choiseul,  bien  qu’il  ne  relève  pas  di- 
rectement de  lui,  fut  la  suppression  des  jésuites,  dont  un  arrêt 
du  parlement  condamna  en  1762  la  constitution  après  un 
procès  fameux  auquel  avait  donné  lieu  une  banqueroute  de 
3 millions  faite  par  le  P.  Lavallette,  préfet  des  missions  aux 
Antilles.  Les  jésuites  avaient  laissé  derrière  eux  un  parti  puis- 
sant qui  ne  pardonnait  pas  au  ministre  leur  expulsion.  Pour 
le  pelure,  on  employa  tous  les  moyens.  A Mme  de  Pompa- 
dour,  morte  en  1764,  avait  succédé  la  comtesse  du  Barry  dont 
la  seule  présence  était  une  souillure  pour  Versailles.  Le  duc 
de  Choiseul  refusa  de  plier  devant  cette  femme.  Elle  obséda 
le 'roi  pour  obtenir  son  renvoi.  En  1770,  il  fut  exilé. 

Pendant  tout  ce  siècle  les  parlements  avaient  montré,  contre 
la  cour,  et  contre  les  prétentions  ultramontaines,  un  esprit 
d’opposition  que  le  roi  supportait  avec  peine.  Leurs  débats 
avec  le  clergé,  au  sujet  de  la  bulle  Unigenitus,  qui  condamnait 
les  jansénistes  et  que  les  parlements  repoussaient,  troublè- 
rent tout  le  dix-huitième  siècle.  Le  roi  leur  ayant  vainement 
imposé  silence,  les  exila  en  1753.  Us  revinrent  tout  aussi 
décidés  à ne  point  céder.  Le  procès  des  jésuites  raviva  la 
querelle;  un  autre,  en  1770,  contre  le  duc  d’Aiguillon,  fit 
^later  la  lutte.  Le  roi  ayant,  dans  un  lit  de  justice,  arrêté  la 
procédure,  les  magistrats  suspendirent  l’administration  de  la 
justice.  « Ils  veulent  mettre  la  couronne  au  greffe,  » dit  le  roi. 
U donna  à d’Aiguillon  la  place  de  Choiseul,  et  le  chancelier 


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660 


CHAPITRE  XXX. 


Maupeou  supprima  les  parlements,  qu’il  remplaça  par  de 
nouvelles  cours  de  justice.  C’était  un  grave  événement.  Riche- 
lieu et  Louis  XIV  avaient  détruit  l’importance  politique  de  la 
noblesse  : Louis  XV  détruisant  le  grand  corps  dë  la  magistra- 
ture, qu’allait-il  rester  pour  étayer  le  vieil  édifice  et  couvrir  le 
monarque? 

Et  chaque  jour  lahonte  de  ce  monarque  augpnente.  En  1773, 
c’est  la  Pologne,  que  l’Autriche,  la  Prusse  et  la  Russie  se 
partagent,  sans  que  la  France  fasse  rien  pour  empêcher  cette 
exécution  de  tout  un  peuple.  En  1767,  c’est  l’association  dite 
le  pacte  de  famine,  qui  renouvelle  son  bail  pour  l’accapare- 
ment des  grains  et  qui  crée  les  famines  artificielles  de  1 768  et 
de  1769*.  Ce  sont  les  lettres  de  cachet,  qui  se  multiplient  d’une 
effrayante  manière  et  qui  livrent  la  liberté  des  citoyens  aux 
riches  ou  aux  puissants  qui  ont  une  passion  à assouvir  on  une 
vengeance  à satisfaire.  C’est  l’abbé  Terray  enfin,  qui  ne  trouva 
d’autre  remède  pour  réduire  la  dette  de  l’État  qu’une  banque- 
route. Aux  clameurs  qui  s’élevaient  de  toutes  parts,  Terray 
répondait  froidement  : « Le  roi  est  le  maître,  la  nécessité 
justifie  tout.  » Il  n’en  laissa  pas  moins  subsister  un  déficit 
annuel  de  41  millions.  Et  cependant,  depuis  1715,  les  impôts 
avaient  plus  que  doublé,  étant  montés  de  165  millions  à 365. 
Louis  XV  n’était  pas  sans  voir  que  quelque  terrible  expiation 
approchait;  mais  il  s’en  consolait  en  disant  : « Ceci  durera 
bien  autant  que  moi,  mon  successeur  s’en  tirera  comme  il 
pourra.  » 


puU  abandon  dea  réformea  aona  X.oala  XTK 
(«V94-«9»S). 

Ce  successeur  n’était  âgé  que  de  20  ans.  C’était  le  fils  du 
Dauphin,  le  petit-fils  par  conséquent  de  Louis  XV,  un  prince 
de  mœurs  pures,  d’un  esprit  peu  étendu,  d'une  timidité  de 
caractère  et  de  parole  extrême,  aimant  le  bien,  le  voulant, 
malheureusement  trop  faible  pour  savoir  imposer  sa  volonté 


1.  Louis  XV  était  un  des  actionnaires  de  cette  monstrueuse  compagnie. 
Pour  regagner  ce  que  lui  coûtaient  ses  plaisirs,  il  agiotait  sur  les  blés,  il  spé- 
nilait  sur  la  disette. 


* 


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TENTATIVES  DE  RÉFORMES. 


561 


à son  entourage.  D’abord  il  remit  au  peuple  le  don  de  joyeux 
avènement  ; il  réforma  la  loi  qui  rendait  les  taillables  soli- 
daires du  payement  de  l’impôt,  et,  pour  donner  une  première 
satisfaction  à l’opinion  publique,  il  rappela  le  parlement.  Il 
fit  rentrer  au  ministère  le  vieux  et  futile  Maurepas  ; mais  il 
remplaça  Maupeou  et  Terray  par  Malesherbes,  qui  dès  1771 
avait  demandé  la  convocation  des  états  généraux,  et  par  Turgot, 
esprit  supérieur  et  le  seul  homme  de  ce  temps  qui  eût  pu  pré- 
venir la  révolution  en  la  faisant  et  la  guidant  lui-même.  Plus 
tard,  le  roi  donna  le  ministère  de  la  guerre  à un  autre  honnête 
homme,  le  comte  de  Saint-Germain,  q!ui  voulait  réorganiser 
l’armée,  comme  ses  collègues  entendaient  réorganiser  les 
finances  et  l’administration,  mais  qui,  touchant  à la  hâte  à 
beaucoup  de  choses  avec  de  bonnes  idées  et  une  mauvaise 
exécution,  nuisit  en  somme  à la  cause  générale  de  la  ré- 
forme. 

Turgot  aurait  voulu  appliquer  le  vaste  plan  de  réforme 
qu’il  avait  conçu,  mais  l’opposition  qu’il  rencontra  dès  les 
premiers  pas  l’obligea  de  procéder  lentement.  Il  alla  d’abord 
au  plus  pressé.  Il  autorisa  la  libre  circulation  des  grains  et 
farines  par  tout  le  royaume.  Ses  ennemis  se  hâtèrent  de  dire 
que  l’exportation  allait  être  permise  ; on  fit  craindre  au  peuple 
la  famine.  Des  émeutes  éclatèrent  dans  les  campagnes,  même 
à Versailles,  à Paris.  Il  fallut  user  de  la  force  (mai  1775).  Une 
explosion  plus  violente  eut  lieu  contre  Turgot  lorsqu’il  eut 
fait  adopter  au  roi  le  projet  de  remplacer  la  corvée  par  un 
impôt  que  payeraient  les  propriétaires.  L’abolition  des  jurandes 
et  maîtrises,  c’est-k-dire  la  liberté  entrant  dans  l’industrie, 
comme  il  avait  voulu  la  mettre  dans  le  commerce,  accrut 
encore  le  nombre  de  ses  ennemis. 

Le  principal  ministre,  Maurepas,  minait  sourdement  son 
crédit  auprès  du  roi  ; la  reine  attaquait  un  contrôleur  général 
qui  ne  parlait  que  d’économies.  Malesherbes,  comme  lui, 
poursuivi  par  la  colère  des  privilégiés,  faiblit  le  premier  ; il 
donna  sa  démission.  Turgot,  d’une  trempe  plus  forte,  attendit 
la  sienne.  Le  12  mai  1776  il  reçut  l’ordre  de  quitter  le  mi- 
nistère. Voltaire  lui  adressa  VÉpître  à un  homme,  et  André 
Chénier  le  célébra  dans  son  Hymne  à la  France.  Quatre  mois 


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562 


CHAPITRE  XXX. 


étaient  à peine  écoulés  que  le  roi  cédait  aux  privilégiés  le  réta- 
blissement de  la  corvée  et  celui  des  maîtrises.  . 

Cependant  la  guerre  d’Amérique  allait  commencer.  Pour 
faire  face  aux  dépenses  nouvelles,  on  recourut  au  banquier 
génevois  Necker,  qui  avait  une  grande  réputation  de  finan- 
cier. Gomme  il  était  protestant  et  étranger,  il  n’eut  que 
le  titre  de  directeur  des  finances  (octobre  1776).  Pendant 
5 années  il  se  tira  avec  honneur  d’une  situation  que  rendaient 
bien  difficile  le  caractère  mesquin  et  jaloux  de  Maurepas, 
l’indolence  du  roi,  l’avidité  des  courtisans.  Il  lui  fallait  combler 
le  déficit  que  Turgot  n’avait  eu  que  le  temps  de  diminuer, 
pourvoir  aux  frais  de  la  guerre  d’Amérique  et  aux  dépenses 
énormes  d’une  cour  encombrée  d’un  peuple  d’officiers  de  tout 
nom  et  de  valets  de  toutes  sortes.  11  y réussit  sans  augmenter 
les  impôts,  sans  économiser  beaucoup  sur  la  cour,  mais  par 
une  réduction  dans  les  frais  de  perception,  par  mille  petites 
réformes  utiles  et  par  490  millions  d’emprunts  qui  furent 
constitués,  pour  la  plupart,  en  rentes  viagères.  C’était  bien 
d’en  appeler  au  crédit  public,  mais  emprunter  à titre  oné> 
reux,  c’était  reculer  la  difficulté,  non  la  résoudre,  et,  sous 
cette  administration  honnête  d’un  habile  banquier,  non  d’un 
grand  ministre,  le  gouffre  continuait  à se  creuser.  Necker, 
pour  le  combler,  comptait  sur  la  paix,  sur  l’avenir;  mais  qui 
est  le  maître  de  l’avenir? 

Necker  tomba  deux  ans  avant  la  fin  de  la  guerre.  L’oc- 
casion de  sa  chute  fut  son  fameux  Compte  rendu  de  l'état  des 
finances  publié  en  1781,  qui  fit  tant  de  bruit  et  qui  était 
pourtant  bien  incomplet,  car  ü ne  montrait  que  les  recettes  et 
les  dépenses  ordinaires.  On  n’y  parlait  ni  des  emprunts  ni  des 
dépenses  pour  la  guerre.  La  recette  y apparaissait  supérieure 
de  10  millions  à la  dépense.  Le  public,  charmé  qu’on  levât  h 
ses  yeux  ne  fût-ce  qu’un  coin  du  voile  épais  qui  cachait  les 
finances,  reçut  cette  publication  avec  d’immenses  applaudis- 
sements. Les  capitalistes  prêtèrent  au  ministre  236  millions. 
Mais  la  cour  s’irrita  de  cet  appel  à l’esprit  public.  Si  le  jour 
entrait  dans  l’administration  financière,  que  deviendraient  les 
pensions  et  tout  le  pillage  habituel  ? Devant  les  clameurs  de  la  ' 
cour  Louis  XVI  céda  encore;  et  quand  Necker,  k bout  de 


C ■■  ;l( 


TENTATIVES  DE  RÉFORMES.  563 

patience,  lui  offrit  sa  démission,  il  l’accepta  (21  mai  1781), 
En  outre  de  ces  réformes  financières,  quelques  actes  hono- 
rables avaient  signalé  son  administration  : il  avait  fait  affran- 
chir les  serfs  du  domaine  royal,  détruire  le  droit  de  suite, 
qui  livrait  au  seigneur  tous  les  biens  acquis  en  pays  étranger 
par  son  serf  fugitif,  et  abolir  la  question  préparatoire. 

Dans  la  guerre  d’Amérique  (1778-1783)  la  France  aida  un 
peuple  nouveau  à monter  au  rang  des  nations.  D’autres  actes 
signalèrent  l’influence  qui  lui  revenait.  Par  ses  subsides  à la 
Suède,  par  sa  volonté  hautement  déclarée  de  soutenir  Gus- 
tave III,  elle  arrêta  l’ambition  éhontée  de  la  Prusse  et  de  la 
Russie  ; d’un  autre  côté  elle  contribua  à sauver  la  Bavière  des 
attaques  de  l’Autriche,  l’Empire  d’une  guerre  entre  les  deux 
grandes  puissances  allemandes,  en  faisant  accepter  au  congrès 
de  Teschen  (1779)  sa  médiation  et  celle  de  la  Russie  par 
l’Autriche  et  la  Prusse.  Sa  diplomatie  était  donc  aussi  heu- 
reuse que  ses  armes. 

Mais  la  victoire  coûte  cher,  et  l’administration  des  finances 
était  tombée  aux  mains  de  l’incapable  Joly  de  Fleury,  puis 
en  celles  du  prodigue  de  Galonné,  qui  en  trois  ans  et  en 
temps  de  paix  fit  pour  500  millions  d’emprunts.  La  situation 
s’aggrava  donc  au  lieu  de  s’améliorer,  et  le  moment  vint  de 
tout  dévoiler  au  roi.  Alors  le  prodigue  se  fit  réformateur; 
Galonné  imagina  un  plan  où  se  mêlaient  les  idées  de  tous  ses 
devanciers  : soumettre  les  privilégiés  à l’impôt  et  à une  sub- 
vention territoriale;  établir  des  assemblées  provinciales;  di- 
minuer la  taille  ; donner  la  liberté  au  commerce  des  grains,  etc. 
Une  assemblée  de  notables,  réunie  le  22  février  1787  pour 
discuter  ces  plans,  les  accueillit  fort  mal;  de  Galonné  tomba, 
mais  le  déficit  ne  fut  pas  comblé. 

Brienne,  archevêque  de  Toulouse,  brillant  ambitieux  qui 
mêlait  les  affaires  aux  plaisirs,  est  choisi  pour  le  remplacer, 
et  n’est  pas  plus  habile.  Le  parlement  refuse  d’enregistrer  des 
édits  établissant  de  nouvelles  taxes,  et  déclare  que  les  dépu- 
tés de  la  nation  ont  seuls  le  droit  de  consentir  l’impôt. 
Louis  XVI,  dans  un  lit  de  justice,  force  la  main  au  parle- 
ment, qui  est  encore  une  fois  exilé.  Mais  des  troubles  éclatent 
de  toutes  parts.  Brienne,  à bout  de  ressources,  convoque  les 


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564 


CHAPITRE  XXX. 


états  généraux  pour  le  l"  mai  1789.  Une  seconde  assemblée 
des  notables,  appelée  à décider  quelle  serait  la  représentation 
de  la  noblesse,  du  clergé  et  du  tiers,  se  prononce  pour  l’éga- 
lité de  nombre  des  députés  de  chaque  ordre.  C’était  donner 
la  majorité  aux  deux  classes  privilégiées.  L’opinion  publique 
s’indigne,  et  Necker,  rappelé  au  ministère  des  finances,  dé- 
cide le  roi  à déclarer  de  sa  pleine  puissance,  que  le  nombre 
des  députés  du  tiers  serait  égal  à celui  des  deux  autres  ordres. 
La  révolution  française  commençait  (1789). 

En  résumant  l’ensemble  de  ce  chapitre,  on  voit  que,  sous  la 
pression  des  idées  françaises,  l’esprit  de  réforme  avait  gagné 
l’Europe  entière.  Les  princes  se  mettent  d’eux-mêmes  à la 
tête  du  mouvement.  Ils  veulent  supprimer  des  abus,  effacer 
des  privilèges,  donner  du  bien-être  à leurs  peuples.  Mais  ces 
réformes  d’ordre  purement  matériel  et  qui  tendent  bien  plus 
à accroître  les  revenus  et  la  force  des  princes  qu’à  élever  le 
niveau  moral  et  la  condition  politique  des  sujets  sont  impuis- 
santes dans  la  plupart  des  États,  parce  que  les  gouvernements 
ne  songent  pas  à se  réformer  eux-mêmes,  et  que  faute  de 
bonnes  institutions  tout  dépend  encore  du  hasard  des  nais- 
sances royales  qui  peut  faire  passer  le  pouvoir  absolu  des 
mains  d’un  prince  intelligent  à celles  d’un  prince  incapable. 
L’Espagne  retombe,  sous  Charles  IV  et  Godoï,  presque  aussi 
bas  que  sous  Charles  II.  Le  temps  des  lazzarones  refleurit  à. 
Naples  sous  la  reine  Caroline  et  son  ministre  Acton  ; Joseph  II 
agite  l’Autriche,  mais  ne  la  régénère  pas.  On  a vu  ce  que 
Catherine  II  pensait  des  réformes  pour  son  peuple.  En  Prusse 
seulement,  un  grand  homme  fait  de  grandes  choses;  et  en 
France  d’habiles  ministres  qui  veulent  en  faire  n’y  réussissant 
pas,  la  nation  se  charge  de  les  accomplir  elle  même. 


FIN. 


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LISTE  CHRONOLOGIQUE 


DES  PAPES,  DES  EMPEREURS  ET  DES  PRINCES  QUI  ONT  RÉGNÉ 
DANS  LES  PRINCIPAUX  ÉTATS  DES  TEMPS  MODERNES 


Papes. 


Nicolas  V I4(i7 

Calixtr  III  (Borgia) lIiSS 

Pie  II  (Æneas-SiWius  Piccolomini  ) 1458 

Paul  II 1464 

Sixte  IV 1471 

Innocent  Vill 1484 

Alexandre  VI  (Borgia) 1492 

Pie  III 1503 

Jules  II  (de  la  Rovère). . . . • 1503 

Léon  X (deMédicis) 1513 

Adrien  VI 1522 

Clément  VII  (de  Médicis) 1523 

Paul  III  (Farnèse) 1524 

Jules  III 1550 

Marcel  II 1555 

Paul  IV  (Caraffa) 1555 

Pie  IV 1559 

Pie  V 1566 

r.liÉCOiRE  XIII 1572 

SIXTE  V 1585 

Urbain  vu 1590 

CrÉGOIBF.  XIV 1590 


Innocent  IX 15S1 

Clément  VIII 1592 

Léon  XI 1605 

Paul  V (Borghèse) 1605 

Grégoire  XV I621 

Urbain  VIII  (Barbcrini) 1623 

INNOCE.NT  X 1644 

Alexandre  VU  (Cbigi) 16SS 

Clément  IX 1667 

Clément  X 1670 

Innocent  XI 1676 

Alexandre  VIII 1689 

Innocent  XII 1691 

Clément  XI 1700 

Innocent  XIII 1721 

Benoit  XIII 1724 

Clément  XII 1730 

BE-NOIT  XIV 1740 

Clément  XIII 1758 

Clément  XIV  (GanganeUi) 1769 

Pie  VI...- 1775 


Empereurs  d'Allemagne. 


Frédéric  III '1440 

Maximilien  1«>- 1493 

Ciiarles-Qcint 1519 

abdique  en 1556 

Ferdinand  P' 1558 

déjà  roi  de  Hongi'ieei  de  Bohème 

depuis 1526 

Maximilien  II 1564 

Rodolphe  II 1576 

-Mathias 1612 

Ferdinand  II 1619 

Ferdinand  III 1637 

Léopold  Mr 1658 


Joseph  I"' 

Charles  VI 

mort 

Charles  VII  (Albert  de  Bavière). . 
La  branche  d’Autriche  Lorraine 
commence  avec  François  l'r, 
duc  de  Lorraine,  époux  de  Marie- 

Thérèse,  fille  de  Charles  VI 

Joseph  II,  empereur  depuis 

mais  souverain  d’Autriche  seule- 
ment à la  mort  de  Marie-Thé- 
rèse , en 


1705 

1711 

1740 

1742 


1745 

1765 


1780 


, Eupagno. 

ROTACMB  d’ARAGON.  FERDINAND  II  LE  CATHOLIQUE,  ma- 

Alpuunse  V 1416  rié  à la  reine  de  Castille  depuis 

Jean  II,  roi  de  Navarre  par  sa  fem-  J469 1479 

me  depuis  1425 1455 


I . La  date  est  celle  de  ravénemenl. 


TEMPS  MODERNES. 


22 


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566 


LISTE  CHRONOLOGIQUE 


CASTILLE  ET  LÉilü. 


Jlan  U {>106 

Hetri  IV 1454 

Isabelle  I" 1474 

Jea:<se  la  folle  , flilc  d’isnbdie 
et  de  Ferdinand  le  caltiullque  , 
roi  d'Aragon 1504 


Maison  d’Autriche. 

Cbaiiles  I'',  fils  de  Jeanne  la  Folle  1516 

cmporeur  (Charles  V) 1519 

Pbilifpe  II • 155$ 

Philippe  III 1598 

Philippe  IV 1621 

Charles  II 166$ 

Maison  de  Bourbon. 


COURONNES  UNIES  d'aRACON,  IIE  CASTILLE 
BT  DE  LÉON,  OU  ROVAUHE  D'ESPAG.NB. 

Ferdinand  II  le  catholioi  f.  , roi 
d’Aragon  depuis  1479;  Ferdi- 
nand V pii  Castille 1.5»tf7 

conquérant  de  la  Navarre 1512 


Philippe  V I70o 

abdique 1724 

I.ouis  l*' 1724 

Philippe  V,  pour  la  seconde  fois.  1724 

Ferdinand  VI 1746* 

Charles  III 1759 

Charles  IV 1788 


Vraace. 


Charles  VII 

Louis  XI 

Charles  VIII 

Branche  d’Orléans. 

louis  XII 

Branche  d’Angouléme. 

François  I*' 

Henri  II 


1422  François  II 1559 

1461  Charles  IX 1560 

1483  Henri  III 1574 

Branche  des  Bourbons. 

1498  Henri  IV 1589 

Louis  XIII 1610 

Louis  XIV 1643 

1515  Louis  XV 1715 

1547  Louis  XVI 1774 


Ctrande-Bretag;ne. 


Henri  VI 1422 

renversé 1461 


Charles  I<' 1625 

sa  mort 1649 


Branche  d’York. 


Edouard  IV i461 

Edouard  V 1483 

Richard  III I4s3 

renversé 1485 


République  de  1649  à 1660.  Pro- 
tectorat d’Olivier  Cromwell 
de  1653  à 1658  , — de  son  fils, 
Richard  Cromwell  , 1658-1659. 


Maison  des  Tndors. 


Henri  Vil 1485 

Henri  VIII 1509 

Edouard  VI 1547 

Jane  Cret 1553 

Marie 1SS3 

Elisabeth 1558 


Maison  des  Stuarts. 

Jacques  I",  roi  d’Ecosse  et  d’An- 
gleterre  1603 


Charles  II 1660 

Jacques  U 1685 

déposé 1689 

Guillaume  III 1689 

Anne  Stuart 1702 

Maison  de  Hanovre. 

George  I7i4 

George  II 1727 

George  lll 1760 


Naplca. 


Alphonse  1" 1435 

Ferdinand  I*' 1458 

Alphonse  II 1494 

Ferdinand  II 1495 

Frédéric  I" 1496 

Ferdinand  le  catholique 1504 


Depuis  cette  époque  jusqu'en  1713 
les  rois  d’Espagne  régnent  aussi 
à Naples.  L’empereur  Charles  VI 
est  roi  de  Naples  de  1713  à 173$. 


Don  Carlos 1735 

Ferdinand  III 1759 


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PAPES,  EMPEREURS  ET  ROIS 


567 


Pologne. 


CAâlHlR  IV 1^45 

Jeas  I«'  (Albert) 1492 

Alkxa:<dre  l*' 1501 

SlGISMOXD  l'f 1506 

Sicis]io:iD  II  ( Auguste) * . . . 1548 

Henri  (le  roi  de  Trancc  Henri  III).  1572 
Etienne  BATHORl(de  Transylvanie)  1575 
SicisMOND  III  (de  Suède) 1587 


Wladislas  VII,  son  (ils 1632 

Jean  Casimir,  frère  du  précédent.  1648 

Micdel  VVisnioviecki 1669 

Jean  Sobiesri 1674 

AfGUSTE  II,  électeur  de  Saxe 1697 

Stanislas  Leczinsri 1704 

Auguste  III 1733 

PONIATOWSRI..  1764 


PruMMe.  ^ 

Frédéric  III,  premier  comme  roi.  1701  •rëdf.ric  II 

Frédéric  Gdillacme  I‘' 1713  Frédéric-Guillaume  II, 


1740 

1786 


BoMsie. 


WASILI  III 1475 

Ivan  III  1462' 

Wasili  IV 1505 

Ivan  IV 1533 

FEDOR  !•' 1584 

Extinction  de  la  dynastie  de  Ru- 

rick 1598 

Usurpateur  de  1598  A 1613. 

Michel  , de  la  maison  des  Roma- 
now 1613 


Alexis 1645 

Fedor  II 1676 

Pierre  le  Grand 1682 

Catherine  1'° 1725 

Pierre  II 1727 

Anne 1730 

Ivan  VI 1740 

Elisabeth 1741 

PlERIlE  III 1762 

Catherine  II 1762 


Sardaigne. 

VICTOR-AMÉDÉE  II 1675  ChARLES-EMMANCEL  III 1730 

roi  en 1713  Victor-Ahédée  III 1773 


Suède. 


Dynastie  des  Wasa. 


Gustave  I" 1523 

Eric  XIV 1560 

Jean  III 1568 

SiGISMOND 1591 

Charles  IX 1604 

Gustave  11  (Adolphe) 1611 


Christine 

Charles  X (Gu.stave).., 

Charles  XI ••.*.. 

Charles  XII 

...  1632 
...  1654 
...  1660 
...  1697 

Ulriqie  Eléonore 

...  1712 

Frédéric  I" 

...  1719 

Alphonse-Frédéric  II.. 

...  1751 

Gustave  III 

...  1771 

Tnr.^ule. 


Mahomet  II 1451 

Bajazet  II 1481 

SelimI" 1512 

Soliman  I<' 1520 

Sblim  II 1566 

AHURATH  III 1574 

Mahomet  II  1695 

Achmet  I" 1603 

Mustapha  1" 1617 

Othman  h 1618 

Mustapha  I",  pour  la  seconde 
fois 1622 


Amurath  IV 1623 

Ibrahim 1639 

AIaiiometIV 1649 

SOLIM.tN  III 1687 

Achmet  11 1691 

Mistapiia  II 1695 

ACHMET  III 1703 

Mahmoud  I" 1730 

Othman  III 1754 

Mustapha  III 1757 

Abdul-Hamed 1774 

Selim  III. ...1 1789 


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TABLE  DES  MATIERES 


LIVRE  L 

RÉVOLUTION  POLITIQUE  OU  RUINE  DÉFINITIVE  DES  INSTITUTIONS 
POLITIQUES  DU  MOYEN  AGE  ET  SYSTÈME  NOUVEAU  DE  GOU- 
VERNEMENT. 

I.  ÉTAT  DE  l’Europe  au  milieu  du  quinzième  siècle.  — De  la 

limite  entre  le  moyen  âge  et  les  temps  modernes.  ^ Eu- 
rope occidentale.  — États  du  Nord  , de  l’Est  et  du 
Centre 1 

II.  La  France  de  1453  a 1494.  — Progrès  de  l’autorité  royale 

dans  la  dernière  année  de  Charles  VII.  — Louis  XI 
(1461-1483).  Ligue  du  bien  public  (1465).  Entrevue  de 
Péronne  (1468).  Ambition  et  mort  du  duc  de  Bour- 
gogne (1477).  — Ruine  des  grandes  maisons  féodales; 
mort  de  Louis  XI  (1483).  — Le  règne  de  Charles  VllI, 


jusqu’à  l’expédition  d’Italie  (1483-1494) 9 

III.  L’Angleterre  de  1453  a 1509.  — État  de  l’Angleterre  au 
milieu  du  quinzième  siècle.  — Guerre  des  deux  Roses 
(1455-1485).  — Henri  VII  Tudor  (1485-1509).  — Suppres- 
sion des  libertés  publiques., 2Î 

iV.  L’Espagne  de  1453  a 1521.  — État  de  l’Espagne  au  milieu 
du  quinzième  siècle.  — Navarre,  Aragon,  Castille  et 
Portugal 43 

V.  L’Allemagne  et  l’Italie  de  1453  a 1494.  — Divisions  de 

l’Allemagne  et  de  l’Italie.  Les  empereurs  Frédéric  III  et 
Maximilien.  — L’Italie  dans  la  seconde  moitié  du  quin- 
zième siècle 56 

VI.  L’empire  turc  de  1453  a 1520.  — Mahomet  II  (1451-1481). 

Bajazet  II  et  Sélim  (1481-1520) 14 


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570 


TABLE  DES  MATIÈRES. 


LIVRE  II. 

CONSEQUENCES  DE  LA  RÉVOLUTION  POLITIQUE  : PREMIÈRES 
GUERRES  EUROPÉENNES  (1494-1559). 


VU.  Güerhes  d’Italie  de  1494  a 1516.  — Résumé  de  la  période 
précédente.  — Expédition  de  Charles  Vlll  en  Italie  (1494). 

— Louis, XII  (1498-1515).  — Nouvelle  conquête  du  Mila- 
nais par  François  l"  (1515).. 82 

VIII.  Premièhf.  KivALiré  dks  maisons  de  France  et  d’Autriche 
(1519-1529).  — François  I"  et  Charles-Quint. — Première 
guerre  (1521-1526).  — Seconde  guerre  (1526-1529);  traité 

de  Cambrai 99 

DL  Seconde  époque  de  la  rivalité  des  maisons  de  Frange  et 
d’Autriche:  intervention  de  la  Turquie  et  de  l’An- 
gleterre (1529-1547).  — Nouveau  système  d’alliances  de 
la  France.  — Charles-Quint  devant  Tunis  et  Alger;  troi- 
sième guerre  avec  la  France  (1536-1538).  — Quatrième 

guerre  (1542-1544) 108 

X.  Troisième  époque  de  la  rivautE  des  maisons  de  France 
ET  d’Autriche  (1547-1559).—  Toute  puissance  de  Charles- 
Quint;  cinquième  guerre  contre  la  France  (1547-1556). 

— Dernière  lutte  pour  l’indépendance  italienne;  traité 
de  Cateau-Cambrésb  (1559) 119 


. LIVRE  III. 

RÉVOLUTION  DANS  LES  INTÉRÊTS,  LES  IDÉES  ET  LES  CROYANCES. 


IL 


XII. 

XIII. 


La  révolution  économique  , ou  découverte  de  l’Amérique 


ritimes.  — Vasco  de  Gama  (1497)  et  lempire  colonial 
des  Portugais. — Christophe  Colomb  (1492)  ; Cortez(1519); 
Mag^lan  (1520)  ; Pizarre  (1529)  ; empire  colonial  des 
Espagnols.  — Conséquences  des  nouvelles  découvertes. 
Invention  des  postes  et  des  canaux  à point  de  partage. . . 
Révolution  dans  les  lettres,  les  arts  et  les  soencbs, 
ou  LA  renaissance.  — Découvcrte  de  l’imprimerie.  — 
La  renaissance  des  lettrc-s.  — La  renaissaBce  des  arts. 
— • La  renaissance  des  sciences 


La  révolution  dans  les  crotances,  ou  la  réforme.  — 


129 


IM 


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TABLE  DES  MATIÈRES.  571 

Etat  du  clergé  au  seizième  siècle.  — Luther  : la  réforme 
en  Allemagne  et  dans  les  Etats  scandinaTCs  (1517-1555). 

— ZwinRli  et  Calvin  : la  réforme  en  Suisse,  en  France, 
aui  Pays-Bas  et  en  Ecosse  (1517-1&59).  — La  réforme 
en  Angleterre  (1531-1562).  — Principales  différences 
entre  les  f^lises  protestantes. 178 


UVRE  IV. 

RESTAURATION  CATHOLIQUE  ET  GUERRES  DE  RELIGION  ; 
PREPONDERANCE  DE  L'ESPAGNE. 


XI Y.  Le  cowciLE  DK  Trente  et  la  resta d ration  catholiqoe. 

— Réforme  à la  cour  pontificale  et  tentatives  de  conci- 
liation avec  les  protestants.  — Mesures  défensives;  l’In- 
quisition  (1S42),  l’Index,  les  Jésuites.  — Concile  de 
Trente  (1545-1 563) 210 

XV.  Les  guf.rhes  de  reltgion  (1559-1598).  — Les  chefs  catho- 

liques et  les  chefs  protestants.  — Lutte  des  deux  religions 
aux  Pays-Ras:  formation  de  la  république  des  Provinces- 
Unies  (1566-1609).  — Lutte  des  deux  religions  en  Angle- 
terre : Elisabeth  et  Marie  Stuart;  la  grande  Armada 
(15.59-1688).  — Les  guerres  de  religion  en  France  (1562- 
1598) 224 

XVI.  Suites  des  guerres  de  religion  pour  la  France,  l’Es- 

pagne, l’Angleterre  et  la  Hollande.  — Décadence  et 
ruine  de  l’Espagne.  — Prospérité  de  l’Angleterre  et  delà 
Hollande.  — Réorganisation  de  la  France  par  Henri  IV 
(1598-1610) 262 


LIVRE  V. 

PREPONDERANCE  DE  LA  FRANCE  SOUS  LOUIS  XIII  ET  LOUIS  XIV. 

XVII.  Louis  XIII  et  Richeueu  : PAaFicATioN  intéhiedkk  (1610- 
1643).  — Minorité  de  Louis  XllI  et  régence  de  Marie  de 
Médicis  (1610-1617).  — Richelieu  abaisse  lea  protestants 

et  la  haute  noblesse  (1624-1642) 283 

xyill.  La  guerre  de  Trente  ans.  — Les  lays  du  Nord  et  l’Alle- 
magne à l*tpoque  de  la  guerre  de  Trente  ans.  — 
Guerre  de  Trente  ans  : périodes  palatine  et  danoise 
(1618-1626). — Périodes  euédoiseetfrançaise  (1630-1648).  296 


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572  TABLE  DES  MATIÈRES. 


XIX.  L’Angleterre  sous  les  Stuarts  et  Cromwell.  — Les 
Stuarts  : le  roi  Jacques  I"  (1603-162^.  — Charles  I” 
(1625-1640).  — Le  long  parlement  (1640-1649).  — La  ré- 
publique d’Angleterre  (1649-1660) 


XX.  La  Franck  de  1643  A 1661  ; état  de  l’Europe  en  1661.  — 

Mazarin  et  la  Fronde.  — Guerre  avec  l’Espagne  ; traité 
des  Pyrénées  (1659).  — Situation  de  l’Europe  en  1661.  34.'! 

XXI.  Le  règne  de  Louis  XIV  jusqu’à  la  guerre  de  la  ligue 

d’Augsbourg  (1661-1681).  — Centralisation  administra- 
' tive  de  la  France  ; Colbert  et  Louvois.  — Guerres  de 
Flandre  (1667)  et  de  Hollande  (1672).  — Conquêtes  de 
Louis  XIV  en  pleine  paix  ; révocation  de  l'édit  de  Nantes 


(1685) 362 

XXII.  Révolution  de  1688  en  Angleterre;  seconde  et  troi- 
sième COAUTIONS  CONTRE  LA  FRANCE;  PAIX  DE  RySWICE 

(1697)  et  d’Utrecht  (1713).  — Charles  II  et  Jacques  II 
(1660-1688).  — Guerres  de  la  ligue  d’Augsbourg  (1688- 

1697)  et  de  la  succession  d'Espagne  (1701-1712) 383 

XXIII.  Les  ARTS,  les  lettres  et  les  sciences  au  dii-skptième 
siècle.  — Les  lettres  et  les  arts  en  France.  — Les  lettres 
et  les  arts  dans  les  pays  étrangers.  — Les  sciences  au 
dix-septieme  siècle. 402 


LIVRE  VI. 

% 

LE  DIX-HUITIÈME  SIÈCLE  : GRANDEUR  DE  L’ANGLETERRE, 
DE  LA  RUSSIE  ET  DE  LA  PRUSSE. 


XXIV.  Création  de  la  Russie  ; ruine  de  la  Suède.  — Pierre  le 

Grand  et  la  Russie  au  commencement  du  dix-septième 
siècle  ; puissance  de  la  Suède  ; Narva  et  Pultawa.  — Char- 
les XII  à Bender;  traités  de  Pruth  (1711)  et  de  Nystadt 
(1721). — Second  voyage  de  Pierre  en  Europe  (1716); 
Saint-Pétersbourg;  le  czar  chef  de  l’Église  russe 421 

XXV.  Création  de  la  Prusse  ; abaissement  de  la  France  et  de 

l’Autriche.  — Régence  du  duc  d’Orléans;  ministères  de 
Dubois,  du  duc  de  Bourbon  et  de  Fleury  (1715-1743).— 
Formation  de  la  Prusse  et  situation  de  l’Autriche.  — 
Guerre  de  la  succession  d’Autriche  (1741).  — Guerre  de 
Sept  ans  (1756-1763) 442 

XXVI.  Puissance  maritime  et  coloniale  de  l’Angleterre.  — 

L’Angleterre  de  1688  à 1763.  — La  Compagnie  anglaise 

des  Indes  orientales 478 

XXVII,  Fondation  des  États-Unis  d’Amérique.  — Origine  et  con- 


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TABLE  DES  MATIÈRES.  573 

stitution  des  colonies  anf^laises  d'Amérique.  — Guerre 
d’Amérique  (1775-1783) 491 


XXVIII.  DeSTHOCTIOM  ‘PB  LA  POLOGNE;  ABAISSEMENT  DES  Tt'RCS  ; 

GRANDBüB  DE  L»  RUSSIE.  — La  Russje  de  Pierre  le  Grand 
à Catherine  II.  --  Catherine  II  (1762-1796);  premier  par- 
tage de  la  Pologne  (1772).  — Traités  de  Kaïnardji  (1774) 
et  de  Jassy  (1792).  — Second  et  troisième  partages  de 
la  Pologne  (1793) 503 


LI\TIE  VII. 

t 

PRELIMINAIRES  DE  LA  REVOLUTION. 

XXIX.  IJÎ.S  .«y.rRWCR.s  et  les  lf.ttrr.s  au  DiE-HiimftifB  .siftr.LR.  — 

Découvertes  scientifiques  et  géographiques. — Les  lettres 
et  les  arts fil8 

XXX.  Temtatives  de  réformes.  — Désaccord  entre  les  idées  et 

les  institutions.  — Agitation  des  esprits  et  demandes  de 
réformes.  — Réformes  opérées  par  les  gouvernements. 

— Dernières  années  de  Louis  XV  (1763-1774)  ; décadence 
politique  et  militaire  de  la  France.  — Essai,  puis  aban- 
don des  réformes  sous  Louis  XVI  (1774-1793).. 532 


nN  DE  LA  TABLE. 


t 


5 75^3^0 


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KEIRATA. 


^ > '5' 


Page 


2,  ligne  30,  États,  lisez  ; peuples. 

125,  — 9,  grand  succès,  lisez  : succès  retentissant. 

127,  — 6-7,  lire  ainsi  ; l’obéissance  envers  le  roi  et  la  disci- 
pline des  camps  consacrer  la  révolution  com- 
mencée par  la  poudre  à canon  et  les  armées 
permanentes. 

194,  — 38,  (1541).  Calvin,  lisez  ; (1541)  ; mais  il  fut  rappelé 

195,  — 1 , supprimez  : eut  alors. 

197,  — 10,  inspirations,  lisez  : aspiratiohs. 

202,^  — 7,  sacrifier , lisez  : abandonner. 

252,  — 25,  lui,  lisez  : leur. 

257,  — 28,  1580,  lisez  : 1588. 

271,  — 11,  Forbiser,  lisez  ; Forbisber. 

— — 17,  fait,  lisez  : fit. 

— — 18,  importait,  lisez  : emportait.  ^ 

283,  — 4 lignes  avant  la  fiu,  aux  mères  de  rois,  lisez;  àli 
mère  du  roi. 


Paris.  — Imprimeile  de  Ch.  Lahure  et  C*«,  rue  de  Fleuras,  9. 


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